VI

SECONDE ENTRÉE DE BALLET : MESSIEURS PUECH ET MARTHA DANS LEURS LANGUES MORTES

Ce n’est que depuis l’invention de la machine du vide qu’on est assuré que la matière est toute également pesante.
Buffon.
(Essais arithm. mor.)



Le tableau du Banquet ayant exigé une mise en scène et une figuration, il a fallu tirer le rideau, mais nous ne sommes qu’à moitié de la Farce. Le temps que la Ligue des Droits de l’Homme range sa vaisselle et ses notabilités politiques, je frappe trois coups et je recommence.

Après les trois maîtres essentiellement démocratiques, en voici trois autres. Seconde entrée de ballet. Je vous annonce la Poésie grecque, l’Éloquence latine, la Littérature française. Ce n’est pas rien, direz-vous ? Hélas ! si ! Ce n’est rien, rien de rien. Les titulaires de ces trois chaires marchent dans le vide, et représentent le Néant. Ils s’appellent MM. Puech, Martha et Michaut. Ne croyez pas que ce soient des noms de mon invention. Vous ne les connaissez point ? Personne ne les connaît. Mais ils s’appellent comme je vous dis, et ils occupent trois chaires importantes à la Faculté des Lettres de Paris.

Ils sont inécoutables. Ils n’ont ni goût, ni forme, ni saveur, ni odeur : même la fine et discrète politique ne les intéresse pas. L’esprit ne peut s’accrocher à rien de ce qu’ils disent, car ce qu’ils disent n’est vivifié par rien qui ressemble à de l’esprit. Les vrais étudiants ne mettent jamais les pieds à leurs cours. Personne ne peut les défendre. On ne les consolera pas par un banquet. Et je suis seul à vouloir leur faire trois notes de musique.

M. Puech !… Considérons d’abord cet homme considérable ; car enfin, ce n’est pas rien d’annoncer sur sa porte : Littérature grecque : poésie bucolique ; Théocrite. Ces cinq mots annoncent un programme à faire rêver ! Il semble qu’on va entendre chanter des sources, et sentir la caresse du vent en mangeant du fromage à la crème… Terre et ciel ! Si vous entrez chez M. Puech, dans quel état d’amertume vous sortirez !… Qu’est-ce que M. Puech ? Qui dira d’où il vient, où il va, ce qu’il pense, ce qu’il fait ? Pauvre Grèce ! France infortunée ! Lamentable Sorbonne !

Ce qui me cause le plus de souffrance, quand j’entends M. Puech, c’est qu’il se rend compte de sa pauvreté. Son regard honteux, sa voix vacillante, son air d’égarement, sont comme une prière au public : « Je vous en supplie, ne m’écoutez pas !… Rêvez à vos affaires, à vos amis… Prêtez l’oreille à votre imagination… si vous en avez. Moi, je n’en ai aucune : je suis bien malheureux… Il faut que je vous commente l’Idylle III de Théocrite, et il ne me vient pas une idée, pas la moitié d’une !… Quatre pages, sur lesquelles il faut que je parle une heure !… J’ai eu beau arriver en retard de dix minutes, il m’en reste cinquante !… Un siècle !… »

Éperdu, il regarde l’horloge. Il ne cessera plus de la regarder. Il verra l’aiguille sur chaque seconde, et il va se violenter, endurer mort et passion, pour remplir tout ce temps-là par d’interminables phrases en prose, qui seront le délayage assassin d’une divine poésie.

« Je vais faire la fête chez Amaryllis. »

Premiers mots de l’Idylle de Théocrite ; début cruel pour M. Puech à la torture ! Il le retourne, ce début, l’épluche en tous sens, hésitant et s’enrouant, gémissant sur soi-même : « Pourquoi diable est-ce que j’enseigne le grec ? Ma vie n’est qu’un quiproquo… »

Et il n’est que quatre heures quinze : cinq minutes seulement qu’il est là…

« Amaryllis, je t’apporte dix pommes. »

— Dix pommes, oui, dit M. Puech… mais quelles sont ces pommes ?… De quelle nature ?… Le poète ne le dit pas…

Il tousse, se tourne encore vers l’horloge… Misère ! Quatre heures dix-sept !

— Nous remarquons cependant, continue M. Puech, que si les pommes… ne sont pas matériellement décrites, elles sont… caractérisées psychologiquement… car Théocrite ajoute : « Je t’apporte dix pommes… que j’ai cueillies, là où tu m’as ordonné de les cueillir. » Ce sont donc, Messieurs, des pommes désirées par Amaryllis…

Malgré la peine qu’il a eue à trouver lentement ses mots, pitié pour lui : il n’est que quatre heures dix-neuf !… Ce cours est un supplice. L’idylle gracieuse, traversée de cris de passion, devient avec M. Puech un pain pour les ours dont il étourse son auditoire. Ô ciel bleu de la Sicile, bruit de la mer, charmantes filles, chèvres, fleurs, montagne, tout devient informe à l’aide de M. Puech !… Et il n’est que quatre heures trente !

Enfin, à cinq heures moins cinq, pris d’une vigueur soudaine, il bredouille :

— La chanson, Messieurs, la chanson finit par : « J’ai mal à la tête. Je me suis donné bien du mal pour rien… »

Est-ce lui qui parle ainsi ? Et est-ce de lui qu’il parle ? Tout à coup, son cas l’épouvante. Trois minutes avant l’heure, il s’enfuit.

C’est vrai, qu’il s’est donné du mal… et que ses auditeurs, endoloris, se tiennent la tête.

Par bonheur, le cours de M. Martha n’a lieu que le lendemain : entre les deux on peut prendre le lit. Il faut cela pour se remettre de l’un et se préparer à l’autre, car le pauvre M. Martha est encore plus singulier que le pauvre M. Puech. C’est un phénomène universitaire, stupéfiant et consternant.

Ce qui confond d’abord, c’est que la première fois qu’on voit M. Martha, on le trouve plaisant cinq minutes. Cet homme, dont une seule heure de cours écrase l’esprit comme quinze jours au fond d’une cave, commence par faire rire. Il a une tête goguenarde, un nez jobard, un petit œil madré. Quand il entre et qu’on ne l’a jamais vu, il évoque les facéties du cirque. Mais… au lieu de crever des cerceaux de papier, ne voilà-t-il pas qu’il s’assied gravement, et gravement installe livres, montre, verre d’eau. On pense : « Il singe quelqu’un. Il imite un vieux Monsieur. » Et grâce à cette idée, on prend plaisir au début, chantonné d’une voix nasillarde et pompeuse. (Chez moi, si je veux faire rire mon petit garçon qui a quatre ans, c’est ce ton-là que je prends, et cette voix-là que je fais). Mais si l’on est parmi le public, on ne se divertit vraiment que quand on partage une joie commune. Sinon, on est un monstre. Or, les auditeurs de cette éloquence française sur l’Éloquence latine paraissent avoir l’âme abattue et misérable. Si bien qu’on se fait violence pour s’accorder au sentiment des autres, et tout à coup, on ne voit plus de M. Martha que sa médiocrité et son insignifiance. Au point que, pour ma part, je pensai : « Il doit être souffrant… » Je ne voulus pas l’entendre toute une heure, je lui fis crédit ; je revins huit jours après : il était pire que je n’avais cru. Je revins encore : chaque fois il se surpassait ! Force me fut de conclure que son génie propre et coutumier était d’être… était de n’être pas.

Pourtant, M. Martha a un trait positif : dans le vide, il est satisfait. M. Puech, lui, se bat les flancs pour arriver au bout de son cours. Il a l’air professeur malgré lui, comme Sganarelle était médecin. Il est le néant, mais il le sait ; il se désespère, ayant hâte de s’enfuir. Tandis que M. Martha est enchanté, et le sourire des belles âmes, contentes de leurs bonnes œuvres, fleurit sur ses lèvres. Le banal est son élément ; le poncif lui suffit ; dans le mot creux, il voit une trouvaille. Et je ne dis pas qu’il est fier, mais il est béat de sa stérilité.

Tout ce qui tombe de sa bouche est aussi prévu que ses gestes pour s’installer. Il ne peut pas prononcer œuvre sans dire considérable, émotion sans dire profonde ; fierté sans dire légitime. Dès qu’il commence une phrase, mentalement, par dérision, amusez-vous à la finir : à tous coups, vous tomberez juste. Dans les minutes graves, il parle comme un sous-préfet sur la tombe d’un capitaine de gendarmerie. Dans les moments de détente, comme un député au mariage d’un sous-préfet.

Mais ceci n’est encore que son talent spécial de l’expression. Si les mots exacts n’arrivent pas à la surface de son cerveau, il pourrait par ses à peu près indiquer qu’au moins il a des pensées… profondes. Laissons donc la forme, cherchons le fond. M. Martha traite de Tite-Live. Il explique que Tite-Live s’est trouvé en face de certaines légendes populaires. Et voici là-dessus ce que sa pensée créatrice élabore :

— Messieurs, ce sont ces légendes, ces légendes-là, ces légendes contre lesquelles personne n’a le courage de s’inscrire en faux, ces légendes respectées par tous, ce sont, dis-je, ces légendes, que Tite-Live à son tour n’ose pas toucher. Or, si l’on y regarde de près, j’entends si l’on veut être équitable, si vraiment on entreprend un examen consciencieux, un examen qui soit à la fois impartial et critique, — on voit, et si on ne voit pas, on devine, dans tous les cas, on comprend que Tite-Live ne fut nullement dupe de ces légendes-là.

M. Martha, tout aise de sa tirade, se laisse aller : il se renverse. Puis il reprend :

— Devant ces légendes, que s’est donc dit Tite-Live ?… Car ce qu’il nous a dit n’est pas tout ce qu’il s’est dit ! Que s’est donc dit Tite-Live ? Il aurait pu se dire : « Je suis un historien, et au nom de l’histoire… » Non ! Il ne se l’est pas dit ! Messieurs, il semble, — autant qu’on puisse le dire, puisque lui-même ne l’a pas dit, — il semble qu’il se soit dit ceci : « Oh ! que c’est singulier !… J’ai devant moi des légendes, des légendes dont quelques-unes sont puériles, des légendes vraiment enfantines, des légendes… enfin, je dis bien, puériles. Et tous mes concitoyens y sont attachés ; tous semblent y croire, ils les aiment ; bien mieux, ils les respectent ; bien plus, ils les défendent, c’est-à-dire qu’ils me défendent à moi, à moi Tite-Live, à moi historien, à moi qui veux faire œuvre impartiale, de dire précisément qu’elles ne sont rien, ou pas grand’chose, sinon des légendes. Ceci, en vérité, est extrêmement singulier. Ceci est même si singulier que ceci est mystérieux. Bref, il y a obscurité. Donc il doit y avoir doute. Je suis en présence de choses qu’il faut tirer au clair. En sorte qu’il convient de peser, et pesant de comparer, et après avoir comparé, de prendre garde. »

M. Martha sourit, content de ce long effort, ainsi que de l’heureux développement de son esprit. Et il conclut :

— Voici, Messieurs, ce que s’est dit Tite-Live !

Et voici comment le dit M. Martha !

Pour l’amour de Dieu, puisse cet extrait de cours vous suffire !… Je pourrais en donner six colonnes, vous n’auriez rien de plus ; il n’est que cela ; pendant une heure, pendant toutes les heures où il parle, le voilà ! Il existe encore moins que M. Michaut, moins que M. Puech. On ne peut même pas le discuter. On ne peut que l’apporter sur la scène, tirer les ficelles et dire : « C’est tout. »

Au bout de la table de M. Martha, il y a un robinet et une petite cuvette. Tandis qu’il parle, on devrait faire couler le robinet. Le bruit de l’eau monotone, fuyante et insaisissable, se confondrait avec celui du Maître.