La Femme (Michelet)/III/V

Hachette (p. 182-192).


V

COMMENT ELLE DONNE SON CŒUR


« Que de choses invraisemblables dans le récit qui précède ! Un étudiant amoureux ! un étudiant qui prend sa maîtresse pour confesseur ! un étudiant qui ne s’en tient pas à préparer ses examens ! un étudiant qui étudie !… Oh ! cela est trop absurde ! L’auteur ignore évidemment ce que c’est que les écoles. Il oublie ce temps si long qui doit passer encore pour arriver au métier, pour acheter une charge, se faire une clientèle, etc., etc. »

Vous m’éclairez. J’oubliais que tous les jeunes Français doivent être tous notaires, avoués, fonctionnaires, plumitifs et paperassiers, s’entasser indéfiniment dans deux ou trois professions effroyablement encombrées, dont le long noviciat fait qu’ils se marient très-tard, la plupart déjà usés.

Qui fait cela ? C’est surtout la prudence des mères qui veulent un gendre bien posé. Fonctionnaire est pour elles synonyme de stabilité, — sur cette terre de révolutions ! — Notaire ! comme ce mot-là sonne bien à leur oreille ! c’est pourtant le plus souvent l’homme d’avance obéré par l’acquisition de sa charge.

C’est ainsi que l’aveuglement de l’esprit de réaction, l’ignorance et la peur des femmes, font du peuple le plus aventureux de la terre le plus sottement timide, le plus inerte, le mollusque sur son rocher. L’Anglais, l’Américain, le Russe, ont la terre entière pour théâtre de leur activité. L’Anglaise trouve naturel d’épouser un négociant de Calcutta, de Canton. Elle suit son époux, officier, dans les dernières îles de l’Océanie. La Hollandaise, également acceptera un mari de Java ou de Surinam. La Polonaise ne craint pas, pour consoler l’exilé, d’aller vivre en Sibérie ; la persévérance de ces dévouements a créé, par delà Tobolsk, une admirable Pologne qui parle mieux que Varsovie. Mais prenons l’Allemagne même, qui chérit tant l’intérieur ; vous la voyez se répandre au loin dans les deux Amériques. Partout où la famille est forte, elle en est plus voyageuse, sûre de porter le bonheur avec elle. L’Amour crée partout la patrie ; il l’étend, il la multiplie. Avec l’Amour l’homme a des ailes.

Vous seuls en Europe ignorez que, si l’on ne vous habille en soldats, vous êtes le peuple sédentaire, le peuple prudent. Vous traînez où vous naquîtes ; mais on périt fort bien sur place, dans votre vie de loterie, dans vos tempêtes de bourse, et l’huître même y fait naufrage. Voilà votre stabilité, voilà les positions sûres pour lesquelles le mariage s’ajourne jusqu’à l’âge mûr, jusqu’à l’âge où la plupart, finis, n’ont plus que faire d’amour.




La Gaule et la vieille France furent le pays de l’espoir. On se fiait à l’avenir et on le faisait. On aimait, on épousait jeune. À l’âge où ceux-ci, éreintés, font une fin et prennent femme, on avait déjà depuis longtemps maison, famille et postérité.

Les enfants ne vivaient pas tous. Cependant ce peuple gai, amoureux et prolifique, a mis partout trace de soi. Nos Gaulois, aux temps anciens, avaient fait je ne sais combien de peuples en Europe et en Asie. Nos croisés du douzième siècle créèrent nombre de colonies. Nos Français du seizième et du dix-septième, par leur énergie, leur sociabilité facile, conquéraient le nouveau monde, et francisaient les sauvages. Qui arrêta cela ? Uniquement Louis XIV, qui, attaquant la Hollande, la donna à l’Angleterre, dès lors maîtresse des mers. Sans lui, nous aurions les deux Indes. Et pourquoi ? Nous étions aimés ; nous avions des enfants partout. Et les Anglais n’en ont nulle part (sauf un point, les États-Unis, où se porta, en corps de peuple, toute la masse des puritains).




Songez à tout cela, jeune homme. Et, sur le pavé de Paris, où vous avez tant ressources d’idées, d’arts et mille moyens de vous faire un homme, orientez-vous un peu, observez de tous côtés. Embrassez d’un regard hardi, sage, et l’ensemble de la science, et la totalité du globe, la généralité humaine. Aimez, et aimez la même, une femme aimante et dévouée, qui vous suive d’un grand cœur et dans l’incertain de la destinée, et dans l’audace inventive de vos courageuses pensées.

« Mais, monsieur, dit le jeune homme, veuillez comprendre pourquoi nous devenons si prudents, et d’une prudence de femmes. C’est que les femmes, les mères, nous font de telles conditions. Ces belles lois qui, dans les partages, les égalent à l’homme, les font riches et influentes, plus influentes que le père ; car celui-ci peut n’avoir qu’une fortune engagée, en jeu, et hypothétique, tandis que celle de sa femme, souvent gardée par un contrat, reste à part. Voilà pourquoi elle règne et fait ce qu’elle veut. Elle tire ses garçons du collège, pour les mettre je ne sais où. Elle donne sa fille à celui qui lui plaît. — Moi, par exemple, qui suis-je ? que serai-je ? ou que ferai-je ? Je ne le sais pas encore. Cela dépend d’une femme. Je suis favorisé de loin ; mais, de près, si je vais montrer la moindre audace d’esprit, elle aura peur, cette mère, reculera, gardera sa fille pour un homme posé et rangé. »

Il a raison, ce jeune homme. Une grande responsabilité, en ce moment, est à la mère. Elle a une énorme puissance pour faire ou défaire. Un mot d’elle peut opérer une profonde transformation. Le héros peut se ranger, devenir le bon sujet. D’autre part aussi, sur ce mot, s’il lui affermit le courage, un cœur jeune, amoureux, d’un seul bond, peut devenir grand.

Vous êtes femme et jeune encore, madame, mais déjà dans cette seconde jeunesse où augmente la prudence, où bien des choses ont pâli, où l’on se défie de la vie. De grâce, n’imposez pas déjà tant de sagesse à ceux-ci. N’exigez pas que ce jeune homme commence par la vieillesse. Vous l’aimiez, vous preniez plaisir à ses lettres enthousiastes. Eh bien, acceptez-le lui-même, comme il est, jeune et chaleureux. Votre fille n’y perdra pas. Agissez un peu pour elle. Consultez-la. Je parie qu’elle n’a pas tant peur que vous. Et, au fond, elle a raison d’être courageuse. Ces âmes-là, au premier essor, peuvent paraître excentriques par l’excès de leurs qualités. Mais il faut qu’il y ait trop pour qu’un jour il en reste assez. Mûries bientôt elles arrivent à la véritable force. Ce sont elles qui, ménagées, donneront l’idéal humain, de l’énergie dans la sagesse.




Voici nos jeunes gens rapprochés. J’aimerais à m’arrêter sur ce moment ravissant, agité, inquiet. Au reste, cela ne se dit guère. On est toujours trop au-dessous. On n’en saisit que la surface, le joli débat, ce doux semblant de dispute où se joue l’amour. Il tient un peu de la guerre, et dans une foule d’espèces, on ne s’approche qu’en tremblant. Il en est ainsi de la nôtre. L’allure vive de la force étonne un peu la demoiselle. Et, d’autre part, le jeune homme, pour peu qu’il aime vraiment, est dans une crainte extrême qu’on ne se moque de lui.

À tort. La femme, la vraie femme, est trop tendre pour être moqueuse. Notre demoiselle surtout, élevée comme on a vu, n’est nullement la bavarde, l’effrontée Rosalinde de Shakspeare ; — pas davantage la rieuse étourdie, à tête vide, qu’on voit trop souvent ici. Sa censure badine est légère ; une si douce petite guerre ne serait pas même sentie de nos jeunes gens à la mode. Mais celui-ci, moins blasé, s’émeut, frémit aux moindres choses. D’elle, il ne supporte rien. Il se trouble, répond de travers. Il souffre. Et, au même instant, voilà qu’elle souffre aussi. — Être sensible à ce point l’un pour l’autre, n’est-ce pas de l’amour ?




L’amour, qu’est-ce ? et comment vient-il ?

Comme on a écrit là-dessus ! et combien inutilement ! Ni le récit, ni l’analyse, n’y sert, ni la comparaison. L’amour est l’amour, une chose qui ne ressemble à aucune.

Une comparaison ingénieuse est celle que fait M. de Stendhal, celle du rameau qu’on jette aux sources salées de Saltzbourg. Deux mois après, on le retire changé, embelli d’une riche et fantastique cristallisation, girandoles, diamants, fleurs de givre. Tel est l’amour jeté aux sources profondes de l’imagination.

La comparaison allait à son joli livre, ironique et sensuel, sur l’Amour. Le fond pour lui est fort sec ; c’est une pauvre branche de bois, un bâton ; voilà le réel ; et le reste serait le rêve, la broderie, de vaine poésie, que nous y faisons à plaisir.

Excellente théorie pour stériliser à fond le plus fécond des sujets. Théorie banale, en réalité, malgré le piquant de la forme. C’est toujours la vieille thèse : « L’amour n’est qu’illusion. »

L’amour ! je n’ai rien trouvé de plus réel en ce monde.

Réel, comme seconde vue. Seul il donne la puissance de voir cent vérités nouvelles, impossibles à voir autrement.

Réel, comme création. Ces choses vraies, qu’il voyait, il les faisait telles. Pour la femme, par exemple, il est si doux d’être aimée, que, quand elle s’en aperçoit, ravie et transfigurée, elle devient infiniment belle. Belle on la voit, mais elle l’est.

Réel, comme création double et réfléchie, où le créé crée à son tour. Ce rayonnement de la beauté que notre amour fait dans la femme, il agit et rayonne en nous par nos puissances toutes nouvelles de désir, de génie et d’invention.

Comment le nommerons-nous ? Qu’importe ?… C’est le maître, le puissant et le fécond… Qu’il nous reste, et nous sommes forts. Lui de moins, sur cette terre, nous n’aurions rien fait de grand.




La surprise aide à sa puissance. Heureux, bienheureux le jeune homme si le hasard montre en lui quelque beauté imprévue ! Cela avance bien ses affaires.

Exemple : on trouvait qu’à Paris notre homme dépensait trop. Il se laissait accuser. On découvre que sur sa pension, se réduisant au minimum des premiers besoins, il nourrissait une famille pauvre. La demoiselle est attendrie. Elle parle peu ce jour-là et n’ose le regarder.

De crime en crime, on découvre que ce coupable jeune homme, tandis qu’on le pressait le plus de se poser dans sa carrière par les premiers succès d’école, qui de loin devait amener le grand succès d’établissement, s’est conduit comme l’ont fait le grand peintre Prud’hon et notre illustre physiologiste, M. Serres. Tous deux, sans autre fortune que leurs talents, dans un concours, s’ôtèrent le prix à eux-mêmes, travaillèrent pour un concurrent. Prud’hon envoya ainsi à Rome un rival qui, sans lui, n’eût pu continuer ses études. Serres, au concours de médecine, en 1815, ayant parmi ses camarades un pauvre Anglais interné, qui ne recevait rien de chez lui, et mourait de faim, imagina de concourir pour lui, réussit contre lui-même, et le fit ainsi placer élève à l’Hôtel-Dieu.

Un acte d’intrépidité, accompli dans un but humain, c’est encore un joli bouquet à offrir à celle qu’on aime. On n’a pas toujours ces hasards. Mais ils viennent à ceux qui sont dignes. Un homme tombé à la rivière, un incendie, un naufrage, cent choses en donnent l’occasion.

De tels actes emportent l’amour. Là, la femme est faible et très-tendre. Je confie cette recette à ceux qui ne sont pas aimés. Le seul moyen, c’est d’être beau. Du jour où luit cet éclair, elle reconnaît son maître, et elle se trouve sans force… À lui de n’en pas abuser.




Comment cela s’est-il fait ? je ne sais. Point de noce encore, mais il y a mariage.

Le père et la mère, amoureux de lui presque autant, l’ayant en si haute estime, respectent leurs tête-à-tête. Ils se fient… Ils ont raison.

Quelle sage conversation, quoique si tendre, si émue ! Elle cause insatiablement de ménage et d’arrangement, des soins de la maison future ; lui d’amour, des futurs enfants. Elle écoute, les yeux baissés, mais résignée, docilement. Elle n’a garde de l’arrêter et n’objecte pas un mot. Faut-il le dire ? elle est si douce, elle paraît si soumise, que lui, il se trouble, est tenté de savoir au vrai ce qu’il peut. La pauvrette pâlit fort. Elle ne lutte pas, mais palpite, n’en peut plus, l’haleine lui manque. Comment insister ? Elle chancelle, s’appuie sur lui, et enfin s’assoit vaincue d’émotion : « Épargne-moi, je t’en prie. C’est ta femme qui, pour quelques jours, te demande grâce ! » Elle met les deux mains dans sa main. « Après ce que tu as fait, je ne pourrais te résister. Mais tu me ferais du chagrin… Tu vois qu’ils se fient à toi… à toi seul. Ils m’ont vue si attendrie, qu’ils savent bien que je suis faible… Sauve-moi de moi, mon ami, défends-moi, protége-moi. Je ne me garde plus moi-même. »