Albert Méricant (p. 197-207).
Troisième partie


V

CHEZ MADAME GIGUET


C’est à Arcis, combinaison assez imprévue, que nous devons aller chercher l’explication du coup de théâtre par lequel a été clos le chapitre précédent.

Pendant les six ans qui se sont écoulés entre le commencement de ce récit et les événements qui nous restent à raconter, madame Marion avait vieilli ; les infirmités étaient venues, et, sans fermer entièrement son salon, elle s’était vue souvent obligée de modifier quelque chose à la périodicité autrefois inflexible de ses jours de réception.

Avec son agrément, sa nièce, madame Simon Giguet, née Ernestine Mollot, avait pris de ses mains le sceptre qui lui échappait, et, à l’époque où nous sommes arrivés, c’était chez la femme de l’avocat, candidat électoral toujours malheureux, que se réunissait le plus régulièrement la société distinguée de la petite ville champenoise.

Il était huit heures du soir ; déjà le salon de madame Giguet était à peu près au complet, et un grand événement, attendu pour le lendemain, pouvait d’autant moins manquer d’être le sujet de toutes les conversations, qu’au moment il était annoncé par le bruit étourdissant des cloches de la paroisse sonnant à toute volée.

— Diable ! dit M. Mollot, le greffier, il paraît que ce service sera chenu. Depuis celui qui s’est fait pour le repos de l’âme de Louis XVIII, je ne crois pas avoir entendu sonner de cette force !

— Oh ! ce sera royal, dit M. Godivet, le receveur de l’enregistrement, les tapissiers travaillent encore à cette heure, et j’ai vu tantôt arriver un fourgon des pompes funèbres de Paris ; on a déchargé des tentures, des candélabres, enfin tout un mobilier funèbre.

— Eh bien ! dit le jeune substitut qui avait remplacé Olivier Vinet, passé au parquet de Paris, tout cela pourra servir à deux fins ; car il paraît que le vieux comte de Gondreville n’ira pas loin.

— Il est au plus mal, dit M. Martener, devenu vice-président du tribunal : dame ! quatre-vingt-sept ans, et puis un homme qui, indépendamment de ses grandes occupations politiques, n’a pas mal usé de la vie.

— Vraiment ! dit le substitut, c’aurait été un vert galant ?

— Oh ! tout ce qu’il y a de plus vert et de plus galant, répondit M. Martener, qui de ses anciennes fonctions de juge d’instruction avait gardé un grand goût pour la chronique secrète ; il paraîtrait même que si la personne aux obsèques de laquelle nous sommes conviés demain, n’a pas toujours marché parfaitement droit dans la vie, le cher monsieur n’aurait pas été étranger à son dérangement.

— Alors, dit M. Godivert, on pourrait lui supposer un peu de collaboration avec le marquis de Sallenauve ?

— Eh ! eh ! répondit M. Martener, d’un air à faire croire qu’il en savait long sur ce chapitre.

— Moi, dit mademoiselle Herbelot, la sœur du notaire, à laquelle six ans de plus, sans lui amener un mari, avaient notablement argenté les cheveux, il y a une chose que je ne croirai que lorsque je l’aurai vue ; c’est cette urne !

— Mais qu’y a-t-il là d’incroyable ? répondit M. J.-P. Delignou, l’officier de l’Université, éloquent professeur de rhétorique du collège communal, auquel, dans le temps, nous avons dû une relation si remarquable des obsèques du notaire Grévin ; lorsqu’Agrippine débarqua à Brindes, tous les historiens rapportent qu’elle tenait dans ses mains une urne contenant les cendres de Germanicus, son mari, empoisonné par le traître Pison.

— Mais, monsieur, repartit la vieille fille, ce que vous parlez là, c’est dans l’ancien temps, bien avant la naissance de Notre-Seigneur.

— C’est ce qui vous trompe mademoiselle », répondit M. J.-P. Delignou ; Agrippine mourut en l’an 33 de Jésus-Christ. On dit même que Tibère la fit mourir de faim.

— Comment ! monsieur, dit mademoiselle Herbelot en insistant, dans ce temps-là on brûlait les corps ?

— Parfaitement, mademoiselle, et même, si vous aviez quelque curiosité de savoir comment les choses se passaient, je pourrais vous faire hommage d’un opuscule que j’ai publié touchant les cérémonies des funérailles chez les Romains ; c’est à ce travail assez corsé, que j’ai dû de voir s’ouvrir pour moi les portes de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de la ville de Troyes.

— Je lirai cet ouvrage avec le plus grand plaisir, s’empressa de répondre mademoiselle Herbelot.

— Mais, à quelle époque, au juste, demanda M. Mollot, a-t-on pris l’habitude de nous enterrer ?

— Le mode de l’incinération, répondit M. Delignou, n’a cessé d’être en usage qu’aux environs du quatrième siècle.

— Et par incinération, dit la vieille fille, vous entendez ?

— L’action de réduire en cendres, du latin cineres, répondit le professeur, qui depuis longtemps, n’avait pas eu une aussi heureuse soirée.

À ce moment, un grand mouvement se fit dans le salon par l’arrivée de maître Achille Pigoult, le notaire. Continuant à être, comme par le passé, le mandataire de M. de Sallenauve, il était mieux que personne au courant de ses affaires. Sans doute, quelque question lui avait été faite dès son entrée, relativement à cette singularité de l’urne qui trouvait mademoiselle Herbelot si incrédule, car il se déclara en mesure de donner les explications les plus catégoriques. Inutile d’ajouter que, toutes autres conversations cessantes, le petit notaire devint le centre d’un cercle qui se forma autour de lui. Alors, avec cette facilité de parole dont on lui a vu donner un spécimen si remarquable dans les premiers chapitres de cette longue histoire, il commença ainsi qu’il suit :

En 1841, lorsque nous apprîmes que M. de Sallenauve avait tout à coup donné sa démission du titre de notre représentant, un grand mouvement d’opinion se fit contre lui : on l’accusa de caprice, d’inconséquence ; enfin on lui fut très hostile, sans se douter que, parti à son corps défendant pour un pays lointain, il allait y accomplir un grand devoir filial. À l’époque où j’eus l’avantage de recevoir la déclaration authentique de M. le marquis de Sallenauve qui le reconnaissait pour son fils naturel, M. Charles de Sallenauve ignorait le nom et l’existence de sa mère. Mais plus tard il apprit qu’il était le fils de Catherine-Antoinette Goussard, notre compatriote…

— Comment ! la nièce à Goussard le meunier ? demanda M. Mollot en interrompant.

— Précisément, répondit Achille Pigoult, et la fille de Françoise Goussard, sœur dudit meunier, laquelle a été, comme le savent tous les anciens de notre ville, la maîtresse de l’illustre conventionnel.

Dès-lors, dit le notaire Herbelot, M. de Sallenauve serait le petit-fils naturel de Danton ?

— Si vous le permettez, mon cher confrère, repartit Achille Pigoult ; et vous voyez que je n’avais pas la main trop malheureuse quand, dans la ville qui a donné naissance au grand homme, j’appuyais l’élection de son petit-fils.

— Il faut convenir, dit philosophiquement Simon Giguet, le maître de la maison, que les voies de la Providence sont bien imprévues ; elle était décidément contre moi, dans cette première campagne électorale où j’ai si mal réussi.

— Je disais donc, reprit le petit notaire, que M. de Sallenauve avait été avisé de l’existence de sa mère ; mais en même temps il apprenait que, par suite de grandes agitations auxquelles la vie de cette femme a été livrée, elle se trouvait retenue en captivité au Paraguay, pays devenu célèbre par l’espèce de phalanstère religieux qu’y avaient fondé les jésuites. À dater de cette révélation, tout autre intérêt disparaissant pour notre député, il se décida à passer dans l’Amérique du Sud, et là, nouveau Télémaque, pendant près de cinq ans, il n’est pas d’efforts qu’il n’ait faits pour obtenir la liberté de sa mère.

— C’était son père que cherchait Télémaque, fit remarquer M. J.-P. Delignou.

Sans s’arrêter à cette pointilleuse interruption :

— Tous ces efforts étant restés infructueux, continua Achille Pigoult, M. de Sallenauve, qui avait juré de réussir dans son généreux dessein ou de périr, embrassa un parti aussi hasardeux qu’énergique. À travers des déserts incommensurables, remonter le cours du Paraguay, grande rivière qui baigne le pays auquel elle donne son nom, et, arriver au lieu de déportation où gémissait Catherine Goussard, tel fut le plan auquel, en fin de cause, il s’arrêta et qu’il se mit en devoir d’exécuter.

— Ce n’est pas M. Maxime de Trailles notre député actuel, dit malignement madame Simon Giguet, qui aurait fait un trait pareil.

— Possesseur, comme nous le savons tous, d’une grande fortune, poursuivit Achille Pigoult, M. de Sallenauve n’hésita pas à en sacrifier une partie, afin de se composer une troupe d’hommes entreprenants pour l’accompagner dans les solitudes qu’il avait à traverser et au besoin pour faire le coup de feu contre les geôliers de sa mère, quand il serait parvenu au lieu de sa détention. Les hommes dont il composa ce que l’on pourrait appeler sa petite armée étaient pris au sein d’une population de pâtres connus à la Plata sous le nom de Péons, et qui sont préposés à la garde d’immenses troupeaux dans les plaines désertes du Tucuman, du Paraguay et de l’Uruguay.

— Dans ces pays-là, la viande ne doit pas être chère ? interrompit mademoiselle Herbelot, qui se piquait d’être femme de ménage.

— Votre remarque, mademoiselle, est parfaitement juste, répondit le petit notaire, car rien n’est plus commun dans cette partie de l’Amérique du Sud, que de rencontrer des troupeaux de huit à dix mille bœufs, et plusieurs propriétaires en possèdent jusqu’à cinquante mille. Mais les bergers qui les gardent sont de véritables gens de sac et de corde. N’estimant pas plus la vie d’un homme que celle d’une vache ou d’un mouton, adonnés à la passion de l’eau-de-vie et à celle des cartes, qu’ils jouent avec leur poignard fiché en terre auprès d’eux, afin de trancher les coups douteux, ce sont d’affreux sacripants, et lorsque le démon de la chair les pousse, comme feu les Romains firent des Sabines, ils s’en vont jusque dans les villes enlever les femmes créoles, sauf ensuite à se battre entre eux pour la possession de leurs conquêtes.

— Fi ! l’horreur ! s’écria madame Mollot.

— Après cela, continua Achille Pigoult, ces mêmes hommes, comme tous les sauvages, pratiquent d’une manière admirable la vertu de l’hospitalité ; ils sont fidèles observateurs de leur parole, cavaliers et marcheurs infatigables et ne savent pas ce que c’est que de reculer devant un danger. Escorté de cinquante de ces gaillards, dont il avait chèrement acheté le concours en leur promettant, en cas de succès, de doubler la somme payée avant leur entrée en campagne, M. de Sallenauve, après plusieurs mois de préparatifs partit de la province de Corrientès, l’une des circonscriptions de la confédération argentine, et s’engagea dans les contrées désertes qui s’étendent le long de la rive droite du Paraguay.

— Je l’y aime autant que moi, surtout avec une société pareille, dit naïvement Mollot, le greffier.

M. de Sallenauve, continua le notaire, n’eut qu’à se louer de ces gens, sur lesquels il sut prendre un grand empire et qu’il trouva dociles et dévoués autant qu’il avait pu l’espérer. La petite armée était arrivée en ne perdant qu’un seul homme aux deux tiers de son voyage, quand, une après-midi, elle vint à déboucher dans une de ces immenses forêts du Nouveau-Monde dont tous les voyageurs s’accordent à donner des descriptions à la fois effrayantes et majestueuses. Tout à coup, au milieu du vaste silence qui les enveloppait, les aventuriers crurent avoir démêlé un appel de détresse. La troupe s’arrêta pour prêter l’oreille, et, après un court intervalle, le même bruit se reproduisit. Poussé par son bon cœur, et peut-être par un pressentiment, M. de Sallenauve est un des premiers à se précipiter dans l’épaisseur du bois d’où étaient partis ces cris, et bientôt il se trouve en présence d’un triste spectacle : au milieu d’un groupe formé par trois femmes de couleur, deux nègres et une femme blanche, cette dernière était couchée à terre, se débattant dans des convulsions.

— C’était la mère de M. de Sallenauve ! dit le jeune substitut.

— Vous auriez pu, monsieur, répondit Achille Pigoult, vous dispenser de devancer mon récit, dont vous venez d’égorger l’intérêt, mais comme, après tout, je ne suis pas conteur de mon état, je vous avouerai tout naïvement que vous ne vous êtes pas trompé : la malheureuse femme blanche était en effet Catherine Goussard, qui venait d’être mordue par un serpent. Avec cette finesse de l’ouïe qui les distingue, les noirs avaient perçu de loin la marche de la troupe placée sous le commandement de M. de Sallenauve, et ils avaient poussé des cris pour appeler du secours.

— C’est un véritable roman, fit remarquer madame Mollot.

— Muni d’une petite pharmacie, reprit le notaire, M. de Sallenauve donna à la malade quelques soins d’abord heureux, qui ramenèrent chez elle un peu de tranquillité. Des explications qui eurent lieu il résultat que M. de Sallenauve, comme l’a très bien deviné M. le substitut, venait de retrouver sa mère, et cette rencontre n’est pas si romanesque qu’on pourrait le croire. À peu près au moment où M. de Sallenauve se mettait en route pour aller la délivrer, Catherine Goussard était parvenue à s’échapper de sa prison, et sa marche dans ces solitudes sous l’escorte et avec le secours des noirs qui s’étaient faits les compagnon de sa fuite, n’a rien de bien extraordinaire au prix de l’histoire très connue et très authentique de madame Godin des Odonais.

— Connais pas, dit le notaire Herbelot.

— Vous, mon cher confrère, répondit Achille Pigoult, cela ne m’étonne pas ; vous en êtes encore à savoir l’histoire de Roméo et Juliette. Mais les gens un peu mieux renseignés que vous ont entendu parler de l’affreuse aventure de madame Godin des Odonais. Égarée avec deux de ses frères et six autres personnes dans les forêts de l’Amazone, après avoir vu périr de faim et de fatigue tous ses compagnons de voyage, cette malheureuse femme y resta seule, errante pendant neuf jours, et fut enfin recueillie et sauvée par une troupe d’indiens.

— Et vous trouvez cette partie de campagne agréable ? demanda le notaire Herbelot, qui crut que cette plaisanterie le relevait de son péché d’ignorance.

Sans daigner répondre à cette sotte interruption :

— Quand M. de Sallenauve, continua Achille Pigoult, eut appris quelle était la femme qu’il essayait de rendre à la vie, il pratiqua le remède peut-être le plus efficace qu’il y ait contre la morsure des serpents : celui de la succion de la blessure ; mais il était trop tard, les ravages du venin avaient été d’autant plus rapides que la constitution du sujet, appauvri par les privations et par les fatigues, offrait moins de force de réaction, et, dans la soirée, la victime succombait au milieu d’accidents affreux.

— Pauvre femme ! s’écria toute la portion féminine de l’auditoire.

— Avant de mourir, reprit l’historien, Catherine Goussard avait eu le temps de témoigner à son fils le bonheur et la consolation qu’elle éprouvait à avoir pu l’embrasser et à finir dans ses bras. En même temps, elle exprima formellement le désir que ses restes reposassent dans sa ville natale…

— Penser encore à Arcis de si loin et dans un pareil moment ; c’est bien, cela ! dit madame Simon Giguet les larmes aux yeux.

— Et que la sainte mission des Ursulines, ajouta Achille Pigoult, dont elle avait secrètement été la bienfaitrice dans un temps où sa position de fortune lui avait permis de se souvenir du pieux asile de sa jeunesse, abritât sa dépouille mortelle. Ne pouvant plus rien pour la malheureuse qu’il était venue chercher au milieu de tant de fatigues et de périls, qu’accomplir sa volonté dernière, M. de Sallenauve comprit aussitôt que, sous le climat brûlant des tropiques, le corps de la défunte, qui avait succombé sous l’action d’un venin violent, allait rapidement tomber en proie à une épouvantable dissolution ; alors il eut l’idée de faire élever un bûcher et d’y consumer par le feu le cadavre, de manière à pouvoir au moins en rapporter les cendres et les ossements.

— Ah ! je comprends maintenant, dit mademoiselle Herbelot.

— À la suite d’une longue maladie, résultat de ses fatigues, M. de Sallenauve, dit le notaire, a pu enfin s’embarquer pour la France. Arrivé avant-hier à Arcis avec notre compatriote M. Jacques Bricheteau, il a aussitôt sollicité et obtenu de monseigneur l’évêque de Troyes la permission de faire dire les prières des morts sur les précieuses reliques qu’il ramène d’un autre hémisphère, et s’est entendu avec M. le curé Gimon pour la célébration du service, auquel tous les notables de la ville ont été invités.

— Et voilà l’homme auquel on a donné pour successeurs M. Beauvisage et M. Maxime de Trailles, s’écria Simon Giguet, rendant à son ancien concurrent une justice qui n’était peut-être pas tout à fait désintéressée.

— Ah ça ! à propos des Beauvisage, dit mademoiselle Mollot, il paraît qu’ils mènent grand train leur fortune !

Nous coupons court ici au compte-rendu de la réunion Simon Giguet, le lecteur n’ayant sans doute aucune curiosité de suivre la greffière dans la large voie qu’elle venait d’ouvrir par le chapitre Beauvisage aux bavardages et médisances de petite ville.

Le lendemain eut lieu la cérémonie annoncée. Sous un riche baldaquin couronnant un catafalque en velours noir et argent avait été déposée l’urne qui avait tant inquiété mademoiselle Herbelot. Jacques Bricheteau eut le courage de toucher l’orgue, et chez tous les assistants, il excita une émotion profonde en leur racontant, dans une sorte de poème musical que sa douleur sut obtenir de son génie, l’histoire de ses longues et patientes amours, à laquelle la mort était venue dérober leur dénoûment.

Après l’absoute, M. de Sallenauve, ne voulant laisser ce soin à personne, prit dans ses mains, à la manière antique, le marbre qui renfermait les restes de sa mère. Précédé par le clergé, il avait à sa droite, son oncle Laurent Goussard, qui, malgré sa goutte, s’était traîné jusqu’à l’église, et à sa gauche Bricheteau, qui, de temps à autre, étanchait deux larmes coulant le long de ses joues. Suivie d’une grande foule venue officieusement se joindre au cortège des invités, la pompe funèbre traversa une partie de la ville pour se rendre au couvent.

Sur le seuil de la chapelle, on trouva la mère Marie-des-Anges, attendant, à la tête de la communauté, le dépôt qu’elle s’était empressée d’accepter.

Âgée alors de quatre-vingt-trois ans, la supérieure des Ursulines n’était plus cette petite femme accorte et frétillante que nous avons connue. Succombant sous le poids des années et des infirmités, elle s’avançait, soutenue par deux novices qui aidaient ses pas chancelants.

Quand Sallenauve fut à portée d’elle, de ses vieilles mains tremblantes, elle essaya de prendre l’urne funéraire, mais elle ne put que faire le simulacre de la recevoir en disant toutefois d’une voix forte et accentuée :

« Viens, pauvre brebis égarée ! Dans cette maison que tes bienfaits ont contribué à embellir et qui t’a dû l’image de sa sainte patronne, tu trouveras avec le repos, vainement cherché pendant toute ta vie, des cœurs pour se souvenir de toi et d’humbles prières pour te recommander à la miséricorde infinie qui a reçu la Madeleine dans la gloire éternelle. »

Le De Profundis fut ensuite chanté et l’urne déposée sur un petit socle drapé de noir qu’on avait préparé au bas de la statue de sainte Ursule, en attendant le monument que Sallenauve a été autorisé, par monseigneur l’évêque de Troyes, à élever de ses mains.

Quand l’assistance se sépara, placé à la porte du couvent pour remercier individuellement tous ceux qui lui avaient fait l’honneur de répondre à son invitation, Sallenauve eut la satisfaction de voir que Beauvisage avait tenu à lui rendre sa politesse de l’enterrement de Grévin. Malgré les fureurs de l’implacable Séverine, encouragé par sa fille, l’ancien maire d’Arcis avait fait le voyage pour assister à la cérémonie, et il fut bien payé de la peine de son déplacement, quand Sallenauve lui prit les deux mains dans les siennes et lui dit, en les serrant avec émotion : Monsieur, vous êtes un homme de cœur, et je vous remercie.

Dans les petites villes tout se remarque, et il fut constaté qu’à l’église, pendant le service, se tenant, à l’écart, dans deux places différentes, deux hommes qui n’accompagnèrent pas la pompe funèbre à la maison des Ursulines, avaient donné toutes les marques du plus profond recueillement. Aussitôt après la messe, ils étaient montés séparément dans deux chaises de poste et avaient repris rapidement le chemin de Paris.

Au sortir de la cérémonie, la nouvelle du jour fut la mort du vieux Gondreville. Muni des sacrements de l’église, il avait rendu son âme à Dieu dans le moment même, comme on le calcula plus tard, où les chantres entonnaient dans l’église d’Arcis les premiers versets du Dies iræ.