La Famille Kaekebrouck/3

Paul Lacomblez (1p. 87-180).

Ferdinand Mosselman


I


Ferdinand Mosselman sortit de sa maison, et tout de suite, sur le trottoir, un bien-être l’envahit, un bon frisson courut jusque dans ses moelles. Il respira un grand coup, se donna une tape d’aise sur la poitrine et, souriant, il partit pour le ministère.

Jamais, il n’avait éprouvé pareille allégeance ; il se sentait leste, robuste, impondérable ! Il marchait d’une façon plus élastique et comme si, sous ses pas, les pierres prenaient une vertu de tremplin.

Dans la rue tranchée d’ombre et de soleil, roulaient à fracas, lançant des éclairs d’or et d’argent, les charrettes de laitiers, tandis que, des venelles et des impasses, débouchaient les colporteuses au ventre rebondi, les marchands d’abat-jour, de lacets, de mine de plomb, tout le menu gibier quotidien de l’insatiable police.

Ferdinand leva les yeux et s’attendrit. Dans le ciel tendu de pâle azur, s’avançaient lentement d’épais nuages blancs, de merveilleux nuages, pareils à d’énormes « blocs » de ouate.

— Ah, pensait-il, le beau ciel de quand j’étais petit !

Sa joie s’accrut de jolis souvenirs. Une magie enveloppait son âme. Des brises amies frôlaient son visage. Les passants avaient un aspect bienveillant et doux. Les choses dégageaient comme un sourire fraternel, humain.

Il allait dans une allégresse juvénile, ému de sensations neuves. Tous ses sens s’épanouissaient. Il gagnait une acuité de vue, de flair et d’ouïe vraiment surprenante…

L’air résonnait du hennissement des juments qui se cabraient entre les brancards, s’ébrouaient des naseaux et secouaient leur lourde crinière.

L’eau des abreuvoirs s’égouttait dans les vasques en perles plus claires, en notes plus harmonieuses et plus fines.

Souvent, passaient des chiennes poussiéreuses, la langue pendante ; elles galopaient, les pauvres, d’une course lassée, se retournant parfois pour jeter un coup de croc aux chiens anhélants qui les poursuivaient et dont la meute en folie grossissait à chaque coin de rue.

Les marchands de comestibles commençaient la toilette de leur vitrine, avançant avec mille précautions jusqu’au bas de la glace, de petites caisses où s’alignaient, sur des feuilles de vigne, cinq à six fraises pâles, chlorotiques, couleur de poisson rouge mort…

Et dans toutes les rues, par les soupiraux des cuisines, sortait le bruit dur du kip-kap hâchant, pour les soupes vertes, l’herbe tendre, le cresson, le persil, le pourpier doré…

Soudain, le jeune homme apparut sur le marché tout resplendissant de giroflées et de fleurs-de-beurre.

— Eh sacrebleu, s’écria-t-il, mais c’est le printemps !

C’était lui ! Un printemps hâtif, charmant, une récompense du ciel en retour d’une longue suite d’années noires sombrées dans une pluie éternelle.

Ferdinand orna sa boutonnière d’une flirebloem aux beaux tons brûlés et poursuivit son chemin en fredonnant le lied de Siegmund et de Sieglinde !

Comme il arrivait devant la rue des Harengs, une ombrelle claire, tournoyante, attira son regard. Il s’empressa de faire un crochet, frôla le parasol, sous lequel il reconnut Mlle Verhoegen, — la fille du marchand d’agrès et de cordages de la rue de Flandre, — qui causait avec Mme Timmermans.

Un peu interdit, Mosselman salua : la jeune fille inclina la tête et, subitement, ses joues s’empourprèrent…

Ferdinand s’éloignait déjà d’une démarche guindée, car il lui semblait qu’on l’étudiait dans le dos. Mais, dès qu’il se sentit hors de vue, il reprit son attitude libre, pourfendante, et une émotion délicieuse monta dans son âme…

Il revoyait Mlle Verhoegen et s’étonnait que son image restât en lui et ne le voulût plus quitter.

Jamais la jeune fille ne lui était ainsi apparue, parée d’un tel éclat de jeunesse. Brusquement, elle avait grandi ; hier encore, il l’eût prise pour une gamine ; aujourd’hui, elle était presqu’une femme. Il se demandait pourquoi, dans les réunions de famille où il la rencontrait chaque semaine, il n’avait jamais accordé la moindre attention à cette petite demoiselle, modeste et silencieuse, mais si prévenante et surtout si bonne pour les enfants. Elle surgissait fraîche et souriante de la pénombre et il ne revenait pas d’un étonnement qui le ravissait et l’entretenait dans un trouble ineffable. Occupé de sa vision, il ne voyait plus rien dans la rue et cheminait en coudoyant force passants.

Pour la première fois de sa vie, un sentiment complexe, indéfinissablement tendre et grave, levait en lui… L’intuition d’un amour heureux, très long, éternel, venait hanter son esprit dont la perpétuelle moquerie se taisait enfin devant l’apparition chaste et pimpante de la vertueuse beauté !

Délicieusement obsédé, humant la brise romanesque, il pressa le pas, car il lui tardait maintenant d’être dans son bureau, pour mieux s’abstraire en son rêve et vivre bien seul pendant des heures, immobile comme un fakir, sous le charme de ses indicibles sensations.

Il arriva au ministère cinq minutes avant neuf heures et, sans prendre garde aux huissiers stupéfaits, il bondit sur l’escalier dont il escalada les marches en quelques sauts. Après s’être enfermé dans son cabinet, il monta sur une haute chaise et, la tête dans les mains, il s’abîma dans ses réflexions.

Ses paumes tendaient la peau de ses tempes et bridaient ses yeux, ce qui lui donnait un air parfaitement japonais…

Il évoqua sa vie, et la jugea froidement : il convint qu’elle ne lui avait procuré jusqu’ici qu’un plaisir assez négligeable. Il reconnut qu’il était extrêmement las de lancer des jeux de mots, conter des histoires de Marseillais, dire des chansonnettes, croquer des pains à la grecque dans les soirées bourgeoises, où sa blonde mine et surtout sa « position », en même temps que sa qualité de petit-fils unique d’une bonne vieille grand’mère, le faisaient un personnage excessivement recherché.

Mais, par-dessus tout, il enrageait d’être encore l’amant de cette impérieuse petite Mme Posenaer, qu’il n’aimait plus, qu’il n’avait jamais aimée. De fait, il l’avait conquise par vanité, satisfait de croire qu’il imitait ainsi le grand monde. Sa flamme avait été brève, car, tout de suite, il avait appris comme c’est un mince bonheur de partager une femme avec un brave homme de mari, dénué de toute espèce de jalousie romantique et, pour trancher le mot, légèrement imbécile… Maintenant, il détestait cette femme, l’accablant d’une rancune qui, en un moment, se gonflait de griefs irrémissibles. Elle lui apparaissait comme une créature mauvaise, fatale, qui l’avait détourné du bonheur… Sans doute, c’était à cause d’elle qu’il était passé comme un sot, sans la voir, tout près de cette belle Adolphine Platbrood, qui l’eût aimé s’il avait voulu. Et il frémissait aussi à la pensée que les coquetteries perverses d’une Messalinette avaient tué la pauvre Mme Keuterings, dont le corset pathétique remuait parfois encore dans son âme toute une vase de remords !

Il tapa du poing sur son pupitre, d’un coup si furieux que le porte-plume, le grattoir et la « gomme » tressautèrent sur l’encrier.

— Il faut rompre ! s’écria-t-il, et il s’emportait dans un monologue imprécatoire, quand la porte du bureau s’ouvrit brusquement et parut un vieux garçon de salle :

M. Verbist demande le dossier 239 : Terrains de la digue de Heyst.

— C’est bon, monsieur Pierre, répondit Mosselman en congédiant l’huissier, je le porterai moi-même.

Il haussa les épaules, descendit de sa haute chaise et, s’emparant d’une échelle, il vint l’appuyer contre un mur d’épaisses paperasses.

Il gravit les degrés avec agilité et dégagea, non sans peine, le dossier 239 sur lequel il appliqua une violente claque, qui fit jaillir une superbe poussière. Puis, la digue de Heyst sous le bras, il s’apprêtait à regagner le plancher, quand, par-dessus les demi-rideaux de la fenêtre, il vit le ciel resplendissant et le Parc dont les puissantes frondaisons, givrées de rose, annonçaient le réveil de la terre.

Il demeurait sur son échelle ; de nouveau, ainsi qu’au début de la matinée, il sentit le pénétrer une langueur douce, inexprimable. Il s’intéressa longuement à deux ramiers qui bâtissaient un nid dans la fourche d’un grand orme. Puis, son regard plongeant des cimes jusqu’à terre, il aperçut dans une allée, à travers le treillis des charmilles, des bébés qui jouaient avec des seaux et des pelles autour d’un vieux banc. Et son cœur en fut tout remué. Jamais la vue des petits enfants ne l’avait attendri comme cela ! La romance travaillait en lui.

— Eh bien, monsieur Mosselman, jeta une voix dans l’entre-bâillement de la porte, le dossier, s’il vous plaît ?

Il déjeuna au ministère de petits pains fourrés, fait insigne, sans précédent dans sa vie de premier commis. Pendant tout l’après-midi, il continua de penser à Mlle Verhoegen. À force de pressurer sa mémoire, il était parvenu à retrouver quelque fugace souvenance de cette enfant timide, et, bientôt, il eut la témérité, tant son désir impatient enflammait son imagination, de la reconstituer toute dans ces soirées hebdomadaires qui les réunissaient tantôt chez les Van Poppel, tantôt chez les Rampelbergh, les Kaekebroeck ou les Platbrood…

Il fut vite convaincu que son indifférence à l’égard de Mlle Verhoegen n’avait pas été si complète. Assurément, il l’avait remarquée, mais les soins, la farouche surveillance de Mme Posenaer avaient sans doute empêché qu’il s’abandonnât au sentiment très vague, mais très tendre — à coup sûr — qui l’entraînait vers la petite demoiselle.

Oui, il excusait, il comprenait maintenant son extérieure indifférence, car il est humain de ne point convenir qu’on a manqué de jugement et de goût.

Son ardent désir rachetait aujourd’hui son incuriosité, et parait Mlle Verhoegen d’une poésie, qu’il lui semblait — en ce moment éréthique — que la possession dût accroître encore, au lieu de la faire cesser brusquement, comme prétendent les psychologues exercés.

Il ne s’étonna même pas que ses idées le menassent très franchement sur la pente du mariage. En quelques heures, une transformation singulière s’était opérée en lui. Son esprit très sensible, mais frivole, soudain s’était rempli de sagesse et de réflexion. Il lui venait de graves pensées sur l’existence : il entrevoyait son but. Il restait un peu effrayé devant l’indolence de sa vie et jurait de s’occuper désormais à des choses utiles. D’ailleurs il venait de doubler la trentaine, il était temps, bientôt il serait un « old boy ». Il songeait aussi qu’une femme ne manquerait pas de lui donner une sorte de prestige auprès de ces chefs, que la jeunesse et le célibat de leurs subordonnés irritent parfois comme des avantages dont ils pensent qu’ils n’ont jamais joui… Et il supputait l’avancement qui lui viendrait. Il ébaucha même en un éclair tout le plan d’un précis, d’un petit catalogue de quelque chose — il trouverait bien — qui lui vaudrait peut-être la promotion de sous-chef et commencerait d’affirmer son importance.

Puis, une pensée revint qu’il s’était efforcé déjà de repousser loin, car il lui était pénible de croire qu’elle pût avoir la moindre influence sur son projet caressé. Il ne pouvait en effet se dissimuler que M. Verhoegen était un fort riche commerçant, dont le magasin de cordes et d’agrès était l’un des mieux achalandés du « bas de la ville ». Sa maison, ainsi qu’en témoignaient les vieux chiffres ancrés dans le haut du pignon espagnol, avait été fondée en 1697. Elle avait passé au fils aîné de chaque génération de Verhoegen et toujours avait prospéré. Aussi, le chagrin était vif chez le cordier de ne posséder qu’une fille, et de penser que son nom, si haut porté pendant près de deux siècles, s’éteindrait juste au moment peut-être où Bruxelles port-de-mer allait décupler le chiffre d’affaires de la corderie et permettre qu’on renonçât au petit commerce de détail.

Ah, Bruxelles port-de-mer !

Mosselman se rappelait maintenant les lamentations du bonhomme. Tout un soir, il les avait subies vaillamment chez les Rampelbergh. Mais il s’était vengé en faisant un sublime tableau du nouveau port de la capitale, montrant les entrepôts, la traditionnelle forêt de mâts, les grosses cheminées des steamers et le grouillement de toute une population nouvelle, bariolée, pleine d’éléments orientaux, barbaresques. Tout cela à deux pas de la corderie…

— Ah ! avait soupiré M. Verhoegen ébloui, mon gendre ne sera sûr pas à plaindre !

— Oui, répétait aujourd’hui Mosselman, le mari de Mlle Thérèse ne sera « sûr » pas malheureux…

Toutefois, il est juste de le dire, son sentiment dérivait non d’un vilain appétit de lucre, mais plutôt d’une honorable, d’une noble sensualité…

Il se redressa, passa la main sur son front, s’ébroua la tête. L’image de Mlle Verhoegen reparut aussitôt devant ses yeux, chaste et troublante, et il fut pris d’une irrésistible envie de revoir la belle jeune fille.

Quatre heures sonnaient à l’horloge du couloir.

— Hé là ! dit-il, assez de solitude…

Il courut à la petite fontaine accrochée au mur et se savonna les mains avec fébrilité. Il s’élançait vers la porte, quand celle-ci s’ouvrit avec lenteur : un petit homme sanguin, houppé d’une mèche grise et portant des lunettes d’or, entra dans la chambre. C’était M. Verbist, le chef de bureau. Il sourit, voyant l’émoi du jeune homme qui se découvrait avec respect.

— Mon ami, lui dit-il, je vous rapporte le dossier de la digue de Heyst. J’en ai classé toutes les pièces avec soin. Le ministre peut nous les demander d’un moment à l’autre. Entre nous, l’État ne se montre pas très adroit en cette affaire. Il est mal conseillé. J’ai osé l’insinuer dans une petite note dont vous me direz des nouvelles demain. Après cela, qu’il fasse ce qu’il veut, je m’en lave les mains !

— Vous avez raison, appuya Mosselman en donnant à sa mobile figure une expression de profonde gravité, l’État est très mal conseillé…

Et, recevant le gros dossier dont il ne connaissait pas une seule pièce, il gravit précipitamment l’échelle et, vite, le replaça dans sa case pour qu’il n’en fût plus question. Mais M. Verbist, le nez en l’air, suivait le jeune homme d’un regard paternel. Comme Ferdinand s’apprêtait à redescendre, il l’interpella tout à coup :

— Ah ! avant que je l’oublie ! Mon cher subordonné, Mme Verbist m’a prié de vous inviter à manger la soupe avec nous samedi prochain, sans façon, vous savez… Ma fille Emma a reçu tout un stock de nouvelles romances, surtout des duos, qu’elle voudrait bien déchiffrer avec vous. Affaire entendue, n’est-ce pas ? Adieu, mon ami !

Et M. Verbist, envoyant un bonjour de la main, se retira précipitamment.

— Nom d’un tonnerre ! jura Ferdinand en se laissant dégringoler de son échelle…

II


Une bonne odeur de goudron flottait dans le magasin d’agrès et de cordages, où Jérôme, le vieux commis, serré dans son tablier bleu, servait les pratiques d’un air bourru. Il pesait la ficelle tout en mâchonnant l’éloge de la marchandise ; puis, soulevant le plateau de la balance, il versait les pelotes dans les bras du client, sans nul emballage, car elles pouvaient, disait-il, supporter le grand jour.

Il vendait aussi des brosses de toutes sortes pendues au plafond en robustes chapelets et des « loques à reloqueter » très épaisses, leur duvet encore tout semé de petites échardes noires.

Il passait la main sur les objets, tapait dessus rudement :

— Ça c’est inusable, prononçait-il, vous n’en verrez pas la fin.

Il y avait grande affluence de clients et le bonhomme semblait un peu débordé, quand, vers cinq heures, Ferdinand Mosselman entra dans le magasin :

— Bonjour, Monsieur Jérôme, dit-il avec force, d’un air dégagé.

— À vos ordres, Monsieur Ferdinand ! s’écria le commis dont le visage grognon, mafflu comme celui d’un boule-dogue, exprima aussitôt un joyeux étonnement.

Il voulut le servir tout de suite.

— Non pas, mon brave, fit le jeune homme en l’arrêtant du geste, je suis le dernier. Pas d’injustice. Faites à votre aise, je ne suis pas pressé d’ailleurs, ça m’amusera de regarder la boutique…

Mlle Verhoegen n’était pas là. Mosselman poussa un petit soupir de soulagement : son cœur reprit un battement normal. Pourtant, il éprouvait un vague déplaisir. Il était venu frémissant, mais résolu, persuadé qu’il allait se trouver face à face avec la jeune fille, et remettant à la grâce de Dieu ses premières paroles…

Or, l’absence de Mlle Thérèse, si elle défaisait la boucle de ses craintes, lui promettait en revanche de nouvelles transes, et il éprouvait quelque chose comme la courte satisfaction du patient, enfin déterminé après mille hésitations, mais à qui l’on annonce tout à coup que le dentiste le recevra seulement demain…

Mosselman se promena dans le vaste magasin, respirant la bonne odeur balsamique, s’arrêtant devant les énormes rouleaux de câbles et les poulies et les grands filets goudronnés qui donnent l’âpre nostalgie de l’océan…

Comme il s’avançait vers le fond de la pièce, une petite serre, accotée à la boutique qu’elle dominait de quelques marches, retint tout à coup ses regards charmés. Une grosse vigne tordait ses vieux sarments le long des carreaux soigneusement lutés, et commençait de s’épanouir en feuilles tendres. Tout autour, sur des gradins, étaient rangés des pots de géranium et de fuchsia dont les fleurs vives contrastaient avec le feuillage maigre. Dans une cage verte accrochée au mur, sautillait un oiselet. Une lumière tranquille, blonde, fusant de la cour profonde, régnait dans la petite serre et venait doucement caresser un pupitre jaune sur le versant duquel reposait un énorme livre relié de toile.

Mosselman se crut transporté dans le tableau d’un petit maître hollandais. Il demeurait là, ému de ravissement, évoquant la vie simple et méthodique des bourgeois disparus, quand une porte de la serre s’ouvrit et parut une belle demoiselle.

Le jeune homme tressaillit. Il dut se retenir à la grande bascule : ses jambes flageolaient, un émoi indicible oppressait sa poitrine…

Et il murmura comme au théâtre :

— Elle, elle !

Mlle Verhoegen jeta un rapide coup d’œil à travers la cloison vitrée, puis, sans apercevoir Ferdinand qui continuait à défaillir dans la pénombre propice, elle s’assit devant le pupitre, ouvrit le grand livre.

Elle prit une plume d’oie qu’elle plongea dans la vasque d’un antique encrier à siphon et se mit à écrire, consultant de temps à autre un carnet de notes.

Elle portait un joli corsage mauve, orné d’une collerette de dentelle, ce qui lui avenait beaucoup en dégageant son beau col dont la ferme ligne venait se perdre dans les frisons légers de la nuque et les magnifiques cheveux noirs relevés en proue. Sa figure, tout éclairée d’un regard vif et gai, resplendissait de jeunesse.

Mosselman ne se lassait d’admirer les oreilles, le nez, la bouche pourprée, d’un dessin irréprochable, et les yeux noirs frangés de longs cils.

Mais les mains potelées et les avant-bras qui jaillissaient nus, exquisement roses et duvetés, des grosses manches bouffantes, le plongèrent dans un enivrement décisif.

Devant lui, surgissait l’amante idéale et telle qu’il avait toujours inventé, rêvé la femme, dans ses chimères. Une grande confusion lui vint encore de n’avoir pas deviné une métamorphose si belle. Cette fois, il sentait que son amour ne serait pas un passager désir. Son inconstance jetait l’encre. Il aimait, et il était près de tendre les bras, comme Faust ébloui à l’apparition d’Hélène, quand le vieux Jérôme s’écria gaiement :

— Eh bien, monsieur Mosselman, ce sera quand vous voudrez, il n’y a plus personne…

Il devint écarlate. Mais, tout de suite, il se ressaisit.

— Dites-moi donc, Jérôme, fit-il d’un ton détaché, elle doit être bien vieille cette vigne chevelue qui pousse sous la vérandah ?

— Ma foi, repartit le commis malicieux, on dit qu’elle a deux cents ans, près de dix fois l’âge de la petite demoiselle qui écrit là-bas dans la serre…

Mlle Thérèse a vingt ans ! s’écria vivement Mosselman.

— Mais oui, depuis hier à trois heures du matin, si ça vous intéresse. Parbleu, je le sais bien, puisque je la tenais dans mes bras quelques minutes après son entrée dans le monde. Et c’était déjà une gaillarde, allez ! Hein, la petite ne se doute pas de mes compliments…

En effet, Mlle Thérèse continuait d’écrire avec application, relevant parfois la tête pendant une seconde pour sourire au petit oiseau qui sautillait dans la cage.

— Vous la voyez, n’est-ce pas, ajouta Jérôme, l’œil demi cligné, eh bien, c’est tout le portrait de sa grand’mère, Mme Verhoegen, quand elle avait vingt ans. Ah, ça était une belle femme !

Le jeune homme, un peu contraint, se sentant deviné, fixait obstinément un collier de brosses à écurer…

— Jérôme, dit-il enfin d’un accent où perçait l’embarras de ne point trouver une transition, je voudrais avoir une ficelle très mince mais très solide ; vous savez, c’est pour faire monter le cerf-volant de mon petit cousin Gustave.

— Voilà, dit le bonhomme en jetant sur le comptoir des pelotes de toutes grosseurs, choisissez…

Puis, sans cesser de braquer ses yeux affilés sur Mosselman, il poursuivit :

— Oui, je suis quarante-trois ans dans la maison ! Ça commence à compter ! J’ai vu le mariage du grand-père, j’ai assisté à la noce du fils, et, qui sait, ce sera encore fête bientôt dans la famille…

À ces mots, Ferdinand, les mains reliées par une ficelle qu’il tendait par saccades violentes pour en éprouver la solidité, laissa tomber ses bras sur le comptoir et devint très pâle.

— Une fête bientôt, murmura-t-il, comment ça ?

Pour toute réponse, Jérôme fit un petit hochement de tête du côté de la serre. Alors, une angoisse inexprimable lacéra le cœur du jeune homme.

— Trop tard ! gémit-il tout haut, et, d’un effort enragé, il rompit la ficelle passée autour de ses mains.

— Sapristi, vous saignez ! s’écria le commis.

En effet, la ficelle avait pénétré dans les chairs. Mais Ferdinand n’y prenait pas garde, tant son âme était bouleversée de sinistres appréhensions. Il tournait avec anxiété ses yeux vers la serre, quand il poussa un cri de surprise…

Mlle Verhoegen venait d’apparaître sur le haut de l’escalier. Un moment, elle se tint immobile, pensive, l’épaule au chambranle de la porte. Puis elle descendit lentement les marches de pierre comme une petite Salammbô…

— Jérôme, fit-elle en s’élançant vers le commis, il y a une grosse erreur dans ton carnet ! Tu as marqué cinq cents…

Elle n’acheva pas : elle se trouva tout à coup en face de Mosselman qu’une pile de nattes et de paillassons avait dissimulé tout d’abord.

— Monsieur Ferdinand ! dit-elle toute saisie et confuse.

— Mademoiselle Thérèse ! s’écria le jeune homme en devenant blême comme la lune matinale.

Il tendait la main par-dessus le comptoir, mais, brusquement, il la retira : elle était couverte de sang.

— Mon Dieu, s’exclama la jeune fille, vous êtes blessé ! C’est à la bascule, je suis sûre. Attendez, je cours chercher de l’arnica !

Il voulut la retenir, elle avait déjà disparu.

— Cher cœur ! exhala le bon Jérôme en continuant de regarder la porte par où l’enfant s’était envolée.

Cependant, Mosselman avait retrouvé un peu d’assurance. Il fixa le commis :

— Ah ça, qu’est-ce donc que vous vouliez dire tout à l’heure ?

Jérôme souriait, voyant sa mine impatiente et soucieuse. Il mit un doigt sur la bouche :

— Chut ! Mlle Verhoegen revenait justement les bras chargés d’une cuvette toute remplie de fioles, de ouate et de linge.

— Vite, dit-elle au bonhomme, va me chercher de l’eau dans ce bassin.

— Oh, mademoiselle, supplia Ferdinand, ne vous mettez pas en peine ainsi. Tenez, c’est déjà fini…

Il montra sa main droite où, sur le dos des phalanges inférieures, apparaissaient de profondes meurtrissures.

— Mon Dieu, gémit-elle apitoyée, comment donc avez-vous fait votre compte ?

— C’est bien simple, fit-il en s’enhardissant. Je tenais une ficelle dans mes mains, comme ça… Alors, une idée folle, absurde, une idée qui ne tient à rien, m’a passé par la tête. Je me suis dit : tiens, gageons que si je parviens à casser cette petite corde, je romprai aussi autre chose… et crac !

Elle le considéra avec surprise et se sentit défaillir sous la caresse de ses yeux tendres et souriants. Soudain, ses joues s’empourprèrent ; dans un éclair, elle venait de comprendre le bizarre symbole du jeune homme…

La ficelle était cassée : il rompait, il avait rompu avec Mme Posenaer !

— Eh bien, Jérôme, tu n’es pas leste, dit-elle au commis, qui rentrait portant le bassin avec précaution.

— Que veux-tu, petite, repartit le vieux renard, je ne suis plus jeune. Tout de même, je me serais dépêché davantage si j’avais su que tu étais si pressée de me revoir…

Elle fit semblant de ne pas entendre, et, très agitée, s’occupa à déplier des linges. Vite, elle déboucha un flacon d’arnica dont elle épancha quelques gouttes dans l’eau de la cuvette.

— Allons, dit-elle au jeune homme, muet de ravissement, un peu de courage, baignez votre main, c’est cela…

— Oh, oh ! ça pique rudement ! s’écria Mosselman en faisant une grimace de torturé.

— Ça n’est rien, c’est seulement les premiers moments… Mon Dieu, que va dire votre bonne maman ?

Le vieux commis les avait quittés pour aller servir quelques clients : ils restèrent seuls, invisibles derrière l’échelle double et les tas de pelotes de ficelle qui encombraient l’étroit comptoir.

— Grand’maman va certainement me gronder, reprit Mosselman en riant.

— Je pense, dit Thérèse, que ce tête-à-tête avec le charmant blessé commençait à effaroucher un peu, je pense que vous pouvez maintenant retirer votre main…

— Vous croyez… Elle est pourtant si bien comme ça, et je suis si heureux, moi, de pouvoir vous regarder ainsi tout à l’aise, de vous trouver si bonne, si gentille…

À cet aveu, la jeune fille perdit contenance.

— Oh, poursuivit Ferdinand d’une voix lente et pénétrée, je sais bien, vous êtes très indifférente. Vous n’avez jamais voulu me parler chez les Van Poppel, ni nulle part. Vous m’avez toujours évité avec soin. Dites, on a donc raconté des choses terribles sur moi… Je vous fais peur… Hein, j’ai une très mauvaise réputation…

— Oh, monsieur Ferdinand ! protesta Mlle Verhoegen en baissant les yeux.

— Oui, continua Mosselman, relevant sa manchette qui glissait dans l’eau, ce n’est pas possible autrement. Vous m’avez toujours témoigné la plus grande froideur. Si, si, ne dites pas non, je le sens, vous ne m’aimez pas… Depuis longtemps, je suis triste, et si, parfois, vous m’avez vu exubérant et gai dans ces réunions où vous me tendiez à peine la main, c’est que je voulais étourdir le chagrin qui me venait de vous… oui, qui me venait de vous… Mais, s’écria-t-il avec une véhémence progressive, je ne saurais plus vivre ainsi ! Vous me rendez bien malheureux… Tenez, depuis ce matin, il me semble que j’ai commencé une vie nouvelle, je suis un autre homme… Pardonnez-moi, mademoiselle Thérèse, mais je sens que je vous aime de tout mon cœur…

Une émotion sincère vibrait dans ses paroles ; il souleva sa main droite ruisselante et saisit les mains de la jeune fille.

— Oh, je vous en prie, Mademoiselle Thérèse, ne me désespérez pas. Répondez-moi, répondez-moi…

Alors, elle releva lentement sa tête pâle et charmante et murmura, les yeux brillants de larmes :

— Mais moi aussi je vous aime, monsieur Ferdinand ! Oh, depuis si longtemps, depuis que j’étais toute petite, et vous ne l’avez pas deviné…

Il la contemplait éperdu de joie ; sous la compression de ses désirs, il ne pouvait plus articuler un mot…

Alors, il prit doucement la tête de la jeune fille, et l’attirant par-dessus le comptoir, il la baisa longuement sur le front…

Quand ils revinrent à eux, Jérôme les regardait sévèrement, les bras croisés sur sa poitrine, la tête enfoncée dans les épaules, comme un Napoléon.

— Monsieur, dit-il enfin à Mosselman d’un accent mélodramatique, vous venez de commettre une action indigne d’un homme d’honneur. Vous avez abusé de la confiance…

Il ne put achever et partit d’un grand éclat de rire.

— Mon bon Jérôme, s’écria la jeune fille en se jetant dans ses bras, il m’aime, il m’aime !

— Hé, je le savais, et je l’ai bien vu, repartit le brave homme avec émotion.

Le rayon de soleil s’était évadé de la cour, et, dans la serre assombrie, la vieille vigne aux branches coursonnes éteignait doucement ses verdoyantes feuilles placées à contre-jour ; les fleurs de géranium s’avivaient au contraire et prenaient un contour plus précis. Le petit oiseau avait fini de sautiller : immobile sur son perchoir, il s’endormait dans ses plumes… Le pas des passants devant la porte de la rue se marquait plus net. L’ombre descendait dans le magasin, exaltant les parfums de goudron, appâlissant les trous noirs, estompant toutes les marchandises. Seules, les brosses de chiendent retenaient encore un peu de lumière et mettaient au plafond comme une douce clarté de nimbe.

Ils babillaient pleins de joie. Maintenant, Mlle Verhoegen, enhardie par le crépuscule, bandait la main blessée de Ferdinand. Et son beau col rond émergeant du corsage, ses poignets délicats, et, surtout, la caresse de ses doigts frais donnaient à tous les nerfs du jeune homme une sensibilité de chanterelle. Il humait délicieusement l’arôme sensuel qui émanait de ce corps timide et charmant.

— Hélas, mes enfants, dit Jérôme en se reprochant d’interrompre leur bonheur, il est temps de faire un peu de lumière. Et puis, c’est que vous n’avez point l’air de songer à Cappellemans !

— Cappellemans ! qu’est-ce que c’est que ça ! se récria Mosselman avec bonne humeur.

Mais il sentit frémir la main de son amie.

— Ah oui, Cappellemans ! murmura l’infirmière en éclatant en sanglots.

Il la prit dans ses bras.

— Eh bien, fit-il tout interdit, qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

Le vieux commis avait allumé un rat de cave : des ombres fantastiques dansaient sur le plafond et les murs.

— Hélas, dit-il au jeune homme qui clignait des yeux, ébloui par la brusque flamme, Cappellemans, c’est son futur…

À ces mots, Ferdinand resta immobile et comme pétrifié. Puis, brusquement, il dénoua les bras de Thérèse qu’il garda un moment devant lui, courbée sous ses yeux gonflés de stupeur !

Tout à coup, il la laissa tomber sur une pile de nattes, et, jetant un cri sauvage, bondissant par-dessus les poulies, les brosses et les câbles, il s’élança dans la rue…

III


Justement, le petit Albert revenait de l’église Ste-Catherine, escorté de son grand-père et parrain M. Kaekebroeck, et de sa tante et marraine Pauline Platbrood.

Il était exaspéré, poussait des cris de fureur, Adolphine, qui le guettait par « l’espion », s’élança dans la rue ; elle l’arracha des bras de la bonne, et, relevant l’immense voile de mousseline qui le couvrait, elle essaya de calmer le nourrisson.

— Oh, le méchant ! Mais voyez un peu comme il est colère !

Dans le vestibule, elle lui chatouilla le nez, pinça tendrement ses babines : rien ne fit, Albert criait, se congestionnait toujours davantage.

Alors, M. Kaekebroeck voulut s’en mêler ; il pencha sur le môme sa grosse tête barbue, fit une risette… Cette fois, l’enfant se tordit dans une vraie crise.

— Mon Dieu, s’écria la jeune femme, partez, papa ! Il va gagner quelque chose !

Elle eut une inspiration : d’un coup de genou, elle redressa l’enfant afin qu’il reposât seulement sur son bras droit et, fouillant sous sa jupe, elle trouva une sucette qu’elle enfonça prestement dans la bouche du petit.

Aussitôt, Albert s’arrêta de crier.

— Vite, maintenant, dit Adolphine.

Et, franchissant l’escalier de marbre, elle entra dans le salon.

La bonne-maman Kaekebroeck, Mme Timmermans et M. et Mme Rampelbergh, qui faisaient une partie, laissèrent tomber les cartes en poussant des exclamations. Tout le monde se leva ; on s’empressa autour du poupon qui sourit gentiment de ses pâles yeux bleus.

— Mais bonjour Alberke !

Les femmes détaillaient chacune de ses performances, se récriaient d’admiration.

— Mon Dieu, quel bel enfant !

— Oh ! il n’est pas gros, avouait modestement Adolphine, mais il a de la force savez-vous, sentez une fois comme ça est dur…

Tous insinuèrent la main sous les langes dégrafés et tâtèrent les mollets du petit gas. On fut obligé de reconnaître que c’était en fer.

Toutefois, M. Rampelbergh, venu le dernier, déclara finement qu’il avait tâté des choses qui ne lui paraissaient pas si dures que ça…

— Oui, dit-il en faisant un clin d’œil significatif à la jeune Mlle Kaekebroeck… C’est, sans doute, quand on l’a baptisé…

— Pas possible, n’est-ce pas ? interrogea Adolphine.

Vivement, elle introduisit la main sous le maillot :

— Oh ! le polisson ! vite, vite Léontine…

Elle jeta le petit Albert dans les bras de sa bonne qui l’emporta au fond du salon, derrière un magnifique berceau tendu de soie rose, où l’on s’occupa, malgré ses pleurs, à le laver et à le changer de linges.

Alors, on pensa à demander des nouvelles du baptême. Pauline reconnut timidement que son filleul avait été très sage, mais qu’il avait un peu pleuré en recevant l’eau sainte.

— Och, mon Dieu ! soupirèrent toutes les femmes attendries.

— Sapristi ! dit M. Kaekebroeck, il faisait un froid de loup dans cette grande coquine d’église. Tu sais, fille, c’est bon pour une foi. J’ai sûrement pincé un bon rhume là-dedans… Eh bien ! où reste maintenant ce sacré Joseph ?

— Oh ! reprit Adolphine, il sera ici pour six heures, soyez tranquille. Et puis vous savez, lui n’est jamais pressé. Il a promis de ramener Mosselman.

— Ferdinand Mosselman ! Tant mieux. Ça c’est un drôle de corps !

— Hé, on voit bien que vous ne l’avez plus vu depuis longtemps. Il est si fort changé, le pauvre garçon ! Vous ne mettriez plus son nom sur sa figure…

— Qu’est-ce qu’il a ? demandèrent tous les invités.

— Bé, je ne sais pas, répliqua Adolphine avec embarras, c’est un chagrin, je pense…

— Allons donc, protesta M. Rampelbergh, ça je dois voir pour le croire !

— Eh bien, vous verrez, fit la jeune femme.

Et elle s’échappa avec Pauline, sous prétexte d’aller surveiller la cuisinière.

— Regardez un peu, dit M. Rampelbergh à M. Kaekebroeck en montrant les trois dames qui entouraient le nourrisson et parlaient nègre avec lui, ces femmes, ça sait qu’à même redevenir jeunes, ma parole !

— Sacrebleu, que j’ai faim ! s’écria M. Kaekebroeck.

Sous son globe, la pendule dorée sonna six coups lointains.

— Le dîner est prêt, dit Adolphine. Tant pis, nous allons seulement nous mettre à table, venez !

Elle prit le berceau où s’endormait le petit Albert et le porta dans la salle à manger. On s’assit, et une forte fille déposa sur la nappe la soupière fumante.

— Vous savez, dit Adolphine en confidence, comme si elle ne voulait prendre personne en traître, ce n’est pas un cordon bleu… Je ne l’ai que depuis huit jours. Mais elle est brave, ça je dois dire, et je ne peux pas me plaindre…

Tout le monde certifia que la soupe était excellente.

— C’est si rare le jour d’aujourd’hui d’avoir une bonne servante, assura Mme Timmermans. C’est une question de chance. Quelle misère, quand il faut changer ! On sait ce qu’on a, mais on ne sait pas ce qu’on aura. Je pense tout de même que vous êtes bien tombée…

On entendit du bruit dans le vestibule, et, soudain, Joseph Kaekebroeck entra dans la salle, tout essoufflé. — Sapristi, nous avons couru ! Toutes nos excuses. Vous avez bien fait de commencer…

— Et Mosselman ? s’écrièrent les convives d’une seule voix.

— Il est là dans le vestibule. Il se brosse…

Une minute, n’est-ce pas, le temps de me donner un coup de peigne.

Il se sauva. — C’est toujours ainsi, dit Adolphine en se penchant vers sa belle-mère. Joseph n’est jamais pressé. Il a toujours du temps de reste et puis après, tout doit aller vite, vite…

Sur ces entrefaites, Ferdinand Mosselman parut et fut salué par de grandes acclamations.

Il s’était arrêté après un pas et, droit, les mains le long du corps, il inclinait doucement la tête :

— Madame Adolphine, dit-il gravement, et vous, Mesdames et Messieurs, je vous prie de ne pas gronder Joseph, c’est moi seul qui suis le coupable. Je ne voulais pas venir…

— Et pourquoi donc !

— Mais on dérange… et puis… enfin Joseph a tant insisté que je me suis laissé entraîner.

— Ça n’est pas malheureux ! répondit Adolphine. Vous savez bien qu’ici, vous ne devez pas vous gêner. C’est la maison du bon Dieu. Voyez, votre couvert est là. Allons, mettez-vous…

Il s’assit, sans se faire prier davantage, entre l’accueillante Mme Timmermans et Pauline Platbrood qui, très gênée, rougissante, ramenait vivement les coudes au corps, tentait de se recroqueviller et se proposait, dans sa ferme timidité, de rester bien coite, tout à fait insignifiante.

Après un gracieux salut à ses voisines, Ferdinand déplia sa serviette et l’étendit sur ses genoux avec élégance.

— Oh, très peu de potage, Madame ! fit-il dans un sursaut, arrêtant du geste Adolphine qui replongeait vigoureusement la louche dans la soupière…

Il commença de manger avec lenteur, tandis que Mme Kaekebroeck s’informait de la santé de sa bonne-maman.

Tous l’examinaient à la dérobée et restaient stupéfaits en le voyant si maigre, si pâle, l’air si las. Oui, il était changé. Un silence embarrassant tomba dans la pièce et personne, pas même M. Rampelbergh, si verbeux d’ordinaire, ne parvenait à desserrer les lèvres, quand Joseph entra bruyamment et s’affaissa sur sa chaise.

— Ouf, dit-il en tendant son assiette à sa femme. Eh bien, le baptême, comment ça a-t-il marché ?

— Mange seulement, dit Adolphine, j’attends après toi pour sonner…

Joseph avala son potage avec une vitesse de deux cuillerées à la seconde. Mais, comme il s’essuyait les moustaches, il aperçut le berceau, placé un peu en arrière, entre sa mère et sa femme. Aussitôt, sa figure s’assombrit. Il fixa Adolphine :

— Tu sais, fit-il d’un ton sévère, que ça je n’aime pas ! Quand nous sommes seuls, c’est très bien, si ça nous amuse de garder l’enfant à côté de nous… Par exemple, quand il y a du monde, Albert doit rester avec sa bonne, je l’ai dit plus de cent fois !

Tous les convives protestèrent avec force. Le petit ne bougeait pas, il têtait son biberon très gentiment…

Cependant Adolphine, toute contrite, se levait pour obéir ; on l’obligea à se rasseoir.

— Allons, allons, c’est une plaisanterie !

— Och, dit-elle prête à pleurer, Joseph réclame tout le temps…

— Vous verrez, repartit celui-ci en adressant un clin d’œil au taciturne Mosselman, comme ce sera amusant tout à l’heure ! D’abord, moi je trouve que ça n’est pas appétissant. L’enfant est une petite bête très sale qui dégage un tas d’odeurs écœurantes, bizarres…

— Tais-toi, dit sa mère avec une grosse voix, et toi, est-ce que tu sentais si bon à trois mois !

— Il y a quelqu’un, continua Joseph sans s’émouvoir, qui a dit qu’un berceau n’était poétique que lorsque l’enfant n’y était plus, car pendant qu’il y est, c’est un abominable cloaque !

— C’est peut-être un peu excessif, objecta Ferdinand avec douceur.

— Non, non, celui-là était rudement dans le vrai !

— Celui-là, s’écria M. Kaekebroeck, ça devait être un fameux Jeanfoutre !

— C’était Barbey d’Aurevilly, répondit Joseph tout étonné de jeter un tel nom par-dessus une telle table.

Un moment, il demeura rêveur, hanté par le ressouvenir de son passé littéraire. Mais, brusquement, on poussa devant lui un superbe gigot.

Il saisit un grand couteau et s’apprêtait à trancher la pièce, quand Alberke s’agita dans sa barcelonnette, préluda à petites plaintes et, tout à coup, éclata en cris perçants.

— Ça y est ! grinça Joseph en coupant nerveusement la viande ruisselante de jus.

Mais Adolphine s’était levée. Elle saisit l’enfant et, sans mot dire, vivement elle se retira dans le salon avec sa belle-mère.

— Hein, comme c’est gai ! fit Joseph, agacé, mais jubilant tout de même de voir sa prédiction accomplie.

Derrière la porte, on entendait les deux femmes qui chantaient en se promenant pour endormir le bébé.

— Tenez, c’est déjà fini, interrompit Mme Timmermans, qui se leva et passa dans la pièce voisine.

Aussitôt, Mme Rampelbergh et Pauline, entraînées par l’exemple, disparurent à leur tour.

Les hommes restèrent seuls et se regardèrent ahuris : Ferdinand lui-même ne put s’empêcher de sourire devant cet exode précipité.

— Voilà, maugréa Joseph, est-ce que c’est agréable de dîner au milieu de toutes ces « courreries » !

— Oui, mais tu sais, tu es encore un drôle de pistolet ! dit M. Kaekebroeck. Que diable, quand on a un fils, il faut en subir les conséquences, ou bien on ne se marie pas !

— Moi, repartit M. Rampelbergh, en ne perdant pas un coup de fourchette, ça ne me gêne pas, vous savez. Pendant quarante ans, j’ai été dérangé tous les jours plus de vingt fois, quand j’étais en train de dîner, et souvent c’était pour une cens… Les affaires sont les affaires. Ça n’empêche que j’ai cédé ma droguerie à un bon prix…

— J’entends que mon fils ne dérange personne, à commencer par moi, déclara Joseph avec humeur. Toutes ces femmes sont extraordinaires ! On dirait vraiment qu’il n’y a que leur enfant dans l’univers. Leur moutard, c’est une exception ! Elles l’imposent à tout le monde. Eh bien, moi, je sais qu’il y a des tas d’enfants sur la terre, des millions et des millions qui sont tous aussi gentils, plus gentils même, mais aussi embêtants que le mien !

Il vida un grand verre de bière.

— Ça ne serait encore rien, mais c’est que tout refroidit !

— Chut ! fit Mme Timmermans en passant sa tête dans l’entre-bâillement de la porte. Il dort…

Elle ouvrit les deux battants et toutes les dames s’avancèrent silencieusement dans la salle à manger. Avec mille précautions, Adolphine reposa le petit Albert dans son berceau.

— Ce n’est pas malheureux, soupira Joseph. Maintenant dépêchez-vous, nous avons fini nous autres !

— Oh, je n’ai plus faim, répondit Adolphine avec amertume.

— Tu vois, remarqua son mari d’une voix radoucie, comme c’est amusant de dîner avec un enfant. Tout le monde est embêté. On n’est pas une minute tranquille. On n’a plus d’appétit. Allons mange, voyons, mange, quand ce ne serait que pour me faire plaisir…

— Oui, faites cela, chère madame, appuya Mosselman, autant par sincère amabilité que pour sortir un peu de son mutisme.

— Enfin, c’est tout de même drôle, répliqua Adolphine, Alberke ne fait jamais ça ! Il est toujours si sage, pendant que nous dînons !

— Tiens, mais c’est toujours ainsi ! ricana Joseph.

— Mais, je comprends moi, dit Mme Timmermans, ça l’agite de voir des nouvelles figures.

— Et puis, il est encore si petit ! ajouta Mme Kaekebroeck sur un ton de tendre pitié.

Alors, Mme Rampelbergh, qui finissait une cuisse de poulet, émit une parole imprudente :

— Est-ce que vous croyez que le biberon est bien ce qui lui convient ? dit-elle d’un air profond.

C’était la grande querelle du biberon et de la nourrice, qui avait déjà failli diviser toute la famille.

Les Kaekebroeck, à l’exception de Joseph, préconisaient l’allaitement artificiel. On avait suivi leur avis, par déférence. Mais les Platbrood, ainsi que les Van Poppel, se montraient nettement partisans d’une nourrice.

La discussion fut donc rouverte, où les vieux arguments, cent fois développés, furent de nouveau repris avec ardeur.

Seuls, Ferdinand et Pauline, la jeune marraine, demeuraient neutres en ce débat et ne soufflaient mot, acquiesçant parfois seulement d’un signe de tête, quand on les prenait trop directement à témoin du positif d’un fait.

— Une nourrice, affirmaient M. et Mme Kaekebroeck, c’était excessivement dangereux ; elle pouvait communiquer des maladies à l’enfant, sans compter qu’elle s’attachait trop à son nourrisson et qu’elle le dérobait pour ainsi dire à l’affection de sa mère… Et les exigences ! Mademoiselle se faisait dorloter comme une princesse. On n’était plus maître chez soi…

— Et le biberon donc, répliquait Joseph, renforcé de sa femme et de Mme Timmermans, est-ce qu’on était sûr d’avoir toujours le lait de la même vache ? Et puis, le lait était trop fort, tantôt il était trop faible, il provoquait des inflammations d’estomac, des irritations de peau. Et c’étaient des chipots, des embarras !

— Dans le temps, fit M. Rampelbergh avec le désir de tout concilier, je vendais beaucoup de farine lactée. Ça, je pense que c’était très bon.

On le conspua. Ce n’était pas la question. La farine lactée, oui, très bien, quand l’enfant était sur le point d’être sevré !

L’entente ne se faisait pas. Tout le monde parlait à la fois, quand Albert se réveilla et, d’un gémissement impérieux, obtint le silence.

Adolphine jeta un regard craintif sur son mari qui déjà fronçait le sourcil.

— Mais non, dit la belle-maman, il ne pleure pas. Regardez, il rit, le petit polisson !

En effet, Alberke riait. Tous les convives quittèrent leur place pour venir admirer ce phénomène, tandis que Joseph haussait les épaules et demeurait sur sa chaise, avec une mine de sombre impatience :

— Voyons, si ça continue de la sorte, nos invités de ce soir vont encore nous trouver ici. Ce n’est pas convenable…

On se rendit à la justesse de cette observation et tout le monde se rassit.

— Moi, je trouve que le petit ressemble tout de même fort son père, déclara Mme Rampelbergh qui n’était pas encore au bout de son rouleau de gaffes.

Joseph frémit ; le problème de la ressemblance était déchaîné.

Aussitôt, il s’efforça d’endiguer la conversation, de lui donner un autre cours, mais déjà elle coulait en torrent et renversait tous ses petits ouvrages d’art.

En vain, Ferdinand, qui avait compris la détresse de son ami, essayait-il de créer une diversion en portant la santé du petit Kaekebroeck, du parrain, de la marraine, sa voix se perdait dans les papotages.

Joseph fut bel et bien obligé d’apprendre que son fils avait le nez aquilin des Van Poppel, les yeux bleus des Platbrood, le front haut et la bouche volontaire des Kaekebroeck.

— Oh ! mais ça change si fort ! dit-il accablé.

Soudain, n’y tenant plus, il consulta sa montre.

— Hé mais ! savez-vous quelle heure il est ? Sept heures et demie ! Adolphine, sonne pour le café et dis à Léontine de mettre Albert coucher. Je suppose maintenant qu’on l’a assez vu !

IV


Le petit Albert parti, il y eut comme une détente chez tous les convives. Joseph, perpétuellement inquiet, tourmenté de l’ennui que pouvait donner son fils — car il était un de ces rares pères arcboutés sur cette idée que l’enfant n’est réellement adorable qu’aux yeux de ses parents immédiats, tandis que c’est au contraire un être profondément quelconque, embêtant et fongible pour tous autres — Joseph déplissa le front, et prit sa bonne figure en retrouvant la liberté de son âme expansive et joviale.

— Chère, et ce café ? dit-il gaîment à sa femme.

Il était servi dans le salon et déjà Pauline s’occupait à le verser dans les tasses. Comme on se levait pour passer dans la pièce voisine, Adolphine fit un signe à Mosselman qui s’empressa de lui offrir le bras.

— Eh bien, fit-elle aussitôt à voix basse, vous allez la voir… Je l’ai invitée. Elle sera ici dans une demi-heure…

Il pâlit, étreint d’une absurde angoisse et s’affaissa sur le tabouret de piano.

— Laissez-moi partir, murmura-t-il, je ne dois pas la revoir. Ça me ferait trop de mal.

Elle ne put s’empêcher de rire :

— Comme vous êtes bête ! Mais puisque je vous dis qu’elle n’aime que vous ! Elle ne sait pas sentir Cappellemans ! Écoutez, continua-t-elle d’un air mystérieux, je suis en train d’arranger quelque chose avec Joseph, nous avons une idée…

Il tournait tristement sa cuiller dans une petite tasse. Il soupira :

— Oh laissez-moi, je n’ai tout de même plus d’espoir !

Puis, brusquement, dans le réconfort inavoué que lui donnait la gaie assurance de la jeune femme, un flux de paroles jaillit de ses lèvres. Il dit combien il était malheureux. Jamais, il n’avait éprouvé un chagrin pareil. Il ne dormait plus, il ne mangeait plus. Il sentait sourdre en lui des fureurs homicides : il se demandait sérieusement s’il n’allait pas tuer Cappellemans !

— Ah, quand j’ai appris qu’elle était fiancée, tenez, je suis rentré chez moi comme un fou. J’ai sauté sur ma bicyclette et suis parti à fond de train dans les rues. Tous les agents de police couraient en criant à mes trousses parce que je n’avais pas de lanterne ! Mais j’allais comme une tempête, bondissant sur les pavés, les rails du tramway… J’ai fini par me casser la tête contre un wagon de marchandises, derrière l’Entrepôt ! Regardez, on voit encore la marque…

— Si c’est permis ! s’écria Adolphine qui ne put réprimer une grimace douloureuse.

Il avoua qu’il ne faisait plus rien du tout : il n’avait plus paru au ministère depuis huit jours !

— J’ai écrit à mon chef, M. Verbist, que j’étais malade, alité. Or, sa grosse pimbêche de fille m’a justement rencontré tout à l’heure rue Royale, monté sur mon vélo ! Et je devais dîner ce soir chez elle, déchiffrer des romances ! M. Verbist ne me pardonnera jamais !

Il vida sa tasse d’un seul coup et se courba anéanti.

— Et votre bonne-maman, qu’est-ce qu’elle fait dans tout ça ? interrogea Adolphine avec sollicitude.

— Oh, la bonne vieille ne sait rien. Elle aurait trop de peine en apprenant mon chagrin. Ah ! c’est surtout cela qui est pénible : dissimuler devant elle. Au dîner, par exemple, j’accomplis des prodiges de prestidigitation pour ne pas avaler tout ce qu’elle pousse dans mon assiette. Elle continue à croire que je me bourre et que je suis très heureux !

— Pauvre femme, dit Adolphine avec compassion.

Ils causaient librement près du piano, sans que personne troublât leurs confidences. Joseph avait mis tout le monde au fait et entretenait avec son père et M. Rampelbergh une turbulence favorable de l’autre côté du salon. Toutefois, les dames, très troublées par la révélation du cas sentimental du beau Ferdinand, épiaient les aiguilles de la pendule dorée, et attendaient avec émotion le coup de huit heures qui ferait imminente la visite de M. et Mlle Verhoegen.

— Allons, supplia Adolphine, en voyant s’humecter les yeux du jeune homme, je vous dis, moi, qu’il ne faut pas désespérer. J’ai été rue de Flandre cet après-midi… — Non, tenez, il vaut mieux que je m’en aille, je souffre trop ! gémit Mosselman.

Elle se fâcha.

— Ah ça, vous ne pensez qu’à vous ! Et Thérèse, est-ce que vous croyez par hasard qu’elle ne souffre pas ! La pauvre petite a sangloté tantôt dans mes bras pendant une heure ! Je vous jure, elle n’épousera pas Cappellemans, elle entrera plutôt chez les Sœurs…

Elle conta sa visite en détail. Thérèse était si changée depuis huit jours, « on ne savait pas le croire ! » Pourtant, M. Verhoegen ne s’apercevait de rien. Seul, le bon Jérôme, très affligé, s’efforçait de consoler la chère enfant et cherchait avec elle le moyen d’éloigner Cappellemans. Fort heureusement, ce dernier, gaillard d’ailleurs très actif, passait en ce moment toutes ses journées à Anvers, où il préparait pour la prochaine exposition universelle la grande installation des lavatories brevetés de son père. Car M. Cappellemans était réellement l’inventeur de ces nouveaux récipients à bec, qui avaient la forme d’un cœur, on ne savait pas pourquoi par exemple…

Alors, Ferdinand sourit imperceptiblement et, pour une seconde, l’ironie de sa nature affleura son immense tristesse.

— Oh, dit-il, n’en déplaise à Pascal, ici le cœur a des raisons que la raison ne réprouve guère…

— Plaît-il ? insista la jeune femme avec candeur.

Il fit un geste vague et retomba dans sa morne attitude.

— Écoutez, poursuivit Adolphine avec fermeté, si j’étais à votre place, je parlerais le père Verhoegen ! Thérèse n’est pas encore fiancée pour du bon. Elle n’a pas fait de visites… Voyons, son père ne vous déteste pas, au contraire. Tâchez un peu de l’amadouer tout à l’heure. C’est un si bon homme ! Parlez-lui de ses ficelles, de Bruxelles port-de-mer…

— Vous avez raison, repartit Ferdinand en se redressant, vous avez raison ! — Oui mais, dit-il retournant à ses doutes, est-ce que vous êtes bien sûre que Mlle Thérèse…

— Allo tenez, dit Adolphine en tirant un billet de son corsage, voilà ce qu’elle m’a chargée de vous remettre.

Il saisit la lettre et lut avidement ces petits mots tremblés :

Monsieur Ferdinand,

Je vous jure que je n’aime pas M. Cappellemans. Je n’aime que vous. Et si je ne puis être votre femme, j’irai rejoindre ma tante Christine au couvent de Jette.

Je suis bien malheureuse.

Votre amie fidèle,xx
Thérèse Verhoegen.

De vraies traces de larmes brouillaient ces lignes pathétiques. D’un geste passionné, Mosselman pressa le tendre aveu sur ses lèvres.

— Oh, comme vous êtes bonne ! s’écria-t-il ému en serrant brusquement la main de Mme Kaekebroeck.

Sa physionomie s’éclaira. Pardieu, il fallait agir, l’emporter de haute lutte, comme on dit dans les discours. Il allait saper Cappellemans. Il s’était levé. Une audace héroïque, superbe, enflammait ses yeux, quand, soudain, la sonnette qui retentit dans le vestibule le fit retomber sur un pouf, aussi blême qu’un mort.

Tout le monde sortit pour s’élancer au-devant des nouveaux hôtes. Seul, Ferdinand demeura. Les coups de son cœur résonnaient dans le piano. Sa cervelle cessa de penser et il entendait dans sa tête le bruit ronflant d’une foule de petites mécaniques qui tournaient comme les folles ailettes des boîtes à musique…

Cependant on menait grand tapage dans le vestibule où retentissaient des exclamations, des rires et des baisers sonores comme des giffles. On poussa la porte et M. Verhoegen, un petit homme court et trapu, tête sanguine couverte de cheveux drus et ras, s’avança dans la pièce avec solennité. Sa fille le suivait, très pâle ; un iris bleuâtre cernait ses beaux yeux.

Alors Ferdinand Mosselman se leva d’un brusque élan. Il venait de se ressaisir, car il était de ces êtres défaillants dans l’attente de l’émotion, mais tout à coup braves et résolus au moment décisif.

Il s’inclina devant le cordier, tandis que Thérèse, bouleversée par l’apparition inattendue du jeune homme, s’appuyait chancelante sur le bras d’Adolphine.

Tout le monde était entré. Les dames, anxieuses, s’étaient groupées dans le fond de la salle et chuchotaient au milieu du sifflement de leurs robes de soie : quant aux hommes, ils s’efforçaient de composer une figure sérieuse, sillonnée de clins d’œil expressifs.

— Ah ! ah ! Mosselman ! Comment ça va ? s’écria M. Verhoegen en serrant la main de Ferdinand dans une étreinte cordiale et chaleureuse.

Ce fut une surprise. M. Verhoegen ne se doutait donc de rien ! On se rassura. Déjà, Joseph entraînait le bonhomme vers la table chargée de tasses et de carafons.

Adolphine lui offrit une tasse de café :

— Vous savez, dit-elle, vous qui êtes amateur, c’est du fameux : du Java doré !

— Du Java doré, qu’est-ce que c’est que ça ? fit M. Verhoegen en riant.

— Eh bien, goûtez seulement, reprit la jeune femme. M. Verhoegen huma la vapeur odorante et but à petites gorgées.

Puis il déposa la tasse sur le « cabaret ».

— C’est bon, je ne dis pas, déclara-t-il avec sentence, mais, tout de même, ça ne vaut pas nos cafés du pays !

Thérèse s’était laissée choir dans son fauteuil. Les mains posées sur les arcboutants du dossier, le buste penché en avant, elle ressemblait dans sa grande collerette de Valenciennes et sa blanche robe, dont l’opulent jupon se répandait en beaux plis moirés sur les ramages du tapis, à quelqu’une de ces chromolithographies qui montrent des reines soucieuses en face d’un grave et respectueux ambassadeur vêtu de velours et chaîné d’or.

Elle ne savait plus la présence du jeune homme, tant l’émotion avait brouillé son esprit.

Lui, cependant, appuyé, presqu’assis sur le clavier du piano, la regardait avec une tendresse angoissée et il sentait monter dans son âme l’exaltation des plus éperdus ténors. Il comprenait maintenant la crypte de Roméo, il approuvait Werther râlant sur le sol à côté de son pistolet. L’aboutissement tragique d’une passion lui paraissait une chose belle, consolante et logique, et il interdisait aux chroniqueurs de s’en moquer désormais…

Cependant M. Verhoegen avait engagé une bruyante partie de bac avec M. Kaekebroeck père et tous les convives s’étaient assemblés autour de la table à jeu.

Adolphine observait les deux jeunes gens à la dérobée : l’extatique réserve de Mosselman l’impatientait. Tout à coup, elle lui envoya dans l’espace une rude bourrade d’encouragement. Il se décida enfin et, s’avançant vers la jeune fille toujours prostrée :

— Thérèse ! murmura-t-il.

Il attendait, ému, la tête légèrement versée sur l’épaule gauche, les bras ballants. Grand, bien pris dans sa jaquette noire sur laquelle tranchait un large pantalon hachuré de gris, il formait un parfait modèle pour ces raides et curieuses gravures sur bois qui illustrent les situations pathétiques des romans du Young ladies’ journal.

Lentement, la jeune fille releva la tête et sembla sortir d’une rêverie. Ses yeux se fixèrent sur Mosselman avec une expression de tristesse infinie. Et puis, brusquement, elle rompit sa pose, tendit la main au jeune homme.

— Je vous aime, murmura Ferdinand d’un accent concentré, idolâtre, en saisissant sa main.

La figure de la jeune fille s’éclaira. Un languide sourire passa sur ses lèvres.

— Oh ! dit-elle, que je suis heureuse ! Je pensais que c’était fini et que vous m’aviez quittée pour toujours !

Il posa le doigt sur la cicatrice de son front, et, moqueur par contenance, il répondit d’une voix grave :

— Regardez, j’ai failli mourir…

Mais il sourit tout de suite, conta sa chevauchée à bicyclette et sa chute contre le wagon d’un brasseur de Munich, derrière l’Entrepôt.

— Oh, dit-elle, la figure crispée à l’évocation du terrible accident, vous avez dû vous faire bien mal !

— Je ne sais pas, grand’mère m’a appliqué des compresses et m’a veillé toute la nuit. Il paraît que, dans mon délire, je voulais toujours tuer Cappellemans ! Hé, Cappellemans n’existe plus…

Il riait, affranchi de toute crainte. Il ne comprenait plus comment il s’était si absurdement emballé dans un désespoir. Cappellemans ne pouvait plus rien contre lui…

— Hélas, repartit la jeune fille, perdant soudain les belles couleurs que la joie lui avait fait recouvrer, Cappellemans existe toujours, il doit me conduire au bal de la Grande Harmonie…

— Le bal de la Grande Harmonie ! s’écria Ferdinand stupéfait.

Adolphine était accourue.

— Mais oui, dit-elle au jeune homme qui tombait des nues, le grand bal à l’occasion du mariage de la princesse Joséphine avec le prince Charles de Hohenzollern. Joseph doit danser dans le quadrille royal. Vous venez, j’espère ?

Il répondit avec brusquerie :

— Ah non, par exemple !

Mais, d’un signe, la jeune femme montra son amie qui semblait s’évanouir dans le fauteuil.

— Écoutez, reprit-elle en s’asseyant à côté de Thérèse dont elle pressa tendrement les mains, vous êtes des enfants tous les deux. Est-ce que vous avez peur maintenant de Cappellemans ? Et puis, qui sait s’il viendra seulement, il est trop occupé avec ses installations d’aisance !

Le jeune homme tressaillit. Ces paroles libres, sans fard, jetées au milieu des fines tortures de son âme poétique, calmaient son effervescence sentimentale et le reposaient brutalement dans une atmosphère de vie normale et pratique. Toutefois, légèrement vexé, il ne put se retenir de lancer à la jeune femme :

— Ah ! on voit bien que ça a été tout seul, quand vous avez aimé Joseph !

— Eh bien oui, ça a été tout seul, répliqua Adolphine impatientée, parce que Joseph n’a pas fait comme vous le « flauw Jef » !

— On parle de moi ! s’écria Joseph du fond de la salle.

Il bondit, tout heureux de s’évader d’un whist où Mme Timmermans et Mme Rampelbergh s’apprêtaient à le capturer.

Quand sa femme l’eut mis au fait :

— Tu viendras au bal, dit-il en tapant sur l’épaule de son ami. J’ai une idée. Laisse-moi faire et je garantis la victoire !

M. Verhoegen tendit la main à son adversaire : il venait de gagner la belle.

— Mes sincères, dit M. Kaekebroeck en rangeant les palets dans la boîte tapissée. Vous êtes de première force, moi je ne suis qu’une mazette.

— Non, non, vous jouez très bien, repartit M. Verhoegen, j’ai eu plus de chance que vous, voilà tout.

Il se leva, satisfait, la figure large épanouie. Toutes les parties de cartes cessèrent et l’on entoura le cordier.

Adolphine demanda ce qu’il désirait boire.

— Faites comme chez vous, n’est-ce pas, lui dit-elle. Est-ce que vous ne prendriez pas un verre de stout de Bass ?

— Jamais de la vie, s’écria M. Verhoegen, stout, scotch, munich, tout ça ne vaut pas nos bières du pays !

— Alors, nous avons de la gueuze que nous faisons chercher chez Bontemps au Duc de Brabant.

— À la bonne heure, ça je prendrai !

On apporta des bouteilles bien ficelées et de grands verres où bientôt la bière pétilla.

M. Verhoegen huma le parfum de son broc et, avec un regard de coin, il dit :

Fijn, zelle ! Dommage que Jérôme ne soit pas encore ici. À votre santé !

Il but d’un trait.

— Et maintenant, mes amis, ajouta-t-il en essuyant ses petites moustaches coupées en brosse de chiendent, je ne vous ai pas encore annoncé la grande nouvelle…

Il regarda sa fille : tout le monde comprenait et restait atterré. Sûrement, il allait annoncer les fiançailles de Thérèse avec le fils Cappellemans…

Dans ce cas affreux, la jeune fille adressa un suprême appel à Ferdinand Mosselman, qui demeurait cloué sur le tabouret du piano, sans geste, sans voix, dans l’impassibilité de la statuaire…

— Oui, mes chers amis, continua M. Verhoegen…

Il s’arrêta, déjà une émotion le gagnait…

Ferdinand se dressa tout à coup.

— Je sais la nouvelle, s’écria-t-il, mon chef de bureau me l’a apprise ce matin au ministère. Tout est encore secret. Le gouvernement accorde le subside réclamé par la ville. Il n’y a plus que de petites questions de détail à résoudre, les péages… Voici d’ailleurs les bases principales de cet accord inespéré…

Il s’était avancé jusqu’au milieu du salon, en face de M. Verhoegen, dont la figure, tandis que le jeune homme s’emballait dans un récit vertigineux, où des mots techniques tombaient drus comme grêle, exprimait une stupéfaction et une joie de plus en plus intenses.

— Pas possible, pas possible, coupait-il par instants, ainsi Bruxelles port-de-mer…

Les mains posées sur la table, Ferdinand « causait » comme un avocat. On était suspendu à ses lèvres. Parfois, fébrilement, il dépliait des pièces imaginaires, les frappait du dos des doigts. Puis, il traçait des lignes sur la nappe à thé, établissait des plans, peignait des épures, montrait les ponts, les écluses, désignait les emprises. — Il se renversait devant l’objection qu’il avait fait surgir, puis, fonçant dessus, il la réduisait à néant.

— Mais, hasarda M. Verhoegen, profitant d’une pause où l’orateur ravalait un peu de salive, que faites-vous de…

— Ah oui, le rachat ! s’écria le jeune homme avec impétuosité, écoutez !

Il repartit à fond de train, exposa toutes les combinaisons qui pouvaient donner satisfaction aux intérêts des parties en cause et amener l’entente définitive. Quand il eut parlé encore pendant un quart d’heure, le canal était fait, parachevé, et les navires entraient dans le port !

Alors seulement, il modéra son débit, prit un ris dans les voiles de son moulin, car il allait décrire la splendeur et les richesses sans pareilles de la nouvelle métropole commerciale.

Au fond de la pièce, Adolphine et Joseph étouffaient de rire. Mosselman faillit en perdre son sérieux. Mais, puisant du sang-froid dans les candides yeux de son amie émerveillée de sa faconde, il commença de dérouler devant tous le sublime tableau de la cité maritime née comme par enchantement, au milieu des terres brabançonnes.

Il dit le nombre et la grandeur des bassins, la superficie, la hauteur des entrepôts, la forêt de mâts aux cordages inextricables.

Par un système ingénieux, inspiré des dernières baignoires brevetées dont les eaux s’élancent et s’écoulent par le même orifice, le niveau du canal et des bassins tantôt s’abaissait, laissant affleurer les gluantes vases où les coques s’enlisaient et se couchaient sur le flanc, et tantôt remontait avec méthode afin de simuler le mouvement de la marée. Ce « truc » était surtout pour faire enrager les Anversois et leur prouver que notre port était aussi sérieux que le leur.

Alors, Mosselman fit mugir les gros vapeurs de 5,000 tonnes : les grues, les crics, les élévateurs travaillaient, gémissaient sur les quais où s’entassaient des pyramides de barils et de sacs, des montagnes de caisses et de marchandises de toutes sortes. Une multitude de chargeurs et de charrettes attelées de robustes chevaux donnaient à ce tableau l’aspect d’un fourmillement éperdu.

Mais le jeune homme traversa un pont et déboucha dans la rue de Flandre.

La vieille artère, l’une des plus anciennes et des plus glorieuses de la ville, avait repris toute sa beauté archaïque. Les pignons denticulés ou roulés en volute avaient été reconstruits tels qu’ils étaient au temps où Ulenspiegel aima la petite Sapermillemente dans le cabaret du Pot d’or. Seulement, les rez-de-chaussée des maisons avaient subi presque tous une transformation radicale, nécessitée d’ailleurs par les besoins du grand commerce. Des magasins profonds, fenestrés de hautes croisées, remplaçaient les primitives boutiques où ne retentissait plus la sonnette, la belleke des petites portes vertes à claire-voie.

La rue s’était enrichie en devenant la route directe du port et des docks. Mais, parmi toutes les maisons embellies et consolidées, l’une d’elles attirait le regard par la splendeur de sa façade historiée et festonnée d’or. Derrière les admirables glaces des fenêtres, Ferdinand apercevait, posés sur un parquet de marbre blanc, des câbles gros comme des boas constrictors et des agrès de buis incrustés de fer nickelé. Et cette maison, c’était précisément celle du plus riche cordier de la ville. C’était la maison de M. Verhoegen !!

Le jeune homme s’arrêta au milieu des exclamations ; il venait de produire une sensation énorme. Il regarda Thérèse dont les yeux étincelants et la jolie gorge oppressée lui découvrirent en ce moment tout le vertige de l’admiration et de l’amour.

M. Verhoegen poussa un long gémissement et ses yeux se remplirent de larmes.

— Hélas, hélas, s’écria-t-il en se laissant choir sur un canapé. Le ciel ne m’a pas donné de fils. Et mon gendre ne sera qu’un plombier ! La maison Verhoegen va mourir !

Cette douleur prophétique était émouvante. On entoura le cordier, tout le monde s’employait à le consoler.

Alors, Ferdinand conduisit tendrement son amie dans la baie d’une croisée et là, tout à coup, sans qu’ils eussent échangé une seule parole, ils se saisirent, se « craquèrent » dans les bras l’un de l’autre, tandis que leurs lèvres, aimantées par un superbe désir, s’unissaient dans un long baiser.

Au sortir de cette étreinte, la jeune fille avait rejeté tous les préjugés du monde.

— Enlève-moi, dit-elle, et je serai ta femme cette nuit même pour toujours !

Un feu magnifique flambait dans ses yeux noirs.

Mosselman frémit, l’esprit, les sens désemparés.

— Viens, lui dit-elle.

Il se laissa emmener. Personne ne les vit sortir. Mais, comme ils descendaient les marches du vestibule, la porte de la rue s’ouvrit et un homme surgit devant eux :

— Jérôme !

— Halte-là, mes enfants, s’écria le commis en les prenant par le bras, pas de bêtises ! Vous allez attraper des ruses…

V


Il allait lentement le long des maisons du Nouveau-Marché-aux-Grains. La place était silencieuse ; une fraîcheur tombait du ciel laiteux, où brillait une lune toute neuve.

Il marchait calme, sérieux dans sa joie, car le doute était sorti de son cœur. Thérèse serait sa femme, dût-il l’obtenir par un coup de force.

Mais la violence, la brutalité d’un rapt romanesque lui semblait maintenant bien superflue ; il avait ébranlé M. Verhoegen, il entendait encore les lamentations que versait le bon cordier dans le sein de l’ironique Jérôme, tandis que tous deux s’en retournaient rue de Flandre et qu’il les suivait à quelques pas, le bras passé autour de la taille frémissante de son amie.

Il ne s’agissait plus que de vaincre les scrupules de l’honnête homme, qui ne voudrait pas tout de suite se dédire et retirer sans motif la parole si légèrement donnée à Cappellemans.

Il songeait : « Pourquoi ne quitterais-je pas le ministère ? La haine de mon chef de bureau, dont je n’épouserai pas la grosse fille, m’y prépare des embûches redoutables. Si je me plongeais résolument dans l’étude des cordes ! »

Il longeait la maison des Miroitiers quand une clarté soudaine éblouit son regard : c’était, assis sur son pliant, Van Helmont, douché de lune. Dans l’extrême sensivité de son âme et la puérilité de son esprit qui, en ce moment, lui faisaient donner un sens à ses moindres impressions, cette lumière lui parut un présage heureux et comme un prestige de son idée.

— Oui, je m’en irai, dit-il, je ne veux plus de maîtres…

Un avenir charmant s’ouvrait à ses espérances. Il voyait la jolie maison de la rue de Flandre, le magasin odorant, la petite serre où sa femme, douce et laborieuse, écrivait dans le grand cahier aux coins de cuivre. Parfois, apparaissait une vieille femme, un peu courbée, mais encore alerte, et c’était sa bien aimée bonne-maman qui venait arroser les géraniums, puis s’asseyait et se mettait à tricoter en regardant avec tendresse sa brave petite-fille… Un intérieur de Pieter de Hooghe…

Il s’attarda un instant à écouter le joyeux clapot de la fontaine, puis il continua sa lente errance, goûtant le charme de la grande place solennelle, où le pas d’un agent de police ou de quelque faubourien attardé claquait dans la sonore tranquillité de la nuit.

Il percevait la voix affaiblie, plaintive de lointaines locomotives, et, à tout instant, l’écho renvoyait le bruit sec et ricoché des wagons de l’Allée-Verte choquant leurs butoirs.

Des horloges sonnaient minuit derrière les volets des maisons. Parfois, un bruyant fiacre débouchait de la rue de Jéricho, tournait et s’arrêtait brusquement sous le feu vert du commissariat. C’étaient des « gardes de ville » qui apportaient un ivrogne. Le cocher sautait à bas du siège, aidait ses clients à conduire l’homme dans le bureau.

Déjà, surgis on ne sait d’où, des curieux entouraient la voiture et commentaient l’arrestation…

Cependant, l’ivrogne, porté sous les bras, revenait, la tête enfoncée dans les épaules, balançant des jambes de marionnettes entre ses deux béquilles humaines. On le poussait dans le fiacre, qui virait et repartait avec fracas dans la direction de l’Amigo. Et la place retombait à son grand silence.

— Pauvre diable ! murmurait Mosselman.

Il songeait aux misères de la vie, à la fatale différence des sorts. « Par quel hasard ne suis-je pas cet homme, et pourquoi cet homme n’est-il pas l’heureux Mosselman ? »

Il marchait toujours, sans souci de l’heure, l’esprit visité par des pensées courtes, les plus disparates, mais qui toutes le ramenaient au sentiment, au carrefour de son bonheur.

Il jouissait intensément et le méritait. D’esprit narquois, enclin au persiflage, il était tendre de cœur. Sous une apparence railleuse, il n’y avait pas d’être qui ne ressentît chaque jour plus profondément que lui des tas de petites douleurs. Son âme était absurdement réceptive et vibrante. Souvent, il s’en est effrayé comme d’un commencement de sénilité.

La vue d’un chien errant, d’un pauvre vieux cheval aux jambes couronnées, le plongeait dans une tristesse infinie, absorbante, pendant plusieurs jours.

Il faisait de longs détours pour ne point voir les colporteuses traquées par les policiers, tant ce spectacle affreux le remplissait de chagrin et de colère.

Sa pitié allait même aux anguilles qui se tordent sur le couvercle d’osier des grands paniers et que le marchand écorche, dégante de leur peau, devant une galerie d’impassibles et féroces gamins. Les homards expirant sur le marbre des poissonneries lui fendaient le cœur, et il continuait longtemps de voir osciller entre leurs pinces cette petite mécanique qui est comme le métronome de leur agonie…

Et le navraient aussi, les jolis chevreuils éventrés, pendus à des crocs, la tête en bas, ou jetés dans un pêle-mêle décoratif sur le seuil sanglant des maisons où l’on dîne. Jusqu’aux sangliers hérissés, vautrés la hure entre les pattes, qui savaient l’attendrir !

Et puis, il trouvait encore l’émotion dans une foule de faits insignifiants pour tous autres, et dont le côté sentimental n’existait peut-être bien que pour lui.

On pense si la vie lui était souvent pénible. Mais aujourd’hui, la joie de Mosselman était souveraine. Comme il béait aux étoiles, il aperçut, voguant dans le ciel pur, une caravelle à la coque et aux voiles d’or : c’était, dessus l’historique maison de l’Armateur, la vieille girouette éclairée de lune.

Il revoyait le petit vaisseau gai ou sinistre, selon le caprice des ciels divers. Par exemple, quand il tournait affolé dans le vent, au milieu d’épais nuages couleur d’encre, il évoquait toujours pour lui le terrible naufrage du Saint-Géran, et la mort de la si bêtement chaste Virginie. Ce soir, il brillait dans l’air tranquille, et semblait l’heureux navire cinglant vers une étoile promise, paradis du firmament…

Cependant, la place s’était assombrie : des hommes venaient d’éteindre un réverbère sur deux, la lune s’éloignait dans le ciel et l’obscurité avait envahi le milieu du terre-plein.

Alors, il vit un spectacle étrange : des formes humaines, étendues sur les bancs du marché, se dressèrent comme des morts qui ressuscitent et se prirent à courir sous les gros marronniers, où s’agitaient déjà une foule d’autres fantômes. Intrigué, Ferdinand s’approcha du quinconce et distingua des hommes et des femmes, occupés silencieusement à une besogne dont, dans sa vision d’artiste, il ne cherchait pas à deviner la cause. Ces êtres fantastiques traçaient de larges raies blanchâtres sur le pavé, ou bien établissaient des lignes de délimitation avec des paniers jetés sur le sol.

Dans l’encadrement de la grande porte du commissariat, sous l’œil vert du fanal, trois agents de police surveillaient ce fourmillement indistinct d’où montait une sourde rumeur. Cependant, de longues charrettes aux paniers étagés par-dessus les ridelles, arrivaient lentement, roulant bas et comme avec précaution, conduites par le maraîcher marchant à reculons, les mains à la bouche de son gros cheval.

Et d’autres ombres prestes, la tête chargée de pyramides, sortaient de toutes les rues avoisinantes, comme une volée d’oiseaux de nuit, et couraient à pas feutrés, laissant derrière elles le sillage d’un exquis parfum de fraises.

C’était un spectacle magnifique, un merveilleux grouillement d’êtres fantasmatiques sur qui la lumière clignotante de quelques réverbères jetait par-ci par-là, à travers les feuilles tendres, livides des arbres un rayon terne, inquiétant.

Mosselman regardait de tous ses yeux ; peu à peu, il vit l’ordre s’établir sur la place : les ombres se démêlaient, se groupaient, devenaient moins fébriles, et quelques-unes déjà demeuraient droites, immobiles au milieu d’une ceinture de paniers. D’ailleurs, les noirs de l’eau-forte s’atténuaient, se bleutaient, se perçaient d’un jour lointain comme dans un tunnel ; des revifs accusaient maintenant le contour de toutes choses… Alors, les coqs de l’hôtel de la Verrerie claironnèrent : le petit jour se levait, moirant les tuiles des toits, pâlissant les façades des maisons. Van Helmont sortait progressivement de l’obscurité et devenait un grand bonhomme de neige sale.

La rumeur s’enhardissait, se gonflait, et, tout à coup, aux sons de la grosse cloche de Sainte-Gudule, elle creva en voix perçantes, en hennissements, en abois furieux.

Le vruege-met était ouvert…

VI


Dans la grande salle blanche et or, les lustres flamboyaient dessus la cohue convulsive des couples qui se bousculaient en attendant la première valse. L’air, chargé de fragrances grasses, bizarres, s’alourdissait toujours davantage, devenait irrespirable. La sueur dégoulinait des fronts en perles zigzaguantes, ravinait la poudre de riz des figures, moitait les épaules nues et marquait déjà sous les aisselles des robes claires une grande demi-lune sombre.

Les jeunes gens criaient tout haut qu’il faisait une « chaleur de bête » et blâmaient les administrateurs de n’avoir pas, en prévision de l’affluence certaine, assuré la ventilation parfaite de la salle. Que dirait la famille royale en pénétrant dans une telle atmosphère !

Dans les entre-colonnes et les bas-côtés, les éventails battaient sans relâche sur les poitrines des mères, et l’on voyait de grosses dames cramoisies ouvrir par moment une grande bouche, comme ces poissons expirants sur des étals et buvant l’humidité de l’air.

Mme Kaekebroeck et ses amies, Mmes Timmermans et Rampelbergh, assises au fond de la galerie de droite, juste en face de l’estrade royale, mais juste en face d’une épaisse colonne, échangeaient des propos amers. Pourtant, elles étaient arrivées de bonne heure et tenaient presque la tête de cette foule énorme qui s’écrasait dans le vestibule, et dont la poussée formidable faisait bomber la porte matelassée ouvrant sur le grand escalier. Et puis, quand, après une galopade sauvage, elles avaient bondi dans la salle, quelle n’avait pas été leur stupeur de voir toutes les bonnes places occupées par les femmes, les familles, les amis et connaissances des administrateurs et des membres influents !

— Non, déclarait Mme Rampelbergh avec colère, ça, on ne devrait pas permettre, c’est une injustice. Je l’avais dit à mon mari de nous faire entrer avant tout le monde par la rue de l’Empereur ou la rue de l’Hôpital. Mais non, c’était impossible, il devait aller chez les Van Poppel  ! Vous verrez qu’il ne viendra pas seulement me rechercher  !

Mme Timmermans, elle, ne récriminait plus et tendait alternativement son long cou à droite et à gauche.

– Oeïe, dit-elle enfin découragée, avec cette colonne on ne sait qu’à même rien voir. C’est bon pour une fois, savez-vous  !

– La salle est vraiment défectueuse, opina la vieille Mme Kaekebroeck en élevant sa voix fransquillonnante. Je vous demande à quoi servent ces grandes colonnes, si ce n’est à boucher la vue et à vous donner des torticolis… Enfin, reprit-elle avec philosophie, nous pouvons encore être contentes d’être ici. Voyez un peu là-bas quelle bousculade  !

Des flots de gens continuaient d’entrer sans interruption, qui prenaient aussitôt une posture de boxe en s’engageant dans les remous de la foule de curieux massés devant les salons de conversation où devait apparaître le cortège royal. Dans cette mêlée, les robes à traîne subissaient d’irréparables accrocs.

Cependant, le chef d’orchestre, nerveux, désorienté par le retard des augustes invités, cessa tout à coup d’hésiter. Brusquement, il se retourna, frappa deux coups de baguette sur son pupitre et, levant le bras d’où jaillit la manchette, il attaqua la première valse.

La danse était impossible : elle eût été plus facile à des figues de Smyrne comprimées dans leurs caisses. Pourtant, telle est la puissance du rythme et telle la frénésie des jeunes filles, que le bloc se mit tout de même en mouvement.

Des couples étouffés trouvaient un reste de force pour sauter en l’air, comme font, les soirs d’été au-dessus de l’eau, les grosses carpes avides d’oxygène…

– Tenez, s’écria tout à coup Mme Kaekebroeck, voilà Adolphine et M. Mosselman !

Ils venaient de s’accrocher au garde-fou de la galerie. Ferdinand, bien arcbouté, protégeait sa danseuse, opposait au torrent humain son dos, ses reins, solide comme une pile de pont. Tous deux riaient et faisaient des signes comiques, désespérés, aux trois dames.

– Hein ça, comme Adolphine est bien ! dit Mme Timmermans avec emphase.

En effet, la jeune femme resplendissait de grâce et de gaîté.

Elle portait une robe de soie rose décolletée, qui montrait ses épaules et ses bras nus d’un galbe admirable. La figure, légèrement émaciée encore à la suite de couches difficiles, brillait d’un éclat ardent sous ses beaux cheveux roux opulemment torsés et sommés d’une dague d’or.

— Figurez-vous, dit Mme Kaekebroeck, que c’est sa robe de noce qu’elle a fait teindre chez Spitaels. Hein ! comme le rose lui va ! Il n’y a pas à dire, elle sait s’habiller. Elle est bien avec une loque…

La valse venait de finir. Beaucoup de danseurs suffoqués évacuèrent la piste, où les couples purent enfin circuler plus à l’aise et risquer quelques gestes.

Ferdinand et Adolphine disparurent dans la multitude.

— Eh bien, s’écria Mme Rampelbergh, où est donc Mlle Verhoegen ?

— Elle doit être ici cependant, répondit Mme Timmermans, car je vois là-bas Mme Van Crombrugghe et toutes ses filles qui se prélassent au premier rang d’un entre-colonne. Il ne faut pas le demander ! Pour sûr M. Verhoegen les a fait entrer par la salle d’accords…

— Hé, les voilà, dit Mme Kaekebroeck, regardez, c’est eux près de l’entrée…

Mlle Verhoegen et Joseph Kaekebroeck, son cavalier, avaient été visiter le salon de repos tout illuminé de poires électriques multicolores. À grand’peine, ils avaient franchi l’épaisse muraille d’habits noirs et rentraient dans la fournaise.

La jeune fille avait revêtu une jolie robe de mousseline blanche ceinturée d’un large ruban mauve dont les pattes voltigeaient mollement derrière elle. Elle était simple, belle à ravir et Joseph la menait avec orgueil.

Mais Mme Timmermans ne la voyait pas, elle avait beau ajuster ses jumelles, elle ne rencontrait que les cannelures de l’odieuse colonne. Aussi, M. Rampelbergh fut-il de nouveau honni avec vigueur.

La température avait encore augmenté de quelques degrés et les éventails ne remuaient plus qu’un air embrasé de sirocco.

Les tristes spectateurs des galeries tombaient dans un grand affaissement et perdaient même toute impatience, quand soudain, au bout de la salle, un tumulte éclata qui produisit un sursaut et ranima les courages.

Aussitôt, l’orchestre attaqua la Brabançonne.

Enfin, la famille royale était là. Lente et grave, elle se portait, sous l’escorte du président et des commissaires, vers l’estrade meublée de chaises et de riches fauteuils.

Seuls, le blond prince de Hohenzollern et sa blonde fiancée souriaient au milieu de la curiosité enthousiaste et s’avançaient, amoureux et ravis, dans l’hommage attendri de quinze cents  : « Och arm  ! »

Quand le quadrille royal fut en ligne, on s’aperçut qu’il manquait un cavalier, et c’était Joseph Kaekebroeck, le vice-bibliothécaire. Le président lançait de tous côtés des regards anxieux, irrités, et s’épongeait avec rage. Soudain, un commissaire s’approcha et lui parla bas à l’oreille. « Mais oui  ! » fit le président d’une tête impatiente, et, sitôt, le messager piqua dans la foule. Quelques instants après, un jeune homme élégant, mais pâle, sortait des rangs épais des spectateurs, prenait place dans le quadrille et s’inclinait devant sa danseuse, une vieille dame d’honneur décolletée et constellée de cabochons précieux.

– Mais c’est Ferdinand Mosselman  ! s’écrièrent à la fois Mme Timmermans et Mme Rampelbergh stupéfaites.

C’était lui. Son apparition causait une grande rumeur.

L’orchestre joua et tous les quadrilles quadrillèrent au pied de l’estrade, sous les yeux du Roi et de la Reine qui souriaient finement, avec bonne humeur.

– Tiens, c’est vrai, fit tout à coup Mme Kaekebroek, répondant à une question formulée en-dedans, pourquoi est-ce que Clémentine n’est pas venue ?

À cette exclamation, une dame assise sur la banquette précédente, se retourna avec effort.

Elle était louche, couperosée, et d’énormes dents sortaient de ses lèvres comme des boutoirs. Mais sa face trivale respirait la bonté.

– Oeïe non, Madame, dit-elle avec sentiment, vous comprenez, ça lui aurait fait trop d’émotion !

Cette raison fut généralement approuvée et commentée avec bienveillance. Alors, d’autres dames, que la défectuosité de leur siège, leur compression et l’impossibilité de bien voir unissaient dans la même misère, se mêlèrent à la conversation, qui s’anima et prit un tour de bonne confidence.

Les personnages des quadrilles formèrent le thème : ils étaient saisis, expliqués dès que, par bonheur, dans le mouvement des contredanses, ils sortaient de derrière la colonne maudite.

On se pâma en parlant des jeunes fiancés, qui, bannissant toute contrainte d’étiquette, montraient une joie charmante et gamine au milieu de tous leurs partenaires solennels. Le prince Albert était aussi très gentil : on remarqua qu’il parlait beaucoup à sa danseuse, Mlle Putseys, une jolie demoiselle de la société.

– Je croyais pourtant, dit Mme Rampelbergh, que c’était la fille de M. Stockman qui devait figurer dans le quadrille…

La dame aux longues dents fournit tout de suite le motif de cette permutation imprévue.

– Vous avez raison, dit-elle, c’était en effet Mlle Emma Stockman qui devait faire vis-à-vis avec le prince. Mais elle est qu’à même fiancée depuis huit jours avec M. Bollekens. Ce n’était plus la peine pour elle de se mettre en évidence, et, comme c’est un bon cœur, elle a cédé sa place à Mlle Putseys. Ça est plus juste que ce soit une jeune fille qui en profite…

On en tomba d’accord.

La princesse Henriette attendrit également tout le monde. Elle avait un air si modeste, si bon.

Comme ce serait triste pour elle quand Joséphine partirait  ! Ça ferait un grand vide  ; les deux sœurs étaient toujours ensemble et s’aimaient si fort  ! On n’avait qu’à voir leurs portraits. Dieu sait, la pauvre petite avait plutôt envie de pleurer que de sourire à M. Buls  !

Et la comtesse de Flandre, quelle belle personne  ! Et quel excellent homme, le comte de Flandre  ! Ça c’étaient de braves gens, de bons bourgeois de Bruxelles, qui se promenaient sur le boulevard avec leur parapluie et leur petit chien, comme vous et moi. Ça c’était la vie de famille  ! Et tous les traits de sociabilité de ces augustes hôtes furent de nouveau longuement racontés.

On convint aussi que M. De Burlet avait beaucoup d’allure. Sa raideur était élégante. Quant au président de la Société, il représentait très bien. Et puis, c’était un si joyeux compère  ! Dommage qu’il avait si chaud…

Enfin, après l’éloge des officiers étrangers, on en vint à parler de ce jeune homme blond qui dansait avec la comtesse de Rasenfeld. On ne l’avait jamais vu. C’était sans doute un membre nouveau.

– Ce n’est toujours pas le vice-bibliothécaire, déclara la dame louche. Je connais de vue M. Joseph Kaekebroeck, c’est lui qui avait été choisi…

— En effet, repartit Mme Kaekebroeck en se rengorgeant, M. Kaekebroeck est mon fils. Il devait danser, mais, à la dernière minute, il s’est tourné le pied et a dû se faire remplacer par son ami Mosselman.

— Och, ça est dommage ! firent toutes les dames en chœur.

— Oh, je ne sais pas, dit Mme Kaekebroeck en souriant d’un air fin. Entre nous, je crois que mon fils l’a fait un peu en exprès. Il est marié depuis un an et père de famille. Alors, n’est-ce pas, il a préféré, lui aussi, que ce soit un autre qui profite…

Le quadrille était terminé. Princes et princesses regagnèrent l’estrade royale et reçurent le compliment des souverains. Ferdinand s’inclina devant la comtesse de Rasenfeld qui le félicita avec affabilité sur la belle correction de sa contredanse. Il se courba de nouveau très bas, pirouetta avec légèreté et disparut parmi les couples tourbillonnant déjà dans une valse de Strauss.

Il rayonnait. Les jeunes filles le suivaient longuement des yeux par-dessus l’épaule de leur cavalier. Sa bonne mine et l’honneur d’avoir figuré dans la chaîne de princesses lui donnaient un prestige irrésistible. Dans le premier étourdissement du succès, il n’avait pas encore conscience de sa force. Un coup d’œil qu’il jeta vers les bas-côtés, où toutes les mères et tous les pères le contemplaient à travers une souriante hébétude, lui révéla sa gloire. Soudain, il aperçut, près de l’orchestre, M. Verhoegen, qui, de la main, lui envoyait un bonjour amical. Il répondit par un salut plein de déférence qui empourpra le cordier de joie et d’orgueil.

Ah ! Cappellemans — qui d’ailleurs n’était pas venu — ne devait plus exister pour cet homme. Son absence inconvenante justifiait une rupture.

Mosselman pressentait la victoire. Une détente se fit en lui : il dut s’appuyer contre une colonne, tant son émotion était forte.

Il restait là, plongé dans une torpeur délicieuse, à cent lieues du bal resplendissant, quand on frappa sur son épaule :

— Eh, pardieu, s’écria Joseph souriant, à quoi penses-tu donc derrière ce palmier, dans cette attitude poétique et fatale ?

Ferdinand regarda son ami : tout son cœur attendri et reconnaissant s’élançait vers ce garçon charmant dont l’ingénieuse bonté venait de conquérir son bonheur ; mais, honteux d’être surpris en posture sentimentale, il voulut rallier encore :

— Ma foi, répondit-il avec désinvolture, je fais des réflexions très spirituelles… et que m’envieraient certains journalistes. Je pense à notre premier ministre. As-tu remarqué comme il a bien dansé le Pantalon ? C’est apparemment la seule figure du quadrille qu’il approuve sans réserve…

Il s’interrompit, incapable d’une plus longue feinte.

— Eh bien, interrogea-t-il, d’une voix tremblante, que t’a dit le père Verhoegen ? Ah ! réponds-moi franchement, sans détour…

Sa figure s’altérait et, soudain, l’émotion emportant les digues de son cœur, des larmes mouillèrent ses yeux.

— Parbleu, s’écria Joseph d’un accent de triomphe, mais il te les donne, sa fille et sa corderie !

Ferdinand défaillait ; son ami dut le porter jusqu’au buffet.

Leurs majestés venaient de quitter l’estrade, et, suivies du fastueux cortège, elles faisaient le tour de la salle, s’arrêtant pour échanger quelques phrases aimables avec les sociétaires ou les uniformes qu’elles reconnaissaient dans les haies respectueuses.

— Ah, dit Ferdinand tout bas, en pressant le bras de Thérèse, je suis mille fois plus heureux que ce petit hussard blanc et cette petite princesse !


Elle le regardait avec ses grands yeux noirs où brillait son âme passionnée :

— Quand partons-nous pour Sigmaringen ? répondit-elle.

C’était le repos. Ils se promenaient lentement au milieu des couples dont, en riant, ils notaient les paroles et les gestes bizarres.

— Regardez une fois, disait un jeune homme à sa danseuse, hein on transpire ici !

Et il ouvrait devant elles ses larges pattes palmées d’abominables gants tout percés, tout noirs de sueur.

Une jeune fille décolletée qu’ils suivaient depuis un instant s’arrêta tout à coup, renversa la tête et, d’un mouvement énervé, frotta sa nuque sur ses épaules.

— Aïe, s’écria-t-elle, j’ai une démangeaison !

— C’est une puce, dit son cavalier finement.

— Oeïe mon Dieu, taisez-vous, quand il y a une puce quelque part, elle est sûr pour moi…

Ferdinand avait retrouvé la gaîté. Sa verve s’éveillait comme d’un long sommeil, fusait en brocards, en fines épigrammes.

Parfois pourtant, une ombre passait sur sa joie. Il sentait une « lançure » de tristesse quand il coudoyait de pauvres jeunes filles, décolletées par ordre, bien que toutes couvertes de boutons mûrissants ; alors, il lui prenait une envie de les inviter à faire un tour de bal à son bras, dans la ferme espérance de les consoler gentiment, de les réhabiliter, de mettre leurs boutons à la mode !

Près du salon de repos, ils rencontrèrent Joseph et sa femme qui se disposaient à quitter le bal.

— Oeïe, s’écria tout de suite Adolphine, Mlle Putseys, vous savez bien celle qui a dansé avec le prince Albert, elle est si malade dans la salle d’accord ! On a dû lui ôter son corset. Elle aura probablement mangé quelque chose de contraire…

— C’est l’émotion, dit Thérèse avec indulgence.

— Non, je sais ce que c’est, repartit Ferdinand, très grave. Elle a pris sans doute un souper aller et retour…

Justement, une grosse fille passait à côté de lui dans l’orgueil de son épais corsage et de ses énormes bras rouges.

Sur sa lourde et tremblotante gorge, se marquaient, à des distances graduelles, de petits plis de graisse qui formaient une échelle comme on voit sur les carafons de cognac.

Le jeune homme s’apprêtait à saluer cette grande quantité de chair, quand la demoiselle se détourna brusquement en faisant une moue de suprême mépris.

— Tiens, tiens ! s’écria Mosselman tout de même un peu interloqué.

— Mais, n’est-ce pas la fille de ton chef de bureau, dit Joseph en riant, l’opulente Mlle Verbist qui chanta pour toi tant de suaves romances ! Bigre, elle devient de plus en plus jordaenesque…

— Je la connais bien, ajouta Thérèse, elle était une classe au-dessus de moi chez les sœurs, rue Rempart-des-Moines.

— Oui, jeta Adolphine, elle fait de ses embarras parce qu’elle va marier M. Verbruggen, le marchand de draps du Marché-aux-Herbes !

Mosselman sourit : il venait de trouver sa vengeance.

— En temps d’épizootie, dit-il, le pauvre Monsieur Verbruggen sera bien inquiet…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Monsieur VERHOEGEN a l’honneur de vous faire part du mariage de sa fille Thérèse avec Monsieur Ferdinand MOSSELMAN.

Madame Veuve DE DOBBELEER a l’honneur de vous faire part du mariage de son petit-fils Ferdinand MOSSELMAN avec Mademoiselle Thérèse VERHOEGEN.

Absents.