La Famille Kaekebrouck/4

Paul Lacomblez (1p. 181-278).

La vengeance de Madame Posenaer


I


Madame Posenaer ne pouvait oublier l’injurieux abandon de Ferdinand Mosselman et roulait dans son âme de méchants projets.

Elle ne souffrait plus ; une rage froide, réfléchie, qui, souvent, pâlissait sa mignonne figure, avait succédé aux premières incantations de son désespoir.

Maintenant, dans le vide immense de ses journées, elle s’occupait en silence à ourdir le châtiment de l’heureux époux de Mlle Verhoegen.

Où est-ce qu’il se trouvait à cette heure, le traître qu’elle n’avait pas su retenir et dont ses manigances exaspérées, ses lettres anonymes, n’avaient pas même retardé le bonheur d’un seul jour ?

Il était en Suisse, à Ragatz, en attendant qu’il passât les monts et descendît à Lugano. C’est du moins ce que lui avait rapporté M. Posenaer, sur la foi d’une lettre récemment adressée par la jeune Mme Mosselman à son père et que celui-ci lisait avec émotion, la larme à l’œil, aux pratiques de la corderie.

À l’évocation des époux, que leur tendresse promenait enlacés sur la marge fleurie des torrents, dans ces paysages magnifiques de la Via Mala au milieu desquels l’amour s’exalte et défie la satiété, Mme Posenaer ne pouvait réprimer un frisson d’angoisse. Alors, songeant aux caresses de l’amant perdu, une haine sulfurique ruisselait dans ses veines et sa pensée en dérive s’en allait, tournoyant comme une épave dans le remous d’un courant criminel…

Oh cette petite Thérèse Verhoegen ! Quelle Sainte Nitouche ! Jamais astuce de grande coquette avait-elle égalé le manège de cette gamine, presque verte encore comme une stékebees !

Par quelles tendres amorces, par quels lacs introuvables dans le magasin de la piperie sentimentale, cette fillette insignifiante et timide sous ses bandeaux de vierge, au regard baissé, aux lèvres toujours closes, avait-elle pris le cœur de Ferdinand Mosselman ?

Elle était riche ! Mais le jeune homme avait dédaigné des partis plus avantageux, notamment les cent mille écus de Mlle Cluyts, la fille du grand farinier du Marché-aux-Porcs. Non, personne ne pouvait accuser Mosselman de cupidité.

Thérèse était jeune ! Mais elle, la jolie Mme Posenaer, comme partout on la nommait, est-ce qu’elle ne l’emportait pas sur cette gringalette par sa maturité souveraine, savante en amour ? Pourquoi repousser le fruit juteux qu’elle était et croquer cette petite groseille verte ?

Et Mme Posenaer s’abîmait dans les conjectures.

Pourtant, en cette brûlante matinée de juin, elle sentait parfois mollir sa rancune au souffle mûrissant d’un vague espoir.

Accoudée à sa toilette, dans une pose rêveuse, ses jolis bras nus émergeant d’un peignoir de tulle, elle se reportait aux jours lointains.

Une à une, elle refaisait toutes les étapes de son amour. C’était Ferdinand à la noce dramatique de Théodore Van Poppel ; et elle le voyait aussi au banquet de première communion du petit Spruyt et de la petite Platbrood. Oh, ses galants propos, ses aveux nargueurs ! Oh ce premier baiser sous la charmille, dans le parfum citronné des seringas ! Et soudain, toute frémissante au souvenir des caresses complètes :

— Non, non, s’écriait-elle, c’est impossible, il doit m’aimer encore !

Car elle pensait que cette brusque passion pour la fille du cordier n’était bien sûr qu’un feu de paille dont les cendres allaient tantôt s’envoler, comme la poussière dans le vent.

Eh bien non, elle se trompait, la jolie Mme Posenaer : c’était fini, Ferdinand Mosselman ne l’aimerait jamais plus.

Parmi les mille et trois qui avaient fait fleurir ses bountjes sensuelles, il n’en savait aucune dont il se fût dépris aussi vite que de cette coquette « fransquillonnante » qui posait à l’intellectuelle, bien qu’elle dévorât en cachette des liasses de romans-feuilletons. Mais ce qui l’avait promptement détaché d’elle et conduit à la rupture, c’était cette infatuation de soi-même qu’elle dissimulait sous un air innocent, cette très ferme conviction qu’elle incarnait un être rare, d’attirance suprême, et que tout le monde, les petits aussi bien que les grands, se relayaient pour la contempler.

Il fallait l’entendre, contant avec une feinte candeur, une sorte de frais et naïf étonnement d’âme, ses succès quotidiens, tous ces hommages discrets et délicats que provoquait sa charmante personne…

Elle ne pouvait sortir sans que d’effrontés suiveurs s’attachassent à ses pas.

Dans les tramways, vieux et jeunes messieurs se disputaient à l’envi l’honneur de lui céder leur place, au point qu’elle en était « gênée » pour les autres dames qui demeuraient sur la plate-forme…

Monsieur X… trouvait qu’elle s’habillait avec tant de goût : oh c’était un si grand moqueur !

Au spectacle les lorgnettes « savaient la fixer », n’est-ce pas !

Au bal, elle ne pouvait cependant pas danser avec tout le monde !

Cet après-midi, le petit garçon d’une de ses amies lui avait offert une rose en disant : « Tiens, elle te ressemble… » Je vous demande un peu !

Ferdinand opposait à ces historiettes un mutisme glacial. Le verbiage de cette fausse ingénue lui devenait chaque jour plus intolérable.

Il cherchait alors ce qui avait bien pu l’enchanter dans une telle femme et s’avouait que c’étaient seulement ses fanfreluches. Il ne l’aimait plus, qu’elle le retenait encore par les séductions d’un amour coquet, en dentelles et nœuds de soie. Et puis, elle était tout de même « bien tournée », comme on dit.

Mais le cœur de Ferdinand n’était plus satisfait.

Au sortir des étreintes défendues, des aspirations vers une tendresse honnête, tranquille, le jetaient en des spleens toujours plus longs. Alors, la « demoiselle » de son chef de bureau, la rouge Emma Verbist, trouva même grâce à ses yeux. Il s’interrogeait avec inquiétude : le bonheur était peut-être dans les bras de cette dondon…

Oh, le radieux jour de printemps qui l’avait enfin délivré des remords et du doute, en découvrant à ses regards charmés Thérèse Verhoegen, la jolie fille du cordier !

II


Il faisait grand silence dans la chambre assombrie, retraite d’exquise fraîcheur contre le torride soleil qui flambait au dehors.

Et Mme Posenaer, le menton dans la main, continuait de s’abandonner au fil de chères souvenances.

Parfois, les persiennes abaissées donnaient un petit toc sur la fenêtre ; des cristaux tintaient, ou bien c’était une grosse mouche bourdonnante qui, volant à travers la pièce, s’allait cogner à la glace, tombait sur la tablette de la cheminée où, un moment étourdie, elle musiquait en tournant sur le dos. Et tous ces bruits familiers assoupissaient doucement la jeune femme, quand une voix cria sur le palier :

— On peut « rentrer » ?

Et M. Posenaer parut, écarlate, ruisselant de sueur, dans un complet d’orléans gris.

— Jésus Maria, dit-il en s’épongeant le front avec un immense mouchoir, il fait une chaleur de bête ! Et nous sommes seulement le trois juin. Qu’est-ce que ça va être au mois d’août ? Heureusement qu’on sera à Heyst…

Il s’écroula sur le divan rose où il demeura comme anéanti, la tête souriante versée sur l’épaule gauche, les bras morts et les jambes ouvertes.


C’était un gros homme — donc un bon homme, comme dit Cervantès — plein de santé et de belle humeur. Quarante-cinq ans, mais il ne les portait pas. De fait, aucun souci ne ridait son front étroit. Tout lui avait réussi d’ailleurs. Sa fortune gagnée dans les épiceries ou plutôt dans le « trafic des produits coloniaux » comme disait sa femme, était « rondelette » et solidement placée. À quarante ans, quelques mois après la mort de sa mère, il avait épousé Mlle Charlotte De Smet, la fille d’un petit cordonnier de la rue de Laeken.

Il l’aimait, mais d’un sentiment tranquille, en vieux garçon chaste, couvé trop longtemps sous les jupes maternelles.

Tout de suite, Mme Posenaer l’avait soumis à ses fantaisies. Elle ne le détestait pas au fond, mais elle en usait presque avec son mari comme fait une belle petite d’un protecteur inamovible. Pourtant, elle se gardait de le contrarier jamais. Elle était reconnaissante après tout de l’opulence qu’il lui avait donnée. Aussi, prenait-elle grand soin de sa maison qu’elle avait transformée au profit du style moderne. Avec cela, habile à flatter ses innocentes manies de parvenu, à lui montrer sans cesse l’envie sympathique qu’il excitait chez tous ses amis, à laisser sous-entendre que son bonheur était une preuve de supériorité.

Il ne lui refusait rien  ; en retour, il demandait peu, satisfait des très menus suffrages qu’elle dispensait avec mesure. On pense comme elle lui savait bon gré d’une continence naturelle qui ne la rendait que plus frémissante entre les bras de Ferdinand Mosselman  !

En somme, ils s’entendaient bien  : c’était un ménage paisible.


Cependant, le bonhomme, envahi par une torpeur que la mollesse de son siège augmentait graduellement et menait sur la pente du sommeil, avait fermé les yeux. Et Mme Posenaer, les sourcils froncés, attachait sur lui un regard violent.

N’était-ce pas à cette place même où le « papezac » séchait sa transpiration, que Ferdinand, il y aussi, avait trois mois à peine, se tenait renversé lui mais dans quelle attitude de gracieux abandon  !

À ce souvenir, une fièvre sensuelle battait dans ses veines et ses yeux étincelaient comme des armes.

Qui désormais serait digne de la posséder ? Elle dénombrait les petits jeunes gens de son entourage et convenait que nul d’entre eux ne remplacerait jamais le fringant Mosselman.

Elle entrait dans une nouvelle crise de colère et de regret, quand M. Posenaer se redressa en sursaut  :

— Holà, dit-il, j’allais m’endormir  !

— Et d’où venez-vous comme ça  ? interrogea alors sa femme, d’un ton où perçait une pointe d’humeur.

— J’ai été seulement rue de Flandre, dit-il avec bonhomie. Mais ce n’est pas à tenir. Il fait une chaleur  ! Je le disais à Verhoegen, c’est absolument comme en septante-trois…

En entendant prononcer le nom du cordier, la jeune femme ne put réprimer un sourire dédaigneux.

— Eh bien, comment donc est-ce qu’il va aujourd’hui, ce pauvre homme  ? Il pleure toujours après sa fille ?

— Non, non, c’est fini ; maintenant il est raisonnable. Thérèse lui écrit presque tous les jours de longues lettres…

— Tiens, moi je croyais qu’on ne savait pas écrire tant que ça en voyage de noces ! Ils s’ennuient donc, ces amoureux…

— Oh, quand je dis tous les jours, c’est une manière de parler, reprit le brave homme sans s’étonner autrement de l’amertume de sa femme. Verhoegen reçoit des nouvelles souvent et Jérôme aussi. Mais non, ils ne s’embêtent pas du tout. Il paraît que Ferdinand est si gentil, il est aux petits soins…

— Et où sont-ils ? interrompit Mme Posenaer durement.

— Ça je ne sais pas dire au juste. Jérôme m’a parlé d’une montagne qu’ils ont traversée dans un traîneau au milieu de la neige. Hein, ils en ont de la chance !

— Mon Dieu que c’est ennuyant, dit la jeune femme avec aigreur, vous ne savez jamais retenir rien du tout. Une montagne, mais quelle montagne ? Je n’ai pas d’avance avec ça !

Et Mme Posenaer, qui oubliait volontiers de fransquillonner devant son mari et retrouvait sa langue et son accent originels, se leva brusquement afin de calmer ses nerfs.

— Écoutez, répondit l’épicier sans s’émouvoir, tandis que sa femme, les coudes nus, pointés, tapotait ses cheveux de nuque devant la glace, ça ne sera pas tout de même bien difficile à savoir. Verhoegen vient ce soir au concert de la Zologie. On n’a qu’à lui demander…

À ces mots, Mme Posenaer se retourna vivement :

— Le concert de la Zologie ? interrogea-t-elle avec surprise.

— Mais oui, le concert de charité organisé par la Grande Harmonie. Les Guides, le feu d’artifice, le diable et son train ! Nous allons toute une société, les Rampelbergh, les Kaekebroeck, le jeune ménage Van Poppel…

— C’est vrai, fit la jeune femme, laissant retomber ses jolis bras. Ma foi, j’avais complètement oublié…

Tout de suite, elle songea aux Kaekebroeck qu’elle se promettait d’interroger avec adresse sur le voyage et les impressions des nouveaux mariés. Qui sait, certaines indiscrétions lui dicteraient enfin sa vengeance.

Cependant, midi sonnait à la pendule d’or. M. Posenaer consulta sa montre.

— Hé mais, Charlotte, est-ce qu’on ne va pas bientôt déjeuner ? Mélanie est si fort en retard aujourd’hui…

— Descendons seulement, fit la jeune femme. C’est vrai, depuis quelque temps je ne sais pas ce que cette fille a dans sa tête !

Le gros homme se leva en soufflant  :

— C’est bien ennuyeux, dit-il en posant un calme regard sur le corsage largement échancré de sa femme, que les hommes ne peuvent pas s’habiller comme les dames en été…

Ils descendaient, lorsque Mme Posenaer s’arrêta brusquement sur le palier de la salle de bain :

— Mon Dieu, s’écria-t-elle d’une voix d’angoisse, mais j’y pense, pour ce soir je n’ai rien à mettre !

Devant ce réflexe mensonge de toutes les femmes dont les tringles des armoires à glace s’incurvent et succombent sous le poids formidable de kapstocks couverts de robes de toutes sortes, M. Posenaer ne put garder son sérieux.

Mais Charlotte lui lança un regard de fureur :

— On voit bien, dit-elle rageusement, que vous ne connaissez rien à tout ça. Je ne peux pas mettre une robe d’hiver, n’est-ce pas ? Mes autres ne tiennent plus ensemble. Elles sont en loques. Vous voulez voir ?

— Merci, s’écria M. Posenaer, et, gaiement, il prit le bras de sa femme qu’il baisa au front, comme pour se faire pardonner une innocente moquerie. — Allons, Charlotte, ne pleurez pas. Tenez, j’irai tantôt moi-même chez la couturière pour demander votre costume…

— Och, dit-elle radoucie, en entrant dans la salle à manger, cette Madame Van Doren, c’est tout de même une assommante ! Elle m’avait bien promis, déjà pour hier matin. Je pouvais y compter sans faute, sans faute. Oui et voilà, c’est chaque fois la même chose, elle vous laisse en plan. Et ce n’est pas, maintenant, que je ne lui avais pas dit !

III


Joseph Kaekebroeck et sa femme arrivèrent seulement vers neuf heures, comme finissait la première partie du concert. On les accueillit avec de vifs reproches.

— Excusez-nous, s’écria Joseph, mais ce n’est pas de notre faute.

— Oui, Albert nous a fait la farce, affirma Adolphine. Il ne voulait pas s’endormir. On aurait dit que le petit coquin savait que nous allions au concert. Oh, il remarque déjà tout, vous savez ! Il faisait une vie !

M. Verhoegen les engagea à s’asseoir rapidement :

— On est déjà venu demander plus de cent fois si ces deux chaises étaient disponibles. Hein, quelle cohue !

Cependant, Mme Posenaer s’était emparée des mains de Mme Kaekebroeck :

— Mettez-vous, dit-elle en l’attirant au milieu du groupe qu’elle formait avec Mmes Théodore Van Poppel et Rampelbergh.

Mais Adolphine voulut auparavant échanger à toute force sa bonne chaise à dossier contre l’inconfortable escabeau de son mari :

— Prends-la, dit-elle à Joseph avec une gentille insistance. Moi j’ai des jupons, je sais là contre…

Kaekebroeck protesta avec bonne humeur :

— Est-ce que tu vas me faire passer pour un « péke » maintenant ! Non, non, je t’en prie, garde ton fauteuil, je m’arrangerai bien…

Il cala son siège boiteux contre le tronc d’un arbre et s’assit entre son oncle Théodore et M. Posenaer.

À la droite de ce dernier, se carrait le vieux Rampelbergh. Les quatre hommes faisaient ainsi vis-à-vis aux quatre dames, tandis que le père Verhoegen, établi un peu sur le côté, semblait présider ce quadrille immobile mais non pas silencieux.

Chez les dames surtout, le moulin des langues se mit à tourner avec une rapidité extrême sans que le voisinage immédiat de nombreuses familles les embarrassât le moins du monde et les amenât un seul moment au ton adouci de la confidence. Adolphine, de sa voix forte, impétueuse, qui dominait presque toutes les conversations ambiantes, donnait d’intarissables détails sur l’intelligence précoce du petit Albert, oubliant un peu, et même tout à fait, que sa jeune tante Van Poppel avait une fillette de trois ans dont il eût été convenable de proclamer, en passant, la grosseur et les dispositions étonnantes.

Mais Mme Van Poppel, créature effacée, à la figure fade et douce, ne sentait aucun dépit. Elle souriait au contraire de toute la sincérité de son bon cœur aux contes merveilleux de sa belle nièce qui ne s’arrêtait guère, sans cesse émoustillée d’ailleurs par les exclamations câlines, les « mais, mais, voyez un peu ça ! », les « pas possible ! » de l’habile Mme Posenaer.

Les hommes, eux, parlaient à voix plus contenue, occupés pour l’heure à supputer le nombre de personnes qui s’étaient rendues au jardin zoologique.

— On est bien deux mille, certifiait M. Verhoegen.

— Plus que ça ! assurait M. Posenaer. Allez seulement un peu voir le monde qui se promène là-bas sur la pelouse du feu d’artifice. Pour sûr qu’on est bien quatre mille.

C’était aussi l’avis de Joseph et de son oncle Van Poppel. Quant à M. Rampelbergh, esprit excessif et paradoxal, il opinait pour dix mille.

Comme on se récriait devant l’absurdité d’un tel chiffre :

— Est-ce qu’on veut une fois compter ? dit-il en se levant, car aussi bien un cliquetis de verres, qui venait de la buvette, desséchait son gosier depuis une grande heure.

Aussitôt, MM. Verhoegen et Posenaer, pas fâchés de se dégourdir un peu, avouaient-ils, s’en furent avec le droguiste, non sans avoir recommandé à la société de défendre leurs chaises contre les entreprises des rôdeurs.

— Dépêchez-vous seulement, insista Joseph, le repos est presque terminé, voilà les Guides qui reviennent…

En effet, dans le joli kiosque japonais, aux montants tout enguirlandés de capucines fleuries et de vigne folle, un musicien avait déjà repris sa place. C’était le timbalier.

Celui-ci, autant par humeur facétieuse que pour ne point déroger à une coutume ancienne, aussi vieille peut-être que la première grosse caisse, commença de préluder doucement sur la peau d’âne, imitant ainsi le roulement lointain de l’orage comme dans la pastorale de la Symphonie fantastique.

L’effet fut instantané : mille têtes se renversèrent, interrogeant le ciel avec inquiétude. Mais sur le sombre azur ruisselait la voie lactée et, dans l’extrême pureté de l’air, les étoiles brillaient d’un éclat incisif, dardant vers la terre leurs pointes rétractiles.

Nulle brise ; au-dessus du rayonnement des girandoles et des cordons de gaz, le feuillage immobile des grands arbres montait dans l’ombre et se profilait en masses arrondies sur la voûte stellaire.

Le quinconce présentait un spectacle plein d’animation et de variété. Dans le premier chemin concentrique bordant le kiosque, tournaient en se tenant par la main de blanches fillettes et même des bébés, un grand nœud plaqué dans le dos. Puis, sous les petits ormes, c’était le cercle houleux et bruyant des familles auprès desquelles, après des zigs-zags que l’extrême rapprochement des chaises faisait compliqués, s’en revenaient toucher barre des garçonnets et des gamines, la figure tout empourprée par les « radeie coupeie ».

À peine les mères avaient-elles le temps de s’exclamer sur le débraillé de leurs enfants, de tapoter avec un mouchoir leur front perlé de sueur, que les petits sauvages repartaient déjà en bondissant pour des courses nouvelles.

Enfin, derrière ce public assis parce que venu de bonne heure, coulaient sans interruption des flots de promeneurs, messieurs entre deux âges, dandies coiffés du haut-de-forme gris, jeunes gens et jeunes filles flirtant, minaudant de leur mieux.

Il faisait doux, léger dans l’air. La chaleur s’était un peu abaissée. La verdure épandait une fraîcheur délicieuse que toutes les poitrines aspiraient avec ivresse après une journée de feu.

Cependant, les Guides, rentrés dans le kiosque, s’accordaient au milieu d’une cacophonie discrète où brochaient les fioritures de la petite flûte. Le chef monta au pupitre : d’un coup de son bâton, il imposa silence à l’orchestre, puis, après une pause, il attaqua l’ouverture du Tannhäuser.

M. Verhoegen et ses amis regagnèrent leurs places aux premières mesures du Venusberg. « Dans notre clique », comme disait M. Posenaer, personne n’écoutait les musiciens, hormis le timide Van Poppel et surtout Joseph qui demeurait tout pensif en se rappelant sa jeunesse solitaire vouée au culte de tous les arts…

Les dames, à l’exception de Mme Van Poppel toujours réservée et placide, continuaient de s’entretenir avec volubilité. Le chapitre qu’elles venaient d’aborder et qui n’était autre que celui de la toilette, justifiait d’ailleurs leur parlottage éperdu.

D’abord, elles avaient émis sur leurs robes respectives des opinions flatteuses, louant le corsage de l’une, les crevés et la pièce plate de l’autre, décernant en toute justice un éloge à leurs diverses couturières, mais en convenant il est vrai — et c’était Mme Posenaer qui parlait ainsi — que ces dernières « l’avaient facile » avec des personnes comme elles qui n’étaient pas précisément contrefaites.

Une telle louange péchait peut-être par trop de généralité. Certes, Adolphine était une « belle personne » et Mme Posenaer, très mignonne, mince sans maigreur, formait avec elle un contraste qui les faisait valoir toutes deux. Mais Mme Rampelbergh, une grosse femme à la taille courte, à la gorge adipeuse, remontée jusqu’à son double menton, et Mme Théodore Van Poppel très fluette, très « deux corinthes sur une planche » devaient donner certainement quelque tablature aux fées qui les habillaient.

Toutefois, Mme Van Poppel n’affichait pas la moindre prétention, non plus que sa nièce Adolphine, bonne fille exubérante, ignorante de sa beauté, qui ne vantait jamais ses atours, encore qu’elle fût en train de chiffons, comme toutes les femmes.

Mme Posenaer avait revêtu sa robe si impatiemment attendue. La couturière, qui ménageait cette bonne cliente, l’avait apportée elle-même à quatre heures afin d’y pouvoir faire tout de suite les retouches nécessaires. C’était une robe de soie gris de perle, rayée, dont le corsage, qui laissait le col à découvert, moulait le buste en perfection, telle une seconde peau moirée et vivante. Les manches, de même soie mais tailladées sur fond blanc, s’enflaient énormes aux épaules, puis s’amincissaient graduellement sur l’avant-bras pour s’épanouir autour du poignet en fraîches valenciennes. À la taille, une large ceinture vieux rose, agrafée d’une grande boucle Louis XV.

Ainsi parée, coiffée d’une paille bien croquée en forme d’écaille, toute fleurie d’églantines et de clématites, Mme Posenaer, avec son teint de biscuit de Saxe, semblait une jeune fille. Mais l’éclat de ses yeux changeants et ce triple collier de jolis plis que la maturité lui passait autour du cou, eussent dénoncé bien vite la femme à l’observateur tant soit peu perspicace.

La toilette d’Adolphine accusait moins de recherche. C’était une simple robe de foulard bleue à pois blancs, mais très bien ajustée à son buste plantureux qui reprenait les belles rondeurs que lui avaient un moment fait perdre des couches assez laborieuses. Par exemple, le chapeau, un peu vaste et trop surchargé de fleurs et d’oiseaux, marquait son « bas de la ville ».

Quant à Mme Pampelbergh, dont la face écarlate, vergetée de couperose, rutilait davantage encore sous les brides voyantes d’un chapeau scintillant de jais et de perles, elle crevait au pied de la lettre dans une robe de soie gris d’acier, couleur de rollmops, aux reflets aveuglants.

Sur sa gorge étalée et qui s’en allait houleuse, débordante, se répandre jusque sous les aisselles en expropriant les bras, un camée ovale, énorme, montait et descendait, tel un ponton sur la mer. Sanglée dans son corset, elle étouffait comme feu Mme Keuterings et geignait à tout instant :

— J’ai si chaud, n’est-ce pas ! Ça est pour mourir !

Enfin, Mme Van Poppel portait un costume de drap beige et un petit feutre noir à plume qui ne l’embellissaient d’aucune manière.

Or, il arriva que les dames, un peu lasses de filer ainsi des compliments pour elles-mêmes, sinon de les recevoir, se rabattirent sur la toilette de leurs proches voisines, ce qui augmenta l’intérêt de cet entretien.

Mme Rampelbergh se montrait naturellement la plus sévère de toutes :

— Mais voyez un peu cette vieille toupie, dit-elle, si ça est permis de se mettre en blanc à son âge !

Au milieu de ce bavardage, Mme Posenaer se demandait avec impatience comment elle obtiendrait enfin les confidences d’Adolphine sur le voyage de noce des époux Mosselman. Aussi, redoublait-elle de gentillesse à l’égard de la jeune femme, approuvant toutes ses remarques, vantant la sûreté de son goût, alors qu’elle était en réalité à mille lieues de ce bruyant quinconce.

— Quelle joie, pensait-elle, si j’apprenais tout à l’heure, par un détail insignifiant pour tous, excepté pour moi seule, le premier désenchantement de ce traître…

Elle songeait depuis quelque temps à aiguiller la conversation sur le sujet qui lui tenait à cœur, quand Mme Kaekebroeck, d’une simple phrase, fournit ingénument la transition si vivement cherchée.

— Tenez, dit-elle en désignant une jeune dame assise à quelque distance, ça est justement la robe de voyage de Thérèse, n’est-ce pas, M. Verhoegen ?

En entendant prononcer le nom de sa fille, le cordier, que la musique assoupissait doucement, s’était redressé en sursaut.

— Mais oui, clamèrent en même temps les Rampelbergh et les Posenaer, mais c’est juste, vous ne dites rien des jeunes mariés ! Est-ce que vous avez encore reçu des nouvelles ? Où est-ce qu’ils sont à présent ? Nous sommes curieux…

Sous ces questions pressées, le père Verhoegen sourit d’un air de satisfaction. Il répondit en se rengorgeant un peu :

— J’ai encore reçu cet après-midi à quatre heures une petite carte de Thérèse. Cher cœur ! Ils se portent très bien savez-vous…

— Et Joseph a reçu une lettre de Ferdinand, s’écria Adolphine, une longue lettre très comique. C’est tout de même un amusant, ce Mosselman ! Il dit…

— C’est vrai, interrompit soudain Kaekebroeck qui redoutait une étourderie de sa femme, je voulais apporter la lettre, mais nous avons dû si fort nous presser à cause du moutard… Je la prendrai avec moi samedi soir pour aller chez Rampelbergh.

— Ça va, approuva l’ancien droguiste, on la lira en société.

— Pour le moment, continua le père Verhoegen, ils sont encore en Suisse, mais ils partent demain pour Milan…

Mme Posenaer éprouvait un étrange malaise et le cœur lui battait violemment. Elle n’avait pas prévu que cette conversation pût la troubler si fort, après l’avoir si ardemment désirée.

Elle dut faire effort pour dire d’un ton d’indifférence que démentait l’émotion de son corsage :

— Oh, c’est un long voyage…

— Oui, reprit le cordier, il y a une bonne trotte, vous savez, d’ici en Italie… Mais ça n’est encore rien… C’est à Venise que je les attends. Ça doit être une drôle de ville où les rues ce sont des canaux et les vigilantes des gondoles…

— Moi, je me figure très bien ce que c’est, dit Rampelbergh que rien ne pouvait surprendre. Venise, c’est comme qui dirait l’ancien Bruxelles quand la Senne coulait tout partout entre les straatjes. Le pont des Soupirs, ça est plus petit que le pont de la Carpe…

— Ça est facile à Venise, remarqua en riant M. Verhoegen, on ne doit pas arroser dans les rues…

— Eh bien c’est ce qui vous trompe, jeta soudain Kaekebroeck qui n’écoutait plus la musique depuis que les Guides exécutaient de gros pots-pourris, on arrose à Venise…

— Pas possible ! fit M. Posenaer.

— Mais si, on arrose, certifia Joseph, mais, comme de juste, pas avec de l’eau…

— Et avec quoi donc ? interrogèrent tous les amis vivement intéressés.

— Mais c’est bien simple, on arrose… on arrose avec de la poussière !

Cette saillie lancée d’un ton imperturbable égaya toute la société ; même les époux Van Poppel sourirent par-dessus leur timidité.

— Oeïe, confia Adolphine à ses amies, ça est un zwanzeur mon mari, vous savez ! Je dois rire quelquefois avec lui !

Et, sans se douter qu’elle enfonçait une nouvelle aiguille dans l’âme de Mme Posenaer, elle ajouta :

— C’est un bon pour aller avec Mosselman !

Tandis que Kaekebroeck, mis en train par le succès de sa petite farce, contait à présent ses impressions de voyage de noces, Mme Posenaer constatait non sans une vive contrariété que le programme des Guides touchait à sa fin. Déjà, quelques familles quittaient le quinconce pour se rendre sur l’esplanade où étaient plantées les pièces d’artifice. En somme, que lui avait appris Adolphine ? Rien qu’elle ne sût déjà, rien surtout qui lui permît de contenter son ressentiment. Toutes ses facultés étaient tendues vers la vengeance et pourtant elle restait très pauvre d’imagination : un génie malin stérilisait son esprit, protégeait Mosselman contre sa rancune. Il est vrai que la lettre de Ferdinand à son ami Kaekebroeck contenait peut-être des révélations précieuses. Mais il fallait attendre jusqu’au samedi pour avoir connaissance de ce curieux document.

Mme Posenaer ne se sentait pas la force de patienter si longtemps. Aussi, voulut-elle de nouveau provoquer les indiscrétions de la naïve Mme Kaekebroeck en parlant de cette lettre si intéressante.

Mais Adolphine ne se rappelait plus rien.

— Bé, il raconte je ne sais pas tout quoi, dit-elle en haussant les épaules de ce mouvement brusque qui lui était familier, on doit lire ça, n’est-ce pas Joseph ?

Puis, interpellant tout à coup M. Verhoegen, elle cria :

— Vous savez, ils disent qu’ils se portent très bien et qu’ils ont un appétit ! Ils mangent comme deux loups !

Elle avait mis dans cette phrase toute la candide pétulance de sa nature. Aussi, demeura-t-elle interdite devant l’explosion de gaîté qu’elle provoqua chez les hommes. Déjà, M. Rampelbergh risquait de très fortes plaisanteries…

— Allons, tu seras toujours la même gaffeuse, dit Joseph en regardant sa femme penaude, d’un air de découragement comique.

Cependant, Mme Posenaer avait pâli. Les paroles d’Adolphine venaient de lui porter un rude coup. Et longtemps elle resta muette, les yeux fixes, braqués sur la foule remuante qu’elle ne voyait pas.

— Eh bien vous ne dites plus rien ? observa Mme Rampelbergh.

— J’ai un point, répondit-elle, ça va passer.

Elle sortit de sa stupeur. Elle comprenait à présent que Mosselman était à jamais perdu pour elle. Chose étrange, et pour la première fois peut-être depuis la rupture, il se mêlait dans la violence de ses regrets une sorte de réel dépit contre elle-même de n’avoir pas mieux compris l’âme de Ferdinand Mosselman…

Tandis qu’elle s’humiliait ainsi, son regard se posait parfois sur son épais mari : elle lui en voulait de sa bonne face sanguine qui montrait la parfaite santé de son corps et de son âme. Elle en arrivait presque à blâmer cette inaltérable confiance qu’il lui avait toujours témoignée ; et voilà que, doucement, sans qu’elle y prît garde, montait en elle une petite colère contre ce brave homme parce qu’il ne l’avait jamais désirée, parce que ses sens auprès d’elle restaient toujours imperturbablement calmes.

Elle n’était pas loin aujourd’hui de qualifier d’un terme injurieux cette tendresse dont il ne cessait de l’entourer, tendresse paternelle si fort appréciée jadis, quand elle lui permettait de se donner sans partage à son amant.

Aussi bien, une longue continence ayant enrichi ses veines, Mme Posenaer était surprise de se découvrir tout à coup la ferme volonté d’inspirer quelque frénésie sensuelle à ce mari trop insoucieux de son devoir, et d’expérimenter enfin dans ses bras la saveur d’un plaisir légitime.

Et puis, le bonheur qui éclatait sur les visages d’Adolphine et de sa jeune tante, n’était pas non plus sans l’émouvoir profondément.

Elle se disait qu’un enfant l’eût gardée de bien des fautes ; elle enviait à ses compagnes cette puérilité joyeuse de leur amour maternel, et s’affligeait cruellement de ce que la crainte de voir se déformer sa taille, la peur des souffrances, l’eussent ainsi privée des joies les plus pures.

Une mélancolie tombait dans son âme, telle une pluie fine dont le brouillard voilait l’obsédante image de Ferdinand Mosselman.

— Eh bien si on partait, nous autres ! s’écria soudain M. Rampelbergh. Allons retenir notre place pour le fils d’artifeu…

Le droguiste ne manquait jamais l’occasion de lancer cette plaisanterie dont il avait hérité d’un grand-oncle.

Toute la bande se leva et s’engagea dans une allée sombre qui menait devant la grande pelouse où étaient plantés les mâts pyrotechniques.

— Ici derrière, dit M. Verhoegen tandis qu’on cheminait, c’était la cage des autruches n’est-ce pas ? Comme tout ça a changé depuis vingt ans !

— En effet, répondit Kaekebroeck, ce n’est presque plus à s’y reconnaître. Ici, tenez, dans cette allée toute noire, on jouait à gendarmes et voleurs avec Ferdinand et ses amis…

— Oeïe oui, je me rappelle, ça était gai ! s’écria Adolphine.

— Et c’est ici que Mosselman, quand il commença à avoir un peu de moustache, donnait des rendez-vous à cette petite Caroline…

— Hein c’était déjà un « galiard » murmura Rampelbergh en poussant le coude de son compère Verhoegen.

— Cette petite Caroline, poursuivit Joseph, avait un frère qui la suivait comme son ombre. Ce frère — il s’appelait Ernest — embêtait beaucoup Mosselman. Aussi, pour s’en débarrasser, Ferdinand n’avait rien trouvé de mieux que d’apporter tous les soirs des timbres : il faut vous dire qu’Ernest faisait collection. Alors, pendant que le frère examinait des « cap de Bonne-Espérance » sous un bec de gaz du quinconce, Caroline se sauvait avec son amoureux. Ferdinand appelait ça : « affranchir la sœur ! »

— Eh bien, c’était du propre, ne put retenir Mme Rampelbergh qui soufflait comme la locomotive d’un train de marchandises.

— Oh, ils n’étaient pas les seuls, vous savez, reprit Joseph, voulez-vous croire que mon oncle Théodore a fait la même chose ?

À cette brusque botte, Monsieur et Madame Van Poppel rougirent très fort dans l’obscurité. Personne n’ignorait en effet qu’ils avaient fait connaissance au zologique et que, dans le temps des fiançailles, quand Mlle Spineux avait séjourné à Bruxelles pour l’achat du trousseau, ils se promenaient seuls le soir dans les allées écartées du beau jardin.

— Hé vous ne dites rien, s’écria gaîment M. Rampelbergh.

— Oui, oui c’est comme ça, assura Joseph ; allons est-ce que nous n’avons pas tous passé par là…

Adolphine lui pinça le bras :

— Eh bien, j’en apprends de belles maintenant !

Tu sais, ne te gêne pas. Et moi qui croyais que tu avais toujours été un petit saint !

— Oh moi, c’est vrai, j’étais très timide : les petites filles devaient m’embrasser de force !

— Continue seulement, dit joyeusement Adolphine qui le pinça derechef.

Il poursuivit :

— Tout ça n’était encore rien. Je me suis laissé dire que derrière la cage des singes et près de la fosse aux ours, il se célébrait dans les massifs des mystères encore plus tendres où l’on n’était pas seul mais pas plusieurs non plus. Enfin, c’était un peu comme Adam et Eve au milieu des bêtes…

À cet endroit, M. Posenaer protesta avec énergie. Lui, il n’avait jamais entendu parler de ça. Dans son esprit la Zologie demeurait toujours un lieu de réunion très honnête, le grand jardin des familles par excellence.

Peut-être sa femme, qui cheminait en silence à côté de lui, eût-elle pu détruire cette conviction naïve et apporter à Kaekebroeck une contribution de souvenirs personnels très concluants. Mais elle ne le jugea pas nécessaire. D’ailleurs, la conversation changea d’objet comme les amis débouchaient sur le plateau déjà tout encombré de foule.

— Hé mais, s’écria M. Posenaer, regardez un peu là-bas !

Et il indiquait une épaisse couche de nuages au bas du ciel. À ce moment, une brise s’éleva qui jeta une vive rumeur dans le public. Ce fut bien autre chose quand on entendit dans le lointain un réel grondement d’orage.

Cette fois, ça n’était plus les Guides.

Les dames en toilettes claires poussaient des exclamations d’effroi :

— Oeïe oeïe ! et on n’a pas de parapluie !

Elles voulaient quitter le parc tout de suite pour conjurer les désastres d’une averse probable. Mais les garçonnets et les fillettes s’accrochaient désespérément à leurs mains, implorant qu’on attendit au moins les premières fusées.

Cependant, les Guides venaient de faire résonner là-bas leur dernier coup de grosse caisse ; aussitôt, un afflux de spectateurs se précipita sur l’esplanade.

La brise soufflait maintenant très forte et menait grand tapage dans les branches. Quelques petits nuages détachés des hordes compactes s’avançaient en éclaireurs. Le tonnerre roulait plus proche. Des loustics criaient : « Il pleut ! »

Alors, les artificiers, ne voulant pas faire languir plus longtemps cette foule dont l’inquiétude augmentait l’impatience, mirent le feu aux premières boîtes. Soit que les détonations eussent impressionné les nuages ou que ceux-ci fussent arrivés à maturité, soudain il y eut un coup de pluie. Des cris retentirent qui, subitement, s’apaisèrent.

— Ça ne sera rien, affirmaient quelques personnes animées d’un espoir que refroidissaient aussitôt des gouttes nouvelles.

Mme Rampelbergh était pour « prendre ses cliques et ses claques ».

— On dirait qu’il veut pleuvoir et qu’il ne sait pas, remarqua Adolphine qui pressait le bras de son mari et pensait au petit Albert. — Pourvu que cette Léontine songe à fermer les fenêtres à la maison…

Les fusées qui éclataient dans le ciel découvraient un horizon chargé et terrible. Mais la pluie attendait toujours. Tout à coup, au milieu de l’embrasement du premier meuleke, les nuages ouvrirent les vannes de leurs cataractes.

Ce fut une déroute générale. La foule se rabattait vers le quinconce et le kiosque en poussant des clameurs aigües.

M. Verhoegen, les Kaekebroeck, toute la bande enfin se trouva dispersée ........................

Mais, tandis que des éclairs superbes irradiaient les nues comme s’ils voulaient donner une leçon de pyrotechnie aux petits artificiers de la terre, M. et Mme Posenaer, tapis sous la capote ruisselante d’un fiacre ouvert, bondissaient sur les rails du passage à niveau de la rue Belliard et roulaient à fond de train vers la place Sainte-Catherine.

— François, murmurait la jeune femme en simulant une grande frayeur, on ne peut mal n’est-ce pas ?

Elle se blottissait contre son mari et l’étreignait presque dans ses bras, sans souci de sa fraîche toilette qu’elle avait sauvée du déluge. Et le brave homme souriait, faisait l’esprit fort que le plus effroyable tonnerre ne saurait émouvoir.

— Frans, dit-elle encore, vous ne me quitterez pas ce soir. Je ne dormirais pas tranquille.

Il la regarda, très étonné de ce ton de câlinerie qu’il ne connaissait pas, et vit ses yeux ardents qui brillaient dans l’ombre comme ceux des chats. Jamais, il ne lui avait vu ces yeux-là. À les fixer, il éprouvait tout à coup un émoi singulier.

La voiture descendait maintenant la Montagne de la Cour et le sabot des freins qui mugissaient comme la sirène d’un steamer, mettait dans les jambes de M. Posenaer des tas de fourmis chatouillantes.

Ils débarquèrent. Mais, comme ils s’engouffraient dans le vestibule, un éclair flamboya suivi d’un coup de tonnerre formidable qui ébranla toute la maison.

La jeune femme poussa un cri et s’affaissa palpitante sur la poitrine de son mari.

— Frans, ne me quittez pas ! J’ai trop peur !

Il dut la porter jusque dans sa chambre et la déposa sur le canapé. Alors, il lui dit avec un rire à la fois hardi et timide :

— Allons Charlotte, déshabillez-vous seulement ; je vais mettre la chaîne et je reviens. Vous me ferez bien une petite place…

IV


La soirée du samedi n’assemblait d’ordinaire chez les Rampelbergh que de vieilles gens pour qui les cartes sont la plus essentielle distraction de la vie.

Quand on pénétrait dans la maison de la Rue Rempart des Moines, on sentait réellement dès le vestibule comme une vague odeur de whist.

Pourtant, ce n’était pas l’attrait de la grande ou de la petite misère qui faisait aujourd’hui plus nombreux que de coutume les hôtes de l’ancien droguiste. La réunion avait cette fois — et pour cette fois seulement — un autre objet que le jeu paisible à un centime la fiche : on y devait conclure des arrangements graves à l’occasion d’un prochain voyage à Heyst, projet depuis longtemps adopté par tous les amis et parents de la famille Kaeltebroeck, et qui, après avoir été étudié en sections, usurpait ce soir le tapis de la Dame de Pique pour un débat définitif.

En réalité, la première idée de cette villégiature « sur le littoral », appartenait à Adolphine que les pâles joues de son petit Albert inquiétaient beaucoup, et qui s’était bien promis dans les fortes chaleurs de l’été de soustraire son fils à l’atmosphère viciée du Papenvest.

Le docteur, consulté, avait fait le plus grand éloge de la mer et montré quels avantages durables l’air salin, chargé d’iode, procure aux jeunes organismes…

Cet avis ne laissa pas que d’impressionner vivement Mme Van Poppel dont la petite Jeanne commençait à « courir comme un rat ». Aussi, déclara-t-elle bientôt qu’elle accompagnerait sa nièce à Heyst.

Peu après, le voyage qui était devenu le grand sujet de conversation dans l’entourage de Joseph Kaekebroeck, rallia d’autres partisans. Les beaux-parents Platbrood prièrent leur fille d’emmener avec elle ses sœurs Pauline et Hermance, ainsi que son jeune frère Hippolyte ; l’excellente Adolphine y avait consenti avec d’autant plus de plaisir que Pauline, qui était la marraine d’Albert, l’aiderait à prendre soin du petit garçon.

Or, les premières chaleurs étant venues, M. Posenaer proposa un jour en manière de plaisanterie d’imiter l’exemple des époux Kaekebroeck et de partir en bande pour la mer.

Si cette invite excita peu d’enthousiasme chez le cordier et le droguiste, confits tous deux dans leurs habitudes et ennemis des déplacements, par contre elle séduisit tout à fait Mmes Posenaer et Rampelbergh qui voyaient une occasion d’étaler sur la plage des toilettes et des costumes de bains non pareils. Aussi, les deux femmes firent tant et si bien qu’elles vainquirent toute résistance, et le voyage fut décidé.

Tout le monde s’accordait au départ ; mais il s’en fallut que l’entente s’établît tout de suite sur la manière la plus commode et la plus profitable de séjourner au bord de la mer.

Pour les Kaekebroeck et les Van Poppel, la question était seulement résolue depuis ce matin. À bout d’hésitations, excédés de conseils aussi sages que contradictoires, ils venaient enfin de prendre en location sur la digue une grande villa qu’ils comptaient habiter à frais communs.

Adolphine emmenait sa cuisinière ; la bonne du petit Albert et celle de la petite Jeanne assumeraient à tour de rôle la garde des enfants et feraient le service des chambres et de la table.

De ce côté, tout allait bien. Mais dans le camp Rampelbergh — Posenaer — Verhoegen, régnait encore l’anarchie. De fait, nos gens ne savaient pas ce qu’ils voulaient et balançaient toujours, quant au choix d’un logis, entre la villa commune et l’hôtel. Or, il importait qu’ils prissent une décision ce soir même, car, en admettant qu’ils fussent d’avis d’occuper une maison, il devenait urgent qu’on la retînt sans délai. Un véritable engoûment se déclarait cette année pour la mer, et les chalets, de la digue surtout, s’enlevaient avec un entrain sans précédent.

Déjà, M. Verhoegen, les époux Kaekebroeck et Van Poppel se trouvaient réunis autour de la grande table ronde de la salle à manger. On n’attendait plus que M. et Mme Posenaer.

— C’est drôle, dit le droguiste en jetant un coup d’œil sur la pendule, ils devraient déjà être ici depuis un bon quart d’heure.

— Oui mais, remarqua sa femme avec ironie, qu’est-ce que vous pensez, Madame doit se mettre sur son trente et un, et pour qui donc !

Ce sarcasme enhardit M. Verhoegen : il convint que Mme Posenaer était vraiment excentrique dans sa mise depuis quelque temps.

— Ça est comme une cocotte, disait-il. Ça va être quelque chose à la mer ! Mais, minute, si elle fait de ses embarras avec ses bassolontjes, ça sera tout de suite fini avec moi, je mettrai un sale costume…

Tout le monde approuva le cordier : en somme, on se rendait là-bas pour respirer l’air pur et non pour changer de toilette trois fois par jour et faire les chicards. Mme Rampelbergh, qui n’avait pas commandé moins de trois robes compliquées à sa couturière, dans le ferme propos de révolutionner la digue, soutint avec une rare effronterie que, du moment qu’on était convenable, c’était suffisant.

Adolphine, elle, ne voulut cacher à personne qu’elle userait ses vieux « bidons », car elle entendait avant tout se mettre à l’aise et jouer dans le sable avec les enfants.

Sa tante n’emportait aussi que des robes anciennes et une petite toilette de dimanche comme en-cas.

Quant aux hommes, ils protestèrent pareillement du peu d’élégance de leurs costumes de touristes.

M. Verhoegen et son ami Rampelbergh discutaient gravement à propos des chemises de couleur qui offraient la ressource de pouvoir se porter huit jours de suite et même davantage sans paraître sales, quand un violent coup de sonnette retentit dans le vestibule.

Enfin, c’étaient les Posenaer ! Ils apparurent très gais l’un et l’autre et comme des gens qui s’en viennent d’une partie fine.

L’épicier annonça qu’ils avaient été dîner au restaurant. On le devinait sans peine à son teint enluminé et à sa voix résonnante. Mais ce qui frappa immédiatement tout le monde, ce fut le sourire charmant de Mme Posenaer, son aménité de paroles et de manières, tout l’ensemble affectueux de sa personne, et, surtout, chose improbable, la parfaite simplicité de sa robe. La critique en resta toute interdite et désarmée.

C’est avec un empressement sincère que la jeune femme alla s’asseoir auprès d’Adolphine et de Mme Van Poppel, pour s’enquérir aussitôt de la santé du petit Albert et de la petite Jeanne.

Joseph Kaekebroeck, qui l’observait avec attention, n’en croyait pas ses oreilles quand il entendait cette mignonne créature, toujours si brève, si indifférente à l’égard de son mari, prodiguer maintenant à M. Posenaer des noms très tendres et détailler avec fanfare tous les achats utiles qu’elle avait faits à son intention dans la journée. Elle avait pensé à tout afin que le gros homme ne manquât de rien et ne pût prendre froid sur la digue. Une telle sollicitude était vraiment étrange de la part d’une femme qui n’en montrait d’ordinaire que pour elle-même. On ne reconnaissait plus cette petite dame si insatiablement coquette ; il semblait qu’elle eût subitement changé de nature.

D’ailleurs, il n’y avait pas jusqu’à M. Posenaer qui, par-dessus la bonne humeur d’une légère « pointe », ne montrât quelque chose de particulier et d’indéfinissable qu’on n’avait jamais remarqué chez lui. Et c’était l’air glorieux de sa face épanouie, son œil plus vif, et ce penchant à une sorte de grivoiserie de langage et de mains, dont une pudeur innée l’avait sans cesse gardé jusqu’à ce jour…

Cependant, M. Rampelbergh, qui était descendu à la cave, poussa doucement la porte du pied et s’avança avec précaution, tenant dans chacune de ses mains un petit berceau où dormait une bouteille de gueuse-lambic.

Quand la bière fut versée et qu’on eût chanté ses louanges, le droguiste commanda le silence et déclara joyeusement que la séance était ouverte pour la discussion de l’ordre du jour : « le voyage à Heyst ».

Sans autres préliminaires, il prit la parole et préconisa la location d’une villa pareille à celle de Kaekebroeck, découvrant les avantages et surtout l’économie d’un phalanstère. Il parla avec éloquence et fit valoir en manière de dernier argument que les habitants des deux villas pourraient s’inviter mutuellement les uns chez les autres et donner des banquets profitables, ce qui ne serait pas une mince distraction les jours de pluie.

M. Verhoegen adhéra tout de suite à ce programme qui ouvrait devant lui de larges perspectives gastronomiques.

— Moi, je suis content, s’écria-t-il emballé, et vous Posenaer ?

Dans les pourparlers antérieurs, l’épicier, pressenti, s’était toujours dérobé soit qu’il en eût reçu l’ordre de sa femme, soit que la question le laissât encore très perplexe. Toutefois, on avait cru deviner qu’il penchait pour le séjour à l’hôtel. La table d’hôte n’offrait-elle pas à Mme Posenaer une belle occasion de parade ?

On s’attendait donc à une vive opposition de sa part et M. Rampelbergh prenait déjà un air hargneux pour la riposte quand, à la surprise générale, l’épicier répondit :

— Nous aussi nous sommes contents, n’est-ce pas, Charlotte ? Va pour la villa !

Les bravos éclatèrent et l’entente fut scellée au milieu de copieuses rasades.

Sans perdre de temps, les dames s’étaient assemblées en conciliabule. Il n’y avait plus que dix jours avant le premier juillet : comment feraient-elles pour être prêtes ? C’est qu’il en fallait des malles, des paniers ! C’était pis qu’un déménagement. Pleines d’agitation, elles s’interrogeaient sur tout ce qu’il était indispensable d’emporter.

Au milieu de ce bavardage de pies, M. Posenaer dont la bière multipliait les paroles, interpella son ami Verhoegen pour demander des nouvelles de ses « galiards ».

Le cordier ne se fit pas prier : il annonça que les « tourtereaux » étaient arrivés à Venise. La place Saint-Marc, les canaux, les gondoles leur avaient déjà inspiré une carte postale écrite en long et en large et qu’il regrettait bien de n’avoir pas sur lui. Il se préparait néanmoins à la réciter de mémoire, quand Joseph, jugeant la minute favorable, tira de sa poche la fameuse lettre de Mosselman et la lui tendit par-dessus la table.

Mais les dames s’interrompirent pour protester : non, non il fallait que Kaekebroeck lût cette lettre lui-même à haute voix. Alors Joseph déplia les feuillets, illustrés d’une bleuâtre vignette d’hôtel, et, après une petite tousserie de prôneur, il commença au milieu d’une vive attention la lecture de ce document plein d’intérêt.

Dès les premières phrases Mme Posenaer avait tressailli, car il lui semblait entendre la voix même de Mosselman. Mais elle surmonta son trouble et réussit à prendre une attitude dégagée. Bientôt, elle sourit sans effort avec tout l’auditoire aux passages amusants de cette épitre fantaisiste où Ferdinand exprimait le charme de sa femme et la joie des heures présentes, d’une plume toute remplie de réticences moqueuses. Il y avait tant de bonne humeur entre ses parenthèses, un mouvement, une couleur si comique dans le récit de ses impressions de Brusseleer découvrant la Suisse et les lacs, une telle broderie de finesse autour d’une lourdeur voulue, qu’il eût déridé son plus mortel ennemi.

Mais Mme Posenaer n’avait plus de haine. À voir la douce expression de sa physionomie, le regard humide et comme alangui qui filtrait à travers ses longs cils, on aurait dit qu’un souffle bienfaisant passait dans son cœur, et l’aérait et le purifiait. De fait, un remords tranquille, sans « lançures », un remords pacifiant et dont elle sentait presque une joie secrète, avait pénétré en elle depuis quelques jours, et lui laissait vaguement entrevoir le charme délicieux de ces tendresses légitimes si longtemps dédaignées.

Ferdinand pouvait aimer la petite stékebees. L’affection de l’époux qui, au courant des lignes, s’épanchait sans fadeur et se voilait d’une constante et pudique ironie, loin de ressusciter sa passion, lui indiquait maintenant le devoir et mûrissait son repentir. Son cœur était affranchi. Elle se sentait doucement devenir heureuse…

Cependant, après quatre feuillets, les jeunes époux débarquaient à l’hôtel du Splügen, au milieu des neiges.

Ici, Ferdinand avait soudain assombri son style dans la manière noire des romans-feuilletons, pour conter un incident nocturne, au souvenir duquel, assurait-il, ses cheveux se dressaient encore sur sa tête, bravant les plus hongroises pommades ainsi que les plus plekkants cosmétiques !

On pense bien qu’il ne s’agissait en définitive que d’une hallucination d’un ordre peu romantique et dont voici l’histoire abrégée.

Une nuit que Ferdinand s’était retiré pour une courte méditation dans un logis exigu de l’hôtel — sorte de kotje primitif surplombant un gave impétueux dont on pouvait apercevoir, en se penchant au-dessus d’une ouverture à air libre, les cabrioles écumeuses, toutes diamantées de lune — il sentit tout à coup contre ses joues comme un frôlement d’ailes. Aussitôt, il se dit de fuir, croyant d’abord que c’étaient des chauves-souris acharnées à sa chevelure. Mais, dans sa frayeur, il ne parvenait pas à ouvrir la porte du réduit. Frémissant d’épouvante, il se met à pousser des cris tandis que, s’étant emparé d’une espèce de disque, il l’agite et le lance désespérément en tous sens avec la force du citoyen antique élevé dans la palestre. Exercice dangereux s’il en fût, car ce disque lui étant une fois retombé sur la tête, il fut obligé de s’asseoir, tant le choc avait été rude…

Il reprenait lentement ses esprits quand il s’étonna de ne plus ouïr aucun bruit : les chiroptères avaient disparu, chassés sans doute par la peur. Vain espoir ; à peine notre héros se fut-il relevé avec confiance que, de nouveau, par l’orifice découvert, ces bêtes maudites rentraient dans la place. Enfer et damnation !

Ferdinand s’apprêtait à appeler au secours. Mais en ce moment une idée fulgura dans sa cervelle et lui restitua tout son sang-froid. Il venait enfin de découvrir que ces chauves-souris n’étaient autre chose que des papelitos folâtres dont « le vent qui souffle à travers la montagne », le vent de Gastibelza, embarrassait la chute nécessaire au point de les relancer voletants et palpitants contre les parois du lieu.

Cette aventure, que Mosselman à force d’expressions horrifiques, de périphrases élégantes et subtiles était parvenu à dépouiller de son caractère trivial, ne laissa pas tout d’abord que de rester assez nébuleuse pour quelques-uns. Mais quand Joseph et Adolphine l’eurent commentée d’une glose familière et expliquée avec des gestes expressifs, elle obtint un succès qui atteignit au délire.

Le père Verhoegen, M. Posenaer et les époux Rampelbergh se claquaient sur les cuisses, riaient à pleine gorge, jetant à leur tour entre deux hoquets quelque remarque énorme qui les roulait dans une hilarité sans cesse renaissante.

Les Van Poppel n’y résistèrent point et pour la première fois de leur vie peut-être, ils furent secoués de véritables convulsions dont le spectacle, si nouveau chez eux, redoubla la joie générale.

Seule Mme Posenaer souriait d’un air indulgent mais sans aucune pruderie. Aussi bien, la face écarlate de son mari lui donnait de l’inquiétude : elle le suppliait vainement de modérer ses transports, l’avertissant qu’il allait se faire mal…

Soudain, l’épicier recouvra un peu de calme, mais ce fut pour s’écrier :

— Eh bien moi, j’ai eu une farce encore plus drôle ! Figurez-vous qu’une fois on avait peint et verni tout partout dans la maison. Or donc je descends la nuit… Je m’asseois. Oui, mais potferdéke quand je veux m’en aller, impossible ! Je ne savais plus me détacher à cause de la couleur ! Hein, voulez-vous croire que j’ai crié pendant deux heures comme un possédé ! À la fin, Mélanie est descendue… Elle m’a eu seulement dehors avec de l’eau chaude !

— Mais Frans, Frans ! s’écria Mme Posenaer en se voilant la figure.

Cette anecdote, contée à la flamande avec une profusion d’idiotismes locaux qu’on ne saurait transcrire ici sans rompre la naturelle distinction de ce récit, récolta un bon regain de gaîté.

Alors, M. Rampelbergh s’en fut chercher de nouvelles bouteilles de gueuse, tandis que sa grosse femme, ouvrant une armoire, en retirait une provision de mastels et de pain à la grecque qu’elle déposa sur la table.

— Och, ça donne faim de rire comme ça ! dit-elle en essuyant avec le dos de sa main une larme qui restait au coin de son œil gauche.

Elle se rappela tout à coup qu’elle avait fait des smoutbolles pour le dîner.

— Il y en a encore de reste, est-ce que je veux les chauffer ?

Mais on déclina cette offre empressée dans la crainte des indigestions.

— Oeïe non, s’exclama Adolphine avec sa franchise habituelle, ça me gonfle de trop !

Il commençait à se faire tard. Joseph, qui devait partir pour Heyst le lendemain matin de très bonne heure afin de visiter sa villa et choisir celle de ses amis, protesta d’une certaine fatigue et annonça qu’il allait se coucher. Aussitôt, M. et Mme Posenaer échangèrent un doux clin d’œil et furent debout les premiers.

Dans le sonore vestibule les amis s’attardèrent un moment encore pour discuter les derniers arrangements. On promit d’être prêts dans huit jours.

M. Rampelbergh, tout glorieux de se rendre à la mer, raconta alors qu’il avait rencontré l’après-midi un tas de connaissances, des gens tirant le diable par la queue, qui allaient pour la plupart aussi « prend’ des bains ». Et il appuyait sur ces derniers mots avec une ironie à la Swift.

Au fond, il était vexé de se découvrir tant d’imitateurs.

— Oui, c’est la mode maintenant, dit-il en ouvrant la porte de la rue. Ils vont tous « prend’ des bains » pour faire des embarras, et les souris, elles meurent dans leurs armoires !… Allo la bonne nuit !

V


La petite troupe composée de dix-huit personnes en comptant les enfants, débarqua à Heyst le 30 juin par un temps épouvantable.

Depuis la veille, un terrible vent soufflait de l’ouest, soulevant des vagues énormes dont le mugissement s’entendait jusqu’à Bruges.

Debout sur le quai, parmi des paquets de toutes sortes, les Bruxellois se regardaient avec une angoisse comique.

Comme si ce n’était pas assez que l’ouragan tourmentât sans relâche les jupes des dames et les buses des hommes, il fallut encore qu’une âpre bande de portefaix galonnés, aboyant des noms d’hôtels, s’abattît sur les voyageurs et tentât de s’emparer de leurs innombrables colis.

Mais nos amis, enfermant au milieu d’eux les enfants et les bonnes, formèrent aussitôt le bataillon carré et se défendirent avec bravoure contre les entreprises des faquins.

Ce fut une chaude lutte où Mme Rampelbergh se distingua entre tous par la vigueur de ses invectives flamandes et poussa des cris qui eussent réellement effrayé une locomotive avec son tender.

Quand le tumulte causé par cette agression imprévue se fut apaisé, Joseph Kaekebroeck prononça quelques paroles éloquentes sous l’auvent de la station. Il célébra la tempête et proposa de se rendre incontinent sur la digue : l’occasion de contempler un gros temps n’était pas déjà si fréquente. Il plaisanta, remonta le moral de tout le monde ; puis, s’étant assuré que les enfants étaient assez chaudement vêtus, il donna le signal du départ.

La troupe, courbée sous la bourrasque, s’engagea joyeusement au milieu de la place de la gare, enfila une rue et se trouva tout à coup sur la digue en face de la mer démontée, hurlante.

Un grand cri d’admiration sortit des poitrines, tandis que les enfants, saisis de peur, se collaient aux jupes des femmes.

Le spectacle était magnifique. Même les bonnes et les cuisinières étaient empoignées à l’aspect de ces vagues échevelées, furibondes. Léontine, qui portait le petit Kaekebroeck, restait bouche bée, les yeux fixes. Elle voyait la mer pour la première fois et ce phénomène l’emplissait de stupeur. Elle finit par s’écrier gentiment dans son bon cœur filial qui regrettait d’éprouver une joie qu’il ne pouvait partager :

— Mon Dieu, si ma mère verrait ça !

Adolphine eut alors une inspiration charmante. Elle saisit le petit Albert endormi sur l’épaule de sa bonne, courut jusqu’au bord de l’estran. Et là, au milieu des flocons d’écume jaunâtre cueillis, éparpillés par la tempête, elle souleva son fils, le tint à bras tendus, face à la mer, devant sa valeureuse poitrine. C’est ainsi qu’elle le présentait solennellement à la « Grande Verte », demandant pour lui la santé et la force.

L’enfant ouvrit ses yeux bleus et, tout à coup, il sourit à la mer. Et rien n’était si impressionnant que le calme sourire du petit garçon devant ces montagnes liquides qui roulaient, s’entrechoquaient, s’effondraient avec un fracas formidable !

Le matin du troisième jour, ils se retrouvèrent tous sur la plage vers onze heures, afin de prendre leur premier bain.

La mer, intensément verte au large, houlait sans colère et poussait sur la plage deux ou trois rangs de vagues.

Joseph déclara que l’eau était à souhait et que la baignade serait gaie. Mais M. et Mme Van Poppel, pressés tendrement l’un contre l’autre, s’interrogeaient avec anxiété et ne pouvaient réprimer un frisson. On eût remis la partie au lendemain qu’ils en auraient éprouvé un vrai soulagement.

M. Posenaer, les deux jambes écartées dans l’attitude du colosse de Rhodes, regardait l’eau avec une certaine crânerie.

— C’est dommage, dit-il d’un ton mal affermi, c’est dommage que les vagues ne soient pas un peu plus fortes…

Mais sa femme protesta et tout le monde avec elle.

— Merci bien, s’écria Mme Rampelbergh de sa voix enrouée, la mer est déjà assez sale comme ça !

Ils restaient là hésitants, avec une petite émotion dans l’estomac, quand plusieurs baigneurs s’élancèrent joyeusement dans les flots. À cet exemple, ils cédèrent aux sollicitations des femmes de la plage et envahirent les cabines.

Dix minutes après, ils sautaient sur le sable et partaient en éclats de rire à l’aspect de leur déguisement balnéaire.

Adolphine et Mme Posenaer, sous un élégant costume de flanelle bleue avec collet et jupe bordés de rouge, ne démentaient pas les promesses de la robe. Si l’une était pleine de robustesse, l’autre avait la grâce ; tout le nu qu’on leur voyait, le cou, les attaches des épaules, les bras, les jambes, étaient d’une proportion et d’un galbe parfaits. Pauline était gentille aussi avec ses rondeurs naissantes. Par contre, la pauvre Mme Van Poppel affirmait une maigreur qu’on n’eût pas supposée si aiguë. Elle était vraiment « seiche comme ung os de cimetière ». Sans le bonnet de bain qui retenait ses cheveux assez opulents, on l’eût prise pour un homme.

La plastique du sexe masculin n’avait rien de fort remarquable. Kaekebroeck et Van Poppel montraient une minceur nerveuse ; toutefois, M. Posenaer fut une surprise : en son costume rayé blanc et rouge, il révélait des lignes plus harmonieuses que ne l’aurait fait deviner sa forme habillée. Son « dodu » était de bon aloi, son nu fraîchement rosé et très ferme. Le plein air lui était évidemment favorable.

Quant à M. Rampelbergh et au père Verhoegen, couverts d’abominables tricots de louage cent fois ravaudés et d’une couleur malade, ils apparaissaient peu séduisants, sans compter qu’ils étaient velus comme des singes et pourvus d’une lourde bedondaine. Leurs pieds aussi laissaient à désirer : ils manquaient de distinction et même de propreté, les gros orteils surtout dont les ongles étaient outrageusement longs et noirs. Tout cela ne les empêchait pas de poser les poings sur les hanches comme des athlètes olympiques et de se cambrer d’un air résolu.

— Eh bien, est-ce que nous y sommes ? demanda soudain Joseph Kaekebroeck.

En ce moment, on s’aperçut de l’absence de Mme Rampelbergh.

Aussitôt, le droguiste s’en fut frapper de grands coups de poing contre la paroi d’une cabine en jetant des mots d’impatience. La porte de la maisonnette s’ouvrit brusquement et Mme Rampelbergh s’élança sur le sable. Mais soit qu’elle eût mal calculé son élan ou que sa corpulence hippopotamesque perdît facilement le centre de gravité, la grosse dame mit un genou en terre comme Christophe Colomb en débarquant sur le Nouveau Monde. Elle poussa un cri aigu, mais, se sentant observée, elle se força aussitôt à rire afin de décourager les railleurs.

— Allons, fit son mari furieux, est-ce que vous allez vous relever, Malvina ? Tout le monde gèle à cause de vous.

Elle se redressa non sans peine et apparut alors dans toute sa splendeur d’apoplectique. Elle était habillée comme Erôs d’un court chitton de serge rose où saillaient les arêtes d’un corset formidable. Au moindre mouvement, sa gorge flasque, presque liquide, ballottait comme ces tripailles sous les cahots des camions d’abattoir. Ses bras rouges, monstrueux, se contournaient en anses loin du corps, et les jambes sans dessin étaient pareilles aux fûts qui supportent le mastodonte. Telle, elle ressemblait à une de ces terribles femmes de foire qui se font tirer le canon sur le ventre !

À sa vue, toute la plage accourut. Ce fut un véritable événement. Joseph, redoutant l’honneur d’un burlesque triomphe, jugea qu’il était temps de chercher dans les flots une abri contre la curiosité publique. Il commanda à la bande de se prendre par la main.

— Une, deux, trois !

Ils se précipitèrent dans la mer en poussant des cris de Peaux-rouges. Mais, à la première petite vague qui se jeta sur leurs cuisses, Mme Van Poppel et Mme Rampelbergh, suffoquées, rompirent la chaîne et s’enlacèrent à la grande joie des badauds massés sur les brise-lames. Les sauveteurs eux-mêmes, encore qu’ils fussent habitués au grotesque des baigneurs et des baigneuses, s’esbaudissaient au spectacle de cette infiniment grosse et de cette infiniment maigre cramponnées désespérément l’une à l’autre comme dans les affres suprêmes d’un naufrage.

C’est en vain que les amis, qui avaient courageusement gagné des endroits plus profonds, invitaient les deux femmes à les rejoindre. Celles-ci s’obstinaient à demeurer là, grelottantes, avec de l’eau seulement jusqu’aux genoux. Pourtant, elles finirent par se rassurer. Alors, se prenant par la main, elles s’accroupirent et commencèrent tout un jeu de trempettes peureuses et comiques qui redoubla la gaieté de la plage.

Le gros de la troupe, sans plus s’inquiéter d’elles, folâtrait maintenant au milieu des vagues. Après une ronde joyeuse dont une grosse lame avait brusquement disséminé tous les danseurs, Joseph craignant la traîtrise d’un courant, s’était rapproché de sa femme et de Pauline qu’il avait saisies toutes deux par la ceinture et retenait d’une main ferme.

Adolphine, transportée de joie, signalait chaque paquet d’eau avec une feinte terreur.

— Oeïe, oeïe, s’écriait-elle tandis qu’ils sautaient tous les trois dans l’écume, mon Dieu, ça est tout de même gai !

Ce n’était certes pas le sentiment de Théodore Van Poppel qui, resté seul là-bas, perdait à tout instant l’équilibre et s’abreuvait copieusement à l’onde amère.

— Hé, ne buvez pas tout ! lança un vieux baigneur qui marsouinait dans ces parages.

Le Bruxellois s’ébrouait de son mieux, quand une nouvelle vague lui passa sur la tête et le roula juste sous les pieds de M. Rampelbergh et du père Verhoegen qui tritonnaient de conserve.

Les deux compères poussèrent un cri d’effroi à cet attouchement sous-marin qui leur faisait présager le voisinage de quelque monstre.

Mais soudain, à leur stupéfaction, Van Poppel sortit de l’eau sa tête lamentable :

— Je m’en vais, dit-il quand il eut repris un peu d’haleine, ça est trop dangereux…

Et il se dirigea, non sans encombre, vers sa femme qui regagnait le sable avec Mme Rampelbergh au milieu d’un grand concours de spectateurs.

Cependant, M. et Mme Posenaer s’ébattaient à quelque distance de leurs amis. L’épicier, bien d’aplomb dans l’eau, souriait à la jeune femme qu’il pressait avec tendresse contre lui. Elle le regardait amoureusement, surprise de sa force, émerveillée de sa belle chair rose. Aussi, avec quelle fougue enfantine elle jetait ses jolis bras autour du cou robuste du brave homme quand s’avançait une vague sourcilleuse ! Et lui, tressaillant à ces caresses épeurées, sentait sourdre au fond de lui une inquiétude délicieuse et inexplicable. On eût dit qu’il voyait enfin la beauté de sa femme. Ses sens, autrefois si tranquilles, bougeaient à présent.

— J’ai froid, dit enfin la mignonne baigneuse, rentrons, veux-tu ?

Il rougit sous l’ardent regard de sa compagne. Soudain, il passa le bras autour de sa taille et l’entraîna vivement vers la plage…

En vérité, personne ne reconnaissait plus Mme Posenaer. La jeune femme étonnait ses amis par la bonté de son cœur et le naturel parfait de ses manières.

Elle déployait une activité charmante. Levée de bonne heure, elle descendait la première dans la salle à manger, faisait de l’ordre, époussetait les meubles, renouvelait les bouquets dans les vases ; puis, montée sur un escabeau, elle arrosait les corbeilles fleuries de la véranda. Elle aimait ces mille petits soins de la maîtresse de maison et fredonnait sans cesse. Rien ne pouvait altérer sa bonne humeur.

Vêtue d’une robe sombre, elle se rendait chaque matin au marché et se mêlait sans répugnance à la foule des cuisinières. Elle achetait les poissons, les viandes, les légumes, les épiceries et s’en revenait le long de la digue avec son filet chargé de provisions. Tant pis si l’on y trouvait à redire : elle ne voulait plus être qu’une bonne ménagère.

Son mari la contemplait avec une tendresse qui n’avait plus rien de paternel. Elle charmait tout le monde, les jeunes et les vieux. Les bambins surtout l’adoraient, car souvent elle se joignait à Pauline pour les divertir sur la plage. Avec eux, elle bâtissait des forts, dansait à la corde, s’amusait à lancer la balle ou le volant, toute surprise de retrouver tant de plaisir aux jeux de sa jeunesse.

Jusque dans son repos, elle s’occupait à des choses utiles. Elle avait entrepris de fleurir d’arabesques une toile flamande dont elle se proposait de faire une belle nappe de gala. Rien ne lui était si doux, par les chauds après-midi, que de venir s’asseoir auprès de ses amies, à l’ombre des cabines, de bavarder en brodant, tandis que la mer chantait là-bas au bord de la plage ensoleillée.

La jeune femme éprouvait cette béatitude infinie des convalescents. Il lui montait au cerveau comme des bouffées d’espérance. La vue des enfants lui donnait une émotion délicieuse. Parfois, laissant tomber son ouvrage sur ses genoux, elle s’oubliait dans la contemplation du petit Albert qui, les membres libres, se roulait sur le sol, enfonçait dans le sable ses jolies poignes roses.

Et alors elle faisait un beau rêve…

Au bout de quinze jours, ils furent méconnaissables. Les figures s’étaient hâlées profondément, fors celle de Mme Rampelbergh qui s’entourait d’un triple voile de gaze afin de protéger sa couperose contre l’ardeur brunisseuse du soleil.

Le bout de leur nez brasillait. Presque tous, ils engraissaient à vue d’œil.

— Oeïe, mais regardez une fois Joseph, disait joyeusement Adolphine à ses amies, est-ce que vous ne trouvez pas qu’il devient si gros ? Voyez un peu son derrière ! Je ne sais vraiment pas ce que ça va devenir…

Par un phénomène étrange, et alors que la fluette Mme Van Poppel elle-même forcissait et s’étoffait, un seul d’entre eux semblait perdre chaque jour un peu de son embonpoint, devenait plus svelte, plus desgourd, et c’était M. Posenaer.

Une révolution d’âme et de sens était en train de déboursoufler l’épicier. L’air chargé d’iode lui enflammait le sang. Une joie intérieure étincelait dans ses yeux, animait, transfigurait sa physionomie d’ordinaire si placide. Il s’éveillait d’un long sommeil ; il savait à présent le vrai mot de la vie. Sa femme avait commencé le doux miracle et la mer l’achevait.

Pleins d’ivresse, les époux s’abandonnaient tous deux à des sensations neuves, se dépensaient avec cette folle et fougueuse générosité des jeunes amants.

Ce fut une exquise idylle dont les dunes, dans leurs anfractuosités sablonneuses, abritèrent souvent les tendresses impatientes, bien mieux que ces blés d’or ne cachaient les amoureux de Fragonard…

Ils ne se quittaient guère et recherchaient la solitude, peu embarrassés de fausser compagnie à leurs amis.

Tous les après-midi, ils s’en allaient par les routes gazonnées et doux fleurantes du Hase Gras, en se répétant des mots d’amour. Ils entraient dans les fermes pour boire du lait, s’asseyaient au milieu des prairies, cueillaient des brassées de grandes marguerites et d’eupatoires. Alors, regagnant le sable, ils s’en revenaient le long de la mer sonore qui déjà s’empourprait sous le soleil déclinant.

Ils sautaient par-dessus les amarres serpentines qui gardent les grosses barques échouées et rentraient à Heyst comme sonnait la cloche des hôtels pour le souper. Heure charmante de tranquille et mélodieuse lumière, où le spectacle de la plage toute fourmillante de bébés abandonnant à regret leurs châteaux-forts sur l’ordre des mamans et des bonnes, leur ôtait la voix et les attendrissait d’une vision de bonheur ineffable.

Et quelle douceur, le soir, de se promener sur la digue loin de leurs bruyants compagnons, d’écouter les romances qui s’envolaient par les portes larges ouvertes des villas et se mêlaient à l’harmonieuse rumeur de la mer ! Jamais la musique ne leur avait semblé si impressionnante ni si belle. Elle retentissait jusqu’au fond d’eux-mêmes et leur tirait des larmes…

Puis, fuyant les terrasses remplies de buveurs, ils descendaient sur la plage et s’en allaient au loin, près des petites vagues ourlées qui parlent sans cesse sur la grève, car elles sont les lèvres de la mer…

De grands steamers passaient au large, mystérieux et illuminés, qu’ils contemplaient avec un émoi de pitié pour les voyageurs aventureux. Et ils sentaient mieux le charme du bonheur tranquille sur le sol bien-aimé…

Souvent, ils s’attardaient aussi à guetter ces lumières lointaines, dansantes étoiles marines, qui annoncent le retour des hardis pêcheurs.

Ils rentraient enfin, un peu las d’une journée si bien remplie. Et, quand le chant éternel des vagues les avait endormis aux bras l’un de l’autre, ils ne cessaient de se contempler encore et reprenaient en rêve leurs courses de joie et d’amour…

Un matin que Mme Posenaer arrosait les corbeilles de capucines suspendues aux poutres de la véranda, elle se sentit tout à coup mal à l’aise.

Elle n’eut que le temps de descendre de son petit escabeau et tomba dans un fauteuil d’osier. Elle voulut appeler la cuisinière qui balayait là-bas dans la salle à manger, mais la voix lui resta dans la gorge. Elle faiblit.

Quand elle reprit le sens, M. Posenaer la tenait sur ses genoux et la considérait avec angoisse. Elle lui jeta les bras autour du cou dans un élan de gratitude. En même temps, elle se redressa et regarda son mari dans les yeux, longuement, tendrement, sans mot dire, et soudain des pleurs se mirent à couler sur ses joues.

— Mais qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? s’écria enfin le brave homme bouleversé. Où souffres-tu ? Je vais chercher le docteur…

Elle posa la main sur sa bouche :

— Non, non, dit-elle, c’est inutile, mon bon Frans. Vois, c’est fini. Il me semble même que je suis bien plus forte qu’auparavant. Oh que je suis heureuse !

En ce moment Adolphine apparaissait sur la digue avec le petit Albert sur les bras. Aussitôt Mme Posenaer fut debout et s’élança au devant de son amie.

— Oh donnez-moi Bébé, implora-t-elle, nous ferons une promenade de cinq minutes sur la plage avant de déjeuner.

Déjà, elle emportait l’enfant qui riait, se trémoussait de joie à la vue des flocons d’écume soufflés par le vent. Et elle le baisait éperdûment, lui prodiguait ces mille petits noms absurdes et charmants, comme en invente la tendresse des mères.

Du haut de la véranda, son mari ne la quittait pas des yeux. Il demeurait inquiet, ne sachant que penser de cette saute d’humeur joyeuse.

— Hé papa Posenaer, cria en ce moment le jovial Kaekebroeck, si nous allions rejoindre la mère et l’enfant…

À ces mots, l’épicier resta interdit : une pensée confuse se démêlait en sa grosse cervelle. Très ému, il regardait sa femme qui remontait l’escalier de la plage en lutinant le petit Albert avec des risettes et des claquements de langue. Et, tout à coup, il alla vers elle et, saisissant le blond fardeau qu’on lui offrait en souriant, il pressa contre sa poitrine le joli bambin, tandis que son visage s’éclairait d’une flamme paternelle…

Un dimanche, nos amis projetèrent une promenade à ânes en accomplissement d’une promesse faite aux enfants.

On ne s’accorda pas tout de suite sur le but de l’excursion et l’on discuta avec quelque vivacité. Joseph et le gros de la troupe opinèrent enfin pour Knocke, proposant de pousser jusqu’au Zwin. Cela déplut à la femme du droguiste qui rêvait depuis longtemps de se rendre à Blankenberghe afin d’y paonner dans une robe de piqué blanc.

À vrai dire, Heyst lui semblait déjà assez insipide comme cela : la mesquine population de bourgeois, de curés et d’Allemands qui arpentait la digue ne méritait pas ses frais de toilette. Dès lors, la grosse dame se souciait peu de parader sur une plage encore bien plus morne. Aussi fit-elle une horrible moue à la proposition de Kaekebroeck. Elle s’entêta, s’épuisa en mauvais arguments pour dissuader ses amis d’une expédition qu’elle prédisait fatigante, interminable, encore qu’elle ne l’eût jamais entreprise.

Mais personne ne se ralliait à sa manière de voir. Alors, dans son dépit, elle prétexta une certaine lassitude et déclara qu’elle resterait à la maison.

— C’est de l’enfantillage ! éclata M. Rampelbergh. Voyons où est-ce que vous voudriez aller ?

— Nulle part, fit-elle sèchement.

Elle enrageait davantage de n’être pas soutenue par son mari, et, comme ce dernier insistait imprudemment :

— Laissez-moi tranquille, je vous dis. Allez seulement vous autres. On n’a pas besoin d’attendre après moi. Je suis assez grande pour rester toute seule !

— Eh bien, je vous tiendrai compagnie, dit la bonne Mme Van Poppel, saisissant l’occasion de demeurer à Heyst, car les ânes l’effrayaient un peu.

— Et moi aussi ! s’écria Mme Posenaer qui ce matin-là ne laissait pas que d’être pâlotte.

Il n’en fallut pas plus pour que MM. Van Poppel et Posenaer prétendissent ne pas abandonner leurs femmes.

Ces défections successives provoquèrent un vif désappointement chez les excursionnistes que les enfants tourmentaient sans trêve et s’efforçaient d’entraîner vers le poste aux baudets.

Joseph était devenu très fébrile tant cette mijaurée de Mme Rampelbergh lui portait sur les nerfs. Il se contint pourtant et s’avisa d’un stratagème pour vaincre la résistance de la boudeuse dondon.

— Puisque c’est comme ça ; dit-il résolument, eh bien nous partirons seuls avec les petits.

En même temps, il adressa un clin d’œil au cordier qui, flegmatiquement, attendait qu’on se décidât, en fumant sa pipe.

— Dites-moi donc, père Verhoegen, est-ce que les De Myttenaere ne sont pas à Knocke pour le quart d’heure ?

— En effet, répondit le bonhomme, Jérôme m’écrit ce matin qu’ils doivent être partis avant hier avec les Scheppens…

Et Joseph de feindre un joyeux étonnement :

— Ça tombe bien ! Une idée ! Si nous emportions nos costumes ? Nous nous baignerons là-bas avec nos amis.

En apprenant que les De Myttenaere et les Scheppens se trouvaient si près d’elle, Mme Rampelbergh changea de physionomie. Ses traits contractés par la mauvaise humeur se détendirent comme par enchantement. Elle ne put résister à l’envie d’étaler en face de ses connaissances cette toilette de baigneuse dont la plage de Heyst se régalait tous les jours :

— Non, non, dit-elle enfin à ses amies, vous êtes bien trop bonnes. Je ne veux pas qu’on se sacrifie à cause de moi. Eh bien j’irai à Knocke avec tout le monde…

Ainsi croyait-elle dissimuler ses projets vaniteux et donner à son tardif consentement le mérite d’une concession arrachée à son bon cœur.

Les ânes partirent d’un pas allègre, malgré la charge qui enfonçait profondément leurs fins sabots dans le sable.

En tête de la troupe, Adolphine et Mme Van Poppel s’en allaient de conserve, montées sur de sombres ânesses tandis que Joseph et son oncle, attentifs au moindre obstacle, accompagnaient de flanc, la main posée sur la peau de mouton de la selle. Puis, venaient Pauline sur un vieux roussin et ses jeunes frère et sœur chevauchant ensemble un paisible grisonnet.

M. Rampelbergh et le père Verhoegen suivaient, bedonnant sur des montures vigoureuses et de tout repos.

Un peu en retrait de la cavalcade, sur l’aile droite, trottait Mme Posenaer qui avait fait choix d’un petit baudet dont son mari tenait la bride et modérait l’allure quelque peu fringante.

Enfin, tout en queue, c’était Mme Rampelbergh étalée sur une bourrique blanchâtre au ventre plein rasant presque le sable, et que les âniers excitaient de la voix, à défaut de la trique dont Joseph leur avait expressément interdit l’usage, sous quelque prétexte que ce fut. Encore que la bête marchât placidement, le cou baissé, le moindre remuement de ses oreilles jetait la grosse femme dans une feinte terreur qu’elle exprimait par des cris perçants.

Furieux, le droguiste se retournait alors et, au risque de perdre un aplomb conquis non sans effort, il invectivait sa femme, lui enjoignant de se taire.

Cependant, les âniers s’étant parlé bas, l’un d’eux s’avança et, sous couleur de resserrer une sangle, piqua traîtreusement la bourrique dans la fesse. La pauvre bête fit un écart et, soudain, partit au grand trot comme mordue par un taon.

Cette fois, Mme Rampelbergh poussa des clameurs sincères. Presque renversée sur le dos, elle tressautait, hoquetait, bavait, tirant sur les guides de toute sa force.

Dans ce péril évident, l’intrépide Kaekebroeck, oubliant sa rancune, vola au secours de l’absurde amazone et parvint à la maintenir en selle jusqu’à ce que la bourrique voulût bien stopper près d’une borne kilométrique.

Aussitôt, Mme Rampelbergh mit pied à terre où elle s’empressa d’injurier la bête et les âniers.

Cet incident maintint les excursionnistes en belle humeur, d’autant que le droguiste ne décolérait pas et fulminait contre la maladresse de Malvina.

— Eh bien, savez-vous ce que vous faites, lui dit brusquement Joseph encore tout essoufflé, changez d’âne avec votre femme !

Le droguiste n’avait pas prévu cette permutation que la sollicitude conjugale ne lui eût du reste jamais suggérée. Il fit d’abord la sourde oreille, puis, devant l’ironique insistance de tous, il déclara qu’il se trouvait trop bien sur son âne pour en changer.

On protesta si fort qu’il fut obligé de descendre de sa bête et de la céder à Malvina. Mais il se garda d’enfourcher la fantasque bourrique ; sous prétexte de se dérouiller les jambes, il marcha prudemment à côté d’elle en la guettant du coin de l’œil et sans entendre les brocards que le père Verhoegen lui décochait de loin.

On s’était remis en route. Déjà, les cabines de la plage de Knocke se détachaient avec précision et les silhouettes des baigneurs prenait de la consistance. Dix minutes encore, et l’on serait arrivé.

Il faisait un beau ciel clair avec de gros nuages blancs dont l’ombre glissait comme une caresse sur la mer ensoleillée.

De nouveau, les Posenaer s’étaient écartés de leurs bruyants amis et cheminaient les yeux dans les yeux. La jeune femme avait recouvré ses bonnes couleurs. Dans la corolle du bolivar, sa figure souriait, rose et tendre comme l’églantine des haies ; son buste se balançait avec grâce sur les hanches au pas cadencé du baudet. Elle babillait avec gaité, s’interrompant sans cesse pour éponger le front de son cher conducteur :

— Mais Frans, comme tu as chaud ! Je serai bien contente quand nous serons arrivés.

Il assurait qu’il n’était pas fatigué et marcherait ainsi des heures comme Saint Joseph, pourvu qu’elle ne cessât pas de sourire…

Il lui découvrait de nouveaux charmes en amazone et il hennissait en dedans. Très excité, il insinuait la main sous les jupes, tâtait ses mollets avec délices.

— Mais Frans, voulez-vous finir ! On nous remarque…

Alors, il remontait un peu plus haut afin d’atteindre la chair nue, si fraîche et si douce.

Tout allait sans encombre, quand les deux petits Platbrood, Hermance et Hippolyte, qui chevauchaient le même âne se prirent de querelle. La sœur exigeait que son frère lui cédât la place sur le devant de la selle afin qu’elle pût tenir les guides à son tour. Mais le gamin refusait obstinément d’abandonner une position dont il était fier. Il se mit à donner du coude dans la poitrine de sa compagne qui, rageuse, riposta par des coups dans le dos et finit par saisir le cavalier aux cheveux. Pauline essaya bien d’intervenir, mais, obligée de tourner la tête, elle ne se sentait pas très ferme, si bien que ses objurgations manquaient d’autorité.

— Pardaff ! s’écria le cordier.

Les deux gosses venaient de rouler sur le sable. On s’arrêta au milieu des cris.

Les enfants continuaient de se gourmer, sans compter qu’ils s’empêtraient dans un tas de cordes et de rênes. On eut fort à faire pour les séparer.

Ils se relevèrent dans un état lamentable. Ils pleuraient.

— Qu’est-ce que j’avais dit ? gronda Pauline. Regardez-vous maintenant, vous êtes tout noirs dans votre figure !

Elle prit son mouchoir qu’elle humecta à leurs bouches afin de les débarbouiller — car ils étaient heureusement parvenus à l’âge où l’on se sert enfin de votre salive à vous, pour vous nettoyer la figure…

— Allons en route, dit Joseph, et tâchons cette fois de ne plus nous arrêter.

Il avait à peine exprimé cet espoir que M. Rampelbergh poussa un cri. La bourrique, qu’il s’était décidé à enfourcher, venait de prendre le trot et se dirigeait tout droit vers la mer.

Rien ne put la détourner de son projet. C’était chez elle une idée fixe. Elle entra dans le flot avec son cavalier pétrifié de peur et daigna seulement s’arrêter quand elle eut de l’eau jusqu’au poitrail. Alors elle ne bougea plus.

On ne sait combien de temps elle serait demeurée là dans une immobilité parfaite si deux âniers ne se fussent dévoués pour la ramener sur la plage.

— Godferdoum ! rugissait le droguiste en considérant ses bottines et son pantalon trempés, je suis propre maintenant !

Et il invectivait les âniers, déclarant qu’il ne paierait pas un centime et déposerait une plainte contre le propriétaire d’un animal aussi dangereux.

Tandis que Joseph le calmait de son mieux, la petite troupe atteignait aux premières cabines de Knocke.

En ce moment, Mme Posenaer s’inclina sur le cou de son l’âne. Elle fut certainement tombée si M. Posenaer ne l’avait attrappée dans ses bras. La jeune femme venait de s’évanouir.

— Au secours, au secours ! s’écria l’épicier affolé, aidez-moi, aidez-moi !

On l’obligea d’étendre la malade sur le sable. Des baigneurs étaient accourus et bientôt toute la plage de Knocke entoura les amis.

— Mais sacrebleu, écartez-vous, criait au centre du groupe un monsieur inconnu. Vous ne voyez donc pas que vous empêchez cette femme de respirer !

Et il repoussait brutalement les curieux, bousculait même M. Posenaer tout à fait ahuri, menait un tapage du diable.

Gros, trapu, c’était le monsieur qu’on voit dans presque tous les accidents, principalement dans les attaques d’épilepsie, l’Auguste qui pérore, fait l’important, réclame de l’espace sans se douter que c’est lui qui tout le premier, avec sa gesticulation effrénée et le rempart de son corps, raréfie l’air autour de la victime.

Soudain, à force de poings et de coudes, un homme perça la foule et repoussa violemment l’orateur.

C’était encore une fois le bon Kaekebroeck. Il se pencha sur Mme Posenaer toujours inerte ; sans hésiter, il lui arracha sa bassolontje, la délaça en un tour de main ; puis il frotta ses tempes avec l’eau d’un flacon que lui avait passé Adolphine.

La malade rouvrit les yeux. Alors, Joseph l’aida à se soulever, la mit sur son séant. Mais, dès qu’elle put distinguer tout ce monde assemblé autour d’elle, et se vit ainsi exposée, le corset défait, la gorge nue, elle rougit et, croisant les bras sur sa poitrine du geste charmant de la Vierge antique :

— Frans, Frans, emmène-moi !

M. Posenaer enleva sa femme comme une plume et se mit en marche vers le plus proche hôtel.

Une foule immense le suivait.

Il monta lentement l’escalier de la digue. Vu de dos, il était vraiment majestueux et semblait un sublime sauveteur qui vient de repêcher une noyée…

Septembre était venu avec ses opulents nuages qui amortissaient les feux du soleil et faisaient la température d’une douceur exquise. Et la mer chatoyait, verdoyait comme une immense prairie où bondissent de joyeux agneaux blancs.

Depuis longtemps, le père Verhoegen avait quitté ses amis afin de rejoindre les époux Mosselman qui rentraient enfin à Bruxelles après deux mois d’absence.

M. et Mme Rampelbergh annonçaient leur départ pour la fin du mois. Mais les Kaekebroeck et les Van Poppel ne se décidaient pas encore, comptant bien du reste prolonger leur séjour jusqu’au 15 octobre. Quant aux Posenaer, ils fussent demeurés à Heyst toute leur vie, tant ils avaient de reconnaissance envers les flots magnifiques auxquels ils attribuaient une vertu d’amour.

Toutefois, et bien qu’il pressentît maintenant la cause des fréquents malaises qui accablaient sa femme, l’épicier s’inquiétait souvent et parlait de mander à Heyst son médecin ordinaire.

Mais Adolphine l’avait bientôt rassuré en lui expliquant sans fard ses premières sensations maternelles.

Ainsi fuyait le temps, joyeux et rapide. Les enfants profitaient de ces derniers jours, ne quittaient plus la plage, bâtissaient des forteresses gigantesques que leurs disputes arrêtaient souvent en plein essor comme la Tour de Babel. Et ce n’était pas assez de Pauline et des bonnes pour gouverner ce monde turbulent et rageur où le petit Albert, quoiqu’il rampât encore comme un crabe, affichait déjà une humeur volontaire qui ravissait sa marraine.

Souvent, Mme Posenaer venait regarder les bâtisseurs et causait tendrement avec eux. Elle affectionnait surtout Albert et Jeanne et ne se lassait pas d’entendre Pauline vanter leurs mérites extraordinaires :

— C’est qu’il comprend tout, savez-vous, s’extasiait la jeune fille, même des mots très difficiles ! Oh ça sera un petit malin ! Et Jeanne, elle est si en avance pour son âge ! Elle sait déjà ses lettres. Moi je pense que ça n’est tout de même pas bon de leur apprendre si vite aux enfants…

Et s’il arrivait en ce moment que la belle Adolphine et sa tante rejoignissent leur amie, on pense si la conversation s’éternisait sur ces mioches prodiges devant qui pâlissaient tous les autres bébés de la plage.

Cependant, les yeux de Mme Posenaer s’enfiévraient, se meurtrissaient de bistre. Sa figure maigrissait, s’amenuisait aux pommettes. Par contre, la taille n’apparaissait plus aussi fine : la gorge se gonflait, prenait une ampleur inaccoutumée. À vrai dire, pour qui l’eût regardée de face, rien n’aurait encore semblé anormal dans cette rotondité séduisante qui se contenait dans les limites de l’élégance et pouvait passer pour l’un des attributs de l’automne féminin. Mais de profil, à ce ressaut dessous la ceinture, à ce pli droit de la jupe dont le bord ne caressait plus la boucle des souliers et se relevait avec un léger flottement, personne ne s’y fût trompé et qui n’eût deviné le doux mystère.

Malgré tout, et alors que les plaisanteries de leurs compagnons devenaient chaque jour plus transparentes, Frans et Charlotte n’osaient s’abandonner librement à la joie. Ils n’étaient pas sûrs…

Tour à tour confiants et puis découragés, ils vivaient dans l’attente d’un phénomène qui tardait à se produire et dont seul pouvait dépendre pour eux la certitude du bonheur.

Au milieu de cette anxiété, l’épicier ne perdait pas de vue que le 21 septembre était le jour anniversaire de la naissance de sa femme. Déjà, il avait longuement conféré avec Adolphine sur le banquet de fête. Mme Kaekebroeck s’était chargée de tous les apprêts, car aucune ne s’entendait comme elle à l’organisation des belles frairies. Et tout le monde se réjouissait de témoigner à Mme Posenaer, dans cette occasion solennelle, la gratitude que lui méritaient sa complaisance et ses bons offices, et d’exprimer les vœux ardents qu’on faisait pour la réalisation de ses espérances.

Tandis que tous ces préparatifs se poursuivaient en cachette, Charlotte s’efforçait de ne se douter de rien, tant elle voulait que sa surprise doublât la joie de ses bons amis. Elle réussissait d’autant mieux dans la dissimulation que les doux soucis de son cœur l’emportaient le plus souvent au-delà des nuages et la laissaient indifférente à ce qui se tramait autour d’elle.

Pour tout dire, elle avait des visions. Le regard fixé sur la mer, elle voyait venir l’ange Gabriel dans un vol de mouettes annonciatrices…

Le grand jour arriva où Mme Posenaer eut trente ans.

Dès le matin, elle reçut les hommages de ses compagnons et sentit profondément la joie d’être aimée. Les bouquets des enfants l’émurent jusqu’aux larmes ; elle pressa longuement sur son cœur les jeunes Platbrood, Jeanne et surtout le petit Albert qui lui tendait à deux menottes un gros dalhia.

La villa embaumait, toute fleurie d’œillets et de roses.

Il faisait un temps magnifique. Le soleil, très chaud en dépit de la saison, rutilait sur la mer scintillante de paillettes.

On se mit à table à une heure précise. Aussitôt après le potage, on commença de trinquer et la belle humeur prit son élan.

Les soles normandes très réussies provoquèrent des acclamations générales que le vin blanc, un petit Sauterne d’or, fit encore monter de plusieurs tons.

Tout le monde demanda la recette à Mme Posenaer qui attribua l’honneur de la préparation à la vieille Mélanie, un vrai cordon bleu d’archevêque.

— Non, non, s’écria le droguiste déjà allumé, une cuisinière de pape, godferdoum !

Le filet jardinière n’eut pas moins de succès. On s’extasia sur les carottes à la crème et les pommes de terre rissolées. D’où venaient-elles ?

Joseph expliqua que tous les légumes cultivés dans les environs, et principalement les pommes de terre, avaient une saveur exquise à raison de la nature du sol sablonneux. Et, très sérieusement, il entama un petit cours de culture maraîchère.

— C’est une bonne idée, interrompit Mme Rampelbergh sanglée dans un corsage de piqué blanc. Moi je vais commander ma provision de patates ici. Ce sera meilleur et bien moins cher je suis sûre…

M. Posenaer fit alors remarquer que, malheureusement, les pommes de terre n’étaient pas très abondantes dans le pays. Et puis, on ne devait pas l’oublier, il y avait les frais de transport…

— Oui, dit Adolphine, ça coûte tout de suite. Mais moi, je ne peux qu’à même pas me plaindre. Nous avons de très bonnes pommes de terre à Bruxelles, n’est-ce pas, Jefke ? J’ai un marchand de confiance…

Elle allait donner des détails très intéressants, quand elle s’arrêta pour allonger une taloche à son frère Hippolyte qui s’amusait à fourrer des boulettes de pain dans le cou de la petite Jeanne.

— Vous n’aurez pas de dessert, savez-vous ! gronda-t-elle.

— Je pense que ces enfants s’ennuient, intercéda Mme Posenaer, ils sont si vite fatigués de rester tranquilles ! Allons, mes chéris, je vous donne la permission de jouer sous la véranda…

En ce moment, la bonne du petit Albert s’approcha d’Adolphine et lui parla à l’oreille. Elle paraissait bouleversée. Mme Kaekebroeck se leva aussitôt.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? s’écrièrent en même temps tous les convives.

— Rien, rien, répondit la jeune femme, je suis de suite de retour.

Et elle disparut avant que Joseph eût pu la questionner davantage. Quelques instants après, elle revenait avec le petit Albert sur les bras. L’enfant avait la figure toute bouffie et décomposée par les larmes. Il ne pleurait plus, mais un hoquet intermittent lui rejetait la tête en arrière.

Très émue, Pauline se précipita pour le caresser :

— Figurez-vous, expliqua Adolphine, que le gamin ne voulait pas manger sa panade. Et c’était toujours « Maan, Maan ». La fille ne savait plus de chemin avec. Et puis il s’est mis à sangloter…

Tout le monde s’attendrit.

— Och, voyez un peu sa petite figure, dit Mme Posenaer, il a eu tant de chagrin ! Là c’est tout, c’est tout, mon amour. Allons faites risette à moi…

Le gosse sourit et agita les bras en criant : « à ba, à ba. »

— Mon Dieu, gémit Pauline, il a soif d’avoir si fort pleuré !

Vite, elle prépara un peu d’eau sucrée que l’enfant but à grand bruit. Après quoi, Adolphine assit le marmot sur une haute chaise à côté d’elle.

Joseph essaya de protester :

— Voyons, dit-il sévèrement à sa femme, ça va embêter le monde. Tu es incorrigible !

On se récria d’une voix unanime.

— À votre aise alors, déclara le jeune père. Mais vous verrez comme ça sera drôle tout à l’heure avec ce pistolet !

Une poularde énorme que la servante apportait à bras levés, opéra une joyeuse diversion et retendit tous les esprits vers la gourmandise.

— Passez-la à mon oncle Théodore, jeta Kaekebroeck en manière de farce, il découpe si bien !

M. Van Poppel, silencieux comme une tombe selon son ordinaire, tressauta sur sa chaise et rougit jusqu’aux oreilles.

— Mais, mais, bégaya-t-il, je suis incapable… Je… n’est-ce pas, Adèle ?

Il lançait des regards désespérés à sa femme. Mais celle-ci, partagée entre le désir de venir en aide à son mari et la crainte qu’on ne la chargeât à sa place d’une besogne dont elle était sûre qu’elle ne viendrait pas à bout devant une telle assemblée, affecta de ne pas comprendre et se leva brusquement sous prétexte d’aller voir un peu ce que faisait la petite Jeanne.

— Allons, Frans, s’écria gaiement Mme Posenaer, rends-toi utile. Tu ne fais rien du tout. On sait bien que tu découpes comme un ange !

On poussa la poularde devant l’épicier qui, très flatté, aiguisa son couteau en souriant et fonça sur la bête avec vigueur.

C’était décidément un virtuose, d’une dextérité sans égale. En un clin d’œil, il eut enlevé les cuisses, arraché les ailes. Mais son talent s’affirma surtout dans la manière dont il découpa les aiguillettes, en tranches fines, presque transparentes.

Ce fut un plat délicieux et l’on en fit compliment à l’aimable jubilaire.

— Oh ce n’est pas moi qu’il faut féliciter, protesta Charlotte avec modestie, mais cette dame que vous voyez là-bas…

Et elle désignait Adolphine qui tendait justement un os de cuisse au petit Albert afin qu’il demeurât tranquille.

— Oui, oui, c’est elle qui a tout fait, qui a soigné pour les provisions… car moi, vous comprenez, j’étais trop patraque…

Mme Kaekebroeck se défendit, assura qu’elle n’avait aucun mérite à cela.

— Non, non, dit Mme Rampelbergh en crachant des noyaux de compote sur son assiette, on a beau dire, au bord de la mer on ne l’a pas comme on veut. Et puis ça sont des voleurs ; ils font tout payer double et triple. Figurez-vous…

Elle partait dans une histoire, quand le Champagne détonna. Joseph fit aussitôt sonner son verre et proposa de boire à la santé de Mme Posenaer. Les flûtes s’entrechoquèrent au milieu d’un grand tapage de voix et de rires qui arrêtaient les passants sur la digue. Et les enfants, rappelés du dehors, tournaient autour de la table pour trinquer avec tout le monde.

Cependant, excité par le bruit, le petit Albert s’était dressé sur sa chaise et brandissait son os de cuisse en poussant des cris aigus. On eût dit d’un jeune chef d’orchestre prodige — beaucoup plus précoce que Mozart — dirigeant à huit mois une ouverture compliquée et superbement polyphonique.

Par malheur, il continua de brailler quand l’animation des convives se fut apaisée ; et rien ne réussit à le réduire au silence, ni les mots de douceur d’Adolphine, ni les yeux chargés de menaces de son père. Il allait ainsi crescendo, s’enivrant de son vacarme, criant, riant, tapant son os de cuisse sur tout ce qui se trouvait à sa portée, lorsque Joseph, à bout de patience, courut à lui et le soulevant de sa chaise, le secoua dans les airs avec une frénésie furieuse :

— Ah ça, est-ce que tu vas te taire, sacré crapaud !

Des clameurs indignées accueillirent cet acte violent.

— Voyons, vous allez lui faire mal ! Non ça n’est pas permis !

Adolphine était devenue très pâle et des larmes brillaient dans ses yeux.

— Donnez-le moi, donnez-le moi ! s’écria Pauline en pleurs, je l’emporterai à la cuisine.

Elle arracha le gosse suffoqué de peur des mains de son beau-frère et disparut avec lui.

Un silence tomba dans la pièce. Très bouleversée, Mme Posenaer se mouchait avec force.

— C’est vrai aussi, grommela Joseph, regrettant déjà son emportement, ça vous ferait sortir de vos gonds. Ah je l’avais dit, je l’avais dit !

Le malaise ne se dissipa qu’à l’apparition d’une superbe bombe vanille framboise.

— Vive la glace ! clama le droguiste. Sapristi elle fond déjà ! Regardez c’est la Tour de Pise. Il fait trop douf pour elle…

De vrai, la chaleur était accablante et perlait en sueur au front des convives. Par surcroît, des petites bêtes d’orage s’abattaient à tout instant sur les figures, les chatouillaient, les picotaient, s’acharnant à leur besogne en dépit des coups de mouchoirs exaspérés.

— Mais voyez un peu là-bas, dit M. Posenaer le bras étendu dans la direction de la mer, ça va se gâter tout à l’heure…

En effet, de gros nuages noirs montaient lentement dans l’azur du ciel.

— Écoutez…

Des grondements lointains se faisaient entendre par intervalle.

— Oui, oui ça y est, confirma M. Rampelbergh, le tonnerre se rapproche.

Alors, Mme Posenaer, encore tout émue de l’éclat de Joseph, demanda la permission de se lever pendant une minute :

— Je suis un peu drôle, dit-elle à son mari en souriant avec effort, je crois que c’est le Champagne… Le grand air me remettra… Non, non, je t’en prie, ne m’accompagne…

Elle n’acheva pas. Soudain, elle jeta un cri étouffé et roula sur le tapis avant que personne eût pu la retenir…

En ce moment, un coup de tonnerre éclatait qui fit tressauter les verres et les assiettes…

Quand Charlotte se réveilla sur le divan du salon, une joie intense rayonnait dans ses yeux. Elle jeta les bras au cou de son mari agenouillé près d’elle et s’écria d’une voix exaltée par le bonheur :

— Il a remué ! Il a remué !


Il remua si bien que, cinq mois après ces événements surprenants, Mme Posenaer le mettait au monde, et c’était un beau gros garçon.

L’année suivante, elle donna à son mari une belle grosse fille.

Mme Posenaer s’est beaucoup épaissie, il est vrai, et accuse sur les bascules automatiques de très nombreux kilos. Elle a échangé sa vénusté juvénile contre les formes opulentes, les grosses joues du bonheur.

Charlotte est devenue une bonne femme tout simplement.

Et c’est là toute la vengeance de Mme Posenaer.