La Femme (Michelet)/III/III

Hachette (p. 161-170).


III

QUEL HOMME AIMERA LE MIEUX ?


S’il est dans la vie de la femme une époque redoutable, c’est le mariage de sa fille. Le meilleur, le plus doux mariage est pour elle le renversement de l’existence. La maison hier était pleine, et la voilà vide. On ne s’était pas aperçue de toute la place qu’occupait cette enfant, on était trop habituée à un bonheur si naturel ; on ne s’aperçoit pas non plus de la vie, de la respiration. Mais qu’une minute seulement la respiration nous manque, on étouffe, on va périr.

Combien différente est la situation pour la mère qui dit : « Mon fils se marie, » et pour celle qui dit : « Je marie ma fille. » L’une reçoit et l’autre donne. L’une enrichit sa famille d’une aimable adoption. L’autre, après le bruit de la noce, va rentrer chez elle si pauvre ! Dirai-je sevrée de sa fille ? dirai-je veuve de son enfant ? non, on ne peut pas le dire. Il faut regretter toujours un mot qui manque à nos langues, ce mot grave, plein de deuil : orba.


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Ce qu’elle livre, c’est elle-même. Et c’est elle qui va être bien ou mal traitée dans cette maison étrangère. Elle y vit d’imagination. Cet homme, amoureux aujourd’hui, comment sera-t-il demain ?… Et encore, lui-même, le gendre, c’est le plus facile. Mais, comment sera sa famille, sa mère qu’il aime, qui le gouverne, qui règne dans la maison ? Que de moyens elle aurait de désoler la jeune femme, peut-être de la briser pour peu qu’elle lui déplût ! Donc, la mère de celle-ci doit, pour protéger sa fille, la ménager, lui faire sa cour.

Je comprends bien l’inquiétude, la vive préoccupation de celle qui, la première fois, aperçoit son futur gendre, je veux dire du moins le jeune homme qui pourrait le devenir. Oh ! que je suis de moitié dans ses sentiments intérieurs. Elle est souriante, gracieuse, mais au fond combien émue !… Vraiment, c’est sa vie ou sa mort. Ce jeune homme, quel est-il ? son rival. Plus il sera aimable, aimé, et plus il fera oublier la mère.

Moment curieux à observer, jamais la femme n’est si intéressante. Ce combat d’émotions, contenu, mais transparent, lui donne un charme de nature dont on ne peut se défendre. Elle est belle de sa tendresse et de son abnégation, belle de tant de sacrifices. Que n’a-t-elle pas fait et souffert pour créer cette fleur accomplie ? Une telle fille, c’est la vertu visible de sa mère, sa sagesse et sa pureté. Comme toute femme, elle a pu avoir ses ennuis, ses rêves ; et elle a tout repoussé avec ce seul mot : « Ma fille ! » Elle s’est tenue au foyer entre Dieu et son mari, donnant ses belles années au devoir, à la culture de cette douce espérance. Et, maintenant, comment s’étonner si le pauvre cœur bat si fort ?… Il est, ce cœur, sur son visage, quoiqu’elle fasse, et par moments, il éclate, attendrissant, adorable, dans le rayonnement de ses beaux yeux humides… Grâce, madame, soyez moins belle ! Ne voyez-vous pas qu’on se trouble et qu’on ne sait plus ce qu’on dit ?




C’est une tentation bien forte pour elle d’user de ce pouvoir. Elle voit qu’il ne tient qu’à elle d’envelopper le jeune homme, d’en faire tout ce qu’elle voudra. Elle deviendrait maîtresse absolue du futur ménage, elle débarrasserait sa fille des influences tyranniques de sa nouvelle famille. Elle lui ferait, jour par jour (que ne peut une femme d’esprit ? ), un bon mari, doux, docile. Lui confier la chère idole, avant d’être sûre de lui, cela lui semble impossible. Il faut le conquérir, ce gendre. Et la voilà jeune encore, qui, à l’étourdi, se lance dans d’imprudentes coquetteries. Elle croit pouvoir s’arrêter, se retirer à volonté. Qu’arrive-t-il ? Il perd la tête, parfois veut des choses insensées, ou bien s’éloigne et se retire. Cependant le mariage est annoncé, déjà publié, la demoiselle compromise. Comment se tirer de là ?…

Est-ce un roman que je fais ? Non, c’est ce que j’ai vu plus d’une fois, et ce que l’on voit fréquemment. La mère aime tant sa fille que, pour la bien marier, il lui arrivera de subir les plus étranges conditions. Déplorable arrangement qui bientôt les laisse tous trois pleins de tristesse et de dégoût.




Les plus sages, les plus raisonnables, ont presque toutes ce défaut de chercher, de choisir un gendre, comme pour elles, et non pour leurs filles, de consulter leur fantaisie, un certain idéal, plus ou moins romanesque, que la plupart ont dans l’esprit.

Double idéal, mais toujours faux. Qu’on me permette de parler franchement.

Elles aiment l’énergie mâle, la force, et elles ont raison. Mais c’est beaucoup moins la force productive et créatrice, que l’énergie destructive. Étrangères aux grands travaux, ignorant parfaitement ce qu’il y faut de force d’âme, elles ne comprennent de vaillance que les audaces éphémères qui suffisent aux champs de bataille, et, croient, comme les enfants, que le beau, c’est de casser tout. Notez encore que les braves en paroles, près d’elles, ont tout l’avantage. Elles comptent peu le vrai brave qui se tait, hausse les épaules.

Elles ne jugent pas plus sainement dans le doux que dans le fort. Elles trouvent un grand attrait dans celui qui leur ressemble, la poupée qui n’est d’aucun sexe. Elles placent fort maladroitement un petit roman sensuel sur celui qui n’est bon à rien, un page-fille, Chérubin, un berger d’opéra-comique, Némorin, plus femme qu’Estelle. Dans les romans qu’elles écrivent, dit très-bien Proudhon, elles n’arrivent jamais à créer un homme, un vrai mâle ; leur héros est un homme-femme.

Maintenant, dans la vie réelle, et dans cette grande affaire où la mère choisit pour la fille, elles font comme dans leurs romans. Leur préférence est souvent, presque toujours pour l’homme-femme, le bon sujet qui pense bien. D’abord, elles sont flattées de se sentir plus énergiques, vraiment plus hommes que lui. Elles croient qu’elles le gouverneront. En quoi souvent elles se trompent. Le fade et doucet personnage est le plus souvent un matois qui s’aplatit pour arriver, au dedans fort égoïste, et qui demain paraîtra ce qu’il est, dur, sec et faux.




Madame, en chose si grave, où il s’agit de votre vie, bien plus, de celle à qui cent fois vous sacrifieriez cette vie, me permettez-vous de laisser les précautions, les vains détours, de dire des paroles vraies ?

Savez-vous bien ce qu’il faut à votre charmante fille, qui ne dit rien, ne peut rien dire… Mais son âge parle, et la nature. Respectez ces voix de Dieu !

Eh bien ! il lui faut un homme.

Ne riez point. Cela n’est pas aussi commun que vous croyez.

Il lui faut un homme amoureux. — J’entends, qui reste amoureux, qui le doive être toujours.

Il lui faut un bras et un cœur, — un bras solide qui l’appuie et lui aplanisse la vie, — un cœur riche où elle puise, où elle n’ait qu’à toucher pour voir jaillir l’étincelle.




La femme est conservatrice. Elle désire la solidité. Et quoi de plus naturel ? Il faut un sol ferme et sûr pour le foyer, pour le berceau.

Tout remue. Où trouverons-nous la fermeté que vous voulez ?

Nulle place, et nulle propriété, dans le temps où nous vivons, ne peut promettre cela. Regardez, non pas la France, non le continent, cette mer de sable, où tout va et vient. Non, regardez l’île sainte de la propriété, la vieille Angleterre. Si vous exceptez cinq ou six maisons, et fort peu anciennes, toute propriété a changé de main, et souvent, depuis deux cents ans.

Une seule chose est solide, madame, et nulle autre : la foi.

Il vous faut un homme de foi.

Mais j’entends : de foi active.

« C’est-à-dire : un homme d’action ? » — Oui, mais d’action productive, — un producteur, un créateur.

Le seul homme qui ait quelque chance de stabilité en ce monde, c’est celui dont la forte main en fait le renouvellement, celui qui le crée, jour par jour ; — et, détruit, pourrait le refaire.

Les hommes qui ont cette action, qui, dans l’art ou dans la science, dans l’industrie, dans les affaires, opèrent avec cette énergie, — peu importe qu’ils formulent leur credo, — ils en ont un.

Ils ne sont plus dans les brouillards du vieux fantastique, qui doutait des réalités et ne donnait foi qu’aux songes. Ils croient fortement que ce qui est, est.

« Belle merveille ! » direz-vous. Oui, madame, belle, et très-récente. C’est la foi aux choses prouvées, c’est la foi dans l’observation, dans le calcul, dans la raison.

Voulez-vous savoir le secret du crescendo de l’activité moderne, qui fait que, depuis trois cents ans, chaque siècle agit, invente, infiniment plus que le siècle qui précède ? Cela tient à ce que, sous nos pieds, s’affermit la certitude. La vigueur de notre action augmente par la sécurité que nous donne un sol plus solide. Au seizième, Montaigne doutait. Je l’excuse encore ; l’ignorant ne soupçonnait pas l’affermissement d’esprit que donnaient déjà les grands précurseurs. Pascal, au dix-septième, douta parce qu’il voulait douter ; par Galilée et tant d’autres, le terrain était solide. Aujourd’hui, trente sciences nouvelles, bâties de milliards de faits, observés et calculés, ont fait de ce terrain un roc. Frappez du pied fortement ; ne craignez rien, c’est le roc inébranlable du vrai.

L’homme moderne sait ce qu’il veut, ce qu’il fait et où il va.

Quels sont les sceptiques aujourd’hui ? ceux qui ont intérêt à l’être, ceux qui ne veulent pas s’informer, ni savoir dans quel temps ils vivent ; ceux qui, se réservant toujours de varier, craignent d’avouer qu’il y a tant de choses invariables. Quand ils professent le doute, je dis : « Combien votre doute vous rapporte-t-il ? »




Est-ce à dire que les hommes actifs et productifs de ce temps ont la connaissance complète de cette trentaine de sciences qui font notre sécurité ? Non, ils en savent seulement les grands résultats, ils en ont l’esprit, ils les sentent sous eux, et solides, et vivantes, ces sciences. À tout moment, s’ils se baissent, ils reprendront dans la terre maternelle de la vérité, une incalculable force.

Et voilà la vraie différence entre nos pères et nous. Ils s’agitaient dans un marais, eau terreuse ou terre aqueuse, et, comme leur pied glissait, ils ne faisaient rien de leurs mains. Mais nous, comme nous ne glissons plus, nous faisons beaucoup de nos mains et beaucoup de notre esprit, beaucoup de notre invention. Nous inventons dix fois plus que le siècle de Voltaire, qui inventa dix fois plus que le siècle de Galilée, qui inventa dix fois plus que le siècle de Luther. Voilà ce qui nous rend gais, quoi qu’il arrive, voilà ce qui nous fait rire, et nous fait arpenter la vie d’un ferme pas de géants.

Quiconque se sent en puissance, c’est-à-dire plein, fort, productif, créateur et générateur, a un fonds inépuisable et de gaieté sérieuse (c’est la vraie), et de courage, et d’amour aussi, madame.

Donnez cet homme à votre fille, un homme qui soit toujours au-dessus de ses affaires, qui la mêle à son action, qui l’entraîne en son tourbillon. J’ose répondre qu’il aimera, et qu’à toute heure de jour, de nuit (cet unique point contient tout), il aura beaucoup à lui dire.