La Femme affranchie/Quatrième partie/Chapitre III

CHAPITRE III.




ÉDUCATION RATIONNELLE (SUITE).


V


L’enfant abstrait et généralise plus que nous, mais pas de la même manière, parce qu’il ne comprend que le concret : sa généralisation exagérée le dispose à confondre les espèces et à mal voir les individus. Pour qu’il ne soit pas toute sa vie dans l’à peu près, il faut mettre tous ses soins à développer en lui l’esprit d’analyse, combiné sans cesse avec la comparaison.

À peine l’enfant meut-il les bras avec intention, qu’il veut tout voir et tout toucher ; c’est alors que vous feriez bien de l’amuser méthodiquement avec les jouets de Frœbel, de manière à ce qu’il applique à chaque chose tous les sens qui y sont applicables. Arrête-t-il ses yeux sur autre chose ? Suivez la même méthode. Regarde-t-il une rose, par exemple ? dites-lui, en lui montrant chaque détail : rose — tige — feuilles vertes — épines qui piquent ; et en la portant à ses narines : elle sent bon. Ayez soin, autant que vous le pouvez, pour faire ressortir l’analyse, de mettre immédiatement après quelque chose d’opposé ; ainsi à l’odeur de la rose opposez celle du souci ; à la forme de la boule, opposez celle du cube.

Quand l’enfant parlera, ne lui laissez pas prendre l’habitude d’appeler un cheval dada, un chien toutou, des friandises nanan ; mais accoutumez-le à nommer chaque chose par son nom, et prenez grand soin de lui faire décrire l’objet dont il vous parle pour la première fois : s’il vous parle d’une chèvre, par exemple, aidez-le à vous dire qu’elle a un corps, un cou, une tête et quatre pattes, des poils de telle couleur, de gros yeux, une barbe et des cornes ; qu’elle marchait ou grimpait, ou broutait l’herbe ; qu’elle baissait la tête et présentait les cornes quand on l’approchait ; qu’elle ne sentait pas bon ; que son poil était doux ou rude, etc. En habituant ainsi l’enfant à l’analyse, il acquerra, de ce qu’il voit, des idées nettes ; établira des groupes par comparaison, et ne sera disposé de sa vie à se contenter d’expressions vagues, de notions mal définies, vice intellectuel de la plupart d’entre nous.

L’enfant, avons-nous dit, ne comprend que le concret ; c’est donc un contre-sens que de meubler sa mémoire de mots qui représentent des notions abstraites ou des sentiments qu’il ne peut éprouver : rien n’est affligeant comme de le voir transformé en oiseau jaseur, récitant une fable de La Fontaine, une page d’histoire ou de grammaire.

Dans votre maison annexe ou établissement préparatoire, vos élèves ont appris en jouant à lire, écrire, calculer et un peu dessiner ; aussitôt qu’elles sont avec vous, il faut, peu à peu, leur faire comprendre que le travail n’est pas un jeu, mais un devoir. Permettez-moi, Madame, d’insister ici sur l’ordre et la succession des études, autant que sur la méthode d’enseignement.

L’histoire, la littérature doivent n’être un objet spécial d’étude qu’assez tard ; il faut que la Raison et le goût soient développés avant d’y songer ; j’en dis autant de la Philosophie théorique. Mais toute l’éducation doit être une philosophie pratique : l’élève doit être philosophe sans le savoir, comme elle est moraliste sans le savoir : et ses grandes études historiques doivent être jalonnées sans qu’elle s’en doute.

Soyez assez bonne, Madame, pour me suivre avec attention dans les indications sommaires que je vais vous donner, afin d’éclaircir ma pensée.

Votre élève doit savoir sa langue : il faut donc qu’elle apprenne la grammaire, la syntaxe, l’orthographe. Au lieu de commencer, avec elle, par la grammaire particulière, ainsi que le fait tout le monde, commencez par la grammaire générale ou philosophique et l’analyse logique ; dites à l’élève : tout mot qui représente une personne ou une chose est un nom ; tout mot qui représente une qualité est un adjectif ; tout mot qui représente l’existence simultanée d’un nom et d’une qualité est un verbe ; tout mot qui marque les rapports de situation, direction, cause, etc., est une préposition, le sujet est l’objet de la qualité ; le régime est ce qui est sous la dépendance de la qualité. Montrez de nombreux exemples de ces mots ; faites soigneusement distinguer une proposition principale d’une incidente, une proposition directe d’une inverse ; faites mettre chaque mot à sa place logique, retrouver le verbe être dans toutes les combinaisons.

Pour apprendre l’orthographe d’usage, il suffit que l’élève connaisse les variations du temps et du genre, et lise chaque page des dictées qu’elle fera, jusqu’à ce qu’elle soit à peu près sûre de l’écrire sans faute sous la dictée : car la dictée n’est pas pour apprendre l’orthographe, mais pour s’assurer qu’on la retient, et signaler les mots que l’on a besoin d’écrire dix ou quinze fois, jusqu’à ce qu’on n’y laisse plus de fautes.

Quand votre élève est forte en grammaire générale, en analyse logique et en orthographe d’usage, passez à la grammaire particulière ; divisez le nom en Nom et prénom ; l’adjectif en Adjectif, participe, adverbe, article, etc. ; donnez sur chaque chose les plus grands détails ; exigez des analyses grammaticales raisonnées, et faites faire de nombreux exercices de syntaxe.

Pour l’Arithmétique, expliquez bien les principes ; exigez que les élèves rendent compte de tous les détails de leurs opérations ; de l’arithmétique passez à l’algèbre, puis à la Géométrie, dont elles ont pris le goût avec les jouets de Frœbel.

Chaque semaine, conduisez vos élèves une fois au cabinet zoologique ; une autre, dans les galeries minéralogiques ; une autre, enfin, au jardin botanique..

Excitez leur curiosité, leur attention, de manière à ce que chacune retienne bien une chose. De retour, faites-les dessiner ce qu’elles ont vu, puis donnez à chacune, tout haut, le nom du pays natal de l’animal, de la plante, du minéral qu’elle a remarqué ; les mœurs de l’un, les usages auxquels sont employés les autres dans l’industrie, la médecine, etc. Nommez les acclimatateurs, les inventeurs, afin que les élèves sentent le progrès en toutes choses. Profitez de ces leçons pour donner l’esquisse de la géographie naturelle et politique du pays, et engagez lélève à en faire la carte, à relater tout ce que vous lui en avez dit, à rechercher et à décrire tous les animaux, toutes les plantes, tous les minéraux de ce pays.

Comme à chaque instant vous êtes obligée de dire à l’élève : cet animal, cette plante sont de tel ordre, de telle famille, elle sera désireuse d’apprendre la classification des sciences qu’elle étudie, ce qui abrégera beaucoup votre tâche, et vous donnera occasion de faire observer que les classifications ne sont que des méthodes artificielles, créées par l’esprit humain, à cause de son insuffisance ; qu’elles ne tiennent compte que de certains points de ressemblance, et négligent les différences souvent très nombreuses ; qu’en conséquence, elles ne représentent pas la nature, mais certains rapports généraux découverts par nous.

À celles qui ont franchi ces premières études et les continuent sur planche, vous ferez voir des expériences de chimie, de physique et des machines.

Les explications que vous donnerez sur les cas particuliers, vous conduiront à parler des lois et des classifications de ces sciences, et la curiosité des élèves, l’intérêt que vous aurez excité, feront le reste. N’oubliez jamais de prendre la science à son début, d’en montrer le progrès, d’en nommer les inventeurs et ceux qui l’ont perfectionnée, augmentée ; car il faut que l’élève sente et voie le progrès partout.

Profitez des belles nuits pour faire connaître à vos enfants le nom des constellations. Devant le magique spectacle d’un ciel calme et étoilé, donnez-leur vos leçons d’astronomie, la théorie de la formation des globes, et les lois de la mécanique céleste : tout naturellement cela les conduira à vous interroger sur le nôtre et ses vicissitudes ; sur les créations successives de la planète, manifestes dans les couches géologiques qu’elles ont étudiées. Dites-leur la théorie des savants sur toutes ces choses, et montrez-leur les créations terrestres s’élevant du minéral à nous par une série de transformations progressives, de manière à se présenter comme nos ébauches, comme notre espèce arrêtée à divers points de son développement. Elles verront alors que nous sommes la synthèse de notre planète, et qu’il n’y a pas moins progrès dans les œuvres de la nature que dans les nôtres.

Pour compléter les études précédentes, vous aurez soin de donner à vos élèves des notions d’anatomie comparée sur squelette et sur planche et, en même temps, des notions de physiologie, terminant le tout par un cours d’hygiène. Ici, comme dans les études précédentes, vous leur ferez toucher du doigt le progrès dans la série des espèces, dans le développement individuel, et dans celui de la science que nous avons de ces choses : vous signalerez à leur reconnaissance les savants qui ont découvert et classé les faits, et élaboré les théories qui mettent en évidence les lois.


VI


L’élève sait que les classifications ne sont que des méthodes artificielles : elle a pu s’en assurer en voyant les différences qu’elles négligent, et par les variations et modifications qu’elles ont subies. Vous n’avez pas négligé les remarques à cet égard pour lui faire observer qu’elles sont le produit de nos facultés : nous observons les phénomènes concrets, lui avez-vous dit ; nous les comparons et, par là, nous en constatons les ressemblances et les différences ; par notre faculté dabstraire, nous détachons les similitudes individuelles, et nous en formons une sorte d’être de raison qu’on appelle une espèce, un groupe, une famille, etc. ; mais en réalité, dans la nature, il n’y a que des individus plus ou moins dissemblants ou ressemblants ; les abstractions ne sont pas des choses.

Vous avez eu bien soin aussi de l’empêcher de se créer des idoles scientifiques, et de se méprendre sur la portée du langage de la science. Ainsi vous lui avez démontré que toute idée générale et abstraite n’a de réalité que dans les faits : que, par exemple, la couleur bleue n’existe pas en dehors des objets qui ont cette coloration, pas plus que la pensée en dehors des cerveaux qui pensent, et les lois en dehors des individus d’où on les a abstraites. Vous lui avez bien dit qu’une idée abstraite ou générale n’exprime qu’une qualité des choses ; que lorsque l’on dit, par exemple : par la loi d’attraction, les corps tendent vers le centre de la terre, cela ne signifie pas qu’il y a, en dehors des corps, quelque chose qu’on nomme loi d’attraction, mais seulement que tous les corps ont une qualité faisant partie d’eux-mêmes, qui les fait se diriger vers le centre du globe, lequel centre a la propriété de les attirer ; qu’en conséquence dire : voilà la loi de telle série, cela signifie : tous les êtres de telle série ont telle qualité active. Personnifier une abstraction, en faire un être à part pour la commodité du langage, c’est bien : mais il ne faut pas s’y laisser tromper.

Voulant faire de votre élève une créature rationnelle, vous lui avez démontré que le seul objet de notre connaissance est ce que nous pouvons observer, soit en nous soit hors de nous ; que cet objet de l’observation externe ou interne, ne nous est connu que parce qu’il apparaît, c’est à dire est un phénomène ou bien une loi des phénomènes ; vous lui avez fait soigneusement distinguer les phénomènes physiques, ou d’observation externe, d’avec les phénomènes intellectuels et moraux, ou d’observation interne.

À mesure que sa raison se développera, vous lui ferez découvrir à elle-même que rien de ce qui occupe notre pensée n’est simple ; que tout, au contraire, est une synthèse. Pour les phénomènes physiques, rien ne lui paraîtra plus évident, puisqu’il n’y en a pas un qui ne soit une réunion de qualités ; pour nos phénomènes internes, cela ne lui sera pas plus difficile, parce qu’elle ne sera pas imbue d’idées métaphysiques : en effet, en se repliant sur elle-même pour s’examiner, elle conviendra que l’idée des corps se représente comme une synthèse ; que la plus simple des idées abstraites qui se rapportent à eux, se compose au moins de deux termes : ainsi elle ne peut songer à une couleur, sans songer en même temps à une portion d’étendue qui la supporte. Quant aux facultés intellectuelles et morales, elle avouera qu’elles n’existent pas hors d’une synthèse. Qu’est-ce, en effet, que l’imagination en dehors des images qui la manifestent ? La mémoire sans les choses qui la remplissent ? L’amour ou la haine sans un moi aimant ou haïssant, et la chose aimée ou haïe ? Qu’est-ce même que ce moi sans la suite des phénomènes de mémoire qui le constituent ?

Votre élève, habituée à l’analyse, à la réflexion, au raisonnement, vous dira sans doute : dans tous les phénomènes, il y a deux aspects : la fixité et la mobilité ou le devenir. Je suis bien la même personne du berceau jusqu’à la tombe, et cependant je sais bien que, pas une minute je ne suis la même ; que je me modifie incessamment dans mon corps et dans mes facultés. Il me paraît en être de même, à des degrés différents, pour tout ce que je connais. Qu’est-ce que cette chose fixe qui fait l’unité individuelle des êtres, leur identité et que je ne puis saisir ?

Répondez sans hésiter, Madame : tu me poses la question qui tourmente le plus les esprits élevés depuis l’origine de notre espèce ; et à laquelle on ne peut répondre qu’à l’aide d’hypothèses invérifiables. Tu le sais, notre Raison n’est faite que pour connaître les phénomènes et leurs lois, non pour connaître l’essence des choses ni les causes premières qui ne sont pas du domaine de la science.

De ce que nous ne pouvons connaître le côté fixe des phénomènes, s’ensuit-il que nous devions le nier ? Ce serait absurde : puisque cette fixité est un phénomène perçu par la Raison.

Nous est-il interdit de former une hypothèse sur cette chose dont la nature se dérobe à la connaissance ? Non ; mais prends garde ! Rappelle-toi qu’une hypothèse ne peut être tout au plus qu’une probabilité. N’oublie pas non plus que la Raison et la Science te démontrent que tout est composé, conséquemment étendu, divisible, limité, en relation ; que la diversité est la condition de l’unité, et qu’un être est d’autant plus parfait qu’il est plus composé. D’autre part, ton sentiment te dit que les lois qui régissent l’ensemble des choses ne se contredisent pas ; que les lois qui régissent ta pensée sont identiques à celles de l’univers : tu ne peux donc accepter ou créer une hypothèse fondée sur le simple, l’inétendu, l’indivisible, l’absolu, l’infini. Ces mots n’ont aucun sens pour la pensée, et sont contradictoires à la Raison et à la Science. Il serait absurde, tu dois le comprendre, de prétendre les justifier, en alléguant l’existence d’un ordre de choses régi par des lois opposées à celles de la Raison et de l’univers. Qui a vu cet ordre de choses ? Qui oserait prétendre, sans preuves possibles, que cet univers, que nous croyons un, est contradictoire à lui-même ?

C’est en dirigeant ainsi vos élèves, Madame, en les préservant avec soin de la maladie métaphysique, que vous les préserverez en même temps des vices intellectuels en si grande vogue aujourd’hui. Ce ne seront pas elles qui prendront des lois pour des êtres en soi ; discuteront gravement sur les causes premières et les essences, comme si elles avaient reçu leurs confidences intimes ; généraliseront des faits exceptionnels ; rangeront sous une loi des phénomènes qui n’y sont pas soumis ; nieront des faits bien observés, sous prétexte qu’ils ne rentrent pas dans le cadre des lois connues ; tireront d’un fait des conséquences qu’il ne contient pas ; introduiront la classification dans ce qui ne saurait la comporter ; établiront de fausses séries ; bâtiront des hypothèses sur des pointes d’aiguille. Non, elles considéreront toute théorie scientifique comme une solution provisoire, un point d’interrogation, et toute hypothèse ou théorie contradictoire à la Raison et aux faits prouvés, n’attirera que leur dédain.

Vos élèves observent bien, raisonnent bien, ont une idée générale et précise des sciences naturelles, de la Physique, de la Chimie, de l’Anatomie, de la Physiologie, de lhygiène ; elles savent leur langue, ont de bonnes notions d’Astronomie, de Mathématiques ; peuvent classer un animal, une plante, un minéral et connaissent sommairement la géographie et l’histoire des peuples des contrées dont elles ont étudié les produits : elles ont la Philosophie, la Morale et la Sociologie pratiques ; elles croient à la loi du Progrès ; elles savent ce qu’est l’humanité, ce qu’elles lui doivent, car vous leur avez dit : si c’est la nature qui a créé ces animaux, c’est le génie et le travail de notre espèce qui les ont domptés ;

Si c’est la nature qui a créé toutes ces substances solides, c’est le génie et le travail de notre espèce qui les ont transformés en édifices, et en maisons pour nous abriter ;

Si c’est la nature qui fournit le marbre et la pierre, c’est le génie et le travail de notre espèce qui en font des statues, des ornements, des objets d’utilité ;

Si c’est la nature qui a créé le lin, le chanvre, si c’est elle qui fournit les matériaux dont on extrait les couleurs, c’est le génie et le travail humains qui les transforment en vêtements, en riches peintures ;

Si c’est la nature qui donne les métaux, c’est le génie et le travail humain qui les épurent, les façonnent, et en font des remplaçants de nos forces musculaires, des aides infatigables, des ornements ;

Si c’est la nature qui a créé nos facultés, c’est notre génie et notre travail qui les ont développées, de plus en plus perfectionnées, et créé par elles, l’art, la science, l’industrie, la Société, la Justice progressive.

Vous le voyez, mes enfants, nous sommes plus grands que la nature : car nous avons puissance de la dompter, de la façonner : notre arme, contre elle, c’est le travail ; c’est lui qui fait notre puissance et notre gloire, et nous rend dignes d’occuper une place dans l’humanité.

Vous le voyez encore, chacun de nous reçoit tout de l’espèce : la vie, nous la devons à nos parents ;

Notre nourriture, nous la devons aux cultivateurs, à ceux qui font leurs instruments de travail ;

Nos vêtements, nous les devons aux nombreux ouvriers qui fournissent les matières premières, les filent, les tissent, les teignent, les taillent, les cousent ;

Notre abri, nous le devons à ceux qui extraient la pierre, la chaux, le fer, le plâtre ; préparent la brique, coulent le verre, coupent le bois ; à tous ceux qui peignent, tapissent, décorent et meublent nos demeures, pour qu’elles nous soient commodes ;

Notre science, nous la devons à ceux qui ont assemblé ces collections, rempli ces musées, planté ces jardins, inventé ces machines, fait ces classifications, ces méthodes que nous admirons ; à ceux qui ont réfléchi sur les faits, trouvé leurs lois, et leurs applications dans l’industrie et l’art ;

Notre sécurité, la possibilité de jouir en paix du fruit de nos labeurs, de ne pas être dépouillés, opprimés, tués par plus forts que nous, nous les devons encore au génie de l’humanité qui a tiré de lui-même et formulé les principes de Justice et d’équité.

Tout ce que nous sommes, nous le devons donc à notre espèce qui a pensé et travaillé, pense et travaille pour nous ; notre devoir est donc, au point de vue de la Justice, de rendre, autant qu’il est en nous, à l’humanité ce qu’elle a fait et fait pour nous, en travaillant à son profit et au nôtre.

Ainsi préparées, Madame, vos élèves sont en état d’étudier avec fruit l’histoire de leur espèce.


VII


Nous voici, Madame, sur un terrain neuf et mouvant : celui de l’Histoire dont la science n’est pas faite encore.

Vous avez montré en tout la loi de Progrès ; il faut lui donner une éclatante confirmation dans l’enseignement de l’histoire.

Montrez d’abord notre espèce placée, à son origine, sur un globe inculte, tourmenté par les volcans et les inondations ; plus malheureuse que les autres, parce qu’elle est plus sensible et plus désarmée ; ayant de grands besoins et de faibles moyens ; des passions égoïstes très fortes, des facultés supérieures à peine ébauchées ; afin que vos élèves comprennent ce qu’il a dû falloir de temps à l’humanité pour apprendre à cultiver la terre, à se construire des habitations, à tirer parti des forces naturelles qui la tuaient auparavant, à s’organiser en diverses sociétés, à créer les sciences, les arts, l’industrie, et à tout modifier en se modifiant elle-même. Elles comprendront alors que l’espèce a dû franchir bien des obstacles pour arriver ou elle en est ; qu’elle a dû souvent s’égarer ; que le mouvement progressif, ne pouvant se faire que d’ensemble pour chaque nation, il est impossible d’y procéder par grand écart, c’est à dire de franchir les époques ou nuances intermédiaires entre la situation intellectuelle et morale où se trouvent les masses, et l’idéal posé par les natures plus élevées ; faites-leur bien comprendre alors que notre devoir n’est pas de réaliser l’idéal entier dans les faits sociaux, mais de travailler à nous en rapprocher de quelques pas, et d’élever nos successeurs de manière à ce qu’ils s’en rapprochent encore plus que nous.

Comme toute science se compose de faits reliés par une loi, vous devez donner à vos élèves la loi de l’Histoire : cette loi est le développement de la Morale sous l’influence de la Philosophie, de la Religion, des Sciences, des Arts et de l’Industrie.

Vous considérerez donc chaque peuple comme un organe Moral de l’humanité, et vous le montrerez descendant plus ou moins vite dans la tombe, lorsqu’il renonce à la Morale ou qu’il ne progresse plus.

Vous comprenez que, dans un tel plan, ne peuvent entrer des fables, des détails puérils, des masses de faits entassés pêle mêle sans méthode, sans critique, sans moralité générale, sans loi ; que toutes ces choses ne sont pas plus l’Histoire, que des plantes non classées ne sont la Botanique.

Il m’est impossible, vous le concevez, de vous tracer un plan d’Histoire : cela nous conduirait trop loin : mais un simple exemple vous fera comprendre mon idée : il s’agit pour l’élève d’étudier l’histoire de France et d’Angleterre, par exemple. Or la loi de la première est, au point de vue de la Justice, le développement de l’unité dans la Justice ou de l’Égalité, comme la loi de l’histoire d’Angleterre est, sous le même rapport, le développement de la diversité dans la Justice ou de la liberté individuelle. Ces deux lois posées, vous divisez chaque histoire en autant de périodes qu’il est nécessaire pour la démonstration de la loi ; ayant le soin de les trancher assez pour que chacune ait un aspect propre ; groupant autour de l’idée principale la philosophie, la religion, les sciences, les arts, etc., en notant avec le plus grand soin le rôle de ces éléments pour ou contre le Progrès : la vie des personnages ne doit valoir que comme preuve vivante et le fait des vérités avancées par vous. Chaque période se compose d’éléments Critiques, Conservateurs, Réformateurs et Indifférents qui se trouvent représentés par des doctrines et des hommes, du conflit et du mélange desquels sort l’ordre ascendant ou descendant de la période suivante qui donne naissance aux quatre éléments précités, mais transformés.

Deux observations sont ici nécessaires : Vous ne devez pas représenter les doctrines et les hommes comme exclusivement bons ou mauvais, conservateurs ou novateurs, etc., mais comme principalement une de ces choses.

La seconde observation est que l’élève doit s’habituer à juger la valeur morale d’un événement ou d’un personnage sur la doctrine morale de l’époque où s’est passé l’un et a vécu l’autre : l’équité est un devoir envers les morts aussi bien qu’envers les vivants. Comme le Progrès s’accélère, avant trois cents ans d’ici, nos descendants pourront juger bien immorales, bien injustes, certaines lois et opinions dont nous nous enorgueillissons aujourd’hui ; soyons donc équitables envers le passé, afin que l’avenir ne nous soit pas trop sévère.

Espérons, Madame, qu’une section du Comité encyclopédique vous donnera, sur l’Histoire, une suite de traités qui vous épargneront le travail philosophique que vous seriez obligée de faire.

Un mot sur le rôle de la Philosophie et de la Religion. La première doit être représentée à vos élèves comme fille surtout de la Raison, et ayant un rôle principalement critique ; la seconde est surtout fille du sentiment religieux, et joue principalement le rôle d’élément conservateur.

Vous représenterez à vos élèves le sentiment reUgieux comme inhérent à la nature humaine ; comme une aspiration indéfinie à nous relier avec l’univers et nos semblables ; comme une disposition à sentir qu’il y a des rapports entre nous et les lois dont nous voyons les résultats, sans que nous puissions en atteindre les causes. Vous marquerez avec soin les diverses transformations de ce sentiment sous l’influence du développement intellectuel et moral, jusqu’au moment où l’humanité, arrivant à la conception de sa propre loi, la loi morale, à la nécessité de l’accord qui doit exister entre la Vertu et le bonheur, fournit sa dernière étape sentimentale, en ajoutant à la croyance en la Divinité celle en l’Immortalité de la conscience individuelle. Immortalité qui, selon la belle expression de M. Charles Renouvier, est le droit au Progrès.

Insistez beaucoup pour faire comprendre à vos élèves que le sentiment religieux ne saurait être une loi de notre être sans en être une de l’univers. Sans régir des rapports dont un des termes, quoiqu’inconnu, n’en existe pas moins ; que la Divinité et l’Immortalité ne sauraient être les objets de la foi humaine, sans avoir une réalité objective, parce que la voix de la nature ne trompe jamais ; et séparez le sentiment religieux d’avec les religions.

Les Religions, dites-leur, sont construites avec la science et la moralité des époques où elles apparaissent : elles donnent les formules et les représentations des objets du sentiment religieux : le philosophe pur croit en la Divinité, mais il ne la définit pas ; il croit presque toujours en l’immortalité du Moi, mais il ne cherche pas à se figurer ce qu’elle sera : il pense seulement qu’au delà de la tombe, se trouvera la sanction des actes moraux : le philosophe de notre époque, faisant un pas de plus, pensera que, dans notre transformation, il y aura progrès.

Le croyant se fait une idée précise de Dieu, de la nature de ce qui persiste en nous, de ce que nous ferons dans l’existence qui suivra celle-ci, des peines et des récompenses, etc.

Le philosophe trouve dans sa foi sentimentale, indéfinie, l’appui, mais non la source et la raison du Droit et du Devoir ; pour le croyant, jusqu’ici, la morale n’a d’autre source que la Religion ; s’il cessait de croire à celle-ci, l’autre n’aurait plus de base.

Le vice de toute religion positive, jusqu’à nos jours, a été d’immobiliser l’humanité ; le service qu’elles ont rendu, a été de vulgariser certaines notions parmi les masses. Elles sont toutes, pendant un certain temps ; le soutien des principes moraux les plus avancés. Mais comme elles se prétendent immuables et que l’humanité progresse, arrive l’instant où elles sont dépassées en Rationalité, en Science et en Moralité : il faut alors qu’elles disparaissent, sans quoi l’humanité mourrait : Toujours la lutte contre elles est rude et longue, et elle ne cesse que quand un idéal religieux nouveau s’est emparé des majorités car les religions ne cèdent la place qu’aux religions, non aux philosophies. Un tel changement est toujours précédé d’un changement de principes, autant que d’un progrès dans les doctrines morales : jamais Rome et la Grèce n’eussent accepté le Dieu, roi unique, si d’abord elles n’eussent accepté l’unité du pouvoir dans les mains d’un César : car les nations ont une tendance invincible à modeler leur gouvernement et leurs lois sur leurs conceptions religieuses, et vice versa : il résulte de cela, qu’un pays qui change de principes et de lois, tend invinciblement à changer de Religion.

Voilà, Madame, l’enseignement que vos élèves doivent retirer de l’étude des religions : car c’est surtout par l’étude des religions et des philosophies, qu’elles peuvent connaître le génie des peuples.

N’oubliez pas de leur faire faire la critique rationnelle des Philosophies, à mesure que vous leur présenterez l’ensemble de chaque doctrine. Qu’elles admirent les hommes de génie, à la bonne heure ; qu’elles respectent Platon et Spinosa, Aristote et Hegel, Descartes et Leibniz, rien de mieux ; mais montrez-leur en quoi ils ont fait fausse route ; car vos enfants ne doivent pas plus avoir de fétiches parmi les hommes que parmi les choses : elles doivent rester elles-mêmes, et n’être le daguerréotype de personne.

Dans le cours de vos études historiques, vous ne négligerez pas non plus de vous arrêter suffisamment sur les doctrines économiques et sociales, les différentes formes politiques et les lois, et le rapport de ces choses, avec la justice.

Dans ces études, vos élèves doivent trouver leur critère dans la Doctrine que vous leur avez inculquée touchant les destinées humaines, et la théorie des Droits et des Devoirs.

Vous me direz, Madame, que le plan que je viens d’ébaucher sur votre demande, exige un ensemble de connaissances que vous ne possédez pas. Je le sais : aussi je vous conseille de vous entourer de collaboratrices qui aient une ou deux spécialités : mais votre devoir est d’assister aux leçons, et de veiller à ce que jamais on ne s’éloigne de la direction rationnelle.

Vous serez peut-être obligée, au début, d’employer quelques professeurs de l’autre sexe ; mais vous rechercherez celles d’entre vos enfants qui ont des vocations spéciales ; vous les cultiverez et au bout de quelques années, votre établissement n’aura que des professeurs femmes.

Le genre d’éducation que je vous propose d’appliquer. Madame, fera de vos élèves des femmes simples, fortes, vigoureuses, sérieuses et raisonneuses, plus instruites que la plupart des hommes instruits d’aujourd’hui ; elles seront en état de réformer la famille, de faire transformer les lois qui subalternisent leur sexe.

Elles prouveront, par leurs œuvres, ce qui est la meilleure et la plus sûre des preuves, que la rationalité est égale chez les deux sexes ; que la chose doit être ainsi pour qu’ils soient socialement égaux. Le Sentiment et la Raison n’égalisent pas les êtres, parce que le premier doit être dirigé, contenu, réformé par la seconde. En conséquence ceux qui prétendent que, chez l’homme, prédomine la Raison et chez la femme le Sentiment, bien loin d’égaliser les sexes par l’équivalence, doivent continuer à subordonner la femme à l’homme. La Raison étant en toute créature humaine ce qui juge de la vérité des rapports, ce qui établit l’ordre, si l’homme en était doué plus que la femme, il serait réellement son chef, ce que vos élèves n’admettront jamais, parce qu’elles se sauront, comme beaucoup de femmes se savent déjà, la preuve vivante du contraire, et qu’elles jugeront fausse une théorie contredite par les faits.


VIII


Toutes les religions, dites positives et naturelles, étant des créations de la conscience humaine, vous me demanderez sans doute, Madame, s’il vous est permis d’en inculquer une à vos élèves ; s’il est même possible qu’elles y croient lorsqu’elles seront rationnellement élevées.

Il n’y a que les esprits sans portée, les cœurs sans chaleur qui ne se posent pas d’hypothèse sur l’Univers, la Divinité, l’Immortalité individuelle, l’accord de la Justice et du bonheur, etc., etc. Or, vos élèves ne seront pas de ce nombre : cette hypothèse, origine d’une religion positive, elles se la poseront et la résoudront, si vous ne la posez et ne la résolvez pour elles.

La femme est trop vivante, elle qui donne la vie, et vos enfants auront une trop forte personnalité, pour croire à l’anéantissement de leur être.

Vous leur aurez appris que toute tendance existe en vue d’une fin ; elles sentiront et comprendront qu’en elles se trouvent une foule d’aptitudes et de besoins qu’une seule vie ne peut développer et satisfaire : elles en induiront une vie future, que leur vif sentiment de la justice ne leur permettra pas de concevoir autrement que comme la conséquence logique de l’emploi de celle-ci.

Anti substantialistes et anti réalistes par éducation, elles ne croiront qu’aux individus ; les phénomènes seront pour elles les seules choses en soi ; les espèces qui n’existent que dans et par les individus, seront soupçonnées de n’être que des étapes progressives, des manifestations, des formes de la loi de Progrès inhérente à tout ce qui est. De ces inductions, sortira la négation de la mort qui ne sera plus pour vos enfants qu’une transformation plus profonde de l’individu, du principe ou loi d’unité de chaque être.

Vos élèves sauront que si la justice est la loi de la conscience morale, c’est qu’elle est une loi de l’univers ; que si cette même conscience regarde la félicité comme une conséquence obligée de la justice, c’est qu’il est dans la nature des choses que cette harmonie existe : or, comme l’étude de l’Histoire et l’expérience leur prouveront que cette harmonie n’existe pas sur cette terre, elles en induiront qu’elle doit exister ailleurs.

Ces inductions et beaucoup d’autres dont nous n’avons pas à parler ici, parce que nous ne traitons pas de dogmes, étant légitimes pour une conscience droite, conduiront vos enfants à se formuler une croyance ; c’est pour cela que j’estime que vous pouvez sans scrupule en déposer une dans leurs jeunes cœurs.

Quant à votre crainte de voir la religion ébranlée dans l’esprit de vos élèves par la certitude qu’elles auront plus tard que toute religion positive est un produit de la conscience, vous n’avez pas à vous en préoccuper, si vous avez pris le soin de mettre l’hypothèse religieuse en accord parfait avec la science, la morale et la raison. Nous n’avons nul besoin d’une Révélation divine pour croire.

Est-ce que le savant ne croit pas à sa théorie ? Vos élèves d’ailleurs, ne sauront-elles pas que la base de toute certitude est dans la foi ? Est-ce que, pour acquérir des connaissances, nous ne devons pas, préalablement, faire acte de foi envers l’existence des corps extérieurs, la constance des lois qui régissent les choses, l’existence de nos facultés et la valeur positive de leur appréciation ? Vos élèves ne savent-elles pas que, même ces choses admises sans preuve, tout repose, pour l’avenir sur la probabilité ? Qui pourrait prouver que le soleil se lèvera demain, que le fer ne deviendra pas mou comme du coton, que ce qui était nourriture hier ne sera pas poison demain ? Personne ni rien, sinon notre foi que l’univers et les lois qui régissent les choses demeurent, sont persistants ? La raison de vos élèves ne saurait être ni révoltée, ni effrayée d’avoir la foi pour couronnement puisqu’elle l’a pour base. Être suspendus entre deux abîmes de foi, ne nous épouvante pas : ce qui nous fait reculer, c’est de trouver la contradiction sur le terrain où les deux abîmes se rencontrent : c’est cette contradiction que vous devez éviter par dessus toutes choses.

Donnez donc de bonne heure une religion positive à vos enfants, mais entendez-le bien, une religion qui ne soit que l’épanouissement poétique de tous vos enseignements.

Vous leur aurez démontré que tout est limité, composé, relatif ; que le degré de perfection des êtres est en raison de leur complication ; vous ne pourriez donc, sans contradiction, leur représenter la Divinité comme simple, infinie, absolue.

L’étude de la Biologie leur aura prouvé que, si elles sont supérieures aux animaux, c’est parce qu’elles sont plus composées qu’eux et ont un plus grand nombre de facultés ; vous ne pourriez donc, sans contradiction, leur enseigner que ce qui persistera en elles sera d’autant plus parfait qu’il sera plus simple.

Toutes leurs études leur auront démontré que l’humanité progressive, s’est élevée et s’élève incessamment de l’animalité et du mal vers l’humanité et le bien ; qu’elle est l’auteur de sa justice, de sa vertu, aussi bien que de ses sciences, de ses arts, de son industrie, vous ne pourriez leur enseigner, sans contradiction, que cette humanité est déchue, incapable de rien par elle-même et reçoit d’en haut la Justice.

Elles sauront qu’avec la pratique du bien, notre tâche ici bas est la culture du globe, les créations scientifiques, industrielles et artistiques ; le perfectionnement de la société et des lois, afin de créer, pour tous, la plus grande somme de bien-être et de liberté, vous ne pourriez donc leur enseigner, sans contradiction, que la terre est une vallée de larmes dont elles doivent se détourner avec horreur ; que le monde ou la société est haïssable ; qu’il faut le mépriser et le fuir, et que la science, qui est le certain, doit être subordonnée au dogme, qui n’est que l’hypothèse.

Elles seront convaincues que le travail est notre gloire ; que c’est par lui que nous remplissons notre destinée, et que nous nous rendons semblables aux puissances qui régissent l’univers ; que plus l’être est parfait, plus il travaille ; vous ne pourriez donc, sans contradiction, leur enseigner que le travail est un châtiment, une marque de dégradation.

Elles seront assez développées sous le rapport de la Justice, pour savoir que toute faute est personnelle, que toute punition a pour but l’amendement du coupable, et doit être proportionnée à l’intention et à la gravité du délit ; vous ne pourriez donc, sans contradiction, leur représenter la Divinité vouant la race humaine au malheur et au crime pour le péché d’un seul ; sévissant dans un but de vengeance, non d’amélioration, condamnant la créature punie à vouloir éternellement le mal, ce qui équivaut, dans le législateur tout puissant, à l’amour du mal.

Elles sauront que le bien et le mal moral sont des faits de liberté et que chacun doit, logiquement, subir les conséquences de ses actes pour qu’il y ait Justice ; vous ne pourriez donc, sans contradiction, leur enseigner que, quelles que soient leurs œuvres, elles sont prédestinées par la volonté divine, à un bonheur ou à un malheur éternel.

Elles seront persuadées que nous sommes solidaires, que nul ne saurait pécher sans que la société ne soit en partie coupable, conséquemment en partie responsable ; que toute faute est à la fois individuelle et sociale ; que nous sommes liés comme les organes d’un même corps ; vous ne pourriez donc, sans les démoraliser et contredire tous vos enseignements, leur dire qu’on peut se sauver seul, et que, si elles sont sauvées, elles auront du bonheur à voir souffrir à leurs semblables des supplices atroces et sans fin.

Dans ce qu’elles voient, savent, connaissent, elles constateront la loi de progrès, c’est à dire de mouvement ascendant ; la récompense des efforts de la nature et de l’humanité dans un accroissement de puissance et de travail ; vous ne pourriez donc, sans contradiction, leur proposer pour idéal de récompense future la contemplation, le repos, la diminution de leurs énergies.

Elles sauront que la base du Droit est la liberté et l’égalité, elles aimeront et pratiqueront cette doctrine ; vous ne pourriez donc, sans contradiction, leur représenter le monde futur comme une royauté despotique avec une hiérarchie de sujets.

Songez sérieusement à ce que je viens de vous dire, Madame ; car votre responsabilité est des plus graves : il ne vous est permis, sous aucun prétexte, de contribuer à mettre la contradiction et le désordre dans la société, en les mettant dans l’intelligence et le cœur de vos élèves. Il faut que tout, en elles, converge vers un même but : donnez-leur donc une Religion qui, bien qu’au dessus de la Raison, ne lui soit pas contradictoire ; qui, bien que n’étant la source d’aucun Droit ni d’aucun Devoir, appuie cependant l’un et l’autre.

Quelle que soit la vivacité de leur foi, vos élèves seront tolérantes et préservées de la folie mystique, car une nuance raisonnable de doute planera sur leur croyance : elles se diront sagement : je crois, mais je ne sais pas ; et l’humanité a déjà passé par tant d’hypothèses ! Les autres consciences individuelles ont, comme moi, l’aspiration religieuse, la croyance en l’immortalité personnelle ; nous varions sur les détails ; absolument parlant, qui se trompe ? Tous nous croyons avoir raison ; vivons donc en paix jusqu’à la démonstration de l’erreur par les faits ; ou, si nous discutons, que ce soit en frères.

Vos élèves seront assez imbues de l’idéal social moderne, pour comprendre que la Religion est une manifestation individuelle, non une manifestation sociale ; que l’État, qui représente la collectivité, ne peut légitimement s’inféoder à une secte quelconque ; qu’en un mot, l’État ne doit pas avoir une religion positive, afin qu’aucune conscience ne soit opprimée.

Elles croiront assez à l’égalité et à la dignité humaines pour repousser tout sacerdoce organisé ; on enseigne une science, non pas une hypothèse : on propose celle-ci, et jamais aucun prêtre ne se contenterait de ce sage et modeste rôle : c’est l’instituteur qui dirige l’enfant ; l’adulte doit se diriger lui-même.

Donnez, Madame, donnez à vos enfants une religion qui les soutienne dans la sainte lutte de la vertu et du dévouement ; une religion qui élève leur esprit et leur cœur, et exalte leur courage. Si l’on peut légitimement hésiter à s’offrir en holocauste, lorsque la mort apparaît comme le néant de la conscience, tous les dévouements sont possibles lorsqu’on se considère comme un des rouages de l’Ordre de Justice, et qu’on ne voit dans la mort qu’une transformation, un agrandissement du moi humain.

Que vos enfants trouvent dans une religion admise par leur raison et leur sentiment, un port assuré contre les tempêtes de l’âme ; dans leurs frères divins des amis, des témoins de leurs victoires, une pensée fortifiante : celle de ne pas travailler sans témoin au bien général, si elles sont méconnues de leurs contemporains. Oh ! croyez-le, elles seront meilleures, plus dévouées, plus grandes, si elles sont bien persuadées qu’ayant servi dans leur vie présente l’Ordre de Justice et de Bonté, elles seront reçues vivantes dans son sein pour continuer à le servir encore, et y trouver l’harmonie de la Justice et du Bonheur.