La Fausse Suivante/Acte III
ACTE III
modifierScène première
modifierLÉLIO, ARLEQUIN
Hi ! hi ! hi ! hi !
Dis-moi donc pourquoi tu pleures ; je veux le savoir absolument.
Hi ! hi ! hi ! hi !
Mais quel est le sujet de ton affliction ?
Ah ! monsieur, voilà qui est fini ; je ne serai plus gaillard.
Pourquoi ?
Faute d’avoir envie de rire.
Et d’où vient que tu n’as plus envie de rire, imbécile ?
À cause de ma tristesse.
Je te demande ce qui te rend triste.
C’est un grand chagrin, monsieur.
Il ne rira plus parce qu’il est triste, et il est triste à cause d’un grand chagrin. Te plaira-t-il de t’expliquer mieux ? Sais-tu bien que je me fâcherai à la fin ?
Hélas ! je vous dis la vérité.
Tu me la dis si sottement, que je n’y comprends rien. T’a-t-on fait du mal ?
Beaucoup de mal.
Est-ce qu’on t’a battu ?
Bah ! bien pis que tout, cela, ma foi.
Bien pis que tout cela ?
Oui ; quand un pauvre homme perd de l’or, il faut qu’il meure ; et je mourrai aussi, je n’y manquerai pas.
Que veut dire de l’or ?
De l’or du Pérou ; voilà comme on dit qu’il s’appelle.
Est-ce que tu en avais ?
Eh ! vraiment oui ; voilà mon affaire. Je n’en ai plus, je pleure ; quand j’en avais, j’étais bien aise.
Qui est-ce qui te l’avait donné, cet or ?
C’est monsieur le chevalier qui m’avait fait présent de cet échantillon-là.
De quel échantillon ?
Eh ! je vous le dis.
Quelle patience il faut avoir avec ce nigaud-là ! Sachons pourtant ce que c’est. Arlequin, fais trêve à tes larmes. Si tu te plains de quelqu’un, j’y mettrai ordre ; mais éclaircis-moi la chose. Tu me parles d’un or du Pérou, après cela d’un échantillon. Je n’entends point ; réponds-moi précisément ; le chevalier t’a-t-il donné de l’or ?
Pas à moi ; mais il l’avait donné devant moi à Trivelin pour me le rendre en main propre ; cette main propre n’en a point tâté ; le fripon a tout gardé dans la sienne, qui n’était pas plus propre que la mienne.
Cet or était-il en quantité ? Combien de louis y avait-il ?
Peut-être quarante ou cinquante ; je ne les ai pas comptés.
Quarante ou cinquante ! Et pourquoi le chevalier te faisait-il ce présent-là ?
Parce que je lui avais demandé un échantillon.
Encore ton échantillon !
Eh ! vraiment oui ; monsieur le chevalier en avait aussi donné à Trivelin.
Je ne saurais débrouiller ce qu’il veut dire ; il y a cependant quelque chose là-dedans qui peut me regarder. Réponds-moi ; avais-tu rendu au chevalier quelque service qui l’engageât à te récompenser ?
Non ; mais j’étais jaloux de ce qu’il aimait Trivelin, de ce qu’il avait charmé son cœur et mis de l’or dans sa bourse ; et moi, je voulais aussi avoir le cœur charmé et la bourse pleine.
Quel étrange galimatias me fais-tu là ?
Il n’y a pourtant rien de plus vrai que tout cela.
Quel rapport y a-t-il entre le cœur de Trivelin et le chevalier ? Le chevalier a-t-il de si grands charmes ? Tu parles de lui comme d’une femme.
Tant y a qu’il est ravissant, et qu’il fera aussi rafle de votre cœur, quand vous le connaîtrez. Allez, pour voir, lui dire : Je vous connais et je garderai le secret. Vous verrez si ce n’est pas un échantillon qui vous viendra sur-le-champ, et vous me direz si je suis fou.
Je n’y comprends rien. Mais qui est-il, ce chevalier ?
Voilà justement le secret qui fait avoir un présent, quand on le garde.
Je prétends que tu me le dises, moi.
Vous me ruineriez, monsieur, il ne me donnerait plus rien, ce charmant petit semblant d’homme, et je l’aime trop pour le fâcher.
Ce petit semblant d’homme ! Que veut-il dire ? et que signifie son transport ? En quoi le trouves-tu donc plus charmant qu’un autre ?
Ah ! monsieur, on ne voit point d’hommes comme lui ; il n’y en a point dans le monde ; c’est folie que d’en chercher ; mais sa mascarade empêche de voir cela.
Sa mascarade ! Ce qu’il me dit là me fait naître une pensée que toutes mes réflexions fortifient ; le chevalier a de certains traits, un certain minois… Mais voici Trivelin ; je veux le forcer à me dire la vérité, s’il la sait ; j’en tirerai meilleure raison que de ce butor-là. (À Arlequin.) Va-t’en ; je tâcherai de te faire ravoir ton argent.
Arlequin part en lui baisant la main et se plaignant.
Scène II
modifierLÉLIO, TRIVELIN
Voici ma mauvaise paye ; la physionomie de cet homme-là m’est devenue fâcheuse ; promenons-nous d’un autre côté.
Trivelin, je voudrais bien te parler.
À moi, monsieur ? Ne pourriez-vous pas remettre cela ? J’ai actuellement un mal de tête qui ne me permet de conversation avec personne.
Bon, bon ! c’est bien à toi à prendre garde à un petit mal de tête ; approche.
Je n’ai, ma foi, rien de nouveau à vous apprendre, au moins.
Viens donc.
Eh bien ! de quoi s’agit-il ? Vous reprocheriez-vous la récompense que vous m’avez donnée tantôt ? Je n’ai jamais vu de bienfait dans ce goût-là. Voulez-vous rayer ce petit trait-là de votre vie ? Tenez, ce n’est qu’une vétille, mais les vétilles gâtent tout.
Écoute, ton verbiage me déplaît.
Je vous disais bien que je n’étais pas en état de paraître en compagnie.
Et je veux que tu répondes positivement à ce que je te demanderai ; je réglerai mon procédé sur le tien.
Le vôtre sera donc court ; car le mien sera bref. Je n’ai vaillant qu’une réplique, qui est que je ne sais rien ; vous voyez bien que je ne vous ruinerai pas en interrogations.
Si tu me dis la vérité, tu n’en seras pas fâché.
Sauriez-vous encore quelques coups de bâton à m’épargner ?
Finissons.
J’obéis.
Où vas-tu ?
Pour finir une conversation, il n’y a rien de mieux que de la laisser là ; c’est le plus court, ce me semble.
Tu m’impatientes, et je commence à me fâcher. Tiens-toi là ; écoute, et me réponds.
À qui en a ce diable d’homme-là ?
Je crois que tu jures entre tes dents ?
Cela m’arrive quelquefois par distraction.
Crois-moi, traitons avec douceur ensemble, Trivelin, je t’en prie.
Oui-dà, comme il convient à d’honnêtes gens.
Y a-t-il longtemps que tu connais le chevalier ?
Non, c’est une nouvelle connaissance ; la vôtre et la mienne sont de la même date.
Sais-tu qui il est ?
Il se dit cadet d’un aîné gentilhomme ; mais les titres, de cet aîné, je ne les ai point vus ; si je les vois jamais, je vous en promets copie.
Parle-moi à cœur ouvert.
Je vous la promets, vous dis-je ; je vous en donne ma parole ; il n’y a point de sûreté de cette force-là nulle part.
Tu me caches la vérité ; le nom de chevalier qu’il porte n’est qu’un faux nom.
Serait-il l’aîné de sa famille ? Je l’ai cru réduit à une légitime ; voyez ce que c’est !
Tu bats la campagne ; ce chevalier mal nommé, avoue-moi que tu l’aimes.
Eh ! je l’aime par la règle générale qu’il faut aimer tout le monde ; voilà ce qui le tire d’affaire auprès de moi.
Tu t’y ranges avec plaisir, à cette règle-là.
Ma foi, monsieur, vous vous trompez ; rien ne me coûte tant que mes devoirs. Plein de courage pour les vertus inutiles, je suis pour les nécessaires d’une tiédeur qui passe l’imagination. Qu’est-ce que c’est que nous ! N’êtes-vous pas comme moi, monsieur ?
Fourbe ! tu as de l’amour pour ce faux chevalier.
Doucement, monsieur ; diantre ! ceci est sérieux.
Tu sais quel est son sexe.
Expliquons-nous. De sexes, je n’en connais que deux : l’un qui se dit raisonnable, l’autre qui nous prouve que cela n’est pas vrai. Duquel des deux le chevalier est-il ?
Puisque tu m’y forces, ne perds rien de ce que je vais te dire. Je te ferai périr sous le bâton si tu me joues davantage ; m’entends-tu ?
Vous êtes clair.
Ne m’irrite point. J’ai dans cette affaire-ci un intérêt de la dernière conséquence ; il y va de ma fortune ; tu parleras, ou je te tue.
Vous me tuerez si je ne parle ? Hélas ! monsieur, si les babillards ne mouraient point, je serais éternel, ou personne ne le serait.
Parle donc.
Donnez-moi un sujet ; quelque petit qu’il soit, je m’en contente, et j’entre en matière.
Ah ! tu ne veux pas ! Voici qui te rendra plus docile.
Fi donc ! Savez-vous bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d’honnête homme ?
Coquin que tu es !
C’est mon habit qui est un coquin ; pour moi, je suis un brave homme ; mais avec cet équipage-là, on a de la probité en pure perte ; cela ne fait ni honneur ni profit.
Va, je tâcherai de me passer de l’aveu que je te demandais ; mais je te retrouverai, et tu me répondras de ce qui m’arrivera de fâcheux.
En quelque endroit que nous nous rencontrions, monsieur, je sais ôter mon chapeau de bonne grâce, je vous le garantis, et vous serez content de moi.
Retire-toi.
Il y a une heure que je vous l’ai proposé. (Il sort.)
Scène III
modifierLE CHEVALIER, LÉLIO, rêveur.
Eh bien ! mon ami, la comtesse écrit actuellement des lettres pour Paris ; elle descendra bientôt, et veut se promener avec moi, m’a-t-elle dit. Sur cela, je viens t’avertir de ne nous pas interrompre quand nous serons ensemble, et d’aller bouder d’un autre côté, comme il appartient à un jaloux. Dans cette conversation-ci, je vais mettre la dernière main à notre grand œuvre, et achever de résoudre la comtesse. Mais je voudrais que toutes tes espérances fussent remplies, et j’ai songé à une chose. Le dédit que tu as d’elle est-il bon ? Il y a des dédits mal conçus et qui ne servent de rien ; en cas qu’il y manquât quelque chose, on pourrait prendre des mesures.
Tâchons de le démasquer.
Réponds-moi donc ; à qui en as-tu ?
Je n’ai point le dédit sur moi ; mais parlons d’autre chose.
Qu’y a-t-il de nouveau ? Songes-tu encore à me faire épouser quelque autre femme avec la comtesse ?
Non ; je pense à quelque chose de plus sérieux ; je veux me couper la gorge.
Diantre ! quand tu te mêles du sérieux, tu le traites à fond ; et que t’a fait ta gorge pour la couper ?
Point de plaisanterie.
Arlequin aurait-il parlé ! (Haut.) Si ta résolution tient, tu me feras ton légataire, peut-être ?
Vous serez de la partie dont je parle.
Moi ! je n’ai rien à reprocher à ma gorge, et sans vanité je suis content d’elle.
Avec moi ?
Avec vous même.
Ah ! ah ! ah ! ah ! Va te mettre au lit et te faire saigner ; tu es malade.
Suivez-moi.
Voilà un pouls qui dénote un transport au cerveau ; il faut que tu aies reçu un coup de soleil.
Point tant de raisons ; suivez-moi, vous dis-je.
Encore un coup, va te coucher, mon ami.
Je vous regarde comme un lâche si vous ne marchez.
Pauvre homme ! après ce que tu me dis là, tu es du moins heureux de n’avoir plus le bon sens.
Oui, vous êtes aussi poltron qu’une femme.
Tenons ferme. (Haut.) Lélio, je vous crois malade ; tant pis pour vous si vous ne l’êtes pas.
Je vous dis que vous manquez de cœur, et qu’une quenouille siérait mieux à votre côté qu’une épée.
Avec une quenouille, mes pareils vous battraient encore.
Oui, dans une ruelle.
Partout. Mais ma tête s’échauffe ; vérifions un peu votre état. Regardez-moi entre deux yeux ; je crains encore que ce ne soit un accès de fièvre. Oui, vous avez quelque chose de fou dans le regard, et je n’ai pu m’y tromper. Allons, allons ; mais que je sache du moins en vertu de quoi je vais vous rendre sage.
Non. Passons dans ce petit bois ; je vous le dirai là.
Hâtons-nous donc. (À part.) S’il me voit résolue, il sera peut-être poltron.
Vous me suivez donc ?
Qu’appelez-vous, je vous suis ? qu’est-ce que cette réflexion ? Est-ce qu’il vous plairait à présent de prendre le transport au cerveau pour excuse ? Oh ! il n’est-plus temps ; raisonnable ou fou ; malade ou sain, marchez ; je veux filer ma quenouille. Je vous arracherais, morbleu, d’entre les mains des médecins, voyez-vous ! Poursuivons.
C’est donc tout de bon ?
Ne nous amusons point, vous dis-je, vous devriez être expédié.
Doucement, mon ami ; expliquons-nous à présent.
Je vous regarde comme un lâche si vous hésitez davantage.
Je me suis, ma foi, trompé ; c’est un chevalier, et des plus résolus.
Vous êtes plus poltron qu’une femme.
Parbleu ! chevalier, je t’en ai cru une ; voilà la vérité. De quoi t’avises-tu aussi d’avoir un visage à toilette ? Il n’y a point de femme à qui ce visage-là n’allât comme un charme ; tu es masqué en coquette.
Masque vous-même ; vite au bois !
Non ; je ne voulais faire qu’une épreuve. Tu as chargé Trivelin de donner de l’argent à Arlequin, je ne sais pourquoi.
Parce qu’étant seul, il m’avait entendu dire quelque chose de notre projet, qu’il pouvait rapporter à la comtesse ; voilà pourquoi, monsieur…
Je ne devinais pas. Arlequin m’a tenu aussi des discours qui signifiaient que tu étais fille ; ta beauté me l’a fait d’abord soupçonner ; mais je me rends. Tu es beau, et encore plus brave ; embrassons-nous et reprenons notre intrigue.
Quand un homme comme moi est en train, il a de la peine à s’arrêter.
Tu as encore cela de commun avec la femme.
Quoi qu’il en soit, je ne suis curieux de tuer personne ; je vous passe votre méprise ; mais elle vaut bien une excuse.
Je suis ton serviteur, chevalier, et je te prie d’oublier mon incartade.
Je l’oublie, et suis ravi que notre réconciliation m’épargne une affaire épineuse, et sans doute un homicide. Notre duel était positif ; et si j’en fais jamais un, il n’aura jamais rien à démêler avec les ordonnances.
Ce ne sera pas avec moi, je t’en assure.
Non, je te le promets.
Touche là ; je t’en garantis autant.
Scène IV
modifierLE CHEVALIER, LÉLIO, ARLEQUIN
Je vous demande pardon si je vous suis importun, monsieur le chevalier ; mais ce larron de Trivelin ne veut pas me rendre l’argent que vous lui avez donné pour moi. J’ai pourtant été bien discret. Vous m’avez prescrit de ne pas dire que vous étiez fille ; demandez à monsieur Lélio si je lui en ai dit un mot. Il n’en sait rien, et je ne lui apprendrai jamais.
Peste soit du faquin ! je n’y saurais plus tenir.
Comment, faquin ! C’est donc comme cela que vous m’aimez ? (À Lélio.) Tenez, monsieur, écoutez mes raisons ; je suis venu tantôt, au moment où Trivelin lui disait : Que tu es charmante, ma poule ! Baise-moi. — Non. — Donne-moi donc de l’argent… Ensuite il a avancé la main pour prendre cet argent ; mais la mienne était là, et l’argent est tombé dedans. Quand le chevalier a vu que j’étais là : Mon fils, m’a-t-il dit, n’apprends pas au monde que je suis une fillette. — Non, mamour ; mais donnez-moi votre cœur. — Prends, a-t-elle répondu… Ensuite elle a dit à Trivelin de me donner de l’or. Nous avons été boire ensemble ; le cabaret en est témoin ; je reviens exprès pour avoir l’or et le cœur ; et voilà qu’on m’appelle un faquin ! (Le chevalier rêve.)
Va-t’en, laisse-nous, et ne dis mot à personne.
Ayez donc soin de mon bien. Eh ! eh ! eh !
Scène V
modifierLE CHEVALIER, LÉLIO
Eh bien ! monsieur le duelliste, qui se battra sans blesser les ordonnances, je vous crois ; qu’avez-vous à me répondre ?
Rien. Il ne ment pas d’un mot.
Vous voilà bien déconcertée, m’amie.
Moi, déconcertée ! pas un petit brin, grâces au ciel ; je suis une femme, et je soutiendrai mon caractère.
Ah ! ha ! il s’agit de savoir à qui vous en voulez ici.
Avouez que j’ai du guignon. J’avais bien conduit tout cela ; rendez-moi justice ; je vous ai fait peur avec mon minois de coquette ; c’est le plus plaisant.
Venons au fait ; j’ai eu l’imprudence de vous ouvrir mon cœur.
Qu’importe ? je n’ai rien vu dedans qui me fasse envie.
Vous savez mes projets.
Qui n’avaient pas besoin d’un confident comme moi ; n’est-il pas vrai ?
Je l’avoue.
Ils sont pourtant beaux ! J’aime surtout cet ermitage et cette laideur immanquable dont vous gratifierez votre épouse quinze jours après votre mariage ; il n’y a rien de tel.
Votre mémoire est fidèle ; mais passons. Qui êtes-vous ?
Je suis fille, assez jolie, comme vous voyez, et dont les agréments seront de quelque durée, si je trouve un mari qui me sauve le désert et le terme des quinze jours ; voilà ce que je suis, et, par-dessus le marché, presque aussi méchante que vous.
Oh ! pour celui-là, je vous le cède.
Vous avez tort ; vous méconnaissez vos forces.
Qu’êtes-vous venue faire ici ?
Tirer votre portrait, afin de le porter à certaine dame qui l’attend pour savoir ce qu’elle fera de l’original.
Belle mission !
Pas trop laide. Par cette mission-là, c’est une tendre brebis qui échappe au loup, et douze mille livres de rente de sauvées, qui prendront parti ailleurs ; petites, bagatelles qui valaient bien la peine d’un déguisement.
Qu’est-ce que c’est que tout cela signifie ?
Je m’explique : la brebis, c’est ma maîtresse ; les douze mille livres de rente, c’est son bien, qui produit ce calcul si raisonnable de tantôt ; et le loup qui eût dévoré tout cela, c’est vous, monsieur.
Ah ! je suis perdu.
Non ; vous manquez votre proie, voilà tout ; il est vrai qu’elle était assez bonne ; mais aussi pourquoi êtes-vous loup ? Ce n’est pas ma faute. On a su que vous étiez à Paris incognito ; on s’est défié de votre conduite. Là-dessus on vous suit, on sait que vous êtes au bal ; j’ai de l’esprit et de la malice, on m’y envoie ; on m’équipe comme vous me voyez, pour me mettre à portée de vous connaître ; j’arrive, je fais ma charge, je deviens votre ami, je vous connais, je trouve que vous ne valez rien ; j’en rendrai compte ; il n’y a pas un mot à redire.
Vous êtes donc la femme de chambre de la demoiselle en question ?
Et votre très humble servante.
Il faut avouer que je suis bien malheureux !
Et moi bien adroite ! Mais, dites-moi, vous repentez-vous du mal que vous vouliez faire, ou de celui que vous n’avez pas fait ?
Laissons cela. Pourquoi votre malice m’a-t-elle encore ôté le cœur de la comtesse ? Pourquoi consentir à jouer auprès d’elle le personnage que vous y faites ?
Pour d’excellentes raisons. Vous cherchiez à gagner dix mille écus avec elle, n’est-ce pas ? Pour cet effet, vous réclamiez mon industrie ; et quand j’aurais conduit l’affaire près de sa fin, avant de terminer je comptais de vous rançonner un peu, et d’avoir ma part au pillage ; ou bien retirer finement le dédit d’entre vos mains, sous prétexte de le voir, pour vous le revendre une centaine de pistoles payées comptant, ou en billets payables au porteur ; sans quoi j’aurais menacé de vous perdre auprès de douze mille livres de rente, et de réduire votre calcul à zéro. Oh ! mon projet était bien entendu. Moi payée, crac, je décampais avec mon gain, et le portrait qui m’aurait encore valu quelque petit revenant-bon auprès de ma maîtresse. Tout cela joint à mes petites économies, tant sur mon voyage que sur mes gages, je devenais, avec mes agréments, un parti d’assez bonne défaite, sauf le loup. J’ai manqué mon coup, j’en suis bien fâchée ; cependant vous me faites pitié, vous.
Ah ! si tu voulais…
Vous vient-il quelque idée ? Cherchez.
Tu gagnerais encore plus que tu n’espérais.
Tenez, je ne fais point l’hypocrite ici ; je ne suis pas, non plus que vous, à un tour de fourberie près. Je vous ouvre aussi mon cœur ; je ne crains pas de scandaliser le vôtre, et nous ne nous soucierons pas de nous estimer ; ce n’est pas la peine entre gens de notre caractère. Pour conclusion, faites ma fortune, et je dirai que vous êtes un honnête homme. Mais convenons de prix pour l’honneur que je vous fournirai ; il vous en faut beaucoup.
Eh ! demande-moi ce qu’il te plaira, je te l’accorde.
Motus au moins ! gardez-moi un secret éternel. Je veux deux mille écus, je n’en rabattrai pas un sou ; moyennant quoi, je vous laisse ma maîtresse, et j’achève avec la comtesse. Si nous nous accommodons, dès ce soir j’écris une lettre à Paris, que vous dicterez vous-même ; vous vous y ferez tout aussi beau qu’il vous plaira, je vous le permettrai. Quand le mariage sera fait, devenez ce que vous pourrez, je serai nantie, et vous aussi ; les autres prendront patience.
Je te donne les deux mille écus, avec mon amitié.
Oh ! pour cette nippe-là, je vous la troquerai contre cinquante pistoles, si vous voulez.
Contre cent, ma chère fille.
C’est encore mieux ; j’avoue même qu’elle ne les vaut pas.
Allons, ce soir nous écrirons.
Oui. Mais mon argent, quand me le donnerez-vous ?
Voici une bague pour les cent pistoles du troc, d’abord.
Bon ! Venons aux deux mille écus.
Je te ferai mon billet tantôt.
Oui, tantôt ! Madame la comtesse va venir, et je ne veux point finir avec elle que je n’aie toutes mes sûretés. Mettez-moi le dédit en main ; je vous le rendrai tantôt pour votre billet.
Tiens, le voilà.
Ne me trahissez jamais.
Tu es folle.
Voici la Comtesse. Quand j’aurai été quelque temps avec elle, revenez en colère la presser de décider hautement entre vous et moi ; et allez-vous-en, de peur qu’elle ne nous voie ensemble.
Lélio sort.
Scène VI
modifierLA COMTESSE, LE CHEVALIER
J’allais vous trouver, comtesse.
Vous m’avez inquiétée, chevalier. J’ai vu de loin, Lélio vous parler ; c’est un homme emporté ; n’ayez point d’affaire avec lui, je vous prie.
Ma foi, c’est un original. Savez-vous qu’il se vante de vous obliger à me donner mon congé ?
Lui ? S’il se vantait d’avoir le sien, cela serait plus raisonnable.
Je lui ai promis qu’il l’aurait, et vous dégagerez ma parole. Il est encore de bonne heure ; il peut gagner Paris, et y arriver au soleil couchant ; expédions-le, ma chère âme.
Vous n’êtes qu’un étourdi, chevalier ; vous n’avez pas de raison.
De la raison ! que voulez-vous que j’en fasse avec de l’amour ? Il va trop son train pour elle. Est-ce qu’il vous en reste encore de la raison, comtesse ? Me feriez-vous ce chagrin-là ? Vous ne m’aimeriez guère.
Vous voilà dans vos petites folies ; vous savez qu’elles sont aimables, et c’est ce qui vous rassure ; il est vrai que vous m’amusez. Quelle différence de vous à Lélio, dans le fond !
Oh ! vous ne voyez rien. Mais revenons à Lélio ; je vous disais de le renvoyer aujourd’hui ; l’amour vous y condamne ; il parle, il faut obéir.
Eh bien ! je me révolte ; qu’en arrivera-t-il ?
Non ; vous n’oseriez,
Je n’oserais ! Mais voyez avec quelle hardiesse il me dit cela !
Non, vous dis-je ; je suis sûr de mon fait ; car vous m’aimez ; votre cœur est à moi. J’en ferai ce que je voudrai, comme vous ferez du mien ce qu’il vous plaira ; c’est la règle, et vous l’observerez ; c’est moi qui vous le dis.
Il faut avouer que voilà un fripon bien sûr de ce qu’il vaut. Je l’aime ! mon cœur est à lui ! Il vous dit cela avec une aisance admirable ; on ne peut pas être plus persuadé qu’il est.
Je n’ai pas le moindre petit doute ; c’est une confiance que vous m’avez donnée. J’en use sans façon, comme vous voyez, et je conclus toujours que Lélio partira.
Eh ! vous n’y songez pas. Dire à un homme qu’il s’en aille !
Me refuser son congé à moi qui le demande, comme s’il ne m’était pas dû !
Badin !
Tiède amante !
Petit tyran !
Cœur révolté, vous rendrez-vous ?
Je ne saurais, mon cher chevalier ; j’ai quelques raisons pour en agir plus honnêtement avec lui.
Des raisons, madame, des raisons ! et qu’est-ce que c’est que cela ?
Ne vous alarmez point ; c’est que je lui ai prêté de l’argent.
Eh bien ! vous en aurait-il fait une reconnaissance qu’on n’ose produire en justice ?
Point du tout ; j’en ai son billet.
Joignez-y un sergent ; vous voilà payée.
Il est vrai ; mais…
Hai ! Hai ! voilà un mais qui a l’air honteux.
Que voulez-vous donc que je vous dise ? Pour m’assurer cet argent-là, j’ai consenti que nous fissions lui et moi un dédit de la somme.
Un dédit, madame ! Ah ! c’est un vrai transport d’amour que ce dédit-là ; c’est une faveur. Il me pénètre, il me trouble ; je n’en suis pas le maître.
Ce misérable dédit ! pourquoi faut-il que je l’aie fait ? Voilà ce que c’est que ma facilité pour un homme haïssable, que j’ai toujours deviné que je haïrais. J’ai toujours eu certaine antipathie pour lui, et je n’ai jamais eu l’esprit d’y prendre garde.
Ah ! madame, il s’est bien accommodé de cette antipathie-là ; il en a fait un amour bien tendre ! Tenez, madame, il me semble que je le vois à vos genoux, que vous l’écoutez avec un plaisir, qu’il vous jure de vous adorer toujours, que vous le payez du même serment, que sa bouche cherche la vôtre, et que la vôtre se laisse trouver ; car voilà ce qui arrive. Enfin je vous vois soupirer ; je vois vos yeux s’arrêter sur lui, tantôt vifs, tantôt languissants, toujours pénétrés d’amour, et d’un amour qui croît toujours. Et moi je me meurs ; ces objets-là me tuent ; comment ferai-je pour les perdre de vue ? Cruel dédit, te verrai-je toujours ? Qu’il va me coûter de chagrins ! (À part.) Et qu’il me fait dire de folies !
Courage, monsieur ; rendez-nous tous deux les victimes de vos chimères. Que je suis malheureuse d’avoir parlé de ce dédit ! Pourquoi faut-il que je vous aie cru raisonnable ? Pourquoi vous ai-je vu ? Est-ce que je mérite tout ce que vous me dites ? Pouvez-vous vous plaindre de moi ? Ne vous aimé-je pas assez ? Lélio doit-il vous chagriner ? L’ai-je aimé autant que je vous aime ? Où est l’homme plus chéri que vous l’êtes ? plus sûr, plus digne de l’être toujours ? Et rien ne vous persuade ; et vous vous chagrinez ; vous n’entendez rien ; vous me désolez. Que voulez-vous que nous devenions ? Comment vivre avec cela, dites-moi donc ?
Le succès de mes impertinences me surprend. (Haut.) C’en est fait, comtesse ; votre douleur me rend mon repos et ma joie. Combien de choses tendres ne venez-vous pas de me dire ! Cela est inconcevable ; je suis charmé. Reprenons notre humeur gaie ; allons, oublions tout ce qui s’est passé.
Mais comment se fait-il que je vous aime tant ? Qu’avez-vous fait pour cela ?
Hélas ! moins que rien ; tout vient de votre bonté.
C’est que vous êtes plus aimable qu’un autre, apparemment.
Pour tout ce qui n’est pas comme vous, je le serais peut-être assez ; mais je ne suis rien pour ce qui vous ressemble. Non, je ne pourrai jamais payer votre amour ; en vérité, je n’en suis pas digne.
Comment donc faut-il être fait pour le mériter ?
Oh ! voilà ce que je ne vous dirai pas.
Aimez-moi toujours, et je suis contente.
Pourrez-vous soutenir un goût si sobre ?
Ne m’affligez plus et tout ira bien.
Je vous le promets ; mais que Lélio s’en aille.
J’aurais souhaité qu’il prît son parti de lui-même, à cause du dédit ; ce serait dix mille écus que je vous sauverais, chevalier ; car enfin, c’est votre bien que je ménage.
Périssent tous les biens du monde, et qu’il parte ; rompez avec lui la première ; voilà mon bien.
Faites-y réflexion.
Vous hésitez encore ; vous avez peine à me le sacrifier ! Est-ce là comme on aime ? Oh ! qu’il vous manque encore de choses pour ne laisser rien à souhaiter à un homme comme moi !
Eh bien ! il ne me manquera plus rien, consolez-vous.
Il vous manquera toujours pour moi.
Non ; je me rends ; je renverrai Lélio, et vous dicterez son congé.
Lui direz-vous qu’il se retire sans cérémonie ?
Oui.
Non, ma chère comtesse, vous ne le renverrez pas. Il me suffit que vous y consentiez ; votre amour est à toute épreuve, et je dispense votre politesse d’aller plus loin ; c’en serait trop ; c’est à moi à avoir soin de vous, quand vous vous oubliez pour moi.
Je vous aime ; cela veut tout dire.
M’aimer, cela n’est pas assez, comtesse ; distinguez-moi un peu de Lélio ; à qui vous l’avez dit peut-être aussi.
Que voulez-vous donc que je vous dise ?
Un je vous adore ; aussi bien il vous échappera demain ; avancez-le-moi d’un jour ; contentez ma petite fantaisie, dites.
Je veux mourir, s’il ne me donne envie de le dire. Vous devriez être honteux d’exiger cela, au moins.
Quand vous me l’aurez dit, je vous en demanderai pardon.
Je crois qu’il me persuadera.
Allons, mon cher amour, régalez ma tendresse de ce petit trait-là ; vous ne risquez rien avec moi ; laissez sortir ce mot-là de votre belle bouche ; voulez-vous que je lui donne un baiser pour l’encourager ?
Ah çà ! laissez-moi ; ne serez-vous jamais content ? Je ne vous plaindrai rien, quand il en sera temps.
Vous êtes attendrie, profitez de l’instant ; je ne veux qu’un mot. Voulez-vous que je vous aide ? dites comme moi : Chevalier, je vous adore.
Chevalier, je vous adore. Il me fait faire tout ce qu’il veut.
Mon sexe n’est pas mal faible. (Haut.) Ah ! que j’ai de plaisir, mon cher, amour ! Encore une fois.
Soit ; mais ne me demandez plus rien après.
Eh ! que craignez-vous que je vous demande ?
Que sais-je, moi ? Vous ne finissez point. Taisez-vous.
J’obéis ; je suis de bonne composition, et j’ai pour vous un respect que je ne saurais violer.
Je vous épouse ; en est-ce assez ?
Bien plus qu’il me faut, si vous me rendez justice.
Je suis prête à vous jurer une fidélité éternelle, et je perds les dix mille écus de bon cœur.
Non, vous ne les perdrez point, si vous faites ce que je vais vous dire. Lélio viendra certainement vous presser d’opter entre lui et moi ; ne manquez pas de lui dire que vous consentez à l’épouser. Je veux que vous le connaissiez à fond ; laissez-moi vous conduire, et sauvons le dédit ; vous verrez ce que c’est que cet homme-là. Le voici ; je n’ai pas le temps de m’expliquer davantage.
J’agirai comme vous le souhaitez.
Scène VII
modifierLÉLIO, LA COMTESSE, LE CHEVALIER
Permettez, madame, que j’interrompe pour un moment votre entretien avec monsieur. Je ne viens point me plaindre, et je n’ai qu’un mot à vous dire. J’aurais cependant un assez beau sujet de parler, et l’indifférence avec laquelle vous vivez avec moi, depuis que monsieur, qui ne me vaut pas…
Il a raison.
Finissons. Mes reproches sont raisonnables, mais je vous déplais ; je me suis promis de me taire, et je me tais, quoi qu’il m’en coûte. Que ne pourrais-je pas vous dire ? Pourquoi me trouvez-vous haïssable ? Pourquoi me fuyez-vous ? Que vous ai-je fait ? Je suis au désespoir.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Vous riez, monsieur le chevalier ; mais vous prenez mal votre temps, et je prendrai le mien pour vous répondre.
Ne te fâche point, Lélio. Tu n’avais qu’un mot à dire, qu’un petit mot ; en voilà plus de cent de bon compte, et rien n’avance ; cela me réjouit.
Remettez-vous, Lélio, et dites-moi tranquillement ce que vous voulez.
Vous prier de m’apprendre qui de nous deux il vous plaît de conserver, de monsieur ou de moi. Prononcez, madame ; mon cœur ne peut plus souffrir d’incertitude.
Vous êtes vif, Lélio ; mais la cause de votre vivacité est pardonnable, et je vous veux plus de bien que vous ne pensez. Chevalier, nous avons jusqu’ici plaisanté ensemble ; il est temps que cela finisse. Vous m’avez parlé de votre amour ; je serais fâchée qu’il fût sérieux ; je dois ma main à Lélio, et je suis prête, à recevoir la sienne. (À Lélio.) Vous plaindrez-vous encore ?
Non, madame, vos réflexions sont à mon avantage ; et si j’osais…
Je vous dispense de me remercier, Lélio ; je suis sûre de la joie que je vous donne. (À part.). Sa contenance est plaisante.
Voilà une lettre qu’on vient d’apporter de la poste, madame.
Donnez. Voulez-vous bien que je me retire un moment pour la lire ? C’est de mon frère.
Scène VIII
modifierLÉLIO, LE CHEVALIER
Que diantre signifie cela ? elle me prend au mot ; que dites-vous de ce qui se passe là ?
Ce que j’en dis ? rien ; je crois que je rêve, et je tâche de me réveiller.
Me voilà en belle posture, avec sa main qu’elle m’offre, que je lui demande avec fracas, et dont je ne me soucie point ! Mais ne me trompez-vous point ?
Ah ! que dites-vous là ? Je vous sers loyalement, ou je ne suis pas soubrette. Ce que nous voyons là peut venir d’une chose. Pendant que nous nous parlions, elle me soupçonnait d’avoir quelque inclination à Paris ; je me suis contenté de lui répondre galamment là-dessus. Elle a tout d’un coup pris son sérieux ; vous êtes entré sur-le-champ, et ce qu’elle en fait n’est sans doute qu’un reste de dépit, qui va se passer ; car elle m’aime.
Me voilà fort embarrassé.
Si elle continue à vous offrir sa main, tout le remède que j’y trouve, c’est de lui dire que vous l’épouserez, quoique vous ne l’aimiez plus. Tournez-lui cette impertinence-là d’une manière polie ; ajoutez que, si elle ne veut pas, le dédit sera son affaire.
Il y a bien du bizarre dans ce que tu me proposes là.
Du bizarre ! Depuis quand êtes-vous si délicat ? Est-ce que vous reculez pour un mauvais procédé de plus qui vous sauve dix mille écus ? Je ne vous aime plus, madame, cependant je veux vous épouser. Ne le voulez-vous pas ? payer le dédit ; donnez-moi votre main ou de l’argent. Voilà tout.
Scène IX
modifierLÉLIO, LA COMTESSE, LE CHEVALIER, TRIVELIN, ARLEQUIN
Lélio, mon frère ne viendra pas si tôt. Ainsi, il n’est plus question de l’attendre, et nous finirons quand vous voudrez.
Courage ; encore une impertinence, et puis c’est tout.
Ma foi, madame, oserais-je vous parler franchement ? Je ne trouve plus mon cœur dans sa situation ordinaire.
Comment donc ! expliquez-vous ; ne m’aimez-vous plus ?
Je ne dis pas cela tout à fait ; mais mes inquiétudes ont un peu rebuté mon cœur.
Et que signifie donc ce grand étalage de transports que vous venez de me faire ? Qu’est devenu votre désespoir ? N’était-ce qu’une passion de théâtre ? Il semblait que vous alliez mourir, si je n’y avais mis ordre. Expliquez-vous, madame ; je n’en puis plus, je souffre…
Ma foi, madame, c’est que je croyais que je ne risquerais rien, et que vous me refuseriez.
Vous êtes un excellent comédien. Et le dédit, qu’en ferons-nous, monsieur ?
Nous le tiendrons, madame ; j’aurai l’honneur de vous épouser.
Quoi donc ! vous m’épouserez, et vous ne m’aimez plus !
Cela n’y fait de rien, madame ; cela ne doit pas vous arrêter.
Allez, je vous méprise, et ne veux point de vous.
Et le dédit, madame, vous voulez donc bien l’acquitter ?
Qu’entends-je, Lélio ? Où est la probité ?
Monsieur ne pourra guère vous en dire des nouvelles ; je ne crois pas qu’elle soit de sa connaissance. Mais il n’est pas juste qu’un misérable dédit vous brouille ensemble. Tenez, ne vous gênez plus ni l’un ni l’autre ; le voilà rompu. (Il le déchire.) Ah ! ah ! ah !
Ah, fourbe !
Ah ! ah ! ah ! consolez-vous, Lélio ; il vous reste une demoiselle de douze mille livres de rente ; ah ! ah ! On vous a écrit qu’elle était belle ; on vous a trompé ; car la voilà ; mon visage est l’original du sien.
Ah ! juste ciel !
Ma métamorphose n’est pas du goût de vos tendres sentiments, ma chère comtesse. Je vous aurais mené assez loin, si j’avais pu vous tenir compagnie. Voilà bien de l’amour de perdu ; mais, en revanche, voilà une bonne somme de sauvée. Je vous conterai le joli petit tour qu’on voulait vous jouer.
Je n’en connais point de plus triste que celui que vous me jouez vous-même.
Consolez-vous. Vous perdez d’aimables espérances. Je ne vous les avais données que pour votre bien. Regardez le chagrin qui vous arrive comme une petite punition de votre inconstance ; vous avez quitté Lélio moins par raison que par légèreté, et cela mérite un peu de correction. À votre égard, seigneur Lélio, voici votre bague. Vous me l’avez donnée de bon cœur, et j’en dispose en faveur de Trivelin et d’Arlequin. Tenez, mes enfants ; vendez cela, et partagez-en l’argent.
Grand merci !
Voici les musiciens qui viennent vous donner la fête qu’ils ont promise.
Voyez-la, puisque vous êtes ici. Vous partirez après ; ce sera toujours autant de pris.
DIVERTISSEMENT
modifierCet amour dont nos cœurs se laissent enflammer,
Ce charme si touchant, ce doux plaisir d’aimer,
Est le plus grand des biens que le ciel nous dispense.
Livrons-nous donc sans résistance
À l’objet qui vient nous charmer.
Au milieu des transports dont il remplit notre âme,
Jurons-lui mille fois une éternelle flamme.
Mais n’inspire-t-il plus ces aimables transports ?
Trahissons aussitôt nos serments sans remords.
Ce n’est plus à l’objet qui cesse de nous plaire
Que doivent s’adresser les serments qu’on a faits ;
C’est à l’Amour qu’on les vit faire,
C’est lui qu’on a juré de ne quitter jamais.
Jurer d’aimer toute sa vie,
N’est pas un rigoureux tourment.
Savez-vous ce qu’il signifie ?
Ce n’est ni Philis, ni Silvie,
Que l’on doit aimer constamment ;
C’est l’objet qui nous fait envie.
Amants, si votre caractère,
Tel qu’il est, se montrait à nous,
Quel parti prendre, et comment faire ?
Le célibat est bien austère ;
Faudrait-il se passer d’époux ?
Mais il nous est trop nécessaire.
Mesdames, vous allez conclure
Que tous les hommes sont maudits ;
Mais doucement et point d’injure ;
Quand nous ferons votre peinture,
Elle est, je vous en avertis,
Cent fois plus drôle, je vous jure.