La Femme (Michelet)/II/VIII


VIII

LE PETIT MÉNAGE. — LE PETIT JARDIN


Si on donne à la petite fille le choix entre les jouets, elle choisira certainement des miniatures d’ustensiles de cuisine et de ménage. C’est un instinct naturel, le pressentiment d’un devoir que la femme aura à remplir. La femme doit nourrir l’homme.

Haut devoir, devoir sacré ! Il l’est surtout dans nos climats où le soleil, moins puissant que celui de l’équateur, n’achève pas la maturité de beaucoup de végétaux, ne les mûrit pas au point où l’homme puisse les assimiler. La femme continue le soleil ; elle sait à quel degré l’aliment, cuit et adouci, peut être approprié à lui, passer dans sa circulation, refaire son sang et ses forces.

C’est comme un autre allaitement. Si elle pouvait suivre son cœur, elle nourrirait son mari, ses enfants, d’elle-même, du lait de ses mamelles. Ne le pouvant, elle emprunte l’aliment à la nature, mais elle le leur donne bien autre, mêlé d’elle et par la tendresse devenu délicieux. Du pur froment, solide et fort, elle fait le gâteau sacré où la famille communie de son amour. Le lait prend cent formes par elle ; elle y met sa fine douceur, ses parfums, et il devient crème légère et éthérée, un aliment de volupté. Les fruits éphémères que l’automne verse à torrents pour les perdre, elle les fixe, les enchante. Dans un an encore, ses enfants émerveillés verront sortir du trésor de sa prévoyance les fugitives délices qu’ils croyaient fondues bien avant les premières neiges d’hiver. Les voici, à son image, inaltérablement fidèles, purs et limpides, comme sa vie, transparents, comme son cœur.

Oh ! la belle et douce puissance ! Véritable enfantement. Création de chaque jour, lente, partielle, mais continue. — Elle les fait et les refait corps et âme, humeur, énergie. Elle augmente, diminue leur activité, tend le nerf et le détend. Les changements sont insensibles, et les résultats profonds. — Que ne peut-elle ? L’enfant léger, joueur et rebelle, change, est disciplinable et doux. L’homme, entamé par le travail, et l’excès de volonté, peu à peu rajeunit par elle. Un matin, le cœur plein d’amour, il dit : « Je revis tout en toi. »

Au reste, quand cette grande puissance est sagement exercée, elle n’a pas besoin de refaire, de guérir. Elle n’a que faire de médecine. Elle est la suprême médecine, créant la santé jour par jour, l’équilibre harmonique, et fermant la porte à la maladie. Quel cœur de femme, de mère, pourrait, en songeant à cela, marchander avec la nature, alléguer quelques dégoûts !

L’amour est spiritualiste, et dans tout ce que demande la vie de l’objet aimé, il ne voit rien que l’esprit. Les nobles et hauts résultats que ces humbles soins obtiennent, les élèvent, les ennoblissent, et les rendent chers et doux.

Une jeune dame distinguée, délicate et maladive, n’aurait cependant laissé à personne la cuisine de son rossignol. Cet artiste ailé est comme l’homme ; pour refaire son foyer brûlant, il voudrait la moelle des lions. Il lui faut la viande et le sang. La domestique de cette dame y aurait eu répugnance. Elle aucune ; elle n’y voyait que le chant, l’âme amoureuse à qui elle allait rendre force. Il recevait de sa main le banquet de l’inspiration (le sang, le chanvre et le pavot), la vie, l’ivresse et l’oubli.



Fourier a très-bien remarqué que les enfants ont le goût de la cuisine et y aident volontiers. Est-ce singerie ? gourmandise ?

Mais je ne suis pas d’avis d’encourager la singerie, comme il le conseille. Je n’aime pas non plus, lorsqu’il s’agit d’une chose qui sera si grave, qu’on habitue cette enfant à s’en faire un jeu, à perdre le temps en petits gâchis pour le repas de sa poupée. J’aime mieux qu’on attende un peu plus, et que, quand elle est devenue adroite, et déjà sérieuse par ses essais de jardinage, sa mère l’initie à une fonction où la vie de son père est intéressée, où celui qui les nourrit est nourri par elles, où pour la première fois l’enfant peut le servir, heureuse de l’entendre dire au repas : « Merci, ma fille. »

Chaque art développe en nous quelques qualités nouvelles. Le ménage et la cuisine exigent à un haut degré la propreté la plus exquise, et passablement de dextérité. L’égalité d’humeur et de caractère y fait beaucoup plus qu’on ne croit. Nulle personne brusque, variable, n’y peut mener à bien les choses. Un sens juste de mesure précise y est nécessaire. Ajoutez, au plus haut degré, l’à-propos, la décision, pour finir où il faut finir et savoir s’arrêter à point.

Mettez en face les dons, plus graves encore, qu’exige la culture du jardin. Il n’était qu’un amusement, mais, dès qu’il est compris, soigné, dans son rapport avec la vie, la santé de ceux qu’on aime, quand le jardin est l’auxiliaire du ménage, il devient chose importante, et on le cultive bien mieux. Observer et tenir compte de nombre de circonstances variables ; respecter le temps et dompter ses impatiences puériles, soumettre sa jeune volonté à la loi générale ; employer son activité, mais savoir qu’elle n’est pas tout, et reconnaître le concours de la nature ; finalement, manquer souvent, ne se décourager jamais ; — c’est la culture, c’est le travail mêlé de tous les travaux ; — c’est au complet, la vie humaine.

Cuisine et jardin sont deux pièces du même laboratoire, travaillant pour le même but. La première achève au foyer la maturation que l’autre commença par le soleil. Ils échangent entre eux leurs puissances. Le jardin nourrit la cuisine, la cuisine nourrit le jardin. Les simples eaux de ménage qu’on jette au loin avec dégoût, sont acceptées (si j’en crois un horticulteur distingué), comme un excellent aliment par les pures et nobles fleurs. Ne méprisez rien. Le dernier rebut, le moindre débris du café, est avidement saisi par les végétaux, comme une flamme, un esprit de vie ; au bout de trois années entières, ils en sentent encore la chaleur.

Il faut dire à votre enfant ces lois nécessaires de la vie. Ce serait une sotte réserve de lui laisser ignorer l’alternation de la substance, sa circulation naturelle. Nos dédaigneuses demoiselles qui ne connaissent les plantes que pour les couper, ne savent pas que la fleur mange aussi bien que l’animal. Comment vivent-elles, elles-mêmes ? Elles se gardent de le deviner. Elles ont bon appétit, absorbent, mais sans reconnaissance, sans songer au devoir de restituer. Il le faut pourtant, par la mort surtout ; et il le faut constamment par la série de sueurs, de mues, de diminutions de nous-mêmes, de pertes et petites morts quotidiennes que nous impose la nature, au profit des vies inférieures.

Ce circuitus fatal n’est pas certes sans grandeur. Il a un côté fort grave, qui touchera le cœur de l’enfant d’une salutaire émotion, c’est que notre affaiblissement de chaque jour nous condamne à chercher la force où elle est accumulée, chez les animaux nos frères, et à vivre de leur vie.

Double leçon. Nullement inutile à la jeune fille, au premier élan d’orgueil que donneront l’âge et la beauté, l’intensité de la vie, qui leur font penser par moments : « Je suis ; le reste est peu de chose. La fleur et le charme du monde, c’est moi, et le reste un rebut. »

Fleur ? beauté ? jeunesse ? d’accord. Oui, mais n’oublie pas à quel prix. Sois modeste, souviens-toi des conditions humbles, sévères, auxquelles la nature vend la vie. Mourir un peu chaque jour, avant de mourir tout à fait ; et chaque jour, à cette table riante et parée, renaître, hélas ! par la mort d’innocentes créatures.




Que du moins ils soient heureux, ces animaux, tant qu’ils vivent. Enseignons bien à l’enfant leur droit d’exister, le regret et la pitié qu’on leur doit, même lorsque le besoin de notre organisation nous force de les détruire. Il faut lui apprendre avec soin les utilités qu’ils ont, ou eurent tous, même ceux qui aujourd’hui peuvent nous nuire. L’enfant est très-poétique, mais peu poëte. Cependant, elle sentira, ma petite, par l’instinct de son cœur charmant, ce qui toucherait moins son esprit. La maternité héroïque de l’oiseau, construisant son nid avec tant de peine, subissant pour ses enfants tant d’épreuves si pénibles, la frappera à coup sûr. Et ce n’est pas sans respect, une sorte de religion, qu’elle verra chez la fourmi, chez l’abeille, un génie bien autrement artiste encore, que la maternité inspire. L’immense travail de la fourmi, remontant, descendant ses œufs, par l’échelle bien calculée de ses trente ou quarante étages, selon l’air et le soleil et toutes les variations de température, la remplira d’admiration. Dans ces infiniment petits, elle verra la première lueur, le ravissant premier rayon du haut mystère qu’on lui ajourne, le grand, l’universel Amour.




Comme je sais qu’il n’y a ici-bas de bonheur qu’un seul, créer et créer toujours, j’ai tâché à tout âge qu’elle fût heureuse, c’est-à-dire qu’elle créât.

À quatre ans, dans ses jolies mains, j’ai mis des matériaux, formes régulières (analogues aux premiers essais d’association que fait la nature, aux cristaux), et avec ces cristaux de bois, associés à sa manière, elle fit de petites maisons et autres œuvres enfantines.

Plus tard, on lui a montré comment Nature, associant la sympathie des opposés, fait de véritables cristaux, brillants, colorés, et si beaux ! Elle en a fait elle-même.

Dès lors, de sa jeune main, elle semait, faisait des plantes, et par les soins, l’arrosement, elle les amenait à l’amour, à la floraison.

Les vers à soie, innocemment, elle en cueille la petite graine (semence de papillon), la soigne, la garde sur elle, la mûrit de sa chaleur, la tient jour et nuit dans l’abri de son sein qui n’est pas encore. Un matin, elle a le bonheur de voir un monde nouveau, éclos d’elle, de son jeune amour.

Ainsi elle va toujours heureuse et créant. Continue, aime, enfante, ma fille. Associe-toi, chère petite, à la grande maternité. Il n’en coûte rien encore à ton tendre cœur. Tu crées, et dans la paix profonde. Demain, il t’en coûtera davantage, ton cœur saignera… Ah ! le mien aussi, crois-le bien. Mais pour aujourd’hui, jouissons. Je n’aurai rien de plus doux que de voir, en si grand repos, dans l’attendrissante innocence, ta petite fécondité. Cela me rassure pour toi. Quoi qu’il arrive, tu auras eu ta part en ce monde. Cette part, c’est, dans l’œuvre divine, de concourir et de créer.