La Fête (Maizeroy)/À l’Ombre

Ollendorff (p. 117-127).


À L’OMBRE


— J’ai été en prison au temps où j’avais encore des chimères, où l’on me trouvait toujours au premier rang, d’attaque, comme disent les ouvriers, quand il s’agissait de pérorer en quelque réunion publique, de sonner la diane de revanches aux miséreux, de montrer le poing aux repus et aux satisfaits, de cogner contre ce vieil édifice social qui malgré ses lézardes nargue les plus farouches assauts et qu’hélas, ni vous, ni moi, nous ne démolirons de sitôt. J’ai connu, comme quelque vieux cheval de retour l’amertume, le spleen des geôles où l’on s’abrutit peu à peu, l’on perd la notion du temps, l’on se cristallise, l’on a cette sensation d’être comme un grenier abandonné, silencieux, où des milliers et des milliers d’araignées tissent leurs toiles, bouchent les issues, masquent d’opaques rideaux poussiéreux les lucarnes par lesquelles filtrait encore un peu de lumière.

Puis, secouant cette crinière léonine qui donne à sa figure ravagée de vieux tribun on ne sait quel aspect prophétique, Claude Ramire ajouta avec soudain dans le regard comme la mélancolie d’un mauvais souvenir :

— Et rien alors ne me parut plus pénible à endurer, plus cruel que cette privation d’amour à laquelle j’étais condamné en pleine jeunesse, en pleine exubérance de forces et de rêves. On arrivait à en être comme fou, à en sangloter dans ses mains comme les fauves qui brament leur désir au milieu des ténèbres, à en avoir le dégoût de la vie, une sorte d’ébriété maladive, le sang en fusion lorsqu’en les hasards de cette lamentable existence l’on se heurtait à quelque jupe, l’on reniflait l’odeur d’une femme. Et c’étaient des ruses inouïes, des complots émouvants, tout un labeur pour parvenir à dépister la surveillance sans trêve aux aguets des gardiens, à rencontrer quelque prisonnière, fût-elle vieille et laide, dans les obscurs recoins des couloirs, des étreintes soudaines, telles qu’un accouplement de bêtes qui se ruent l’une sur l’autre, où l’on ne pensait plus au péril, l’on ne prononçait pas une parole, l’on ne s’embrassait même pas, l’on faisait l’amour comme un vagabond lampe la bouteille qu’il vient de voler.

Ah ! si l’un de ceux qui étudient la Bête Humaine et son cœur avait le courage d’étudier de près l’intérieur d’une de ces maisons de douleur où des hommes et des femmes expient leurs fautes, d’en sonder les dessous, d’en observer non pas seulement les rouages mécaniques, le peu qu’on montre à tout le monde, qu’on exhibe comme une machine propre et bien graissée, mais aussi les secrètes misères, les passions suppliciantes, étranges qui y germent, qui s’y épanouissent, qui s’y incrustent comme des fleurs vénéneuses en la fente d’un mur noir, comme ils ne regretteraient pas d’avoir exploré cet enfer, comme ils en rapporteraient le « frisson nouveau » qui hante les vrais artistes !

N’est-ce pas Esquiros qui, dans un livre oublié, a raconté cette histoire d’héroïque amour dont il fut le témoin en je ne sais plus quelle prison ?

Une espèce de mendigot bohème que les gendarmes avaient peut-être ramassé au creux de quelque meule et que les juges, épeurés par ses fanfaronnades, son rire qui découvrait des dents de jeune loup, ses solides épaules et ses mains noueuses qui devaient si bien crocheter une serrure et jouer du couteau, avaient mis à l’ombre pour des mois et des mois, remarqua dans le quartier des femmes une fille si belle que le triste costume des détenues, les cheveux rasés ne l’enlaidissaient pas, semblaient un déguisement choisi à plaisir.

À eux deux, ils eussent fait comme un couple d’églogue antique, lui, taillé en force, la peau dorée par la poussière des routes et les âpres soleillées, les yeux noirs, allumés de perpétuelles convoitises, elle, grande, avec des hanches harmonieuses comme les lignes rhythmiques d’une amphore, un teint de fleur, une bouche au retroussis cruel et quelque chose de félin, de glissant, d’onduleux dans la façon dont elle marchait.

Il devenait tout pâle quand il la voyait, chancelait comme si on lui eût asséné quelque coup de poing dans la nuque. Elle souriait comme amusée par sa détresse. Il savait qu’elle tirait trois ans pour avoir jeté son enfant dans une mare.

Ils n’avaient jamais pu se rapprocher, se parler, et de loin, échangeaient des signes, de longs regards d’intelligence, toute une mimique naïve, exaltée et par instants libertine.

Mais lui seul s’offrait avec des gestes d’impudeur et de folie, tremblait de la tête aux pieds, mendiait des tendresses, la conviait de ses prunelles incendiées, striées par des éclairs de chaleur aux délices du stupre, aux griseries des étreintes, la suppliait, lui jetait à pleines mains éployées des baisers et des baisers. La belle ne lui répondait que par son éternel sourire de reine accoutumée aux flatteries, ne paraissait pas le comprendre, en ressentir quelque trouble, semblait une froide idole au cœur glacé, n’avait aux lèvres que des bâillements de lassitude.

Et un jour, elle eut comme un réveil, et par des signes moqueurs le défia de faire tout ce qu’elle exigerait, nargua ses effusions passionnées, lui expliqua qu’elle ne le croirait que s’il avait le courage de se mutiler, de lui jeter ainsi qu’un gage l’un des doigts de sa main droite.

Et l’homme, avec cette audace insoucieuse de ceux qui espèrent le ciel, qui ont la foi chevillée au cœur, n’hésita pas un instant, ne songea même pas qu’il serait désormais un invalide qui ne peut plus braver le danger, la regarda bien dans les yeux et d’un coup de dents bestial se coupa soi-même ce doigt qu’elle exigeait comme une preuve d’amour, puis le lui lança à travers les barreaux comme on jette une fleur.

Et Charles Luceuille qui s’étirait dans un amoncellement de coussins japonais, reprit :

— J’ai eu naguères un ravissant petit modèle qui s’appelait Lise tout court, une drôle de fille qui était, comme dit la chanson de Pierre Dupont, belle autant que le ciel et l’eau, et perverse dans l’âme, poussée certainement en quelque bouge de voleurs, capable des pires méfaits, avait déjà, et s’en vantait, bien qu’elle eût à peine vingt-cinq ans, connu le supplice horrible du silence perpétuel qu’on inflige aux femmes dans les maisons centrales.

Mais comme elle avait des sens de diablesse, un corps d’idéale Aphrodite, qu’elle posait à miracle, et que son bagout ordurier m’amusait, comme ces spectacles équivoques où l’on se risque en enlevant sa rosette, je la gardais malgré tout, je ne pouvais me décider à l’éconduire, à m’en séparer.

Et elle me dévoila bien souvent des choses d’amour vraiment attendrissantes qui se passent en ces prisons pareilles à des tombes, et où l’on pourrait croire que le cœur s’engourdit, que la chair est comme morte, qu’on se laisse vivre en une inertie passive d’animaux.

Les malheureuses avaient de véritables et exquises intrigues entre elles, se recherchaient, se courtisaient, s’adoraient avec des désirs, des rêves, de la jalousie, et leur cerveau arrivait à un tel degré d’exaltation, leurs sens exacerbés étaient devenus d’une telle sensibilité, leurs nerfs étaient tellement tendus qu’elles éprouvaient les suprêmes délices, rien qu’en s’effleurant des doigts au passage, qu’en se regardant à la dérobée lorsque les Sœurs inflexibles ne pouvaient les surprendre.

Oui, le heurtement de leurs regards alanguis d’une immense tendresse, mouillés de luxure, sous les cils qui palpitent ainsi que des ailes, se promettant, s’abandonnant, s’attardant passionnément, ardemment sur les lèvres de l’amie, sur les pointes de sa gorge, sur les plis mystérieux de son corps, parlant, s’épanchant, suppliant, les leurraient d’un mirage d’apothéose, le frottement furtif des mains, du poignet les brisaient, les enivraient, leur donnaient toute la joie, toute la lassitude divine de la possession.

Et Lise avouait même que la réalité, les jouissances qui secouent l’être de la nuque aux talons, qui le plongent comme en du Néant, ne lui avaient jamais paru aussi complètes, aussi délectables, aussi détraquantes que ces sensations de rêve, ce vertige cérébral !

Et il conclut, en suivant dans le ciel des tournoiements de feuilles mortes :

— Ce Dieu dont on nous enseignait la toute-puissance au catéchisme lorsque nous étions tout petits, cette entité mystérieuse qui domine le monde, qui connaît jusqu’à nos plus secrètes pensées, qui nous guide, nous poursuit, nous tient dans ses mains, ce Dieu ne serait-il pas l’Amour ?