La Femme (Michelet)/IV/I


I

LA FEMME COMME ANGE DE PAIX ET DE CIVILISATION


La femme, considérée dans son aspect supérieur, c’est le médiateur d’amour.

Profonde et charmante puissance, qui a deux révélations. À mesure que la première, l’attrait du sexe, du plaisir, et l’orage sanguin de la vie, pâlit, cède, — alors la seconde paraît dans sa douceur céleste, l’influence de paix, de consolation, de médication.

L’homme est, plus qu’aucune autre chose, la force de création. Il produit, mais en deux sens. Il produit aussi la guerre, la discorde et le combat. Parmi les arts et les idées, le torrent de biens qui sort de sa forte et féconde main, un torrent de maux coule aussi, que la femme vient par derrière adoucir, consoler, guérir.




Je traverse une forêt, un pas dangereux, et j’entends un léger pas. — Cela pourrait bien être un homme, et je me tiens sur mes gardes. Mais voici que c’est une femme. Salut, doux ange de paix !

Dans un voyage consciencieux qu’un Anglais fit en Irlande, il y a trente ans, pour examiner les maux et en rechercher les remèdes, il peint l’extrême défiance de ces pauvres créatures indigentes, qu’un homme entrant dans leurs huttes misérables inquiétait fort. Était-ce un agent du fisc ? un espion ?… Mais, heureusement, il n’était pas seul. On entrevoyait derrière lui un visage de femme. Et, dès lors, tout était ouvert, on se rassurait, on prenait confiance. On n’eût pu imaginer qu’il eût emmené sa femme, s’il eût voulu faire du mal.

C’est à peu près la même chose dans l’admirable voyage de Livingston aux régions inexplorées de l’Afrique (1859). Un homme seul y serait suspect, et beaucoup y ont péri. Mais la vue d’une famille rassure, calme et pacifie. La paix ! la paix ! c’est le vœu, le cri de ces bonnes gens. Ce qu’ils exprimaient naïvement à ce missionnaire de l’Europe qui leur en apportait les arts protecteurs. Les femmes lui disaient ce mot : « Donne-nous le sommeil ! » — Eh bien, ce sommeil, cette paix, cette profonde sécurité, ils les voyaient derrière lui qui s’avançaient sur ses bœufs avec sa maison roulante ; ils les voyaient dans mistress Livingston, entourée de ses trois enfants. Cette vue en disait assez. On sentait bien qu’il n’avait pas amené ce cher nid au monde des lions, sinon pour faire du bien aux hommes.

Si la vue muette d’une femme a cet effet, que sera-ce de sa parole ? de cette puissance d’accent qui pénètre du cœur au cœur ?

La parole de la femme, c’est le dictame universel, la vertu pacificatrice, qui partout adoucit, guérit. Mais ce don divin n’est libre chez elle que quand elle n’est plus l’esclave, la muette de la pudeur, quand le progrès des années l’émancipe, lui délie la langue, lui donne toute son action.




Dans un moment de vraie noblesse et de magnanimité, une femme d’un beau génie a caractérisé, envisagé dignement ce que nulle femme ne voit qu’avec effroi, l’âge mûr, et l’approche même de la vieillesse. Cet âge tellement redouté lui parait avoir ses douceurs, une calme grandeur que la jeunesse n’a pas.

Le jeune âge, dit-elle à peu près (je regrette de ne pouvoir me rappeler exactement ses paroles), c’est comme un paysage alpestre, plein d’accidents imprévus, qui a ses rochers, ses torrents, ses chutes. La vieillesse, c’est un grand, un majestueux jardin français, de nobles ombrages, à belles et longues allées, où l’on voit de loin les amis qui viennent vous visiter. Larges allées pour marcher plusieurs de front, causer ensemble, enfin un aimable lieu de société, de conversation.




Cette belle comparaison aurait seulement le tort de faire croire que la vie devient alors uniforme et monotone. C’est justement le contraire. La femme prend une liberté qu’elle n’eut point à un autre âge. Les convenances la tenaient captive. Il lui fallait éviter certaines conversations. Elle devait se priver de telles communications. Les démarches de charité même lui étaient souvent difficiles, hasardeuses. Le monde injuste en eût médit. Plus âgée, elle est affranchie, jouit de tous les privilèges d’une liberté honnête. Et il en résulte aussi qu’elle a tout son essor d’esprit, pense et parle d’une manière bien autrement indépendante et originale. Alors, elle devient elle-même.

Les jeunes et jolies femmes ont toute permission d’être sottes, étant sûres d’être admirées toujours. Mais non pas la femme âgée. Il faut qu’elle ait de l’esprit. Elle en a, et elle est souvent agréable et amusante.

Madame de Sévigné dit cela de jolie façon (je cite encore de mémoire) : « Jeunesse et printemps, dit-elle, ce n’est que vert, et toujours vert ; mais nous, les gens de l’automne, nous sommes de toutes les couleurs. »




Cela permet à la dame d’exercer autour d’elle ces aimables influences de société qui sont surtout propres à la France. Qu’est-ce au fond, sinon une disposition bonne et sympathique qu’on sent et qui met à l’aise, qui donne de l’esprit à ceux même qui n’en auraient pas, les rassurant, imposant aux sots rieurs qui se donnent le plaisir facile d’embarrasser les timides ?

Cette royauté de bonté illumine son salon comme d’un doux rayonnement. Elle encourage l’homme spécial, que les beaux diseurs faisaient taire, et qui, sous le regard d’une femme d’esprit qui l’autorise, prend une modeste fermeté. Alors la conversation n’est point le vain bavardage que nous entendons partout, l’éternel sautillement où les cerveaux vides ont tout l’avantage. Lorsque l’homme de la chose a bien posé la question, sans développement prolixe et sans pédantisme, elle ajoute un mot de cœur, qui souvent l’éclaire lui-même, donnant et chaleur et lumière à ce qu’il a dit, le rendant facile, agréable. On se regarde, on sourit. Tous se sont entendus.




On ne sait pas assez que parfois un simple mot d’une femme peut relever, sauver un homme, le grandir à ses propres yeux, lui donner pour toujours la force qui jusque-là lui a manqué.

Je voyais un jour un enfant sombre et chétif, d’aspect timide, sournois, misérable. Pourtant il avait une flamme. Sa mère, qui était fort dure, me dit : « On ne sait ce qu’il a. — Et moi, je le sais, madame. C’est qu’on ne l’a baisé jamais. » — Cela n’était que trop vrai.

Eh bien, dans la société, cette mère fantasque des esprits, il y en a beaucoup qui avortent (et non pas des moindres), parce qu’elle ne les a jamais baisés, favorisés, encouragés. On ne sait comment cela se fait. Personne ne leur en veut ; mais, dès qu’ils hasardent un mot timidement, tout devient froid ; on passe outre, on n’en tient compte, ou bien on se met à rire.

Cet homme noué, repoussé, prenez-y garde, il peut se faire que ce soit un génie captif. Oh ! si, à ce moment-là, une femme autorisée par l’esprit, la grâce, l’élégance, relevait le mot (parfois fort, parfois profond) qui échappe à ce paria, si, le reprenant en main, elle le faisait valoir, montrait aux distraits, aux moqueurs, que ce caillou est un diamant… une grande métamorphose serait opérée. Vengé, relevé, vainqueur, il pourrait parfois montrer qu’entre ces hommes lui seul est homme, et le reste un néant.