La Femme (Michelet)/III/VII


VII

LA JEUNE ÉPOUSE. — SES PENSÉES SOLITAIRES


Au livre de l’Amour, j’ai marqué les grands traits extérieurs de la situation. Ici, je voudrais davantage : observer la femme elle-même, celle surtout qui eut de fortes racines de famille, et que le mariage le plus désiré déracine pourtant du sol où par mille fibres elle était engagée. Passage dramatique. Des parents regrettés à l’époux adoré, elle passe, non pas hésitante, ni combattue, mais déchirée. Aime-t-elle moins ? infiniment plus, de toute l’étendue de son sacrifice. Elle se donne avec sa douleur, et, d’un amour immense, d’une foi sans réserve, lui met en main son cœur sanglant.

Je ne sais si cet homme éperdu de bonheur conserve assez de lucidité pour sentir tout cela. Mais, pour moi, je ne connais aucun spectacle plus touchant que cette fille émue (faut-il dire vierge ou femme ?) qui tout à coup se trouve transplantée hors de ses habitudes et de tout son monde connu, dans une autre maison. — C’est, ce sera la sienne. Mais encore faut-il bien qu’elle en prenne connaissance. Jusque-là, tout est étranger. Elle ne sait où tout pose. Chaque meuble neuf lui rappelle le bon vieux meuble de famille qu’elle a laissé là-bas. Son mari, il est vrai, de sa vive personnalité, de sa jeune chaleur, de sa charmante ivresse, illumine et réchauffe tout. Mais, quoi qu’il fasse, il n’est pas toujours là. Qu’il s’absente un moment, tout change ; tout parait vide et solitaire.

L’autre maison, dans sa grande harmonie d’affections multiples, père, mère, frères, sœurs, serviteurs, animaux aimés, était un monde tout fait. Et ceci est un monde à faire. Heureusement, il est ici, l’ardent, le puissant créateur, le vivificateur : Amour.

Il est jaloux. « Si vous voulez, dit-il, créer, commencez avec moi ; si vous voulez que, de mon aile, je vous porte dans l’avenir, ne me liez pas de ce fil trop fort, trop chéri, du passé. La première loi du drame, l’unité d’action, c’est la première loi dans la vie. N’espérez rien de fort que ce qui sera simple. Bien fou qui croit le cœur immense, qui croit qu’en partageant, chaque part est toujours un entier ! Que sera-ce de toi, si elle est toujours là, cette mère plaintive, je ne dis pas jalouse, avec qui ta femme vivra, à qui tout le jour elle se confiera ? Qu’un nuage vous vienne, elle en parle et reparle ; elle se console par sa mère ; le nuage prend corps, subsiste à l’horizon. Autrement, c’est toi-même, c’est l’amour, c’est la nuit qui seule aurait tout dissipé…

« Et ses frères, crois-tu donc qu’ils ne soient pas un peu jaloux de l’homme qui enlève celle qui fut la joie de la famille, son charme attendrissant ? Jeunes et pures émotions, non condamnables, certes. Mais cela même fait le lien plus fort, plus naturelle l’hostilité secrète. L’intime génie de la famille, un moment éclipsé, peut revenir plus tard. Avoir grandi ensemble ! avoir tant de souvenirs communs ! pouvoir se dire (entre eux) mille choses de rien, si précieuses pourtant et si chères, dont tu n’as pas eu connaissance, c’est un demi-mariage. Le passé a cela de fort, de dangereux, qu’embelli par le temps, par les pertes et les regrets, par les douces larmes qu’on lui donne, il est cent fois plus cher que quand il était le présent. La sainte lueur du foyer commun, du berceau où ensemble ils dormirent, s’éveillèrent ensemble, elle ramène toujours les regards en arrière, détourne du présent. Le cœur est double et partagé. La tradition, l’antiquité, la pensée rétrograde, combattront l’amour heure par heure…

« Nature dit : En avant !… Enlève donc ta femme ! Sans rompre ses liens de famille, vis avec elle à part. Plus sa famille est loin, plus ta femme est à toi. Plus aussi tu as ce devoir, ce bonheur, d’être tout pour elle. Tu ne peux pas la négliger. Tu es son père, et jour par jour tu engendreras son esprit. Tu es son frère pour la soutenir de causerie amicale et de douce camaraderie. Tu es sa mère pour la soigner en ses petits besoins de femme, la caresser, la gâter, la coucher. Sous ta main maternelle, autant que conjugale, elle croira, souffrante, retrouver son berceau. Et, par toutes ces choses minimes, humbles, enfantines, enveloppant la chère enfant, tu l’élèveras d’autant plus avec toi aux aspirations de l’avenir. »




Cela est un peu dur, mais vrai, mais grave. C’est la loi même du mariage. Donc, elle aura des heures de solitude. Elle en a, dès le lendemain. Car, comme on se croyait dans la sécurité du plus doux tête-à-tête, voici le médecin, intime ami commun, qui force la consigne et voudrait emmener l’époux. Il prétexte cent choses vaines, certaine affaire à lui, pressée et importante, où le mari seul peut l’aider. Celui-ci le maudit, et il le suit pourtant. Elle est si raisonnable, que, même en un tel jour, elle ne voudrait pas que l’on manquât à l’amitié. En réalité, c’est pour elle qu’on agit en ceci. Un usage antique et fort sage, c’était de laisser respirer un peu la mariée. Plût au ciel qu’on pût obtenir les trois jours d’abstinence que jadis on leur imposait (sauf échappées furtives). L’amour reprenait force et croissait de désir. Et elle, elle avait le temps de se remettre. La bonne nature répare vite, adoucit, raffermit. À quelle condition pourtant ? Qu’il y ait un peu de repos.

L’amour n’y perdait pas. On le voit au Cantique des cantiques. Car la vierge dolente, dès qu’elle n’était plus assiégée et persécutée, languissait d’être déjà veuve, voulait qu’il revînt à tout prix. Élan naïf et si touchant !… Elle était bien paisible jusque-là, cette chaste fille. Et pourquoi l’avez-vous troublée ? Ne riez pas, méchants ! mais aimez, adorez… La voilà éperdue (dans ce poëme ardent de Syrie) qui se lève la nuit, court le chercher dans les rues sombres, au risque de mauvaises rencontres… Protégez-la, conduisez-la. Ramenons-le plutôt, cet époux… Ah ! qu’il est heureux ! On ne se plaindra plus. La douleur de l’absence rendrait douce toute autre douleur.



Pour revenir à celle-ci, qui ne court pas les rues la nuit, la voilà pour la première fois seule dans sa nouvelle maison, en présence de sa pensée. Elle se recueille religieusement. Elle couve ce prodigieux rêve, et s’en reproduit les détails. Elle revient à son mari, si tendre, si généreux, si bon ; et ses yeux en sont moites. Elle repasse sa douceur, sa patience, son infinie délicatesse, telle mystérieuse circonstance, et elle rougit… Parfois, il lui vient en esprit que tout cela est une illusion, un songe, et elle a peur de s’éveiller. Mais non, le doute est impossible. Un signe fort sensible le lui rappelle assez, un signe qui ne passera pas : « Tant mieux ! c’est pour toujours, dit-elle (ce pénétrant bonheur, aiguillonné d’épines, lui parle de moment en moment)… Tant mieux ! je suis sa chose, marquée de son amour… C’est fait… Dieu n’y pourrait plus rien. »

Si fière avant ! et si digne toujours ! Elle est femme pourtant, elle est tendre, elle s’attache parce qu’elle souffre, veut appartenir et dépendre ; elle savoure solitairement les humilités de la passion. Si les épines durent, elle s’exalte encore plus par la difficulté et le devoir. C’est comme la mère blessée en allaitant, et qui veut allaiter. Un étrange combat se fait, où celui qui désire résiste au dévouement. S’il est fort, magnanime, s’il se prive, à force d’amour, oh ! son cœur fond, à elle, et, dans son attendrissement, elle paye surabondamment de caresses, de baisers, de larmes, et le comble, et l’enivre. Elle ne compte plus avec lui, se donne en cent choses charmantes, bref, rend la sagesse impossible. Le vertige l’emporte. Il prend dans le remords la volupté amère. Mais, n’ayant de l’amour que le côté sublime, elle, dans la douleur, elle goûte la divine unité.




Situation nullement rare, qu’une fatalité sensuelle ne prolonge que trop, parfois des semaines et des mois, au grand péril de la victime dévouée. L’un en est attristé, humilié, plein de regrets, et n’en pèche pas moins. L’autre est fière et pure, courageuse ; mais elle exige qu’on ne consulte pas. Le seul remède qu’on n’ose dire serait, si le mari est militaire, marin, un ordre de départ, les arrêts pour un mois, que sais-je ? Mais quel serait le désespoir ! Au premier mot d’absence, elle éclate, elle pleure… « Que je meure ! peu importe ! C’est mourir que de te quitter. »



Elle est bien haut en tout ceci ! avoue-le, mon ami. Mais de toi ! je ne sais que dire. Jet e plains, pauvre serf du corps, je plains notre nature esclave.

Elle, combien noble et poétique ! C’est la poésie du ciel qui est tombée chez toi. Puisses-tu le sentir, et l’entourer d’un digne culte !… Cette frêle et ravissante émanation d’un meilleur monde, elle t’est remise, pourquoi ? Pour te changer et te faire un autre homme. Tu en as grand besoin. Car, franchement, tu es un barbare. Civilise-toi un peu. À ce contact si doux, tu réformeras les dehors. À cet amour si pur, tu sanctifieras le dedans.

Hier encore, tu étais dans une société d’amis bruyants et de plaisir sans gêne, et te voilà avec ta jeune sainte, ta vierge, ta charmante sibylle, qui sait, comprend, devine toute chose, entend l’herbe pousser sous la terre. Elle a toujours vécu à un foyer si harmonique, doux et réglé, silencieux. Ta force jeune, ta vivacité mâle, lui plaisent fort, mais l’ébranlent. Ton pas résolu, ton allure un peu brusque en fermant portes ou fenêtres, étonnent son oreille. Sa mère allait si doucement ; son père parlait peu, à voix basse. Ton éclatante voix, de timbre militaire, bonne pour commander des soldats, au premier jour, la faisait tressaillir, je ne dis pas trembler ; car elle souriait tout de suite.

Adoucis-toi pour ta douce compagne. Elle veut l’être en tout. Elle veut t’aider et te servir, être ton jeune ami, dit-elle. Elle est cela, mais autre chose encore de faible et tendre qu’il faut d’autant plus ménager qu’elle ne veut pas de ménagement. « Moi délicate ? nullement. Moi malade ? jamais. » Elle dit à sa mère : « Tout va bien. » Un jour par mégarde, très-pressé de sortir et retardé par elle, par le soin excessif qu’elle a de ta toilette, tu as parlé trop fort ; voilà le pauvre cœur qui s’est gonflé, et, je ne sais comment, il est venu une larme… Justement, sa mère arrivait. Surprise, elle s’accuse : « Non, maman, ce n’est rien… Il m’a corrigée ; j’avais tort. »




Le travailleur, forcé de s’absenter de longues heures, trouve à cette tristesse la belle et délicieuse compensation d’être tellement attendu, désiré. Qu’elle est touchante, ici, la tienne ! et quel malheur qu’alors tu ne puisses revenir te cacher, assister à son agitation, surtout aux dernières heures. Comme alors tu lirais sur son visage candide, dans ses yeux si parlants, tout ce qu’elle a au cœur pour toi !… Elle n’a besoin de rien dire ! j’entends tout : « Que n’est-il là ; il y a si longtemps qu’il est parti !… Il va rapporter quelque chose ? des nouvelles, de quoi m’amuser ?… Oh ! c’est lui que je veux ! l’entendre monter l’escalier, vite et fort, comme il va toujours !… En un moment tout va être changé, la maison pleine de rire et de gaieté. Tout tremblera de joie. La table, le foyer, tout rira de lumière. Grand appétit, récits rapides ! Son couvert sera là… Non, mieux ici ! Voilà bien son mets favori, le nôtre, à nous deux seuls (Fido n’en aura pas), un baiser par bouchée… Si le feu m’endormait, ou si je fais semblant, lui qui ne dort jamais saura bien m’éveiller… J’ai la coiffure qu’il trouvait si jolie… Mais j’ai tort. S’il est fatigué ?… Ou bien, s’il allait dire que je l’ai prise exprès pour la nuit ?… Je serais si honteuse ! »

Voilà ses naïves pensées, que peut-être j’aurais dû taire… Il est quatre heures, et l’on t’attend pour six ; mais déjà elle ne tient plus en place. Elle va, vient, regarde le soleil, se met à la fenêtre : « Qu’est-ce ceci ? le jour baisse, et mes fleurs voudraient se fermer. Les fumées montent des toits… Ces gens-là sont heureux ; ils sont rentrés déjà, les familles réunies… Que fait-il donc et où est-il ?… »

Par malheur ce jour-là, un obstacle imprévu, invincible t’arrête… Sept heures sonnent… Oh ! que le flot monte ! quel torrent d’imagination, de tristesse et de songes !… Sa douceur naturelle en est même ébranlée. Une larme d’impatience lui vient, et (le croirai-je ?) elle a frappé du pied. Déjà dix fois, vingt fois, la table et le feu, retouchés, améliorés, perfectionnés, ne font pas revenir le maître. L’inquiétude est au comble, et le pouls bat bien fort…

Mais l’escalier a retenti. De trois marches en trois marches, un jeune homme s’élance. Elle aussi… Comme une autre saurait se contenir, se faire valoir, attendre !… Mais la pauvre petite n’attend rien et se précipite, se noie dans ton baiser et s’évanouit dans tes bras.