Albert Méricant (p. 49-60).


V

OÙ TOUT SE PRÉPARE POUR DE GRANDES RÉVÉLATIONS


À son arrivée, Sallenauve trouva le chalet envahi par une descente de justice qui avait lieu justement ce jour-là.

Le procureur du roi de Versailles, le capitaine de gendarmerie, le commissaire de police, un greffier et quelques agents se livraient à toutes les investigations usitées en pareil cas.

Interrogé, au débotté, sur les soupçons qu’il pouvait avoir relativement aux gens de sa maison, Sallenauve répondit qu’il n’en avait aucun. D’ailleurs, ajouta-t-il, M. Bricheteau, mon ami, qui veut bien faire ici les fonctions d’intendant, pourrait mieux que moi vous répondre ; car, excepté Philippe, qui est un vieux serviteur sur le compte duquel ne saurait s’élever un doute, c’est lui qui a choisi toutes les personnes employées à mon service.

— Malheureusement, répondit le procureur du roi, M. Bricheteau est assez gravement malade des suites du narcotique qui lui avait été administré, et le médecin a expressément recommandé que personne ne pût communiquer avec lui…

Sallenauve apprit ainsi que sa curiosité allait être soumise à un nouveau et plus désolant répit.

Peu après, et pendant que les gens de justice continuaient à instrumenter, le médecin qui donnait des soins au malade arriva pour faire sa visite. Il expliqua à Sallenauve que la situation de Bricheteau n’avait rien d’inquiétant ; mais la grande responsabilité qui, dans toute cette affaire, pesait sur lui, (et elle était bien autrement grande que ne le supposait le docteur) ; l’effort qu’il avait fait, les effets du poison à peine neutralisés, pour écrire la lettre adressée à la Crampadet et enfin, le souci que, depuis ce moment, il avait eu de savoir le sort et le résultat de cette lettre, avaient développé chez lui une fièvre nerveuse, qui semblait exiger les plus grands ménagements.

— Mais, à ce compte, demanda Sallenauve au docteur, ne pensez-vous pas, monsieur, que l’annonce de ma venue pourrait faire chez lui une diversion heureuse ?

— Je suis persuadé du contraire ; M. Bricheteau voudrait aussitôt entrer avec vous dans des explications qui ne pourraient que l’agiter beaucoup. Je crois qu’il y aurait à prendre un moyen terme : ce serait de feindre que vous avez envoyé quelqu’un en avant afin d’annoncer votre arrivée pour dans une huitaine ; il faudra au moins ce temps pour que le malade soit en mesure de vous recevoir sans inconvénient.

Cet avis était trop sage pour ne pas être suivi, et Sallenauve dut se résigner à ne rien savoir avant le terme fixé par la prudence de la Faculté.

Mais, dès le lendemain, la situation d’esprit inquiète et agitée que ne pouvait manquer de lui créer cette attente, la solitude où il était réduit, le voisinage continuel de Bricheteau, qu’il lui était défendu de voir et d’interroger, quand il le savait prêt à lui faire de si graves révélations, avaient rendu au député le séjour de sa maison insupportable ; et, pour user le temps, aussi bien que pour trouver dans le changement de lieu une diversion, il résolut d’aller donner un coup d’œil à sa terre d’Arcis ; ce qui lui serait en même temps une occasion de se rapprocher de ses commettants.

Mettant aussitôt son idée à exécution, il partit pour la Champagne, et fit le voyage avec la rapidité qu’il avait mise à revenir de Provence.

Les gens d’Arcis, fiers d’être représentés par un homme qui, dès ses débuts à la Chambre, avait su conquérir une position éminente, le reçurent avec de grandes démonstrations d’enthousiasme. Une sérénade lui fut donnée dès le soir même de son arrivée. Le surlendemain, dans un banquet aussitôt organisé, il eut l’occasion d’expliquer sa conduite parlementaire, et, tout en se félicitant publiquement d’avoir résisté aux instances qui lui avaient été faites pour qu’il s’affiliât à la coalition, et en désapprouvant cette manifestation comme faute de tactique, il n’hésita pas à l’approuver au moins dans son but, qui était de rendre au gouvernement constitutionnel sa franchise et sa vérité. Recueilli par les feuilles de la localité, et bientôt reproduit dans tous les journaux de Paris, ce discours, dans le calme plat créé par le silence de la tribune, fut un véritable événement et vint accroître encore l’irritation et le mauvais vouloir que nourrissaient contre l’orateur le ministère tout entier et le comte de Rastignac en particulier.

Inutile de dire que le député ne manqua pas d’aller à la maison des dames Ursulines rendre ses devoirs à la mère Marie-des-Anges, sa mère électorale, comme il l’appelait ; mais il ne la trouva plus aussi vive et aussi alerte que par le passé. La bonne dame se cassait, tournait à la surdité, et cette infirmité qui, chez elle, avait déjà fait quelque progrès, commençait à la rendre un peu sombre et un peu quinteuse.

Quand Sallenauve lui conta ce qui venait de se passer à Ville-d’Avray et les appréhensions de son neveu Bricheteau à la suite de la soustraction de la cassette :

— Je le lui disais bien, s’écria la vieille religieuse, qu’il avait tort de ne pas détruire ces papiers ou au moins de ne pas vouloir me les confier ; mais c’est une tête, mon neveu, et il y a longtemps que sa première sottise est faite.

Pouvant entrevoir à ces paroles que la mère Marie-des-Anges était au courant de bien des choses, Sallenauve la pressa vivement de s’expliquer ; mais elle répondit qu’elle n’était point autorisée à parler davantage ; qu’il y avait pour elle cas de conscience, ce qui coupait court à tout.

— Du reste, ajouta-t-elle, quand les choses tourneraient au pis, je ne suis pas encore trop en peine. Bricheteau est un garçon de tête et de ressources, et qui saura bien ramener la partie. S’il m’avait écoutée, il avait tout ce qu’il fallait pour réussir dans toute espèce de carrière ; mais une visée à laquelle il s’est entêté, lui a coupé bras et jambes, et il est resté un grand esprit ignoré.

Sallenauve essaya alors de pousser la bonne supérieure sur le chapitre de son neveu. L’existence de Bricheteau et la sienne à lui paraissaient trop intimement liées pour que sa curiosité n’eût pas à gagner quelque chose à des renseignements plus précis et plus circonstanciés qui lui eussent été donnés relativement au passé de son ami l’organiste.

La mère Marie-des-Anges, malheureusement, ne crut pas devoir s’avancer davantage dans ce sens, et, changeant elle-même de conversation, elle demanda à Sallenauve des nouvelles de Marianina, disant qu’elle avait vainement remué ciel et terre pour la découvrir, et qu’elle se sentait un peu humiliée de n’avoir pas réussi dans une recherche qui ne semblait pourtant pas présenter d’insurmontables difficultés.

Quand Sallenauve lui eut conté comment Marianina avait été par lui retrouvée au couvent des Bénédictines anglaises de la petite rue Verte.

— Oh ! je ne m’étonne plus, dit la supérieure ; nous n’avons pas de relations avec ces religieuses étrangères.

Ce qui n’était point du tout une bonne raison, mais ce qui ouvrait à l’amour-propre de la chère dame une porte telle qu’elle pour sauver la petite honte de son insuccès.

Après que Sallenauve lui eut dit tout le détail de son entrevue avec Marianina :

— Mon cher monsieur, s’écria la mère Marie-des-Anges, tenez que ce mariage est manqué radicalement ; mademoiselle de Lanty, pour ne pas être à un autre qu’à vous, fera profession, cela est inévitable ; moi, qui vous parle, avec mon vieux visage et mon oreille dure, c’est un amour contrarié qui m’a conduite au couvent, où j’ai fini par ne pas être une trop mauvaise religieuse. Bien qu’aujourd’hui, devant la loi, les vœux ne soient plus perpétuels, ils le sont devant la conscience, et si jamais mademoiselle de Lanty parvient à redevenir maîtresse du secret qu’elle n’a pu vous confier, à ce moment elle se retrouvera à ce point engagée, qu’aucun retour ne lui sera honnêtement possible. Pour vous, cher monsieur, si vous m’en croyez, ne pensez pas à épouser une fille qui ait été la fiancée du Seigneur. Même dans les idées du monde, il y a un mauvais vernis sur la femme qui se résout à ce laid divorce, et j’ai vu que les mariages faits dans ces conditions finissaient presque toujours par être malheureux…

Sallenauve ne fit pas de contradictions à ces idées, qui, à bien dire, étaient aussi un peu les siennes ; il se contenta de remarquer qu’il paraissait né sous une bien singulière étoile, et que le bonheur ne lui était jamais montré que pour se retirer aussitôt de lui.

— Eh ! eh ! dit la vieille religieuse en branlant la tête, il y a un M. le comte Joseph de Maistre qui a écrit sur la doctrine de l’expiation des choses bien senties et bien vraies !

— Mais, s’écria Sallenauve, suis-je donc sous l’empire de cette loi et dans le passé de ma famille ?

— Du courage, cher monsieur, dit la mère Marie-des-Anges en se levant sous le prétexte de quelque devoir religieux à remplir, mais en réalité pour rompre un entretien où elle se sentait, comme on dit, trop serrer le bouton, tant que je vivrai, continua-t-elle, vous aurez une grande part dans mes prières et dans celles de la communauté ; mais vous n’avez pas longtemps à compter sur ma recommandation auprès du bon Dieu, si tant est qu’elle vaille quelque chose. Votre vieille amie s’en va, et, à votre premier voyage à Arcis, je doute bien que vous la retrouviez.

Là-dessus, elle se mit en devoir de quitter Sallenauve, le laissant assez attristé de cette idée de séparation et de plusieurs des autres choses qu’elle lui avait dites.

— Ah ! à propos, dit-elle en le rappelant, comme déjà il avait presque dépassé le seuil de sa cellule, votre intention, sans doute, est de voir Laurent Goussard, un de vos chauds partisans parmi les électeurs ; ce sera une visite de charité. Le pauvre homme est tout perclus ; il s’en va aussi, et je sais qu’il a quelque chose à vous dire.

Même sans cette recommandation, Sallenauve n’eût pas manqué de visiter un de ses électeurs les plus dévoués. Il trouva le meunier affligé d’un violent accès de goutte, et, aidant aux prescriptions de la médecine par de terribles jurons que de temps à autre lui arrachait la douleur. L’atmosphère du moulin ne ressemblait guère à celle de la cellule.

Après avoir chaleureusement félicité le député de la bonne attitude qu’il avait prise à la Chambre et du talent oratoire dont il y avait fait preuve :

— Mon brave représentant, lui dit Laurent Goussard, je ne crois pas que j’aie longtemps à moudre, la machine se détraque, d’où m’est venue une idée que j’ai communiquée à la mère Marie-des-Anges, et dans laquelle elle m’a bien encouragé.

Sallenauve lui fit remarquer que rarement la goutte était une maladie mortelle.

— Excepté, reprit Laurent Goussard, quand elle remonte et qu’elle vous étouffe. Enfin, faire son testament n’a jamais tué personne, et, à soixante-douze ans passés, car nous nous suivions d’assez près, l’ami Danton et moi, on peut bien penser à mettre ordre à ses petites affaires. Je veux donc faire mon testament.

— Eh bien ! dit Sallenauve, maître Achille Pigoult n’est pas homme à vous refuser son ministère ; voulez-vous que je l’avertisse ? mon intention est de le voir dans la journée.

— Très bien ; faites-le-moi venir ; mais à qui laisserai-je mon bien ? Je n’ai plus de parents ; j’avais une sœur, une nièce ; tout cela, depuis des années, est à tous les diables. Je n’ai plus qu’une nuée de petits cousins éloignés qui se disputeraient comme une meute pour les partages.

— Mais, s’il en est dans le nombre que la fortune n’ait pas bien traités, vous pourriez disposer en leur faveur.

— Merci ! dit Laurent Goussard, c’est comme de donner aux communautés et aux hospices ; ça n’entre pas dans mes principes : je veux que mon bien soit en mains dont je sois sûr, et qui ne s’en serviront pas à nourrir des fainéants, des économes. Si la mère Marie-des-Anges n’avait pas l’air de passer devant moi, en voilà une que j’aurais eu plaisir à faire mon héritière ; mais je sais quelqu’un auquel je puis laisser aussi sûrement qu’à elle, et, quand je lui en ai parlé, elle m’a dit, ce sont ses propres paroles : Vous avez là, mon bon Goussard, une excellente inspiration.

— Il me semble pourtant, dit Sallenauve en insistant, qu’à moins de griefs, très graves, les héritiers naturels sont toujours convenablement choisis.

— Oui ; mais moi, j’en veux un de surnaturel, et votre ressemblance avec mon pauvre Danton est si extraordinaire !…

— Comment ! dit Sallenauve, c’est moi que vous avez en vue ?

— Si vous le permettez, et j’ose croire que vous ne me ferez pas l’affront de me refuser.

— Pourtant !

— Il n’y a pas de pourtant ; je sais que vous êtes riche et que ce n’est pas deux cents pauvres mille francs qui paraîtront beaucoup dans votre grande fortune ; c’est ce qui me va ; vous dépenserez cet argent dans le pays, suivant les intentions du testateur, que je n’écrirai pas, mais que je vous dis de la bouche à la bouche. J’aime mieux ça que de laisser mon bien à la commune, pour qu’il soit administré par des lapins de la force de Beauvisage.

Après un peu de résistance, Sallenauve, voyant qu’il avait affaire à un parti pris irrévocable, finit par accepter, se promettant bien en effet de faire profiter les gens d’Arcis de cette libéralité, qui accusait dans son étoile une continuité de prospérité vraiment extraordinaire ; raison de plus, peut-être, pour craindre un amer réveil à l’approche des révélations qui lui étaient annoncées.

Le reste du temps que Sallenauve passa dans la petite ville champenoise fut employé à entendre, sur le luxe et les grands airs que les Beauvisage déployaient à Paris, une incroyable quantité de bavardages. Le bruit courait aussi dans le monde de mesdames Marion et Mollot, que Maxime, dont on ignorait la mission secrète, avait été obligé de se sauver en Belgique, pour échapper aux poursuites de ses créanciers. Quelques versions allaient même jusqu’à le présenter comme emprisonné à Clichy.

Par l’intermédiaire d’Achille Pigoult, un rapprochement fut ménagé entre Sallenauve et les Giguet, qui acceptèrent un dîner au château. À son tour, Sallenauve parut à l’une des fameuses soirées de madame Marion, et fut invité à manger chez madame Giguet. Là, il eut le spectacle d’un très bon ménage, Simon ayant tenu comme mari tout ce que la mère Marie-des-Anges en avait prédit à Ernestine.

En somme, quand le député quitta le pays, il ne laissa de gens lui restant hostiles que les fonctionnaires, tenus par état à lui vouloir du mal, et le comte de Gondreville, devenant de jour en jour un adversaire moins redoutable, car la mort de Grevin lui avait porté un terrible coup, et sans qu’on pût dire précisément le nom de sa maladie, il présentait tout l’aspect d’une asthénie sénile de plus en plus caractérisée ; dans cet état, il pouvait vivre encore quelques années, mais c’était néanmoins un homme fini, qui n’avait plus qu’une existence végétative, et il ne se rendait plus à Paris même pour les sessions.

Le jour où Sallenauve fut de retour à Ville-d’Avray, le médecin lui demanda avec instance de remettre jusqu’au lendemain matin son entrevue avec Bricheteau. Le malade avait pris ce jour-là une médecine, et un grand repos lui était nécessaire.

Cet excès de précaution n’était que médiocrement justifié par l’état du malade, qui réellement se trouvait très bien revenu. Cependant, comme il ne s’agissait plus que d’un délai de quelques heures, Sallenauve consentit à le subir encore, et, pour échapper à ses réflexions et à son impatience, il alla passer la fin de la journée à Paris.

Le soir, il eut l’idée de faire une visite chez madame d’Espard, qui, n’aimant pas la campagne, ne quittait presque jamais son hôtel du faubourg Saint-Honoré. Même au mois de septembre, son salon restait ouvert, et l’on était toujours sûr d’y rencontrer quelqu’un.

Sallenauve y trouva lord Barimore qui s’empressa de lui communiquer une lettre de la Luigia. Son succès, dont au reste les journaux avaient déjà parlé, était, disait-elle, poussé jusqu’au fanatisme de l’admiration, et elle se permettait de rire un peu aux dépens des bons Américains « qui, n’ayant pas de rois et de princesses à acclamer, se passent sur les artistes ces instincts d’ovations monarchiques qui existent toujours dans les masses populaires. » La diva demandait des nouvelles du marquis de Ronquerolles et de Rastignac, « dont le ménage avait sans doute cessé d’être orageux. » Quant à Sallenauve, il n’était pas question de lui dans tout le cours de la lettre ; mais, suivant la fine observation de Bernardin de Saint-Pierre, qui a remarqué que les femmes, dans leurs épîtres, réservent toujours, pour la bonne bouche, leur pensée la plus chère, dans un post-scriptum, la Luigia ajoutait : « Vous pouvez compter à M. de Sallenauve qu’en vingt endroits, j’ai trouvé ici la belle réduction que l’on a faite de sa Pandore, et qui s’est tant vendue à Paris. Ayant eu l’occasion de dire que j’avais l’honneur de connaître l’auteur de cette statue pour laquelle je n’ajoutai pas cependant que j’avais servi de modèle, on m’a demandé sur son compte des détails infinis ; et quand je disais que c’était un des hommes les plus calmes et les plus maîtres d’eux-mêmes que j’aie rencontrés, personne ne voulait me croire. — Tant de chaleur et tant de vie dans cette sculpture ; me disait l’autre jour un sénateur ; j’aurais cru plutôt que l’artiste était un Prométhée ayant dérobé le feu du ciel et n’ayant pas été arrêté après avoir fait son coup. »

Le mot du sénateur fut trouvé assez plaisant et assez civilisé, et de là on passa à parler du ménage de Rastignac, qui, depuis le départ de la Luigia, était loin au contraire d’avoir recouvré sa sérénité.

Le ministre, après le départ de la cantatrice, avait eu honte de paraître revenir à sa femme, en suite de son délaissement, et il lui avait peut-être témoigné plus de froideur qu’au temps même où il était coupable d’une tentative quotidienne d’infidélité. Il avait même été question d’une parure qu’il aurait envoyée à une danseuse de l’Opéra, laquelle se serait montrée beaucoup moins cruelle que la Luigia. De son côté, la comtesse Augusta, en présence du procédé de son mari, avait conçu une vive irritation. Le colonel Franchessini, s’étant trouvé dès le principe le confident de ses déplaisirs, paraissait assez bien exploiter sa position de consolateur, et, d’un jour à l’autre, on s’attendait à apprendre quelque vengeance éclatante de la petite comtesse. Elle ne savait pas, la pauvrette, quel homme dangereux c’était que Franchessini ; et peut-être elle se trouverait bien étonnée et bien aux regrets de s’être si fort vengée, quand elle serait revenue d’étudier l’isolement que lui donnaient dans le moment les deux désespoirs de son amour et de son amour-propre également blessés.

Une autre médisance qui vint ensuite sur le tapis, fut la nouvelle du dérangement de Beauvisage. Par le luxe de bon goût qu’avant de partir, Maxime avait installé à l’hôtel Beauséant, les Beauvisage étaient arrivés à prendre une certaine position dans le monde parisien, et leurs faits et gestes ne semblaient plus indignes d’occuper, au moins pour un moment, l’attention d’un salon aussi élégant que celui de madame d’Espard.

— Oui, se prit à dire M. de Ronquerolles, pas plus tard que tantôt, au bois de Boulogne, dans une des allées les plus mélancoliques, j’ai aperçu le galant bonnetier donnant le bras à une demoiselle Antonia Chocardelle, à laquelle s’est un instant amusé Maxime, et pour laquelle il avait fait le miracle de mettre dehors quelques billets de mille francs. Le couple était suivi d’un petit coupé de bonne apparence qui n’était point à la livrée que se sont donnée les Beauvisage ; par conséquent, il appartenait à la demoiselle, et, comme, sur le harnais du cheval, très bel anglais, beaucoup d’or se relevait en bosse, il reste évident que ce n’est pas de sa rente que mademoiselle Antonia l’a acheté.

— Ah ça ! et Maxime, dit un interlocuteur, qu’est-il décidément devenu ?

— Maxime, dit étourdiment madame d’Espard, est en ce moment à Montevideo, chargé d’une mission secrète, où, au dire de M. de Rastignac, il fait merveille. Avant deux mois d’ici, il sera de retour, et il est temps, à ce qu’il paraît qu’il se hâte de venir terminer l’affaire de son mariage, s’il ne veut pas que, pendant son absence, le beau-père entame la dot.

Assez ennuyé de tout ce parlage à vide, Sallenauve, qui n’y trouvait pas une diversion fort grande à ses préoccupations, se disposait à sortir, quand on annonça : Monsieur le ministre des travaux publics.

Sallenauve ne voulut point affecter de partir au moment où entrait Rastignac ; il resta donc un moment, s’occupant à rêvasser dans un coin.

Tout à coup Rastignac se trouva à côté de lui :

— Monsieur, lui dit le ministre, j’ai à vous entretenir de faits assez graves. J’aurais eu l’honneur de me rendre chez vous ; mais je serai dans le devoir de vous communiquer quelques pièces qui ne souffrent pas le déplacement. Puis-je donc espérer que vous voudrez bien vous donner la peine de passer, non pas à mon hôtel, mais à celui du ministre ?

— Mais quand ? demanda vivement Sallenauve dont l’imagination avait pris le galop.

— Le jour et l’heure que vous voudrez bien me donner, répondit tranquillement Rastignac.

— Je n’habite pas Paris, comme vous savez, dit le député, et je suis sur le point d’entreprendre un petit voyage. Si ce soir vous ne rentriez pas trop tard, il m’arrangerait tout à fait de prendre immédiatement l’audience que vous me faites l’honneur de m’offrir.

— Parfaitement, dit Rastignac en regardant la pendule ; il est dix heures et demie, je ne resterai pas ici longtemps ; dans un quart-d’heure, si vous voulez m’attendre, j’aurai l’honneur de vous conduire ?

— Non, dit Sallenauve, j’ai une visite à faire en quelqu’endroit ; mais, à onze heures, si vous le trouvez bon, je puis être rendu chez vous.

— À onze heures, soit ; je vous attendrai dans mon cabinet.

Cela dit, Sallenauve s’esquiva, et l’on peut s’imaginer ce qui pouvait se passer dans son esprit ; des choses graves à lui communiquer, des pièces qui ne se pouvaient point déplacer ; tout cela venait si bien se relier aux appréhensions manifestées par Bricheteau, que, s’il lui eût fallu passer la nuit sur cette ouverture, il y avait de quoi en devenir fou.