La Femme (Michelet)/III/II


II

QUELLE FEMME AIMERA LE PLUS ? — CELLE DE MÊME RACE ?


L’Amour a son plan pour la terre. Son but serait d’en mêler, d’en fondre toutes les races dans un immense mariage. Ainsi de la Chine à l’Irlande, du pôle nord au pôle sud, tous seraient frères, beaux-frères, neveux. On connaît les parentés écossaises, par exemple les six mille Campbell, tous cousins. Il en serait de même pour l’humanité. Nous ne ferions plus qu’un seul clan.

Beau rêve ! mais nous ne devons pas y céder trop facilement. Dans une telle unité, où le sang de toutes les races se trouverait mêlé ensemble, en supposant, chose difficile, qu’il s’en fît une harmonie, je crois qu’elle serait très-pâle. Un certain élément neutre, incolore, blafard, en résulterait. Un nombre immense de dons spéciaux, très-exquis, auraient péri. Et la victoire définitive de l’amour, dans cette fusion totale, serait fatale à l’amour même.




Un livre fort et raisonné sur l’art des croisements humains nous serait bien nécessaire. Il ne faut pas croire qu’on puisse faire impunément ces mélanges. Faits d’une manière indiscrète, ils abaissent les races, ou avortent. Ceux qui réussissent n’ont guère lieu qu’entre des races sympathiques, qui peuvent sembler opposées, mais ne le sont pas au fond. Du nègre au blanc, nulle opposition anatomique qui soit d’importance. Les métis vivent et sont très-forts. Au contraire, entre le Français et l’Anglais, qui semblent si proches parents, il y a, dans le squelette même, une différence profonde. Leurs métis ou sont peu viables, ou sont nains, ou, dans l’ensemble, offrent une discordance visible.

Entre le Français et l’Allemande, les résultats varient beaucoup. Lui, il trouve un grand attrait dans ce mariage. Sec, aduste, ardent d’esprit, il jouit fort par contraste de cette fraîcheur morale. La musique, le sens de la nature, une grande débonnaireté, lui rendent la vie fort douce, quoique peut-être un peu monotone. L’enfant (s’il y a enfant) ne vit pas toujours. Le plus souvent il est faible, agréable. Rarement il conserve l’étincelle paternelle. Ni Français, ni Allemand, il devient européen.

Je demandai un jour à un très-habile jeune homme qui dressait des oiseaux savants à lire et à calculer, si ses petits héros n’étaient pas ainsi surélevés au-dessus de leurs espèces par des croisements habiles, s’ils n’étaient point des métis ? « Au contraire, dit-il, ils sont de race très-pure, non mêlés, non mésalliés. »

Ceci me fit réfléchir sur la tendance actuelle que nous avons aux croisements, et sur la croyance, souvent inexacte, que le métis, cumulant les dons des deux éléments simples, est nécessairement supérieur.

Entre ceux de nos grands écrivains que j’ai pu connaître, trois seulement sont des métis. Six sont de très-purs Français. Et encore les trois métis n’étant pas étrangers de père, mais seulement de grands-pères, ont trois quarts d’éléments français, une très-forte prédominance de la sève nationale.




Une chose fort à considérer, qui semblera un paradoxe, c’est que les femmes étrangères, de races très-éloignées de nous, sont plus faciles à connaître que les Européennes, surtout plus que les Françaises.

Si j’épouse une Orientale, je devine assez aisément ce que sera mon mariage. Là, on peut juger, prévoir, par grandes classes (race, peuple, tribu), ce que sera la femme d’Asie. Même en Europe, celui qui épouse une Allemande, qui se l’approprie, la transplante, est à peu près sûr d’avoir la vie douce. L’ascendant de l’esprit français met toutes les chances pour lui.

Mais les races où la personnalité est très-forte ne peuvent pas rassurer ainsi. On dit que les Circassiennes désirent elles-mêmes être vendues, sûres de régner où qu’elles aillent, et de mettre leur maître à leurs pieds. Il en est à peu près ainsi de la Polonaise, de la Hongroise, de la Française, énergies supérieures de l’Europe. Elles ont souvent l’esprit viril, souvent épousent leurs maris, bien plus qu’elles n’en sont épousées.

Donc, il faut les bien connaître, les étudier d’avance, savoir si elles sont femmes.

La personnalité française est la plus vive, la plus individuelle de l’Europe. Donc, aussi, la plus multiple, la plus difficile à connaître. Je parle surtout des filles. Les hommes diffèrent bien moins, moulés qu’ils sont par l’armée, par la centralisation, par un cadre d’éducation quasi identique.

D’une Française à une Française, la différence est infinie ; et, de la fille française à la même devenue femme, grande encore est la différence. Donc, la difficulté du choix n’est pas petite, — mais petite est la prévision de l’avenir.

En revanche, quand elles se donnent et quand elles persévèrent, elles permettent une communication plus réelle, je crois, et plus forte, qu’aucune femme de l’Europe. L’Anglaise, une excellente épouse, obéit matériellement, mais reste toujours un peu têtue et ne change guère. L’Allemande, si bonne et si douce, veut appartenir, veut s’assimiler, mais elle est molle, elle rêve, et, malgré elle, elle échappe. La Française donne une prise, la Française réagit ; et, quand elle reçoit en elle le plus fortement vos pensées, elle vous renvoie le charme, le parfum personnel, intime, de son libre cœur de femme.

Un jour que je revoyais, après vingt années d’absence, un Français établi en pays étranger et qui s’y était marié, je lui demandai en riant s’il n’avait pas épousé quelque superbe rose anglaise, ou une belle blonde Allemande. Il répondit sérieusement, non sans quelque vivacité : « Oui, monsieur, elles sont très-belles, plus éclatantes que les nôtres. Je les compare à ces fruits splendides que les jardiniers amènent au plus grand développement, les magnifiques fraises ananas. La saveur n’y manque pas, et cela emplit la bouche ; on n’y regrette que le parfum. J’ai préféré la Française, et celle du Midi encore ; car c’est la fraise des bois. »




Quoi qu’il en soit de cette comparaison poétique d’un nouveau marié, il reste sûr et certain que la personnalité de la Française est très-forte en bien et en mal. Donc, les mariages en France devraient être circonspects, préparés par une étude sérieuse. Et c’est le pays de l’Europe où l’on se marie le plus vite.

Cela ne vient pas uniquement des rapides calculs d’intérêts, qui, une fois arrangés, entraînent la conclusion du mariage ; cela tient au grand défaut de la nation, l’impatience. Nous avons hâte en toute chose.

Je crois que le mal s’aggrave. À mesure que, dans les affaires, nous devenons plus sérieux, il semble que la précipitation augmente dans les choses du cœur. Notre langue a perdu nombre de mots élégants, gracieux, qui marquaient les degrés, les nuances de l’amour. Aujourd’hui, tout est bref et dur. Le fond du cœur n’a pas changé ; mais, ce peuple surmené par les guerres, les révolutions, la violence des événements, est trop tenté de voir en tout une exécution, un coup de main. Le mariage de Romulus, par enlèvement, n’aurait que trop plu à ceux-ci. Il leur faut des razzias. C’est, je dirais presque, le viol par contrat. Les victimes en pleurent parfois, pas toujours ; elles s’étonnent peu, en ce temps de loteries (loteries de bourse, de guerre, de plaisir, de charité, etc.), d’être aussi mises en loterie. Le lendemain, il n’est pas rare que ces mariages fortuits vous démasquent brusquement comme une batterie imprévue d’irréparables malheurs, de ruine et de ridicule, qui vous frappent en pleine poitrine.

Physiologiquement, de telles unions, souvent impossibles, créent des avortons, des monstres, qui meurent ou qui tuent leur mère, qui la rendent malade à jamais, enfin qui font un peuple laid. Moralement, c’est bien pis. Le père, en mariant ainsi sa fille, n’ignore pas la consolation qu’elle acceptera bientôt. Le mariage, dans ces conditions, constitue, régularise l’universalité de l’adultère, le divorce dans l’intimité, trente années souvent d’ennui, et dans la couche conjugale un froid à geler le mercure.




Nos paysans d’autrefois tenaient fort à épouser celle qu’ils connaissaient le mieux, la parente. Pendant tout le moyen âge, ils ont lutté contre l’Église, qui leur défendait la cousine. La défense, d’abord excessive (jusqu’au septième degré, plus tard jusqu’au quatrième), n’existe plus réellement ; on a, tant qu’on veut, dispense pour épouser et sa cousine germaine, et sa nièce, et la sœur de sa première femme. Qu’arrive-t-il ? c’est que, maintenant qu’on en a la facilité, très-peu de gens en profitent.

Les casuistes, esprits faux qui presqu’en tout ont eu l’art de trouver l’envers du bon sens, disent plaisamment ici : « Si l’amour du mariage s’ajoute à l’amour de la parenté, cela fera trop d’amour. » L’histoire dit précisément que c’était tout le contraire. Chez les Hébreux, qui d’abord avaient le mariage des sœurs, on voit que les jeunes gens, loin de s’en soucier, cherchaient hors de la famille, hors du peuple même, couraient les filles philistines. Chez les Grecs, où l’on pouvait épouser la demi-sœur, ces mariages étaient très-froids, infiniment peu productifs. Solon se croit obligé d’écrire dans la loi que les maris sont tenus de se souvenir de leur femme, une fois seulement par décade. On renonça au mariage des sœurs. Les Romains n’épousèrent plus que leurs cousines.

En réalité, le mariage doit être une renaissance. Le beau moment où la fiancée entre dans la maison de noces manquait avec la sœur. Cette noble citoyenne grecque, telle que nous la voyons encore aux marbres du Parthénon, elle n’entrait pas dans cette maison ; elle y était dès sa naissance, assise au foyer paternel ; elle représentait fidèlement l’esprit du père et de la mère, la vieille tradition connue ; elle devait se prêter peu aux jeunes idées du frère époux, à la mobilité d’Athènes. Toute magnifique qu’elle fût, elle était un peu ennuyeuse. La race n’y perdait pas, ce fut la plus belle du monde, mais l’amour y perdait trop ; il renouvelait peu la famille.

La Grèce ne s’en souciait guère. Elle craignait la fécondité. Elle ne voulait rien autre chose que fortifier le génie natif, en portant au plus haut degré la vigueur de chaque lignée et son originalité propre. Elle visait — nullement au nombre, — mais simplement au héros. Elle l’obtint et par la concentration des races énergiques, et par un crescendo inouï d’activité, qui, il est vrai, en peu de temps, usa et tarit ces races.

Les éleveurs de chevaux de course n’ont pas d’autre art que celui-là. C’est par des mariages persévérants entre très-proches parents qu’ils créent des spécialités étonnantes de bêtes héroïques. En les unissant entre eux, ils y accumulent la séve de race. Une persévérance d’un siècle dans cette voie finit (vers 89) par produire Éclipse, ce mâle des mâles, cette flamme qui courait plus vite que la voix et le regard, avec qui aucun cheval n’affronta plus le concours, et qui, par ses quatre cents fils, pendant vingt ans, emporta les prix de toute l’Europe.

J’ai lu tout ce qu’on a écrit, dans les derniers temps, sur cette matière. Ce qui paraît vraisemblable, c’est que les mariages entre parents qui peuvent affaiblir les faibles et les faire dégénérer, fortifient au contraire les forts. J’en juge, non pas seulement par l’ancienne Grèce, mais par la France de nos côtes. Nos marins, gens avisés, qui vont partout, connaissent tout, et ne se décident pas, comme des paysans, par les routines locales, épousent généralement leurs cousines, et n’en sont pas moins une élite de force, d’intelligence et de beauté.

Le vrai danger, dans ces unions, c’est un danger moral. Il est réel pour tout autre que le marin, affranchi, par sa vie errante, des influences trop fortes du foyer. Ce n’est pas sans raison grave que, de moins en moins, en France, on épouse les parentes (voyez la statistique officielle). Par le charme des souvenirs communs, ce mariage risquait de retenir fortement l’homme dans les liens du passé.

La Française, particulièrement, qui influe par son énergie, par le bien qu’elle a apporté (car la loi la favorise plus qu’aucune femme d’Europe) ; si de plus elle est parente, et appuyée des parents, peut devenir au foyer un puissant instrument de réaction, un sérieux obstacle au progrès. Imaginez ce que peut être la double force de la tradition à la fois domestique et religieuse, pour entraver, arrêter tout. À chaque pas réclamation, discussion, tout au moins tristesse, force d’inertie. Dès lors, on ne peut rien faire, on ne peut plus avancer. — Un joli Véronèse, au Louvre, exprime cela parfaitement. La fille de Loth est si lente à quitter la vieille cité qui s’écroule sur sa tête, que l’ange la prend par le bras, la traîne, et avec tout cela elle trouve encore moyen de n’avancer point, disant : « Attendez seulement que j’aie remis mon soulier. »

Nous n’avons plus le temps, ma belle. — Reste là en statue de sel, avec madame ta mère. Nous devons aller en avant. — Mais non, nous n’irons pas seuls. Laisse-toi porter seulement, si tu ne peux pas marcher. La vigueur de l’homme moderne qui entraîne avec lui des mondes, pour t’enlever, faible et légère, n’en sera pas bien retardée.




Si la parente n’a pas l’éducation spéciale qui l’associe au progrès, il faut préférer l’étrangère (je ne dis pas l’inconnue).

Il faut, dis-je, la préférer en deux cas où on la connaît mieux que la parente même.

Le premier cas est celui que j’ai posé au livre de l’Amour, lorsqu’on se crée soi-même sa femme. C’est le plus sûr. On ne connaît bien que ce qu’on a fait. J’en ai sous les yeux des exemples.

Deux de mes amis, l’un artiste éminent, l’autre écrivain distingué, fécond, ont adopté, épousé deux jeunes personnes toutes neuves, sans parents, sans culture aucune. Simples, gaies, charmantes, uniquement occupées de leur ménage, mais associées peu à peu aux idées de leurs maris, elles ont, en dix ou douze ans, eu leur transformation complète. Même simplicité extérieure, mais ce sont intérieurement des dames de vive intelligence, qui comprennent parfaitement les choses les plus difficiles. Qu’a-t-on fait pour arriver là ? Rien du tout. Ces hommes occupés et extrêmement productifs, n’ont donné à leurs femmes aucune éducation expresse. Mais ils ont pensé tout haut, à toute heure communiqué leurs sentiments, leurs projets, l’intention de leurs travaux. Et l’amour a fait le reste.

Le succès n’est pas toujours le même, je le sais. Un de mes parents échoua dans une semblable tentative. Il se choisit pour femme une enfant créole, d’une classe bourgeoise et mondaine, avec une belle-mère coquette, qui de bonne heure gâta tout. Il avait fort couru le monde, et alors était devenu fonctionnaire, employé aux Finances. Il rentrait triste et fatigué. Il n’avait nullement l’entrain, l’ardeur de ces grands producteurs qui, étant toujours en travail, ont toujours beaucoup à dire et peuvent vivifier incessamment un jeune cœur. Je reviendrai sur tout cela.




L’autre cas est celui où, de deux hommes unis de cœur, de foi, de principes, l’un donne sa fille à l’autre, une enfant élevée, formée dans ces principes et cette foi. (Voyez plus loin le chap. IV.)

Cela supposerait un père tel qu’on l’a vu dans notre premier livre, sur l’éducation. Cela supposerait une mère. Deux phénix. Si on les trouvait, à la seconde génération, on pourrait réaliser une chose aujourd’hui impossible, et qui le sera moins dans l’avenir : l’hypothèse de deux enfants élevés l’un pour l’autre, non pas ensemble, mais dans une heureuse harmonie, se connaissant de bonne heure, se revoyant par moments, à de grands intervalles, de manière à devenir leur rêve mutuel.

Tout cela (bien entendu), libre pour les deux jeunes cœurs. Mais avec un peu d’adresse, on crée, on cultive l’amour. La nature est une si aimable conciliatrice ! L’éducation en partie double semble, au fond, la seule logique pour l’homme et la femme dont chacun n’est qu’une moitié.

L’idéal oriental d’un même être divisé qui veut toujours se rejoindre, c’est le vrai. Il faut compâtir, les aider, ces pauvres moitiés, à retrouver leur parenté et refaire l’unité perdue.