Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (1p. 208-241).

CHAPITRE XII.


Alice et Henriette se trouvant les premières levées le lendemain matin, allèrent, avant le déjeûner, se promener au bord de la mer ; elles s’assirent sur le sable du rivage, pour épier le moment du flux et du reflux, qu’une légère brise du midi ramenait en roulant doucement les vagues. Le soleil levant dans toute sa splendeur bordait encore l’horizon, et enflammait l’immense plaine liquide. La matinée était délicieuse ; Alice depuis long-temps ne s’était sentie aussi à son aise ; elle le dit à Henriette, qui, sortant tout-à-coup d’une profonde rêverie, lui répondit : « Oui, je suis bien convaincue de l’influence de l’air de la mer sur la santé. Ne pensez-vous pas qu’on rendrait le plus grand service à notre bon docteur Schirley, en l’engageant à venir s’établir à Lyme, et à renoncer entièrement à sa cure d’Uppercross ? En vérité, notre vieux pasteur ne saurait mieux faire pour lui et pour sa femme : elle a des parens ici ; Wentworth les recommanderait à ses amis, et ils auraient au moins quelques plaisirs dans leurs vieux jours. N’est-il pas triste de voir que de si braves gens ne savent rien faire pour leur bien-être et leur santé, et s’obstinent à passer les dernières années de leur vie dans un village où il n’y a à voir que notre famille ? Leurs amis devraient se réunir pour persuader au docteur que le temps du repos est arrivé pour lui, et qu’il devrait céder sa cure à quelqu’un plus en état, par son âge et par ses forces, de la diriger. Il se procurerait facilement une dispense, vu sa vieillesse et son caractère. Ma seule crainte, c’est qu’aucun motif ne puisse le déterminer de quitter sa paroisse ; il est si strict, si scrupuleux ! beaucoup trop sans doute : c’est un point de conscience de sacrifier sa santé pour occuper une place qui pourrait être si bien remplie ! et d’ailleurs, s’il venait à Lyme, seulement à dix-sept milles d’Uppercross, il serait assez près pour savoir si ses paroissiens ont quelque sujet de plainte, et bien sûrement ils n’en auraient aucun. »

Jamais Henriette n’avait été aussi éloquente. Il était facile de deviner le motif de ce tendre intérêt pour la santé du vieux docteur Schirley. M. et M.e Musgrove, sans refuser leur fille à son cousin Charles, avaient mis pour condition, qu’avant leur mariage il aurait la cure d’Uppercross, et les jeunes amans n’avaient nulle envie d’attendre la mort du recteur, peut-être encore bien éloignée. Alice fut de l’avis d’Henriette, convint des droits que le docteur Schirley avait à une retraite honorable, témoigna le désir de le voir remplacer par quelque jeune pasteur actif et instruit ; elle ajouta même poliment qu’il serait avantageux qu’il fût marié, et que rien ne convenait mieux dans une paroisse qu’une femme de curé qui fût à même de faire quelque bien à ceux qui l’entourent.

« Eh mais sans doute, dit Henriette ; je l’ai toujours pensé ; j’ai peu varié sur ce point ; c’est l’état le plus heureux, que d’être l’épouse d’un pasteur de campagne. Que Louisa vante tant qu’elle voudra le bonheur de vivre sur un vaisseau, moi je déclare que j’aimerais beaucoup mieux être dans un joli presbytère, à l’abri des orages, tout aussi respectée que la femme d’un capitaine, et n’ayant pas sans cesse à trembler pour la vie de mon mari. Voyez comme le docteur Schirley et sa compagne ont été heureux à Uppercross ! Je voudrais, Alice, que lady Russel vécût aussi à Uppercross, et fût liée avec les Schirley. J’ai toujours entendu dire que votre amie a une grande influence sur tout le monde, qu’elle peut persuader à chacun ce qu’elle veut ; qu’en pensez-vous, vous qui la connaissez si bien ? est-il vrai qu’on ne peut lui résister ? »

Alice ne répondit pas grand’chose ; ses pensées avaient pris un autre cours ; elle se rappelait l’influence que l’opinion de son amie avait eue sur sa vie, sans en avoir sur ses sentimens, lorsque le capitaine Wentworth arriva avec l’heureuse Louisa. « Nous avons bien pensé, dit la dernière, que nous vous trouverions ici, et nous avons encore le temps, avant que le déjeûner soit prêt, de faire un tour dans la ville ; j’ai quelques emplettes à faire. » Alice et Henriette y consentirent, et tous ensemble prirent le chemin de la ville.

Quand ils arrivèrent à la rampe de l’escalier qui monte du rivage à l’intérieur de la ville, un gentilhomme la descendait, et se retira de côté pour laisser le chemin libre ; le hasard voulut qu’Alice passât si près de lui, qu’elle se crut obligée de lui faire un léger salut pour le remercier de sa politesse. Les regards de l’étranger étaient attachés sur miss Elliot, et ils exprimaient un tel degré d’admiration, qu’il lui fut impossible de ne pas le remarquer. L’air du matin avait animé son teint, ordinairement très-pâle ; ses yeux aussi, d’un charmant brun velouté, presque toujours battus et baissés, avaient ce jour-là plus d’expression, et l’attention particulière de cet homme, en la faisant rougir, la rendit presque aussi jolie qu’elle l’était dans ses beaux jours de fraîcheur et de jeunesse. Ses traits réguliers n’avaient rien perdu, sa tournure était gracieuse et agréable ; enfin il parut évident que l’étranger l’avait trouvée jolie ; il retourna plusieurs fois la tête, et toujours ses regards se dirigeaient sur elle. Le capitaine Wentworth eut l’air de le remarquer ; il ne dit rien, mais il jeta aussi un regard rapide sur Alice, et ce regard voulait dire très-clairement : Cet homme est frappé de votre figure, et je le comprends, car moi-même je crois en ce moment retrouver Alice Elliot.

Les emplettes de Louisa terminées, l’heure du déjeûner les rappela à l’auberge, où les attendaient Charles et Maria. Alice passa dans sa chambre pour ôter son chapeau, puis revint tête nue dans la salle à manger : sur le pallier, elle fut sur le point de se heurter contre un homme qui sortait aussi d’une chambre ; elle eut bientôt reconnu celui qu’ils venaient de rencontrer. Un jockei qu’elles avaient vu dans la cour de l’auberge en y entrant, était en deuil ainsi que l’étranger ; ce qui leur prouva qu’il était son domestique, et qu’il logeait dans la même auberge. Cette seconde rencontre, tout aussi rapide que la première, aurait pu lui prouver, si elle eût été moins modeste, qu’elle plaisait excessivement à l’inconnu, qui paraissait être un homme bien né. Elle entendit cette fois le son de sa voix ; il lui fit gracieusement des excuses d’avoir passé aussi près d’elle. Il paraissait avoir environ trente ans ; sans être aussi bien que Wentworth, sa tournure était agréable. La femme la moins vaine s’aperçoit toujours, dit-on, de l’impression qu’elle produit, et quand elle est favorable, elle en sait gré à celui qui l’éprouve : sans se rendre raison à elle-même de ce qui le lui faisait désirer, Alice aurait voulu savoir au moins son nom, et bien sûrement ce désir était réciproque.

Le déjeûner était presque fini, quand on entendit sous les fenêtres le roulement d’un carrosse, le premier qu’ils eussent entendu depuis qu’ils étaient à Lyme ; ils coururent à la fenêtre ; c’était un très-élégant carricle vide qui venait des remises en face de la maison, et tourna devant la porte ; c’était donc quelqu’un qui allait partir ; le cocher était en deuil. Au mot carricle, Charles, qui était resté à table, s’avança pour le comparer au sien. Le domestique en deuil éveilla la curiosité d’Alice : les jeunes Musgrove étaient toujours curieuses, et Maria plus encore : tous les six restèrent à la fenêtre pour voir le maître de l’élégant équipage. Il sortit enfin de la maison, escorté par les gens de l’auberge, il leur donna leur pourboire, et sauta légèrement dans l’équipage, après avoir jeté un regard sur les croisées. Alice était en arrière, il ne la vit pas, et partit.

« Ah ! s’écria Wentworth en jetant à demi les yeux sur Alice, c’est l’homme que nous avons rencontré ; n’est-ce pas lui, miss Elliot ?

— Je crois qu’oui, » répondit-elle faiblement : c’était la première fois qu’il lui adressait la parole directement. Les deux miss Musgrove regardèrent le carricle jusqu’à ce que la colline le leur dérobât, puis on retourna à la table du déjeuner. Le sommelier entra bientôt après.

« Pourriez-vous, lui dit le capitaine Wentworth, nous dire le nom du gentilhomme qui vient de partir ?

— Oui, monsieur ; c’est un M. Elliot, très-riche ; il est venu hier au soir de Sidmouth ; vous devez avoir entendu sa voiture pendant que vous étiez à dîner : il va actuellement à Bath et à Londres. À ce que nous a dit le domestique, sa femme est morte il y a quelques mois ; elle a bien dû regretter la vie ; un mari si jeune, si beau et si riche ! »

Elliot ! se répétait-on les uns aux autres pendant que le sommelier parlait ; c’était comme un écho.

« Elliot ! répéta encore Maria. Il faut, Alice, que ce soit notre cousin, l’héritier présomptif de Kellinch-Hall ; c’est lui sûrement ; n’est-ce pas, Charles ? ce ne peut être que lui ? Jeune, beau, riche ! voilà bien des avantages. N’est-ce pas très-extraordinaire, loger dans la même auberge avec notre cousin Elliot, et ne pas le voir ? Dites-moi, reprit-elle en se tournant vers le sommelier, est-ce que le domestique n’a point dit que son maître appartenait à la famille Elliot de Kellinch-Hall ?

— Non, madame ; il a dit seulement que son maître était très-riche, et serait baronnet un jour. Il y a comme cela des gens bien heureux.

— Eh bien ! que vous ai-je dit ? héritier de sir Walter Elliot, baronnet ; j’en étais sûre ; c’est une circonstance que ses gens prennent soin de publier. Mais, Alice, ne trouvez-vous pas que cette rencontre est très-extraordinaire ? Au moins s’il avait su que nous étions ici, s’il avait pu se présenter à ses cousines, aux filles de sir Walter Elliot ! Vous avez passé près de lui, Alice ; je crois même qu’il vous a saluée ; car je ne sais comment il se fait que vous soyiez toujours heureuse, et moi jamais : trouvez-vous qu’il ait la physionomie de notre famille ? Au moment où il est parti, j’étais occupée de ses chevaux, qui sont de belles bêtes, en vérité. Ce jeune homme m’a paru, au total, avoir la tournure des Elliot. Je ne comprends pas que les armes sur le panneau ne m’aient pas frappée ; mais vous, Charles, vous regardiez le carricle, et vous n’avez pas su les voir ? les armes de votre épouse, les armes des Elliot ! cela devait vous sauter aux yeux. Je me rappelle à présent que la redingote pendait sur le panneau et cachait l’écusson ; sans cela je suis sûre que les armes auraient fixé mes regards, et la livrée aussi, mais pourquoi ses gens sont-ils en deuil ? Voyez un peu si je ne suis pas née pour être sans cesse contrariée ! »

Maria n’avait de sa vie parlé aussi long-temps ; elle se tut, car elle était essoufflée. Wentworth lui dit que toutes ces circonstances réunies prouvaient qu’il n’était pas dans les décrets de la Providence qu’elle connût son cousin.

« D’ailleurs, dit Alice à sa sœur, vous savez bien, Maria, que depuis plusieurs années mon père a quelque raison de se plaindre de M. Elliot ; que souvent invité à Kellinch-Hall, il n’y est jamais venu ; que dans toute occasion il a négligé les égards qu’il devait au chef de la famille, et qu’une présentation avec des parentes qu’il désire si peu de connaître, aurait été très-embarrassante. »

Cependant, au fond du cœur, Alice n’était point fâchée d’avoir eu l’occasion de voir ce cousin, et de se convaincre que le futur propriétaire de Kellinch-Hall avait l’air d’un homme très comme il faut, d’un homme raisonnable et sensé ; mais elle ne fit nulle mention de sa seconde rencontre avec M. Elliot sur le pallier. Maria, qui lui pardonnait à peine d’avoir passé à côté de lui dans leur promenade, aurait été très en colère qu’elle l’eût retrouvé plus près encore, qu’il lui eût même parlé, pendant qu’elle ne l’avait pas vu : cette petite entrevue resta donc secrète.

« Je pense, Alice, reprit Maria, que vous allez d’abord écrire à Bath, à mon père ou à Elisabeth, que nous avons vu M. Elliot ; il me paraît essentiel qu’ils en soient instruits ? Si vous n’écrivez pas bientôt, j’écrirai, moi. »

Alice évita de faire une réponse directe ; elle trouvait très-peu nécessaire de mander à son père une rencontre qui n’avait eu aucune suite ; elle préférait même n’en pas parler : depuis plusieurs années, elle voyait que le nom de leur parent n’était jamais prononcé sans produire une extrême irritation chez sir Walter, et une aigreur excessive chez Elisabeth ; elle en soupçonnait la cause, et voulait leur éviter de pénibles sensations : elle ne craignait pas que Maria prît la plume ; c’était la chose au monde la plus rare qu’une lettre de Maria, et quand elle avait quelque chose à écrire, elle chargeait toujours Alice de ce soin.

Les Harville et M. Bentick vinrent, suivant leur promesse, prendre leurs amis pour leur faire voir la ville de Lyme. On devait repartir pour Uppercross à une heure ; ils convinrent de terminer leur promenade du côté de la route de la grande maison, et d’y envoyer leur voiture, afin d’être ensemble jusqu’au dernier moment.

Le capitaine Bentick offrit son bras à miss Elliot. Leur conversation de la soirée précédente se renouvela ; ils parlèrent encore de sir Walter Scott, de lord Byron ; et comme il ne se trouve presque jamais que deux lecteurs pensent de même, la discussion s’anima, et un moment après, ayant quitté par quelque incident le bras de M. Bentick, ce fut le capitaine Harville qui vint auprès d’elle. « Miss Elliot, lui dit-il en parlant bas, vous avez fait une bonne œuvre en forçant ce pauvre jeune homme à parler : je voudrais qu’il eût plus souvent une société comme la vôtre. La solitude nourrit sa mélancolie ; il lui faudrait des distractions ; mais qu’y faire ? nous ne pouvons nous séparer.

— Je le conçois, répondit Alice ; mais vous savez que le temps est un grand maître pour adoucir nos chagrins ; votre ami ne peut en juger encore ; la perte qu’il a faite est trop récente.

« — Hélas ! oui, dit Harville avec un profond soupir ; elle date du mois de juin dernier. Quelle douleur fut la nôtre !… Pauvre Fanny !…

« — Apprit-il de suite cette affreuse nouvelle ? demanda Alice.

— Non ; il était en mer, et ne revint du Cap, sur le Grappler, que dans les premiers jours d’août. J’étais à Plymouth, où je l’attendais, redoutant et désirant à-la-fois son arrivée ; il écrivait, hélas ! à celle qui n’existait plus pour nous l’apprendre, et avec quelles expressions de bonheur ! Ah, miss Elliot ! nous étions bien malheureux ! Le ciel voulut différer encore le triste moment où Bentick devait connaître toute l’étendue de son infortune : le Grappler, au lieu de débarquer à Plymouth, reçut l’ordre d’aller à Portsmouth. Ma santé, ma propre douleur, ne me permettaient pas ce voyage ; mais j’avais un autre moi même qui pouvait instruire mon ami de la perte cruelle qu’il avait faite, et veiller sur le désespoir des premiers momens ; cet excellent garçon, dit-il en montrant Wentworth, qu’on trouve toujours au besoin. La Laconia était venue à Plymouth huit jours auparavant, il n’était pas présumable qu’elle se remît en mer, Frederich écrivit à l’amirauté pour avoir un congé ; et, sans attendre la réponse, il me quitta, voyagea jour et nuit, alla joindre le Grappler, qui était en rade, et resta auprès de l’infortuné Bentick une semaine entière. Personne que lui n’aurait eu assez d’empire sur le pauvre James pour l’obliger à survivre à sa bien-aimée ; il nous le ramena, et vous pouvez penser, miss Elliot, quelle reconnaissance nous lui devons, et combien il nous est cher ! Puisse-t-il obtenir bientôt la récompense que méritent ses vertus ! puisse le ciel conserver l’objet de son amour ! » et un regard jeté sur Louisa, qui cheminait en avant avec Wentworth, dit qu’il croyait le connaître.

Alice sympathisa avec tous les sentimens du bon capitaine Harville ; et, voyant que les souvenirs de la mort de sa sœur l’avaient extrêmement affecté, elle changea de conversation.

Mistriss Harville les rejoignit ; elle craignait qu’une plus longue promenade ne fatiguât trop son mari, et elle venait l’engager à rentrer chez lui, étant près de sa maison. Tout le monde convint qu’après avoir accompagné Harville jusqu’à sa porte, on reviendrait se promener sur le charmant parapet qui les avait enchantés la veille. Toutes les montres furent consultées ; l’heure fixée pour le départ était sonnée ; mais Louisa assura qu’un quart d’heure ne retarderait presque pas le retour à Uppercross ; et, avec sa fermeté ordinaire, elle décida qu’après avoir pris congé des Harville, on reviendrait faire ses adieux au délicieux cobb. Après tous les complimens d’usage, remerciement, invitation, promesse de se revoir, les Musgrove, Frederich et Alice se séparèrent à regret de M. et de M.e Harville ; et, suivis du triste Bentick, qui ne voulait les quitter qu’au dernier moment, ils vinrent sur le parapet. Bentick, qui était encore avec Alice, lui cita quelques belles strophes de lord Byron sur la vaste mer, en lui faisant remarquer la vérité des tableaux du poëte. Elle lui donnait toute son attention, lorsqu’un fâcheux incident vint les interrompre.

Le vent étant trop fort sur la partie la plus haute du parapet, ils convinrent de se rendre dans la partie basse, où quelques marches conduisaient ; on les descendit fort tranquillement, à l’exception de Louisa, qui préféra un chemin plus court, et pria le capitaine Wentworth, qui les avait franchies, de lui aider à en faire autant. Légère, svelte, étourdie, elle aimait beaucoup à sauter ; la sensation d’être une minute en l’air était délicieuse pour elle : dans toutes leurs promenades, elle passait de cette manière les barrières avec beaucoup de grâces et d’aplomb, ce qui lui valait toujours un joli compliment du galant capitaine. Cette fois cependant il résista à cette fantaisie, craignant pour elle la dureté du pavé ; mais elle insista, tendit les deux mains ; Frederich s’en saisit, elle s’élance, et retombe heureusement sur ses pieds. Pour prouver qu’elle ne s’était fait aucun mal, elle remonte lestement les marches en s’écriant : C’est charmant ! c’est délicieux ! elle se retrouve sur le bord du parapet, et tend de nouveau les mains pour recommencer le saut en riant de bon cœur. Wentworth lui fit encore, en riant aussi, quelques objections. « Non, non, dit-elle ; vous savez que je suis ferme dans mes volontés, et je le veux. » Il prit ses mains comme la première fois ; mais, soit qu’elle s’élançât trop rapidement, soit qu’il ne la retînt pas assez fortement, elle tomba étendue sur le pavé, et fut relevée sans apparence de vie. On ne vit aucune blessure, point de sang, mais ses yeux étaient fermés, sa respiration arrêtée, son visage avait la pâleur de la mort ; personne ne douta qu’elle eût cessé de vivre, et l’horreur de ce moment fut à son comble.

Wentworth, qui l’avait relevée, était à genoux, la soutenant dans ses bras, ses regards attachés sur elle dans une agonie silencieuse : aussi pâle que Louisa ; son regard égaré peignait l’angoisse de son âme.

« Elle est morte ! elle est morte ! » s’écriait Maria en serrant avec force son mari, immobile et muet de désespoir. Henriette, succombant sous cette cruelle conviction, voulut d’abord courir à sa sœur, mais ses sens l’abandonnèrent, et elle aurait roulé l’escalier, si M. Bentick et Alice ne l’avaient retenue.

« Ne peut-on avoir aucun secours ? » s’écria Wentworth : ce furent les premiers mots prononcés dans cette scène de désolation, avec une expression de désespoir comme si ses propres forces allaient l’abandonner. « Allez, allez auprès de lui, s’écria Alice ; pour l’amour du ciel, allez, M. Bentick ! je puis soutenir Henriette, laissez-moi, allez à votre ami ; peut-être tout espoir n’est pas perdu pour la pauvre Louisa ; frottez ses mains, ses tempes ; voici un flacon de sel ; allez, allez. » Elle s’assit sur les marches, et appuya Henriette contre elle.

Bentick obéit ; et Charles ayant trouvé moyen de se dégager de sa femme, tous deux s’approchèrent de Louisa ; ils la levèrent et la supportèrent entre eux deux. Tout ce qu’Alice avait prescrit fut fait, mais en vain ; elle ne donna aucun signe de vie : une légère rougeur sur la tempe fit craindre qu’une pierre du pavé n’eût frappé cette place si dangereuse. Le capitaine Wentworth, ne pouvant plus soutenir ce spectacle, avait la tête appuyée contre le mur, et s’écriait avec l’accent le plus déchirant : « Ô dieu ! dieu ! son père, sa mère, ils n’y survivront pas ; je vais leur donner la mort ! Sa sœur aussi, » dit-il en jetant un regard sur Henriette soutenue par Alice. « Un chirurgien ! s’écria cette dernière, il faut un chirurgien. » Ce mot sembla le réveiller de son agonie : « Oui, oui, Alice, vous avez raison, un chirurgien, et de suite je cours le chercher. » Son tremblement était tel, qu’à peine pouvait-il marcher. Alice le remarqua : « Ne vaudrait-il pas mieux que le capitaine Bentick y allât ? s’écria-t-elle, il saurait du moins où le trouver. »

Aussitôt Bentick laissa le corps inanimé de Louisa aux soins de Charles, et courut à la ville avec la plus grande rapidité. Quant aux hommes qui restèrent, il serait difficile de dire qui souffrait le plus de Wentworth ou de Charles, qui était réellement un tendre frère ; il allait de l’une à l’autre de ses sœurs à-peu-près dans le même état ; et sa femme, aux prises avec une attaque de nerfs, ne cessait de l’appeler à son secours.

Alice, dont le cœur sensible était déchiré, trouvait moyen de faire autant de bien qu’il était possible dans un tel moment, en ranimant Henriette, en tâchant de tranquilliser Maria, de consoler Charles, et de partager les sentimens de Wentworth avec une véritable sympathie : lui et Charles semblaient attendre d’elle seule quelque bon conseil et quelque consolation. « Alice, chère Alice ! disait Charles, que devons-nous faire ? » Les yeux du capitaine Wentworth étaient aussi tournés vers elle, et demandaient la même chose.

« Ne vaudrait-il pas mieux la porter à l’auberge ? dit-elle.

— Oui, oui ; miss Elliot a raison, reprit Wentworth, à l’auberge. Musgrove, prenez soin de votre femme et d’Henriette, je la porterai seul. »

Insensiblement le bruit de cet accident se répandit parmi les ouvriers et les bateliers ; plusieurs se rassemblèrent autour d’eux, soit pour offrir leurs services, soit pour satisfaire leur curiosité. Henriette commençait cependant à reprendre ses sens, mais ne pouvait encore se soutenir ; elle fut confiée à deux hommes pour la porter. Alice cheminait à côté d’elle. Frederich n’avait voulu confier Louisa à personne ; il l’entourait de ses bras ; sa tête, sans aucun mouvement, s’appuyait sur l’épaule de Wentworth, ses bras pendaient immobiles ; elle était l’image de la mort. Ils s’éloignèrent ainsi avec une angoisse inexprimable de cette place qu’ils avaient traversée dix minutes avant avec tant de gaîté et d’insouciance. Ils n’avaient pas encore quitté le cobb quand les Harville les rencontrèrent ; le capitaine Bentick était entré en courant chez eux ; sa présence, l’effroi peint sur tous ses traits, les avaient averti de quelque malheur ; dès qu’ils apprirent l’accident de Louisa, ils accoururent aussi vite qu’il leur fut possible. Malgré l’émotion du capitaine Harville, il apportait tout ce qui peut être utile au premier moment, et un regard entre lui et sa femme décida ce qu’il fallait faire. Louisa devait être transportée chez eux, et attendre l’arrivée du chirurgien, que Bentick courait chercher : ils ne voulurent entendre aucune observation, et tout le monde fut reçu sous leur toit hospitalier. Pendant que Louisa, sous la surveillance de M.e Harville, portée dans la chambre de cette dame, fut couchée dans son lit, le capitaine Harville donnait assistance, consolations et secours à tous les autres.

Louisa avait une fois ouvert les yeux, mais les avait aussitôt refermés sans donner depuis aucune preuve de vie. Cette circonstance pourtant ranima un peu Henriette, quoiqu’elle fût incapable encore, malgré tous ses efforts, de rester dans la même chambre que sa sœur : son agitation, mêlée d’espoir et de crainte, prévint un retour d’évanouissement : Maria aussi était plus calme. Le chirurgien arriva plus tôt qu’on n’osait l’attendre ; tout le monde entoura le lit, et fut dans la plus horrible anxiété pendant qu’il examinait la malade. Enfin il déclara que Louisa avait reçu une terrible contusion à la tête, mais qu’il ne doutait pas de lui sauver la vie. Les assistans écoutaient dans une espèce de satisfaction profonde et silencieuse, à force d’être sentie. Tous les yeux étaient tournés vers le ciel avec l’expression d’une pieuse reconnaissance.

Henriette s’était fait conduire auprès de sa sœur ; elle tenait sa main insensible sur ses lèvres, et l’inondait de larmes de joie. Les regards de Wentworth, son émotion en s’écriant : Dieu, Dieu, grâces vous soient rendues ! furent tels qu’Alice ne put les oublier ; elle le vit ensuite près d’une table, ses bras croisés, son visage caché, comme s’il eût éprouvé des maux au-delà de ses forces, et qu’il essayât de les calmer par la prière et la méditation. Tous les membres de Louisa avaient été épargnés dans sa chute ; d’après sa léthargie, le chirurgien craignit un instant la rupture d’une vertèbre, mais la tête seule avait souffert.

Il devenait absolument nécessaire de prendre un parti pour sauver à M. et M.e Musgrove l’émotion du premier moment ; on était alors en état de se donner mutuellement des avis, des conseils. Malgré la crainte de donner aux Harville l’embarras de garder chez eux la malade, il n’y avait point d’autre parti à prendre ; elle était hors d’état d’être transportée. Ces bons amis prévinrent toute objection ; ils avaient tout arrangé avant qu’on eût eu le temps de réfléchir. Le capitaine Bentick cédait sa chambre à Louisa, et allait coucher à l’auberge. Le seul regret de M.e Harville était que sa petite maison ne pût loger tout le monde ; cependant, en mettant les enfans dans la chambre des bonnes, on trouva le moyen de garder au moins les deux dames si elles voulaient rester ; si elles n’y consentaient pas, M.e Harville les conjurait d’être sans inquiétude sur les soins que demandait Louisa ; M.e Harville était une garde-malade expérimentée, et sa bonne d’enfant, qui ne l’avait pas quittée depuis son mariage, avait la même capacité : avec elles deux, miss Musgrove ne serait pas seule un instant ni le jour ni la nuit ; tout cela fut proposé avec une sincérité, une sensibilité qui inspiraient une entière confiance.

Charles, Henriette et Wentworth étaient en grande consultation, et ce ne fut d’abord qu’un échange de terreur et de perplexité : Uppercross, la nécessité d’y aller, la manière d’apprendre l’affreuse nouvelle à M. et M.e Musgrove, la matinée déjà si avancée, l’impossibilité d’être là au temps fixé, l’inquiétude du retard et de ce qui allait suivre ; M.e Musgrove très-faible au moral, et qui pouvait succomber à son émotion, etc., etc. Pendant quelques minutes, il n’y eut entre eux que des exclamations de désespoir ; mais enfin le capitaine Wentworth se recueillit, et dit avec fermeté.

« Il faut se décider, sans perdre un temps précieux ; chaque minute a sa valeur ; il faut qu’un de nous parte à l’instant : Charles, qui sera-ce de vous ou de moi ? »

Charles déclara qu’il voulait rester : Il donnerait, disait-il, le moins d’embarras possible aux Harville ; mais il ne pouvait se résoudre à laisser sa sœur entre la vie et la mort. Henriette pensait de même ; cependant Charles et Wentworth la firent changer d’avis, en lui représentant qu’étant entièrement inutile à Louisa tant qu’elle était dans cet état d’insensibilité, son premier devoir était d’aller auprès de sa mère, pour lui aider à supporter sa douleur ; si elle ne voyait ni l’une ni l’autre de ses filles, elle serait dans un désespoir qui lui coûterait peut-être la vie. Henriette, qui ne pouvait même regarder sa sœur sans fondre en larmes, finit par convenir qu’elle lui ferait plus de mal que de bien, qu’elle serait tourmentée pour ses parens, et qu’il valait mieux aller d’abord auprès d’eux, et revenir près de sa sœur quand elle serait plus en état de la soigner.

Pendant cette discussion, Alice était restée dans la chambre de Louisa ; elle venait les rejoindre ; la porte de la chambre où ils étaient rassemblés était ouverte, et elle entendit ce qui suit. C’était Wentworth qui parlait :

« Il est donc décidé, Musgrove, que vous restez ici, et que j’accompagnerai votre sœur Henriette chez elle, ainsi que votre femme, qui voudra sûrement retourner auprès de ses enfans ; il faut cependant que quelqu’un reste pour aider M.e Harville à soigner Louisa. Une personne suffit : si Alice voulait rester ? Elle est si bonne, si douce et si active ! personne ne convient mieux, et n’est aussi capable ; il faut le lui demander. »

Elle s’arrêta un moment pour jouir du bonheur d’entendre encore Wentworth la nommer Alice, et faire son éloge ; les deux autres trouvèrent qu’il avait raison. Elle entra ; ce fut Wentworth qui vint au-devant d’elle.

« Vous consentirez à rester, j’en suis sûr ; n’est-ce pas, Al… n’est-ce pas, miss Elliot, vous resterez ; vous aurez soin de la pauvre Louisa ? Je… nous vous en prions tous » Il parlait avec un ton de confiance et en même temps de sentiment qui semblait presque rappeler le passé. Alice rougit ; alors Wentworth se tut et se détourna. Alice fit un effort pour se remettre, et dit qu’elle avait eu la même idée, et que tout ce qu’elle désirait était qu’on le lui permît ; un lit sur le plancher à côté de Louisa serait suffisant pour elle, si M.e Harville voulait accepter son aide. Cette dernière en parut charmée, et tout paraissait être d’accord, quand Wentworth eut une autre idée. Quoiqu’il y eût quelque avantage à ce que M. et M.e Musgrove fussent préparés par un retard à apprendre l’accident de Louisa, cependant comme ce retard devait être au moins d’une heure avec le pesant équipage d’Uppercross, que cette longue attente passée dans l’inquiétude pouvait leur ôter les forces dont ils avaient besoin, Wentworth proposa de prendre une chaise légère à l’auberge pour Henriette, Maria et lui, et de laisser jusqu’au lendemain la grosse voiture et les chevaux de M. Musgrove, qui apporteraient des nouvelles de la nuit. Charles approuva ce plan, et Wentworth courut à l’auberge pour tout préparer, en priant Charles d’amener lui, sa femme et sa sœur. On n’avait pas même mis en doute le consentement de Maria à cet arrangement ; il lui convenait trop bien pour qu’elle pût se livrer cette fois à son penchant pour la contradiction ; elle qui prétendait être toujours malade, n’entendait rien à soigner les maux des autres, et s’en ennuyait d’abord : elle allait rejoindre ses enfans qui étaient restés seuls, et se soigner elle-même chez elle dans un bon lit, qu’elle préférait sûrement au matelas par terre qu’Alice avait demandé ; on ne l’avait donc pas même consultée. Elle était restée dans le salon, couchée sur un canapé ; mais lorsque son mari vint lui dire de se préparer à partir, elle jeta les hauts cris, se plaignit avec aigreur et véhémence de ce qu’on l’obligeait d’aller essuyer le premier moment de chagrin et d’émotion de son beau-père et de sa belle-mère, qui bien sûrement attaquerait horriblement ses nerfs ; et les larmes d’Henriette, elle ne voyait pas pourquoi il fallait qu’elle en fût le témoin pendant toute la route ; mais il était décidé qu’on lui réservait toujours tout ce qu’il y avait de plus désagréable ; et certainement elle ne voulait pas se soumettre à cette injustice. Il était beaucoup plus naturel qu’elle restât auprès de la malade qu’Alice, qui ne lui était rien ; c’était elle, et non pas une étrangère, qui devait remplacer Henriette. Pourquoi ne serait-elle pas aussi utile qu’Alice ? D’ailleurs il n’y avait rien à faire que de rester là ; M.e Harville était si entendue qu’on pouvait se fier à elle ; mais puisqu’il fallait une femme de la famille, elle prétendait que ce devait être elle. Que ferait-elle à Uppercross sans son mari ? elle s’y ennuierait à la mort. On savait bien qu’elle ne pouvait rester seule sans prendre des maux de nerfs, mais c’était bien égal à tout le monde. Quant aux enfans, il n’y avait qu’à les envoyer à leur grand-mère et à leur tante, qu’ils distrairaient de leur chagrin, etc., etc. En un mot, elle dit tant et tant de mauvaises raisons, que Charles, ne pouvant plus supporter ce déluge de paroles et de plaintes, finit par céder pour avoir la paix, et l’échange des deux sœurs fut décidé.

Alice n’avait jamais été plus contrariée des fantaisies de Maria ; mais son mari ayant prononcé, il fallut bien s’y soumettre ; d’ailleurs on n’avait pas de temps à perdre en discussions, il fallait partir. Charles se chargea de conduire la faible Henriette ; Bentick offrit son bras à Alice ; en cheminant, elle se rappelait combien de sensations variées elle avait éprouvées sur ce même chemin : c’était là qu’elle avait admiré le matin la beauté de la vue, en écoutant les plans d’Henriette, qui voulait épouser bientôt son cousin, et désirait qu’il succédât au docteur Schirley dans la cure d’Uppercross ; plus loin, elle avait rencontré son parent Elliot, que depuis si long-temps elle désirait connaître ; il lui avait plu ; elle avait paru lui plaire : Alice se rappelait aussi le regard de Wentworth : mais toutes ces sensations, plus ou moins agréables, s’étaient évanouies ; un chagrin bien réel y succédait : « Ah ! pensait-elle, pourquoi, au lieu de Louisa, n’est-ce pas moi que menace la mort ? mon existence n’est utile ni agréable à personne ; ma perte ne causerait aucune douleur semblable à celle que Wentworth éprouve à présent. Pourquoi faut-il qu’elle meure, elle qui doit être si heureuse, elle qui est aimée, tandis que moi… mais c’est ma faute, ma seule faute ! il m’aimait autre fois comme il aime à présent Louisa.

Absorbée dans ses pensées, elle fit d’abord peu d’attention au capitaine Bentick, qui lui parlait du triste événement avec une profonde sensibilité ; ils étaient trop d’accord là-dessus pour ne pas s’entendre ; tous les deux pensaient au malheur de Wentworth si Louisa succombait, et, malgré l’espoir des chirurgiens, tant qu’elle n’avait pas repris ses sens, elle leur paraissait bien mal. Leur sympathie leur inspira encore un degré de bienveillance l’un pour l’autre, et tous les deux, sans se le dire, se promirent de chercher les occasions de se revoir.

Ils arrivèrent devant l’auberge, où Wentworth les attendait ; un coupé attelé de quatre chevaux était prêt, et stationné pour eux au bas de la descente. La substitution d’une sœur pour l’autre lui causa une pénible surprise : son étonnement, le changement de son visage, devenu plus sombre encore, des phrases commencées et interrompues, des questions à Charles avec l’expression du chagrin, furent une mortifiante réception pour Alice ; elles durent au moins la convaincre qu’elle n’était appréciée que par l’utilité dont elle pouvait être à Louisa. Elle s’efforça d’être calme et d’être juste ; c’était surtout parce que Louisa intéressait Wentworth, parce qu’il serait malheureux s’il la perdait, qu’elle l’aurait soignée avec un zèle au-dessus de ce que fait l’âme la plus bienveillante pour un objet qui n’est pas de premier intérêt : elle espéra que du moins il n’aurait pas l’idée qu’elle se refusait à remplir l’office d’une amie auprès d’une jeune personne à qui il paraissait attaché.

Il la plaça, ainsi que sa compagne de voyage, dans le coupé, et se mit entre elles deux : Alice était partagée entre la surprise et l’émotion, de se sentir si près et peut-être si loin de lui. Comment ce voyage se passerait-il ? quelle serait leur manière d’être ensemble ? que se diraient-ils ? elle ne pouvait le prévoir. Le tout alla très-naturellement ; il se dévoua entièrement à Henriette, se tournant toujours de son côté, mais sans affectation, et seulement avec l’idée de relever son courage et ses espérances, de lui donner des forces pour soutenir celles de ses parens : on sentait qu’il s’étudiait à être calme dans sa voix, dans ses manières ; épargner toute agitation à Henriette, semblait être sa tâche et son projet. Une seule fois, quand elle se désolait de cette dernière promenade sur le parapet, regrettant amèrement de ne s’y être pas opposé, et rappelant que Louisa l’avait absolument voulu, il éclata aussi en regrets, et s’écria vivement :

« Ne parlez pas de cela, n’en parlez pas ; ne reprochez rien à votre sœur, c’est moi, moi seul qui en suis la cause ! J’ai souvent loué chez elle cette fermeté de caractère, cette résolution dont elle est à présent la victime. J’ai prévu le danger, et n’ai point su lui résister comme je l’aurais dû. Si vive, si décidée ! eh dieu, quel remords déchirant ! chère, aimable Louisa ! »

Alice vit que dans ce moment il doutait lui-même de la justesse de son opinion précédente sur les avantages de la fermeté de caractère ; qu’il trouvait enfin que, semblable à toutes les qualités de l’esprit, elle devait avoir ses bornes, et qu’un caractère docile qui se laisse quelquefois persuader, contribue bien plus au bonheur que l’opiniâtreté.

Ils avançaient rapidement, et la route leur parut de moitié plus courte que la veille, parce qu’ils appréhendaient l’arrivée ; il était cependant tout-à-fait nuit quand ils approchèrent d’Uppercross. Il y eut pour quelque temps un profond silence dans la voiture ; Henriette appuyée contre le panneau, son schall sur son visage, paraissait assoupie ; ni Alice ni le capitaine ne parlaient, quand en montant la dernière colline, il se trouva tout-à-fait de son côté, et lui dit à voix basse :

« J’ai réfléchi à la meilleure manière de préparer M. et M.e Musgrove à supporter leur malheur ; il ne faut pas qu’Henriette paraisse d’abord ; elle ne pourrait contenir sa douleur ; vous resterez dans le carrosse avec elle, et j’irai seul leur dire combien Henriette a besoin de ménagement : ils feront pour elle ce qu’ils ne feraient pas pour eux-mêmes, et prendront sur eux de modérer leur chagrin pour ne pas augmenter celui d’Henriette. Approuvez-vous ce plan, miss Elliot ? »

Elle l’approuva ; il parut satisfait, et ne dit plus rien ; mais cet appel à son opinion, cette déférence à son jugement, lui fit un grand plaisir ; elle y vit une preuve d’un reste d’amitié et de confiance. Quand on a tout perdu, on se contente de peu.

Tout alla comme Wentworth l’avait prévu : il annonça l’accident en l’adoucissant autant qu’il lui fut possible ; Alice employa toute sa sensibilité pour les consoler et les calmer ; quand elle y eut réussi, et que le capitaine Wentworth vit le père et la mère aussi tranquilles qu’ils pouvaient l’être, et leur fille faisant de son mieux pour les consoler, il annonça son intention de retourner à Lyme dans la même voiture ; et dès que les chevaux furent un peu reposés, il partit.


fin du premier volume.