NRF (p. 99-125).
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IV


« C’était dans l’Utah, dit le vieil Otto Mahner, sur la place qui occupe le centre de la grande ville du Lac Salé, vers trois heures de l’après-midi. La caravane avait apparu d’abord comme les petites fumées d’une fusillade. Elles se condensèrent en de mouvants points noirs. Né à l’horizon, d’où il serpentait comme une procession de fourmis, le cortège avait vite grandi ; près des fourgons recouverts de toile, des charrettes, des piétons, hommes et femmes, chargés de fardeaux, s’étaient montrées les silhouettes des cavaliers armés, et l’on avait entendu les clameurs des gens, le grincement des roues, le hennissement des chevaux.

« Puis, par groupes, se succédant sans ordre, à intervalles, les piétons, les cavaliers, les attelages étaient entrés dans la capitale des Saints-du-dernier-jour.

« Après une traversée de cinq mois, sans la vue d’aucune terre que le sombre roc du cap Horn, une troupe d’émigrants avait débarqué en Californie pour se joindre aux sectaires polygames de l’Amérique. Il avait fallu voyager péniblement à travers le grand désert du sel et tous : hommes et femmes, descendus des chevaux, sortis des fourgons, regardaient, assis sur le sol, la cité bâtie en amphithéâtre contre les monts Wasatch dont les neiges éternelles se coloraient délicatement de rose tendre et de vert pâle. Ces voyageurs poudreux, ces jeunes filles inquiètes et amaigries attendaient avec impatience le retour de l’apôtre, Lorenzo Snow, qui s’était rendu chez le Prophète, et la fatigue leur imposait le silence.

« De larges rues sortaient de la place et, régulièrement espacées, des maisons de bois se carraient dans des vergers pleins d’abricotiers et de pêchers couverts de fruits.

« Autour de la place, d’élégantes boutiques de modistes, de luthiers, de grainetiers, de marchands de tabac, de spiritueux, de produits comestibles, d’instruments aratoires, annonçaient leurs marchandises sur des enseignes multicolores et la plupart d’entre elles, pour marquer que le commerçant était mormon, portaient la figure d’un œil peint en bleu.

« Il y avait aussi des comptoirs de changeurs et dans des pots violets, devant un hôtel, de petits orangers arrondissaient leurs mappemondes de feuillage.

« Bientôt, pour examiner les émigrants, tous les boutiquiers vinrent sur le pas de leur porte. Les uns fumaient la pipe, d’autres chiquaient et lançaient parfois sur le sol un long jet de salive mordorée ; quelques-uns enfin, un canif dans la main droite, taillaient à petits coups un morceau de bois qu’ils tenaient dans la main gauche.

« Des enfants peu à peu entouraient les nouveaux venus et minces, l’air vicieux, les petits garçons donnaient la main aux fillettes, leur prenaient la taille, les embrassaient effrontément en bavardant, en riant, en faisant des grimaces à l’adresse des voyageurs.

« Une de ces petites filles fumait la cigarette, l’écartant après chaque bouffée qu’elle expirait les yeux fermés. C’étaient les premiers nés de la ville naissante.

« Cités ! vous êtes les monuments les plus sublimes de l’Art humain. Le mouvement indéfini de la marche humaine s’élève vers l’immobilité infinie. La lassitude fait souhaiter au monde le repos plein d’activité de la vie végétative. Des vagabonds s’arrêtent et, se tenant les uns près des autres comme les arbres dans la forêt, ils plantent des racines artificielles, leurs maisons se dressent, la ville projette ses ombres. Et l’unité merveilleuse du nouvel établissement, avec ses tours et ses demeures, ses aqueducs et ses cloaques, ses architectes et ses pontifes, apparaît tout entière dans le nom de la cité.

« Ces enfants jouaient au soleil et on ne leur avait pas enseigné la pudeur. Ils vivaient dans une société où la religion prescrit et honore l’œuvre de chair et les sérails paternels exaltaient leur concupiscence.

« Trois Indiens sortirent fièrement d’un débit de boissons. C’étaient des Utes, vêtus de vieux pantalons, coiffés de bonnets en fourrure de vison et chaussés de mocassins précieux qu’ornaient des perles en verroterie blanche et verte et un mouchoir rouge était noué à leur cou nu. Ces Peaux-Rouges marchaient avec dignité, sachant qu’on les regardait comme le reste des Lamanites, dernière nation issue des dix tribus d’Israël qui furent perdues après la captivité de Babylone et dont le livre de Mormon renferme l’histoire, la grandeur et les malheurs sur le continent américain.

« Ils formaient la noblesse de la nouvelle cité où, en faveur de leur origine, on les laissait vivre pouilleux, débauchés et misérables. Et les traditions qu’ils observaient encore, malgré leur décadence morale, avaient servi de modèle aux réformateurs mormons.

« Soudain la place s’anima avec violence. Les gens de la caravane se levèrent et le peu d’hommes qui en faisaient partie s’en écarta pour se mêler à la foule qui de toutes parts envahissait la place. Il ne resta près des chariots que des femmes qui parlaient entre elles, se brossaient l’une l’autre, se recoiffaient avec coquetterie pour se montrer avec tous leurs avantages. C’étaient des Anglaises bien prises dans des pantalons mexicains très larges par le bas et ornés sur la couture par une bande de cuir frangé. C’étaient encore des Danoises, des Norvégiennes qui, par pudeur, n’avaient pas osé mettre de vêtements d’hommes. Elles paraissaient prétentieuses et misérables avec leurs jupes tapageuses, maintenant défraîchies par le voyage, les volants qui s’étaient déchirés, les cerceaux de crinoline qui s’étaient rompus. Une jeune Suissesse était plus ridicule encore, en atours démodés qui dataient d’avant 48, et sur la tête elle portait un bibi microscopique. Une de ces femmes enfin, celle-là même qui vous intéresse, votre grand’mère, Elvire, vêtue en matelot, le béret posé sur ses cheveux dépeignés, ne semblait pas se soucier de sa mise et, les mains dans les poches, regardait hardiment le peuple qui grouillait sur la place et paraissait se grouper en deux assemblées qui ne voulaient point se mêler, bien que la turbulence des enfants les parcourut l’une et l’autre.

« Les Indiens s’étaient assis au milieu de la place et, dédaignant le tabac, ils fumaient leur kinikinik dans de précieuses pipes en terre rouge.

« Près d’eux vinrent se ranger des personnages vêtus de longues robes blanches ; ils étaient coiffés de tiares, également blanches à cimes rondes et renflées. C’était la troupe vengeresse des Danites.

« Ils défilèrent sur la place de l’Union avec des fusils à crosse plaquée d’argent niellé. Sur le visage ils portaient un loup de soie verte et sous les trous, ménagés à l’endroit des yeux, tremblaient des larmes d’or. Leurs gants d’antilope étaient enrichis aux poignets de petits morceaux d’or natif, de coquillages minuscules et leurs mocassins étaient entièrement recouverts de plumes multicolores qui formaient des motifs décoratifs dont les teintes contrastaient délicatement et derrière les Indiens qui fumaient assis sur le sol, les Danites merveilleux se tinrent immobiles et les cortèges d’épouses traversèrent la place en tous sens et il en montait des paroles passionnées où l’on aurait pu distinguer les mots d’Exterminateurs, d’Anges, d’Amour, d’Éternité, de Musique, de Mort, de Vengeance, de baisers et d’Esclavage.

« Alors arrivèrent des gens de toutes races : c’étaient des Scandinaves en culottes avec des bas à raies blanches et bleues et à l’oreille droite ils avaient tous un anneau d’or. C’étaient des Russes en blouse rouge, cheveux longs, coiffés de casquettes vertes à longue visière descendant à angle très aigu sur les yeux. C’étaient des Anglais étalant leur barbe en collier et moustaches rasées, c’étaient des Américains au visage glabre, une patte de cheveux leur descendait jusqu’à la hauteur du lobe de l’oreille, c’étaient quelques juifs vêtus de longues houppelandes et très barbus. C’étaient des Allemands à casquette de drap et dont beaucoup avaient des lunettes. Tous étaient mormons et leur cortège se rangeait autour des Danites et des Indiens accroupis. Il se mêla aussi à eux une femme Ute, hideuse à voir tant elle était ridée et, sur ses épaules nues, sur son visage, sur sa tête, des plaies pustuleuses étaient couvertes de mouches qui en suçaient la sanie sanguinolente. Et puis ce furent encore des Mormons de toutes races, les uns engoncés dans leurs cols évasés avec des cravates élégamment nouées et des redingotes bien coupées et d’autres pauvrement mais proprement vêtus. Il vint aussi, conduit par deux petits enfants, un aveugle tremblant aux pieds nus ; il n’était vêtu que d’un pantalon et d’une chemise et à ses poignets il portait des bracelets de cordes que l’on avait enfilées dans des pépites d’or percées. À son cou, il portait un collier de la même sorte et une ceinture pareille lui entourait la taille. Et cet aveugle était l’homme qui, en 1840, avait découvert l’or en Californie. On disait que depuis ce jour il s’était mis à trembler de fièvre et cette fièvre de l’or, il l’avait communiquée au monde entier. On disait encore qu’il avait été aveuglé par l’éclat de l’or et, riche, pourvu de femmes et d’enfants, il venait chaque jour sur la place de l’Union raconter son histoire :

« Je revenais de la guerre du Mexique pour rejoindre les Saints. Je traversais à pied la Californie, travaillant un jour ici, marchant le lendemain et m’embauchant chaque fois que mes ressources étaient épuisées… Un jour, je travaillais pour le compte de l’ancien capitaine des suisses du roi de France Charles X, je pensais à mes frères, à mes femmes et je me penchai pour me laver dans le ruisseau qui faisait tourner le moulin et je trouvai une pépite. Je ne m’y trompai pas. J’en avais vu chez un changeur de Frisco. J’ai caché ma découverte pendant plusieurs semaines, puis tout s’est su, mais je m’étais enrichi pendant ce temps et c’est moi qui sauvai de la banqueroute notre nation et je fus l’instrument que les dieux avaient choisi pour que soit accomplie la prophétie de Joseph Smith, quand il prédit que les billets qu’il avait émis et dont on ne voulait pas, vaudraient un jour autant que de l’or. C’est moi qui ai trouvé tout l’or de notre monnaie, la plus précieuse qui soit, puisqu’elle est en or pur. Et aucun mormon n’a plus droit aujourd’hui d’être chercheur d’or. » Et les pépites sacrées qu’il portait sur soi lui donnaient un aspect sauvage.

Dans l’autre assemblée se mêlaient des gentils qui habitaient la ville mormonne. On y voyait, comme parmi les mormons, des gens de toutes les races : des Américains, des Hollandais, des Italiens, des Mexicains. Il y avait en outre des nègres, beaucoup de Chinois, quelques Hawaïens et des Japonais. C’étaient des familles entières de monogames, des trappeurs, des batteurs d’estrade, des despérados de la frontière mexicaine, des missionnaires catholiques et de diverses sectes, des déserteurs de diverses marines européennes, échappés pendant une escale en Californie, attirés par la prospérité de la nouvelle ville. Hommes et femmes regardaient avec une sorte de mépris l’assemblée des mormons et le campement des femmes nouvelles venues et au milieu des gentils se promenaient en riant, en parlant fort, avec des mines pleines d’affectation, avec des gestes maniérés, avec de grands airs, une démarche noble et aisée, une troupe d’histrions qui devait jouer le soir au théâtre. Et cette actrice si mince, si blonde, si majestueuse, qui marchait en tête, avait une robe à traîne que portait derrière elle le directeur de la troupe, petit bossu en frac noir et chapeau haut de forme. Elle souriait aux jeunes filles et, à coups d’éventails, écartait les hommes qui ne se rangeaient pas assez vite sur son passage. Et elle s’arrêta lorsque ses camarades, acteurs et actrices, à l’aide de grands cris et de longues déclamations, l’eurent détournée d’aller s’égarer devant les assemblées parmi les cortèges d’épouses qui ne cessaient d’arriver.

« C’étaient les femmes de l’Elder Lubel Perciman. Elles étaient au nombre de quatorze, toutes vêtues de robes en faille noire avec des volants de dentelle couleur feu. Elles portaient toutes le nom de leur mari et se distinguaient par leur prénom, c’étaient encore les épouses du Lion du Seigneur, le prophète Brigham Young. Il y en avait vingt-quatre, dont la plus jeune avait treize ans, tandis que deux avaient dépassé la trentaine, ayant l’une trente-huit ans et l’autre cinquante-quatre ans. On les distinguait par des numéros d’ordre et l’épouse no 19, qui avait vingt-quatre ans, ne cessait de se tourner passionnément du côté des Danites. Elles étaient toutes très élégantes et portaient des bijoux de prix. C’était aussi la troupe sévèrement habillée des vingt-deux femmes du Cep de Chanaan Walter Ruffins. Leurs robes grises traînaient dans la poussière, elles étaient coiffées de grands chapeaux de feutre noir sans ornement et dont la calotte affectait la forme de gibus très bas tandis que, très larges et recourbées devant et derrière, les ailes s’étrécissaient sur les côtés. Il y avait le cortège des onze femmes du Soleil de Perfection, Robin Farmesneare. L’une portait un vêtement de laine rouge, c’était une mère, deux avaient des robes de soie puce, deux autres avaient des jupes de toile blanche empesée avec des canezous jaunes à bretelles roses, quatre avaient des jupes courtes, qui bleue, qui verte, avec un grand nœud écossais à rayures jaunes, noires et rouges sur le derrière, la dernière enfin avait une robe en soie de couleurs changeantes, à taille courte ; leurs cheveux étaient épars et elles portaient sur la tête de petits diadèmes indiens en plumes blanches et rouges. Elles portaient le nom de leur mari précédé de leur nom paternel. Toutes onze étaient enceintes et leur grossesse à toutes paraissait avancée ; leurs ventres énormes se balançaient devant elles et leur donnaient une noble apparence.

« D’autres troupes de femmes se pressaient derrière elles. Comme des rivières houleuses, elles coulaient de toutes les rues et maintenant partout où les regards des émigrantes pouvaient se porter on ne voyait plus que des femmes et presque toutes étaient enceintes. Elles étaient si nombreuses que l’on n’apercevait plus derrière elles ni l’assemblée des mormons, ni celle des gentils. Et, peu à peu, il y eut tellement de ces femmes enceintes qu’il parût n’y avoir sur la place de l’Union que leurs ventres énormes qui remuaient comme les petites vagues d’un lac sur lequel flottaient comme des bouchons de petites têtes aux visages enlaidis par la grossesse.

« Et les émigrantes s’étonnaient que tant de fécondité se manifestât après la stérilité du désert de sel. La religion qu’elles avaient embrassée en Europe peu de mois auparavant, était celle de la fécondité. Puis, se mêlant à la troupe des femmes étrangères, les fécondes matrones vantaient leur bonheur, décrivaient les joies de leur foyer, louaient la force et l’intelligence de leur époux :

« — Venez avec moi, jeune fille, nous sommes déjà quatre épouses et nous vivons en commun auprès de notre époux. Venez partager nos tendresses communes. Nos enfants sont encore petits, ils ne sauront jamais laquelle d’entre nous est leur mère et leur piété filiale nous entourera toutes cinq.

« — Venez avec moi, ô jeune fille, cinq épouses vivent à la maison et notre mari a trois femmes encore, deux qui ont vécu jadis et une qui naîtra dans trois siècles.

« — Venez avec moi, ô jeune fille, vous serez féconde dans la nation de la fécondité. Notre nation couvrira le monde et ce sera le temps, alors, de la félicité.

« — Venez avec moi, ô jeune fille, mon mari a quinze femmes et vous serez la plus choyée étant la plus belle.

« — Venez avec moi, ô jeune fille. Nous sommes vingt épouses et chacune a son foyer dans un verger plein de fruits et notre mari nous visite à tour de rôle.

« — Venez avec moi, ô jeune fille, je suis venue aussi d’Europe, un jour. J’avais perdu mon seul amour. Et c’est ici la ville sans amour. Et quel bonheur est semblable à celui de la chair satisfaite quand l’esprit ne peut plus connaître la jalousie ?

« Et ces épouses enceintes voulaient séduire les Européennes pour amener à leur mari de nouvelles mariées. Elles parlaient avec enthousiasme de leur bonheur sans amour, sans jalousie. Et toutes avaient oublié d’anciens souhaits de tendresse entre deux êtres.

« Les ventres de ces femmes prophétisaient la grandeur de la nation. Leur descendance pullulerait par le monde.

« Plusieurs épouses à chaque foyer s’encourageaient l’une l’autre, s’aidaient, se soignaient mutuellement, s’entendaient pour que l’époux, libéré des inquiétudes de la chair par la variété des satisfactions, pût se consacrer à ses entreprises de richesse, tandis que la fécondité de ses femmes augmentait l’activité de l’homme au fur et à mesure que grandissaient les besoins du ménage.

« Sur la place de l’Union, il y avait maintenant trois assemblées : celle des gentils à laquelle étaient mêlés les hommes inférieurs, les nègres, les jaunes et toute la population farouche des aventuriers ; l’assemblée des mormons avec les lamanites qui avaient oublié qu’après sa résurrection Christ vint prêcher sur la terre américaine et enfin l’assemblée des femmes où la fécondité des mormonnes étalait son faste et ses promesses d’avenir aux yeux des Européennes.

« À ce moment, la place entière s’agita, les têtes se tournèrent vers une large avenue où une petite troupe d’hommes s’avançaient majestueusement. Ils étaient vêtus de noir et coiffés de chapeaux haut de forme. C’était le Conseil des douze : Weber C. Kimball, le Héraut de la Grâce ; Perley P. Pratt, l’Archer du paradis ; Orson Hyde, la Branche d’Olivier d’Israël ; Willard Richards, le Gardien des Archives ; William Smith, la Crosse patriarcale de Jacob ; Wilfred Woodruff, la Bannière de l’Évangile ; George A. Smith, l’Entablement de la vérité ; Orson Pratt, la Jauge de la philosophie ; John Page, le Cadran solaire ; Liman Wight, le Bélier sauvage des montagnes. Il manquait le Champion du droit, John Taylor, qui voyageait en Europe. Et, fermant la marche, venait le Lion du Seigneur, Brigham Young lui-même, que l’on comparait à Saint-Pierre ; c’était le second prophète du mormonisme, le fondateur de la nation nouvelle et qui portait le titre de Président des Saints-du-dernier-jour. Il causait familièrement avec Lorenzo Snow, l’elder qui était venu d’Europe pour accompagner les néophytes.

« À l’aspect des illustres personnages, les mormonnes se remirent en troupes et, laissant là les émigrantes, elles allèrent grossir la foule de l’assemblée des Saints. Lorenzo Snow présenta au Prophète les sœurs nouvelles et les émigrants qui avaient été se mêler aux gentils revinrent et on les présenta aussi et plusieurs unions furent scellées entre des émigrantes et des mormons qui vinrent les demander ; on scella aussi deux unions entre un émigrant et deux de ses compagnes de voyage. Le Prophète lui-même augmenta son harem d’une Norvégienne qui ne cessait de rire et de rougir, d’une Anglaise hardie dont les formes enflaient bien le vêtement mexicain et d’une Hongroise aux yeux gris qui n’avait pu apprendre un mot d’anglais pendant le voyage, tandis que ses compagnes norvégiennes, allemandes, danoises, italiennes, suisses et même cette Française unique que l’on avait pu emmener, s’y étaient vite mises.

« Ces émigrants et ces émigrantes étaient mariés maintenant. Il ne restait plus que cette Française, vêtue en matelot. Elle avait refusé, les uns après les autres, tous les mormons qui lui demandaient sa main ; le Prophète lui-même lui avait demandé d’entrer dans son harem, elle l’avait repoussé comme les autres. Brigham Young l’avait regardée un moment avec attention, puis il l’invita à venir dans sa demeure jusqu’au jour où elle voudrait se marier. Les émigrants et les émigrantes allèrent tous se ranger dans l’assemblée mormonne ; les anciennes épouses accueillirent avec joie leurs sœurs nouvelles ; les dignitaires du conseil des douze allèrent se ranger aux côtés de leurs femmes et il n’y eut plus alors que deux assemblées, celle des gentils et celle des mormons et Brigham Young était devant elles, ayant près de lui, accroupie, cette Française capricieuse, qui regrettait maintenant trois chambres sombres, remplies de fanfreluches et de bibelots, dans une rue montante à Paris et les quadrilles du bal de la Grande Chartreuse où, trois ans auparavant, elle avait débuté en bonnet, sous l’immense tente qu’à cause de la victoire d’Isly on appelait la tente marocaine. Lointains regrets ! Elle faisait vis-à-vis à un ouvrier fashionable ! Lointains regrets ! Elle était une grisette parmi les soldats en bordée, quelques étudiants bohêmes et les rapins. Lointains regrets ! au quartier Bréda, elle était devenue Lorette. Elle chantonnait :

           C’est la Lorette,
           Brune fauvette,
Qui toujours gazouille tout bas
Aimez, Monsieur, n’étudiez pas.

« Sur la place de l’Union, Brigham Young avait levé les mains et tous les hommes, Mormons et Gentils, s’étaient découverts. Alors le prophète se mit à parler. Il vanta la noblesse de la religion nouvelle, disant qu’elle était ouverte à toutes les vérités au fur et à mesure qu’elles apparaissaient. Il se réjouit que les Dieux eussent envoyé des Anges parmi la nation sacrée. Il ordonna aux riches de distribuer leur superflu aux pauvres. Il exalta la polygamie, faisant l’éloge de l’œuvre de chair.

« — C’est la joie immense de l’homme de pouvoir procréer comme la divinité. Et l’on voudrait limiter le pouvoir créateur de l’homme au ventre d’une seule femme ! N’est-ce pas insulter la génération ? Ce pouvoir créateur de l’homme cesse-t-il pendant la grossesse de son épouse ? Et pourquoi, pendant qu’elle dure, interdire à l’époux de procréer ? Croissez et multipliez, enfants des Dieux ! La volupté nous divinise, nous montons au paradis quand nous la ressentons. Naissez, naissez, fils et filles des Saints, croissez et multipliez au nom de Merer, par Odiroth, Merevoss, Marinikambinissim… »

« Et il continua à parler ainsi dans une langue révélée et l’émotion du peuple entier des Mormons et des Gentils fut à son comble et tous les yeux brillaient comme des gemmes ignées. Puis, des cris perçants sortirent de la foule, pendant que le Prophète parlait. Les bras s’agitèrent, des femmes enceintes riaient si fort que, ne pouvant plus supporter le poids de leur ventre secoué, elles tombaient sur le sol. On entendait des chants extravagants et les Indiens poussaient des exclamations gutturales qui avaient un son de glas, puis ce furent des cris déchirants de femmes du côté des gentils et quelques hommes, frappés de terreur, tremblaient en sanglotant. Puis les cris rauques des Mormonnes devinrent des hurlements et un certain nombre de personnes s’évanouirent en poussant un cri perçant qui retentissait comme le sinistre appel d’un oiseau de mauvais augure. Alors une frénésie insensée secoua toute la foule. Le bark gagna le peuple tout entier et tous ceux qui n’étaient pas évanouis se jetèrent à quatre pattes et, levant la tête, regardant Brigham Young en face, ils aboyaient comme des chiens furieux. Le prêche continuait et la voix du Prophète dominait en paroles révélées les glapissements des hommes et des femmes. Il criait de toutes ses forces, les yeux levés au ciel, son chapeau haut de forme en arrière, le cou gonflé, et ses efforts firent craquer la boutonnière de son col évasé, la cravate remonta sur le cou, la chemise s’ouvrit et le goître du prophète s’étala sur sa poitrine comme un pis de vache. Il parlait avec une voix tonnante et se penchait maintenant pour regarder dans les yeux ces aboyeurs qui s’approchaient de lui, à quatre pattes, qui grognaient, qui montraient les dents.

« Alors il ôta sa redingote et l’agita au-dessus de sa tête en poussant des cris inarticulés et tous ces chiens de folie se relevèrent et la place soudain devint immobile et le Prophète reprit son prêche en langue révélée.

« Bientôt des convulsions saisirent ce peuple frénétique ; les femmes grosses avaient des spasmes violents comme si elles allaient accoucher ; des hommes se contorsionnaient comme un linge que l’on tord et une troupe de femmes courait à reculons autour de la place et leurs têtes se désarticulaient par enthousiasme au point que la face se trouvait maintenant du côté du dos. Les yeux des Indiens étaient sortis des orbites et pendaient sur le visage comme des araignées accrochées à leur toile. Le jerk convulsait tout, les habitants, la cité. Leurs visages transformés étaient méconnaissables et leur physionomie changeait d’un instant à l’autre.

« Puis l’enthousiasme grandissant sous les cris du prophète, tous s’accroupirent et se mirent à sauter comme des crapauds en agitant les bras, en se contorsionnant comme des reptiles inconnus, grotesques et épouvantables. La voix du prophète s’adoucit, il parlait maintenant d’une façon caressante et les contorsions cessèrent. Le peuple tout entier se jeta sur le sol et se roula de côté et d’autre comme si on l’avait bercé. Le mouvement des corps s’accéléra et il y en avait qui, rigides, roulaient à travers toute la place et revenaient en se cognant, en se surmontant, en se mêlant, en se blessant.

« Et Brigham Young se mit à chanter d’une voix perçante et très aiguë en agitant toujours sa redingote et ces modulations stridentes secouèrent tous ces corps qui se relevèrent d’un coup et puis se courbèrent en cercle, la tête touchant les pieds, et se mirent à rouler ainsi à travers la place comme des cerceaux imparfaitement circulaires.

« Ils roulaient par milliers et le prophète chantait toujours, jusqu’au moment où le soleil étant à son déclin, faisant de sa redingote un fouet, il les en cinglait ces cerceaux humains pour les chasser dans les rues avoisinantes où ils se détendaient en poussant un cri terrible et restaient immobiles, tout couverts de poussière et de bave sanguinolente. »