La Femme (Michelet)/IV/II


II

DERNIER AMOUR. — AMITIÉS DES FEMMES


Le grand divorce de la mort est si accablant pour la femme, laissée seule, sans consolation, lui est si amer, qu’elle veut, désire, espère, suivre son mari au tombeau. « J’en mourrai, » dit-elle. Hélas ! il est bien rare qu’on en meure. Si la veuve ne se tue au bûcher de son mari, comme elles le font dans l’Inde, elle risque de survivre longtemps. La nature semble se plaire à humilier la plus sincère, lui fait dépit en la conservant jeune et belle. Les effets physiques du chagrin sont variés, opposés même, selon les tempéraments. J’ai vu une dame, noyée de douleur et de larmes, irréparablement frappée, véritablement perdue pour la vie, fleurir pourtant de santé. L’absorption où elle était, son immobile accablement, avait donné à sa beauté ce qui lui manquait, un luxe admirable. Elle en rougissait, elle en gémissait, et la honte qu’elle avait de ce semblant d’indifférence ajoutait à son désespoir.

C’est un arrêt de la nature. Dieu ne veut pas qu’elle meure, qu’elle se fane, cette aimable fleur. Elle demande la mort, et ne l’aura pas. La vie lui est imposée. Elle est obligée encore de faire le charme du monde. Celui même qu’elle veut suivre lui défend ce sacrifice. L’amour qui avait mis sur elle tant d’espoir et tant de vœux, qui a tant fait pour développer son cœur et faire d’elle une personne, n’entend pas enfouir tout cela, ni l’entraîner dans la terre. S’il est le véritable amour, il lui permet, quelquefois lui enjoint d’aimer encore.

Dans nos populations des côtes, supérieures à tant de titres, j’observe deux choses : que la femme, souvent inquiète, toujours préoccupée de son mari, l’aime et lui est très-fidèle ; mais qu’aussitôt qu’il périt, elle contracte un second mariage. Chez nos marins qui vont à la pêche dangereuse de Terre-Neuve, ceux de Granville par exemple, dans cette vaillante population où il n’y a pas d’enfants naturels (sauf ceux d’émigrants étrangers), les femmes se remarient immédiatement, dès que l’homme ne revient pas. Il le faut ; autrement, les enfants mourraient. Si parfois le mort revient, il trouve fort bon que son ami ait adopté et nourri sa famille.

N’y eût-il pas d’enfants à nourrir, il est impossible que celui qui aime, que cette femme a rendu heureux, désire, en reconnaissance, la laisser malheureuse pour toujours. Elle dira Non aujourd’hui. Elle croira de bonne foi pouvoir toujours se soutenir par sa douleur et la force de son souvenir. Mais lui qui la connaît mieux qu’elle-même, il peut souvent prévoir qu’un changement violent de toutes habitudes est au-dessus de ses forces, qu’elle va rester désolée.

Ne souffre-t-il pas à la voir dans l’avenir, quand, seule, elle rentrera le soir, ne trouvera personne chez elle, pleurera à son foyer éteint ?…

S’il réfléchit, s’il a quelque expérience de la nature humaine, il songera avec compassion à un mystère de souffrance qu’on traite fort légèrement, mais que les médecins constatent et déplorent. C’est que le besoin d’amour, qui passe vite chez l’homme blasé, au contraire chez la femme pure, conservée, souvent augmente. La circulation moins rapide, une vie moins légère et moins cérébrale, moins variée par la fantaisie, un peu d’embonpoint dont elle est (dans le jeûne et les larmes même) fortifiée, embellie, tout cela l’agite ou l’accable. Le bouillonnement sanguin, la surexcitation nerveuse, l’idée fixe du temps passé dont on a profité si peu, créent chez plusieurs une existence pénible et humiliante dont elles gardent le secret, un martyre de rêves avortés. Punies de leur vertu même, et d’avoir ajourné la vie, elles sont trop souvent frappées des cruelles maladies du temps. Ou bien, ces pauvres isolées, jouet de la fatalité, après une vie austère, tombent dans quelque honte imprévue, dont rit un monde sans pitié.

Celui qui l’aime et qui meurt doit voir l’avenir pour elle, mieux qu’elle ne le peut à travers ses larmes. Il faut qu’il prévoie et pourvoie, qu’il ne lui impose rien, mais la délivre des scrupules, même que magnanimement il se constitue son père, l’affranchisse, cette chère fille, la dirige et l’éclaire d’avance, lui arrange sa vie.

Ainsi la première union ne passe pas. Elle dure par l’obéissance, la reconnaissance et l’affection. Remariée, loin d’oublier, au contraire vivant par lui, et dans le calme du cœur, elle se dit : « Je fais ce qu’il veut. Ce qui me revient de bonheur, je le lui dois. Sa providence m’a donné la consolation, la douceur du dernier amour. »

Le haut intérêt de la veuve, si elle doit se résigner à un second mariage, c’est de prendre le proche parent. Je n’entends pas le parent selon la chair, comme la loi juive ; mais le parent selon l’esprit. J’entends celui qui aima le mort, celui en qui est son âme, et pour qui la veuve, par cela même qu’elle lui a appartenu, loin de perdre, possède au contraire un charme de plus. La puissance de transformation, inhérente au mariage, qui fait que la femme à la longue, physiquement, moralement, contient une autre existence, elle lui nuirait peut-être, à cette épouse irréprochable, si le second mari n’était la même personne dans l’amour et dans l’amitié.




Pourquoi généralement les veuves sont-elles plus jolies que les filles ? On l’a dit : « L’amour y passa. » Mais, il faut le dire aussi : « C’est que l’amour y est resté. » On y voit sa trace charmante. Il n’a pas perdu son temps à cultiver cette fleur. Du bouton, peu expressif, il a fait la rose à cent feuilles. À chaque feuille, l’attrait d’un désir. Tout est grâce ici, tout est âme. La possession ôte-t-elle ? non, elle ajoute plutôt. Si celle-ci fut heureuse, gardée par une main digne, rendez-la heureuse encore. Dans la brillante fraîcheur, bien plus riche, du second âge, vous n’aurez guère à regretter l’indigente et grêle beauté de sa première jeunesse. La virginité elle-même refleurit chez la femme pure, qu’une vie douce a consolée, embellie. Elle s’harmonise innocente dans l’accord de ses deux amours.

Un homme ne vit-il qu’une fois ? l’âme n’a-t-elle qu’un seul mode de perpétuité ? Outre la durée persistante de notre énergie immortelle, n’avons nous pas en même temps quelque émanation de nous-mêmes en nos amis qui reçurent nos pensées, et parfois continuent les plus chères affections de notre cœur ? Le chaleureux écrivain qui hérita du dernier amour de son maître Bernardin de Saint-Pierre avait quelque reflet de lui. Et dans l’austérité critique d’un éminent historien de ce temps, on eût cru pouvoir reconnaître un grand héritage, s’il est vrai qu’il ait eu le glorieux bonheur de communier avec l’âme du dix-huitième siècle, en madame de Condorcet.




Plusieurs, ou déjà âgées, ou libres parfaitement des soucis de jeunesse, n’accepteraient pas un second mariage. Il leur suffirait d’une adoption.

La veuve peut continuer l’âme du premier époux dans un fils spirituel qu’il lui aurait recommandé. Cette préoccupation peut lui remplir le cœur, lui donner un but dans la vie. Il est tant d’enfants sans parents, tant d’autres dont les parents sont loin ! On ne sait pas assez combien, dans nos dures écoles, un enfant abandonné a besoin de la pitié d’une femme. Pour celui qui est perdu dans ces collèges immenses qui sont déjà des armées, le meilleur correspondant, c’est une dame qui le suit d’un œil maternel, qui va le voir, le console, s’il est puni, parfois intercède, surtout le fait sortir, lui fait prendre l’air, le promène, l’instruit plus qu’il ne le sera peut-être dans le travail de la semaine, et enfin le fait jouer sous ses yeux avec des enfants choisis. Elle lui est plus utile encore quand il passe aux hautes écoles. Elle lui sauve bien des périls, qu’une mère ne lui sauverait pas. Il lui confiera mille choses dont cette mère, un peu crainte, n’aurait nullement le secret. Son habile enveloppement le gardera, lui fera passer cette époque intermédiaire où la furie du plaisir, aveugle, fait avorter l’homme.

Mission délicate, au total, qui souvent donne au jeune homme un admirable affinement, un peu féminin peut-être, et qui d’autre part laisse parfois un pauvre cœur de femme en grande amertume. Il lui est bien difficile de se croire tout à fait la mère. Et, parfois, elle aime autrement. Je voudrais, pour son bonheur, qu’elle s’attachât plutôt, cette bonne et tendre créature, à la protection maternelle d’une classe, bien malheureuse et la moins consolée des femmes. Je parle des femmes elles-mêmes.




Les femmes, qui savent si bien ce que souffre leur sexe, devraient s’aimer, se soutenir. Mais c’est le contraire. Quoi ! l’esprit de concurrence, les jalousies, sont donc bien fortes. L’hostilité est instinctive. Elle survit à la jeunesse. Peu de dames pardonnent à la pauvre ouvrière, à la servante, d’être jeunes et jolies.

Elles se privent en cela d’un bien doux privilège que leur donnerait l’âge (et qui vaut l’amour presque), celui de protéger l’amour. Quel bonheur pourtant d’éclairer, diriger les amants, de les rapprocher ! de faire comprendre à ce jeune ouvrier que sa vie de café lui est plus coûteuse, plus fâcheuse en tous sens que la vie de famille. Souvent un mot suffit d’une personne qui a ascendant, pour faire naître l’amour, ou pour le raffermir. Bien des fois j’ai vu le mari se figurer qu’il s’ennuyait, s’éloigner de sa femme. Un éloge fortuit qu’il entendait en faire, un mouvement d’admiration qu’il surprenait, l’exclamation d’un tiers qui enviait son bonheur, c’était assez pour lui faire voir ce que tous auraient vu, qu’elle était plus charmante que jamais, lui réveiller le cœur qui n’était qu’endormi et le faire souvenir qu’il était toujours amoureux.

Il est dans les ménages des heures de crises qu’une amie pénétrante surprend, devine, et où elle intervient heureusement. Elle confesse sans confesser la jeune, dirige sans diriger. Quand celle-ci vient, le cœur gros, muette et fermée de chagrin, elle la desserre doucement, la délace, si je puis dire. Et alors tout éclate, telle dureté de son mari, le peu d’égards qu’il a pour elle, tandis que tel autre au contraire… le reste se devine. À ces moments, il faut qu’on l’enveloppe, qu’on s’empare d’elle. Ce n’est pas difficile pour une femme d’esprit, d’expérience, de prendre cette enfant en larmes sur son sein, de la contenir, de lui ôter pour le moment la disposition d’elle-même. Retrouver une mère ! ce bonheur imprévu peut la sauver de telle démarche folle, de telle vengeance aveugle, qu’ensuite elle pleurerait toujours.

Parfois, plus orgueilleuse, elle ne daigne se venger ainsi. Elle réclame la séparation. C’est ce que nous voyons trop souvent aujourd’hui. Aux premières incartades d’un jeune homme violent qui aurait pu mûrir, se corriger, la femme, celle surtout qui se sent riche, n’entend rien, ne supporte rien, éclate, veut rentrer dans son bien. Sa famille influente sollicite ; ses domestiques, à elle, témoignent contre le mari. Elle reprendra sa dot. Mais sa liberté ? non. Si jeune encore, la voilà veuve. Et reprend-elle aussi (s’il faut le dire) l’intimité qu’elle a donnée, cette communion définitive qui livre la personne même, la transforme ? Non, non, elle ne peut la reprendre. Rien de plus douloureux.

Quoi donc ! n’est-il point de remise ? ne peut-on ramener le jeune homme ? Tout son vice, c’est l’âge. Il n’est ni méchant, ni avare. Cette dot, que les parents la gardent. C’est elle qu’il aimait et regrette. Il sent bien (et surtout étant séparé d’elle) qu’il n’en retrouvera pas une aussi désirable. Et cette fierté même qui leur fut si fatale, n’est-ce pas un attrait pour l’amour ?

« L’amour ! Mais nous n’avons que cela en ce monde… et demain nous mourrons. Aimez donc aujourd’hui… Je jure que vous aimez encore. »

Voilà ce qu’elle dit, cette tendre amie, et elle fait mieux que dire. Pendant qu’elle caresse et console la petite femme à sa campagne, un jour elle la pare, bon gré, mal gré, la fait jolie. Des visiteurs viendront. Un seul vient, et lequel ? Devinez-le, si vous pouvez.

« Le mari ? »

Un amant. De visage peut-être il ressemble, mais d’âme, il est tout autre. Si c’était le mari, aurait-il ce trouble charmant ? tant d’amour et d’empressement, un si violent retour de passion ?… Oh ! nul moyen de s’expliquer… Des deux côtés, on ne sait ce qu’on dit, on balbutie, on promet et l’on jure… Bref, tous deux ont perdu l’esprit. L’amie rit, les dispense d’avoir le sens commun. Il est tard, le souper est court, car elle a la migraine, elle ne peut leur faire compagnie, et ils veulent bien l’en tenir quitte, eux-mêmes si fatigués d’émotions. On peut les laisser seuls. Ils ne se battront pas. Que l’on plaide là-bas, à la bonne heure ; mais ici, qu’ils reposent.

Est-ce tout ? non. L’aimable providence qui renoue leurs amours ne veut pas que l’orage puisse revenir à l’horizon. D’eux elle obtient deux choses. D’abord, de sortir du milieu où cet orage se forma. Il ne vient guère de ceux qui aiment, mais de leurs entourages. Si l’un des deux a un défaut, presque toujours il dure, augmente, sous l’influence de quelque funeste amitié dont il faut s’éloigner. Changer de lieu, parfois, c’est changer tout.

L’autre mal, bien fréquent, qu’elle essaye de guérir, c’est le désœuvrement. Dans une vie flottante, trop peu remplie, je ne sais combien de tristesses, de pensées malsaines, d’aigreurs, viennent infailliblement. Ce qui mêle et l’âme et la vie, c’est de coopérer, de travailler ensemble, tant qu’on peut ; tout au moins, de travailler à part, et de se regretter, et de souffrir un peu de n’être pas ensemble, — de sorte qu’on reste avide l’un de l’autre, impatient de l’heure où l’on se reverra, demandant, désirant le soir.