Albert Méricant (p. 226-236).
Troisième partie


VIII

DIEU DISPOSE


Madame de Rastignac reçut avec bonheur la nouvelle du consentement donné par Naïs à la recherche du jeune de Restaud ; elle parut également approuver le choix que madame de l’Estorade avait fait de Sallenauve. Il était donc à croire que, dans la soirée, on la verrait, accompagnée de son cousin, venant faire la visite de présentation.

M. et madame de Camps, Sallenauve et Jacques Bricheteau avaient dîné chez madame de l’Estorade, et avant le dîner, dans l’intérieur de la famille, s’était passée une scène qui n’avait pas manqué de gravité et d’intérêt.

Madame de l’Estorade avait réuni ses enfants, et, en présence du vieux Maucombe, préalablement consulté, sans qu’il eût fait aucune objection au désir de sa fille, elle avait annoncé son mariage avec Sallenauve, ajoutant que la chose était déjà assez avancée pour qu’elle eût pensé devoir en faire part à madame de Rastignac qu’elle avait vue dans la journée.

À cette communication, elle avait mis un ton et un accent qui n’avaient pas laissé d’étonner M. Armand. Ne voulant pas dire ce qui s’était passé entre elle et Naïs, et par conséquent, expliquer le point de départ de sa résolution, elle l’avait annoncée péremptoirement, sans apologie et sans commentaire, comme un acte réfléchi et bien arrêté de sa volonté, demandant seulement à ceux qui l’écoutaient, de continuer à M. de Sallenauve, devenu son mari, les sentiments d’affection et d’estime auxquels plusieurs services éminents rendus à la famille lui donnaient incontestablement droit.

Naïs qui avait fait le mariage, l’approuvait, cela va sans dire ; quant à René, il en avait reçu la nouvelle avec effusion ; M. Armand avait été seul à l’accueillir avec une froideur mal déguisée, et, portant une sorte d’appel par devant son grand-père, il lui avait demandé s’il donnait, au choix fait par la comtesse, toute son approbation !

— Elle est bienne assez grande pour se décider ! avait répondu le bonhomme avec son insouciance provençale.

Armand ne s’était pas encore tenu pour battu, et il avait sollicité de sa mère un entretien particulier ; sans doute il se proposait de présenter la filiation de Sallenauve comme en faisant un successeur peu convenable de M. le comte de l’Estorade.

Mais depuis l’affreux malheur que le jeune despote avait été sur le point de causer par ses façons violentes avec sa sœur, madame de l’Estorade avait bien perdu de la confiance qu’elle avait montrée jusque-là en ses hautes lumières. Dans cette disposition d’esprit, elle s’était sentie plus forte contre les empiétements incessants que monsieur son aîné avait pris l’habitude de pratiquer sur son autorité maternelle, et elle avait nettement décliné cette conversation particulière qui lui était demandée. Armand avait alors plié devant cette attitude pour lui toute nouvelle. Mais pendant le dîner qui avait suivi cet échec, il s’était montré préoccupé et taciturne, et tout en lui avait accusé une sourde désapprobation de l’arrangement qui venait de lui être annoncé.

La soirée s’écoula sans qu’on entendît parler de madame de Rastignac et de M. de Restaud. Nécessairement, il se fit beaucoup de commentaires au sujet de cet empressement négatif, qui néanmoins, de l’aveu de chacun, avait plus d’une façon naturelle de s’expliquer. M. Armand n’osa point dire toute sa pensée sur ce qu’il entrevoyait ; mais il laissa pénétrer quelque chose de son instinct secret en gardant durant toute la soirée un silence superbe, et, en attendant pour prendre un air de triomphe et recouvrer la parole, que, l’heure de la visite prévue étant tout à fait passée, un commencement de réalisation semblât être donné à ses chagrines prévisions.

Le lendemain, pendant toute la journée, aucune nouvelle de madame de Rastignac, ce qui devenait difficilement acceptable, et assez grand émoi dans la maison l’Estorade, où, avec un désir bien naturel de sortir de cette incertitude, on se sentait néanmoins condamné, par la force des choses, à attendre, l’arme au bras, l’explication d’un procédé véritablement difficile à qualifier.

Le soir, les mêmes personnes que la veille avait réunies le salon de madame de l’Estorade, c’est-à-dire Sallenauve, Jacques Bricheteau, le vieux Maucombe et M. et madame Octave de Camps, s’y retrouvèrent encore ; mais M. Armand, lui, n’avait pas dîné chez sa mère. Un de ses camarades de collège, devenu associé d’agent de change, avait fait un coup heureux à la Bourse et l’avait convié, avec quelques autres anciens élèves d’Henri IV, à une petite griserie au café de Paris.

L’heure de la présentation de M. de Restaud de nouveau passée, et les choses restant dans le même état, on tint conseil, et il resta convenu que, pour prévenir le désagrément d’être remerciée, madame de l’Estorade écrirait le lendemain matin à madame de Rastignac en l’avisant que, du côté de Naïs, tout était rompu ; comme la délibération finissait, on vit arriver M. Armand.

Sans s’être livré à aucun excès, il était un peu plus excité que d’habitude. Lorsqu’on lui eut rendu compte de ce qui venait d’être décidé, il fut d’avis que c’était beaucoup se presser et soutint contre tous son avis avec une animation voisine de la violence, si bien que madame de l’Estorade fut obligée de lui faire remarquer que la parfaite intégrité de son sang-froid pouvait être soupçonnée. Il fit alors une sortie de mauvaise humeur et de mauvais goût, et se retira dans sa chambre où certainement ce qu’il avait de mieux à faire était de se mettre au lit.

Il employa son temps d’autre façon, car, au moment où Sallenauve sortait avec Jacques Bricheteau, un domestique, qui n’était pas le vieux Lucas, par lequel madame de l’Estorade eût été immédiatement avisée, remit au futur maître de la maison un billet conçu comme il suit :


« Monsieur,

» J’aurais à vous parler : puis-je espérer que, demain dans la matinée, vous voudrez bien me faire l’honneur de me recevoir à Ville-d’Avray ?

» Veuillez agréer mes civilités empressées.

» Armand de l’Estorade. »


Désirant aller aussitôt au fond de cette singularité, qui ne pouvait manquer de lui donner à penser, Sallenauve demanda à être conduit dans la chambre d’Armand ; mais, malgré l’heure avancée de la soirée, on constata qu’il était ressorti. Contre l’avis de Bricheteau, qui aurait voulu immédiatement en référer à la comtesse, Sallenauve, afin d’éviter d’aigrir encore la situation, en procurant une gronderie à l’outrecuidant jeune homme, se décida à attendre la visite qui lui était annoncée et il emporta son souci.

Ce souci fut plus grand qu’on ne saurait le croire. Chez les hommes qui pensent beaucoup, l’imagination, en présence de l’inconnu, prend le galop ; rattachant la solennité de ce rendez-vous demandé par Armand à la singulière attitude des Rastignac, Sallenauve se figura aussitôt que tout son secret était éventé ; et quoiqu’il eût dès longtemps habitué son esprit à la pensée de ce regrettable ébruitement, en dépit de l’argumentation de Bricheteau essayant de lui prouver que, le lendemain, selon toute apparence, il aurait affaire à quelque démarche d’écolier mal appris, sa nuit fut inquiète, et il attendit le matin avec anxiété.

Le lendemain, M. Armand se fit beaucoup désirer, et il était près de deux heures de l’après-midi qu’on ne l’avait pas encore vu au chalet.

— Il ne viendra pas, finit par dire Bricheteau, dont Sallenauve avait désiré la présence pour qu’il fût en quelque sorte le greffier de cette bizarre rencontre ; sa maman aura été avisée de son projet de descente ici, et l’aura forcé de rengainer ses grands desseins.

Cela dit, comme il avait des ouvriers à surveiller dans une partie éloignée du parc, il demanda à Sallenauve la permission d’aller vaquer à ce soin, mais il ne fut pas plutôt hors de vue que M. Armand de l’Estorade se fit annoncer.

Le survenant commença par s’excuser de son retard involontaire.

— Mon grand-père, dit-il, auquel je ne devais pas faire confidence de ma démarche, m’a mis en réquisition pour écrire à ses métayers, et j’arrive aussitôt qu’il m’a été permis de m’échapper.

— Eh bien ! mon cher monsieur, de quoi s’agit-il ? demanda Sallenauve en mettant à cette interrogation le ton de bonhomie le plus marqué.

— Monsieur, répondit le jeune important, vous avez compris sans doute que j’avais à vous entretenir du mariage de ma sœur et de celui de ma mère ?

— Non, repartit Sallenauve, je ne m’étais fait aucune idée de la nature de votre démarche qui seulement m’a donné un peu de curiosité.

— Probablement, dit Armand en exagérant la gravité habituelle de sa pose et de son accent, il vous a paru impossible qu’un homme de mon âge eût la prétention de peser dans des questions de cette importance ? Telle est cependant mon ambition bien arrêtée : entre ces deux mariages il y a une corrélation positive, et j’entends empêcher l’un, afin que l’autre se fasse ; le but de ma visite, je pense, est ainsi très nettement posé.

— Seulement, repartit Sallenauve, quel est le mariage que vous voulez faire ? quel est celui qui doit être sacrifié à l’autre ? voilà ce qui a besoin d’être expliqué.

— Le mariage qui ne se fera pas, dit Armand avec l’aplomb le plus insolent, c’est celui de ma mère.

— Ah ! dit Sallenauve, et madame votre mère, vous lui avez fait connaître vos intentions !

— Non, monsieur, j’ai pour ma mère trop de respect pour lui signifier une prétention, quelle qu’elle soit, d’influencer sa volonté ; mais c’est à vous, monsieur, à votre honneur, que je m’adresserai pour vous demander de ne pas persévérer dans une recherche dont le premier effet a été d’attirer sur notre famille un procédé insultant.

— Vous voulez, sans doute, parler, demanda Sallenauve, de l’attitude prise par la famille Rastignac, et c’est moi qui, à votre avis, serais cause qu’elle se tient en ce moment sous sa tente ?

— Dès l’autre jour, répondit Armand, je n’en faisais pas un doute, mais, à l’heure qu’il est, j’en ai acquis la certitude positive. Hier, en dînant au Café de Paris, je me trouvai placé dans le voisinage d’une table où une personne que je ne vous nommerai pas causait avec un de ses amis. On parla de votre mariage, qui déjà malheureusement n’a reçu que trop d’ébruitement : « C’est inimaginable ; il faut que madame de l’Estorade soit folle, disait la personne dont j’entends vous cacher le nom. — Pourquoi ? répondit l’autre ; il paraît que c’est un attachement fort ancien ; Sallenauve sans doute a eu une mère un peu compromettante, mais il a été reconnu par un très bon gentilhomme dont il porte le nom ; moi, je trouve que si madame de l’Estorade a de l’amour pour lui elle fera très bien de l’épouser. Il est riche ; d’ailleurs, c’est un homme très distingué. — D’accord, répondit l’interlocuteur malveillant ; mais il y a dans la vie de cet homme, voyez-vous, des choses que personne ne sait et que tout le monde soupçonne. — Quoi donc enfin ? — Ah ! des choses à ne pas répéter ; mais sans doute Rastignac ne les ignore pas, car il avait demandé mademoiselle de l’Estorade pour Félix de Restaud, son chef de cabinet, et il a retiré sa parole en apprenant la manière dont la mère entendait se marier. » Voilà, monsieur, ce que j’ai entendu hier de mes deux oreilles, et vous comprenez que, dès ce moment, mon devoir m’a paru tracé.

— C’est bien là, demanda Sallenauve, tout ce que vous avez recueilli ?

— Oui, monsieur. À ce moment les deux interlocuteurs furent abordés par une autre personne qui entama une discussion politique, et, peu après, mes voisins, qui avaient fini de dîner, se levèrent.

— Eh bien, mon cher monsieur Armand, dans le renseignement qui vous est parvenu, dit Sallenauve avec tranquillité, il y a quelque chose de précieux : nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur la façon d’agir des Rastignac ; mais permettez-moi de m’étonner qu’hier vous vous soyez montré si opposé à la rupture que votre mère, de notre avis à tous, était décidée à leur dénoncer. Comme je pense que ce matin elle a écrit, et comme votre sœur, pas plus qu’elle, ne tenait prodigieusement à la recherche de M. de Restaud, tout me paraît pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

— Ainsi, monsieur, dit Armand, après les insinuations que j’ai eu l’honneur de vous rapporter, et sur lesquelles vous ne cherchez pas même à vous expliquer, votre intention reste d’épouser ma mère ?

— Oui, mon jeune ami, attendu que madame votre mère, la seule personne à laquelle je doive des explications, a été mise soigneusement par moi au courant des moindres détails de ma vie, et que, me connaissant tout entier, elle me fait l’honneur de vouloir bien accepter ma main.

— Monsieur, dit Armand, perdant son sang-froid, ma mère est évidemment sous l’influence d’un sentiment qui lui ôte le libre usage de sa raison ; mais, moi, chef de la famille, à défaut de mon père…

— Il me semble que vous oubliez votre grand-père, fit remarquer Sallenauve avec une légère ironie.

— Mon grand-père, dit Armand, ne sait rien encore de tout ce que j’ai appris, et d’ailleurs, ajouta-t-il avec un comique achevé, M. de Maucombe a toujours été pour sa fille d’une insigne faiblesse : pour moi, monsieur, qui ne saurais jamais transiger avec ma considération et avec celle de ma famille, je prends sous ma responsabilité de vous dire que je ne souffrirai pas pour ma mère un mari dont le nom seul éloigne de notre alliance.

— Alors, dit Sallenauve, vous lui intimerez votre opposition, et elle aura à vous signifier des actes respectueux !

— Non, monsieur, je ne manquerai jamais aux égards que je dois à ma mère ; mais à vous, monsieur, qui avez jeté sur elle un charme, je vous défendrai de passer outre.

— Vous me défendrez ? répondit Sallenauve avec dédain : mais, à toute défense, jeune homme, il faut une sanction.

— Monsieur, dit Armand en élevant considérablement la voix, entre gens comme il faut il y a une manière bien connue de s’entendre, quand on ne s’entend pas, et tenez pour certain que quand il est question de l’honneur de notre maison, il n’est pas d’extrémité devant laquelle on me voie reculer.

Depuis un moment, Bricheteau était derrière la porte ; entendant parler très haut, il s’était arrêté pour écouter. Sur cette provocation chevaleresque, il entra et dit à Armand :

— Ah ça ! mon cher ami, à quoi pensez-vous donc ? vous vous imaginez sans doute parler à M. Bélisaire ?

Roulé pour la seconde fois sous ce cruel et ridicule souvenir, Armand se dressa de toute sa hauteur et demanda à Bricheteau de quel droit il se permettait d’intervenir dans une question qui, d’aucune manière, ne le regardait.

— Du droit, répondit Bricheteau, de mes cheveux blancs ; du droit de l’estime et de l’affection que me porte votre mère ; du droit qu’un homme ayant toute sa raison, quand il se trouve en présence d’un jeune fou, a de le maintenir dans la limite du ridicule pour l’empêcher de tourner à l’odieux.

— Allons, mon cher monsieur Armand, dit Sallenauve en voyant son adversaire arrivé à un paroxysme de colère qui lui ôtait presque l’usage de la parole, Bricheteau a la main rude, mais il dit des choses vraies. Avec les rapports qui, dès longtemps, ont existé entre moi et votre famille, avec ceux qui s’annoncent encore, la voie dans laquelle vous vous engagez ne saurait aboutir qu’à une impasse ; vous comprenez qu’une rencontre avec vous est pour moi de toutes les choses la plus impossible.

— Eh bien ! je vous insulterai publiquement en plein boulevard et je vous cracherai au visage, s’écria Armand d’une voix entrecoupée, et ce n’est qu’en passant sur mon corps que vous irez jusqu’à ma mère !

— Voilà, s’écria Bricheteau, le résultat de ces éducations au miel et à la fleur d’orange : ces chers petits agneaux, on en fait des tigres : l’une se suicide, l’autre parle de tout exterminer.

— Je regrette, monsieur, dit Armand, auquel un peu de sang-froid était revenu, que cet homme (il montrait Bricheteau) soit venu donner à une explication qui aurait pu rester courtoise, un caractère d’emportement et de violence ; mais avant de vous quitter, je vous le redis en mesurant bien toute la portée de cette parole, je vous défends d’épouser madame la comtesse de l’Estorade !

Et la sortie fut aussi solennelle que la déclaration.

— Petit drôle ! dit Bricheteau en le regardant aller ; puis, comme il vit que Sallenauve paraissait assez douloureusement affecté, ah ça ! fît-il, est-ce que vous prenez cette frasque au sérieux ?

— Mais comment voulez-vous la prendre ? demanda Sallenauve ; dès le collège, ce malheureux enfant était l’orgueil et l’importance incarnés, et il est bien évident que, dans la voie déplorable où il est entré, rien ne l’arrêtera.

— Moi, répondit Bricheteau, j’irais tout bonnement me plaindre à sa mère et le faire mettre au pain sec.

— Ce mariage maintenant est impossible, dit Sallenauve après un moment de réflexion : brouiller la mère avec le fils ; le faire bannir de la maison paternelle ! Quand même on pourrait supposer ce courage et cette force à madame de l’Estorade, quel rôle serait le mien ? C’est une famille dont à tout jamais la bonne intelligence demeurerait troublée. D’autre part, je ne puis cependant pas avoir l’air de me soumettre aux injonctions de ce jeune matamore ; j’ai été obligé, dans mes démêlés politiques avec M. de Trailles et avec M. de l’Estorade, d’user d’une modération que tout le monde n’a pas appréciée comme elle devait l’être ; avec les mystères qui planent sur ma vie, je ne dois pas laisser supposer que je sois endurant d’aucune manière ; autrement je deviendrais une cible pour toutes les insolences.

— Mais un duel avec ce moutard, dit Jacques Bricheteau, ce serait le comble du ridicule.

— Du ridicule et de l’odieux, ajouta Sallenauve. Ainsi voyez quelle alternative : me battre avec lui, c’est faire mourir sa mère d’épouvante, mettre à néant le projet de mariage qui est entre nous, et en même temps prêter à rire à tout Paris ; et, d’un autre côté, ne pas me battre, c’est m’exposer à la malveillance de tous les commentaires.

— Mais, mon cher, dit Bricheteau, le public appréciera votre situation, et si ce petit monsieur est hydrophobe, ce n’est pas une raison pour que vous alliez croiser le fer avec lui.

— Il y a bien un homme, dit Sallenauve, auquel je pourrais aller demander un brevet de bravoure ?

— Oui donc ? répondit Bricheteau.

M. de Trailles, repartit Sallenauve, il garde mal ses engagements, car c’est sur des propos recueillis de sa bouche au Café de Paris, que M. Armand s’est monté.

— Cela me paraît bien extraordinaire, dit l’organiste : la leçon que lui avait donnée M. Saint-Estève avait paru lui profiter.

— Aussi n’ai-je pas la certitude absolue que ce soit à lui que je doive attribuer les insinuations vagues dont est parti M. Armand pour faire sa scène. Quoique tout me fasse présumer le coupable, ce petit malheureux n’a pas voulu me le nommer.

— Alors, mon cher, vous ne pouvez pas, sur de simples soupçons, aller rompre la trêve qui a été solennellement signée entre vous. Si vous aviez mal deviné, quel rôle joueriez-vous là ? Laissez donc tomber cela. Je vais aller chez madame de l’Estorade, lui conter avec ménagement toute l’histoire.

— Mon ami, interrompit Sallenauve, c’est un parti très grave auquel il faut bien penser avant de le prendre ; j’y vois, moi, des inconvénients sans nombre.

— Mais quels ? dit l’organiste.

— Si elle ne réussit pas à calmer son fils, ce qui me paraît probable, j’aurai l’air d’avoir été m’abriter derrière son autorité maternelle ; qui vous dit d’ailleurs que, tout en ayant pour moi un sentiment assez vif, elle ne se croira pas obligée de le sacrifier à la paix de sa famille ?

— Alors, dit Bricheteau, le mariage manquerait ; vous n’y êtes pas, après tout, d’un si fougueux entraînement…

À ce moment, Bricheteau fut interrompu ; Philippe venait d’entrer, portant une lettre de part ; elle était cachetée de noir ; c’était un billet d’enterrement.

— Tiens ! s’écria Sallenauve, ce pauvre M. de Lanty qui est mort !

— À Paris ? demanda Bricheteau.

— Oui, dit Sallenauve en lisant la fin du billet : « Qui se feront à Saint-Philippe-du-Roule, sa paroisse. »

— Dit-on son âge ? Il avait l’air jeune encore.

— Soixante-trois ans, répondit Sallenauve.

Puis, par réflexion, il ajouta : Pauvre Marianina ! voilà un cruel coup pour elle.