La Femme (Michelet)/II/VII

Hachette (p. 55-67).


VII

L’AMOUR À DIX ANS — LES FLEURS


Dès le temps où le bon Frœbel avait mis dans la jolie main, un peu gauche, de ma chère petite, les formes élémentaires par où commence la nature (les cristaux, etc.), il l’avait appelée aussi à l’amour de la vie végétale. Bâtir une maison, c’est beau. Mais combien plus beau de faire venir une plante, de créer une vie nouvelle, une fleur qui va s’épanouir, vous récompenser de vos soins !

Un superbe haricot rouge, admiration de l’enfance, avait été mis en terre, non sans quelque solennité. Mais, attendre ! c’est l’impossible à cinq ans. Comment attendre inactif ce que Nature fait d’elle-même ? Dès le lendemain, on alla le visiter, ce haricot. Remis soigneusement en terre, il ne s’en porta pas mieux. Les tendres inquiétudes de sa jeune nourrice ne le laissèrent pas reposer ; elle remuait au moins la superficie du sol ; d’un arrosoir infatigable elle sollicitait la paresse du nonchalant végétal. La terre buvait à merveille, semblait toujours avoir soif. Si bien soigné, abreuvé, le haricot succomba.

C’est une œuvre de vertu, de patience, que de jardiner. Cela prépare très-bien le caractère de l’enfant. Mais à quel âge peut-on commencer réellement ? Les petits Allemands de Frœbel doivent commencer à quatre ans, les nôtres un peu plus tard sans doute. Je crois que nos petites filles peuvent (bien plus que les garçons), par bon cœur et par tendresse pour la plante favorite, prendre sur elles d’attendre, de la ménager, de l’épargner. Dès qu’un essai a réussi, dès qu’elles ont vu, admiré, touché, baisé le petit être, tout est fait. Elles désirent tant renouveler le miracle, qu’elles deviennent patientes.

La vraie vie de l’enfant est celle des champs. Même à la ville, il faut, tant qu’on peut, l’associer au monde végétal.

Et, pour cela, un grand jardin, un parc, n’est pas nécessaire. Celle qui a peu, aime plus. Elle n’a sur son balcon, sur un prolongement de toit, qu’une giroflée de muraille. Eh bien, elle profitera par son unique giroflée plus que l’enfant gâtée des riches, lancée dans de grands parterres qu’elle ne sait que dévaster. Le soin, la contemplation assidue de cette fleur, les rapports qu’on lui montrera entre sa plante et telle influence d’atmosphère ou de saison, avec cela seul on ferait une éducation tout entière. Observation, expérience, réflexion, raisonnement, tout peut y venir. Qui ne sait le parti admirable que Bernardin de Saint-Pierre a tiré de ce fraisier né par hasard sur une fenêtre dans un pot de terre ? Il y a vu un infini, et pris là le point de départ de ses harmonies végétales, simples, populaires, enfantines, mais non pas moins scientifiques. (V. Alex. de Humboldt.)

Cette fleur est tout un monde, pur, innocent, pacifiant. La petite fleur humaine s’y harmonise d’autant mieux qu’elle ne lui est pas semblable dans le point essentiel. La femme, surtout la femme enfant, est toute dans la vie nerveuse ; la plante, qui n’a pas de nerfs, lui est un doux complément, un calmant, un rafraîchissant, une innocence relative.

Il est vrai que cette plante, à l’état de fleur, surexcitée au-dessus d’elle-même, paraît animalisée. Et dans certaines espèces (petites et vues au microscope), elle affecte, pour l’organe d’amour, une surprenante identité avec les vies supérieures. Mais l’enfant n’est guère avertie de ce charmant délire des plantes, que par leur enivrante odeur. Sa mobilité la préserve de s’en imprégner longtemps.

La petite fille, qui de bonne heure est un être si complet, bien plus fine que le garçon, plus susceptible de recevoir des impressions délicates, a un sens de plus, celui des parfums, des arômes. Elle en serait pénétrée, et par moment y trouverait un épanouissement sensuel, mais cette fleur n’est pas pour elle un objet d’amour oisif, de jouissance paresseuse ; elle est une occasion de travail et d’activité, d’inquiétude, de succès, de joie, une occupation de cœur et d’esprit. Enfin, pour dire d’un mot la chose : ici encore, la maternité balance et guérit l’amour. La fleur n’est pas son amant ; pourquoi ? c’est qu’elle est sa fille.




Mauvaise et dangereuse ivresse pour la petite demoiselle, tenue assise, privée du grand air et du mouvement, que d’aspirer dans un salon l’émanation concentrée d’un amoureux bouquet de fleurs. Et ce n’est pas la tête seule qui chancelle. Un de nos romanciers s’est plu à montrer la vertu incertaine d’une jeune femme qui cède à ces influences. Elles ne seraient pas moins puissantes pour troubler la petite fille, pour hâter en elle la crise des sens, précipiter la floraison qu’il vaut bien mieux retarder.

Le dirai-je ? (mais quel paradoxe ! que les dames vont être choquées !) Il est trois choses que j’aime peu : les babels de peintures qu’on appelle des musées, où les tableaux se tuent l’un l’autre ; — les babels de ramages qu’on appelle des volières, où le rossignol, mêlé aux chanteurs vulgaires, risque de tomber au patois ; — en troisième lieu, les bouquets mêlés de couleurs, de parfums, qui se combattent et s’annulent.

Quiconque a le sentiment vif et délicat de la vie, ne souffre pas volontiers ces confusions, ces chaos, quelque brillants qu’ils puissent être. Chaque odeur est suave à part, dit un mystère, parle un langage. Toutes ensemble, ou frappent la tête, ou donnent un trouble sensuel dont les nerfs souffrent, comme de certaines vibrations de l’harmonica. C’est voluptueux et affadissant. On sourit, et le cœur tourne. Les odeurs discrètes y périssent barbarement asphyxiées. « Hélas ! dit la marjolaine, étouffée des puissantes roses, vous ne voulez donc pas savoir la divine senteur d’amertume qui se mêle au parfum d’amour ? »

Certaine femme que je sais bien n’a jamais coupé une fleur qu’à regret et malgré elle, en lui demandant pardon. Chacune a sa gentillesse à elle, si elle est à part. Elle a son harmonie propre, un charme qui lui vient de la terre sa mère et qu’elle n’aura plus arrachée. Que saura-t-on maintenant du port, de la désinvolture, de l’air aimable et dégagé dont elle portait sa tête ? Les fleurs simples, qui sont les fleurs amoureuses, dans leurs grâces modestes et légères, pâlissent ou plutôt disparaissent entre les grosses corolles de ces vierges luxueuses que nos jardiniers amplifient par leur art de stérilité.

Replaçons, pour notre enfant, dans sa vérité naïve et sainte, le monde végétal. Que de bonne heure elle sente, aime et comprenne la plante dans la légitimité de sa vie complète. Qu’elle ne connaisse point la fleur comme luxe et coquetterie, mais comme un moment de la plante, comme la plante à l’état de fleur. C’est une grande injustice d’y prendre le plaisir passager d’une vaine décoration, comme d’une fleur de papier, tandis qu’on oublie la merveille réelle, le miracle progressif caché au petit sanctuaire, la sublime opération d’avenir et d’immortalité par laquelle la vie chaque année échappe et rit de la mort.



Dans une promenade d’hiver, en février, la petite, regardant aux arbres les bourgeons rougeâtres, soupirait et demandait : « Serait-ce bientôt le printemps ? » Tout à coup elle s’écrie… Elle l’avait à ses pieds… Une petite clochette d’argent, marquée d’un point vert au bord, le perce-neige, disait le réveil de l’année.

Le soleil reprend bientôt force. Dès mars, à ses premiers rayons, variables et capricieux, tout un petit monde éclôt, les jeunettes, les pressées, primevères et pâquerettes, fleurs enfants qui cependant, par leur petit disque d’or, se disent enfants du soleil. Elles n’ont pas grand parfum, sauf, je crois, la seule violette. La terre est trop mouillée encore, narcisses, jacinthes et muguets apparaissent aux prés humides, dans l’ombre humide des bois.

Quelle joie ! et que de surprises !… Cette végétation innocente semble faite pour celle-ci. Chaque jour, elle en fait la conquête, recueille, amasse, lie, rapporte des bottes de petites fleurs qu’il faudra jeter demain. Elle va saluer une à une toutes les nouvelles venues, leur donner le baiser de sœur. Gardons-nous de la troubler dans cette fête du printemps. Mais, lorsque, un mois, deux mois passés, elle se sera satisfaite, je lui dirai : « Pendant que tu jouais, enfant, le grand jeu de la nature, la superbe et splendide transformation de la terre s’est accomplie. La voilà vêtue de sa robe verte aux plis immenses qu’on appelle des montagnes et des coteaux. Crois-tu que ce soit seulement pour te donner des marguerites, qu’elle a versé de son sein cet océan d’herbes et de fleurs ? Non, amie ; la grande nourrice, la maman universelle, a d’abord servi ce banquet à nos humbles frères et sœurs par lesquels elle nous nourrit. La bonne vache, la douce brebis, la sobre chèvre qui vit de si peu et fait vivre le plus pauvre, c’est pour elles que sont préparées ces belles prairies… Du lait virginal de la terre elles vont combler leurs mamelles, te donner le lait, le beurre… Reçois-les, et remercie. »

À ces aliments frais et doux va se joindre la fraîcheur des premières plantes potagères, des premiers fruits. Avec la chaleur apparaît à point nommé la groseille, la petite fraise des bois qu’une autre, petite gourmande, découvre à son exquise odeur. L’aigrelet de la première, le fondant de la seconde, et la douceur de la cerise, ce sont les prévoyants remèdes qui nous viennent aux jours brûlants où l’été s’exalte, s’enivre, où commencent sous un soleil accablant les grands travaux de récolte.

Cette ivresse a apparu d’abord aux parfums de la rose, suaves, mais trop pénétrants, dont la tête est alourdie. La coquette reine des fleurs amène triomphalement la légion plus sérieuse de ses sœurs, fleurs médicinales et plantes de pharmacie, utiles et salutaires poisons.

Mais voici l’œuvre souveraine de la grande maternité. Elles arrivent celles qui doivent nourrir les populations entières, les vénérables tribus des légumineuses (E. Noël). Elles arrivent les graminées, les pauvres du règne végétal, qui en sont aussi, dit Linné, la vaillance, la force héroïque ; qu’on les maltraite et qu’on les foule, elles multiplieront davantage !

« Leurs deux feuilles nourricières (ou cotylédons), sont des mamelles. Cinq ou six pauvres graminées, du trop-plein de leurs mamelles nourrissent l’espèce humaine. » (E. Noël.)

Ma fille, n’imite pas l’enfant léger, étourdi, qui, voyant flotter au vent cette mouvante mer d’or, que le coquelicot et le bluet égayent de leur éclat stérile, va au travers chercher ces fleurs. Que ton petit pied suive bien la ligne étroite du sentier. Respecte notre père nourricier, ce bon blé, qui, de faible tige, soutient avec peine sa tête pesante où est notre pain de demain. Chaque épi que tu détruirais, ôterait la vie aux pauvres, au méritant travailleur, qui, toute l’année, a pâti pour le faire venir. Le sort de ce blé lui-même mérite ton plus tendre respect. Tout l’hiver, enclos dans la terre, il a patienté sous la neige ; puis, aux froides pluies du printemps, sa petite tige verte a lutté, blessée parfois d’un retour de gelée, parfois de la dent du mouton ; il n’a grandi qu’en supportant les cuisants rayons du soleil. Demain, tranché de la faucille, battu, rebattu des fléaux, froissé, écrasé de la pierre, Grain d’orge, le pauvre martyr, réduit en poudre impalpable, cuit comme pain, ira sous la dent, ou distillé comme bière, sera bu. De toute façon, sa mort fera vivre l’homme.

Toutes les nations ont chanté dans de joyeuses complaintes ce martyre et celui de la vigne, sa sœur. Dans le blé déjà résidait, avec la plus haute puissance nutritive de nos climats, quelque chose de la force sucrée, enivrante, que sa sœur va nous donner. La vertu de faire du sucre, qui est un trait singulier de l’organisation humaine, existe dans ces végétaux qu’on dirait humanisés. C’est l’effort dernier de l’année. À mesure que l’homme fatigue, faiblit, se fond en sueurs, la mère Nature lui a donné une plus vivante nourriture.




À l’âge printanier des prairies et du lait, a succédé l’âge substantiel et fort du froment, et celui-ci est à peine coupé et battu, que l’humble petite vigne (traînante et rampante ici, d’autant plus fine et plus exquise) prépare son breuvage divin. Que de travaux ici, ma fille ! Que ce modeste végétal, ce mauvais petit bois tortu que tu méprisais au printemps, exerce les forces de l’homme ! Dès mars, si tu parcourais l’immensité de la Champagne, de la Bourgogne et du Midi, un quart peut-être de la France, tu verrais des millions d’hommes replantant les échalas, relevant, liant, coupant la vigne, puis buttant la terre autour, et toute l’année sur pied pour mener à bien cette délicate personne. Pour la tuer, un brouillard suffit.

C’est la sévère alternative de la vie et de la mort. Chaque plante meurt et nourrit les autres. N’as-tu pas vu, en automne, vers la fin, quand la saison avait pâli, comme tombaient doucement les feuilles, sans même attendre le vent ? Chacune, en tournant un peu, descendait toute résignée, sans bruit, sans réclamation. La plante (si elle ne le sait distinctement) sent au moins qu’elle a charge de nourrir sa sœur, et qu’il faut mourir pour cela. Donc, elle meurt de bien bonne grâce, se pose, et de son débris alimentant l’air qui l’emporte ou la terre qui s’en pénètre, elle prépare la vie des amies qui viennent la renouveler, la reproduire et la refaire. Elle s’en va consolée, et qui sait ? peut-être joyeuse, de reposer, son devoir fait, et de suivre la loi de Dieu.

Ainsi, chère, si tu m’as compris, tu as vu que, sous ce cercle brillant de l’évolution annuelle où chacune a un moment pour se montrer au soleil, un cercle muet, plus sombre, se fait dans l’intime intérieur par l’échange des douces sœurs, chacune se retirant sans jalousie et passant la vie aux autres.

Monde de paix et d’innocence, de résignation. Mais les êtres supérieurs, soumis à la même loi, ont peine à s’y prêter de même. — « Cependant, dit la Nature, qu’y faire ? ce n’est pas ma faute. Je n’ai que cela de substance à partager entre vous tous, mais pas plus ; je ne puis pas augmenter à volonté. Il est juste que chacun en ait un peu à son tour.

« Donc, dit-elle, aux animaux, vous, favoris de la vie, tellement privilégiés d’organisme supérieur, vous n’êtes pas pour cela exempts de nourrir vos sœurs les plantes, qui, reconnaissantes, gracieuses, en revanche vous nourrissent chaque jour. À vous de payer un tribut (seulement ce qui ne vous profite). Vos mues, à certaines saisons, seront un tribut encore. Vos débris enfin, à la mort… Ce sera le plus tard possible. Je vous ai donné des moyens d’aviser à le retarder. Mais il faudra bien y venir… Car je ne puis pas faire mieux. »

Voilà qui est raisonnable, n’est-ce pas, ma fille ? Et le père de la Nature, Dieu qui t’a faite et douée, qui t’a donné des mains adroites (ou propres à le devenir), qui t’a donné une tête, légère encore, mais peu à peu susceptible de penser, te permet l’honneur insigne de participer au travail. Tu pourras couver, élever, des nourrissons végétaux, et de petites filles-fleurs. Tu susciteras la vie, en t’unissant de tout cœur aux grandes opérations de Dieu. Plus tard, femme, et peut-être mère, quand il sera temps, volontiers, tu passeras la vie aux autres, tu sauras de bonne grâce vivifier ta bonne nourrice, la Nature, et la nourrir à ton tour.