La Fête-Dieu, ou le Pouvoir de la musique

Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(p. 7-30).


LA FÊTE-DIEU,

OU

LE POUVOIR DE LA MUSIQUE.


À la fin du xvie siècle, lorsque les Iconoclastes désolaient les Pays-Bas, quatre frères, dont trois étaient étudians à Wittemberg, et le quatrième prédicateur à Antwerpen, arrivèrent dans la ville d’Aachen pour y recueillir l’héritage d’un vieil oncle inconnu.

Après quelques jours passés à converser sur les événemens remarquables qui venaient d’avoir lieu dans les Pays-Bas, nos quatre frères, ayant appris que les nonnes du couvent de Sainte-Cécile, situé aux portes de la ville, se disposaient à célébrer la Fête-Dieu, échauffés par le fanatisme, par la jeunesse et par l’exemple, résolurent de donner à la ville d’Aachen le spectacle d’un iconoclaste.

Le prédicateur, qui avait déjà conduit plus d’une entreprise semblable, réunit le soir avant ce grand jour un nombre considérable de jeunes protestans de tous les états, avec lesquels il passa la nuit à boire, à manger et à maudire le papisme. Lorsque le jour commença à paraître sur les créneaux de la ville, ils s’armèrent de haches et de toutes sortes d’autres instrumens destructeurs, puis sortirent pour exécuter leur projet inique, après être convenus d’un signal auquel ils devaient commencer à jeter des pierres contre les vitraux de l’église représentant les saintes figures de la Bible, et ensuite poursuivre leur ouvrage jusqu’à ce qu’il ne restât pas une pierre de la cathédrale à sa place.

L’abbesse, ayant été avertie dès le point du jour, par un ami, du danger qui menaçait l’église, envoya prier l’officier de l’Empire qui commandait la ville, de lui accorder une garde pour le moment de la cérémonie. Mais celui-ci, ennemi du papisme, et déjà voué en secret à la nouvelle croyance, la lui refusa sous le prétexte qu’elle se créait des fantômes, et que son couvent ne courrait pas l’ombre d’un danger.

À l’heure où devait commencer la solennité, les nonnes se rendirent à la messe, tremblantes et saisies de crainte ; elles n’étaient protégées que par le sacristain septuagénaire, qui gardait les avenues de l’église avec quelques bedeaux armés.

Les nonnes de ce couvent étaient alors renommées pour le tacte, le sentiment et la précision avec lesquels elles jouaient de toutes sortes d’instrumens. L’abbesse avait ordonné que l’on jouât une messe très-remarquable d’un maître italien inconnu, qui avait produit une grande sensation toutes les fois qu’on l’avait exécutée dans quelque solennité. Mais par malheur, la sœur Antonie, qui devait diriger l’orchestre, tomba malade ; elle fit dire à l’abbesse qu’elle ignorait complètement ce qu’était devenue la messe italienne, et qu’il ne fallait point compter sur sa direction pour l’exécution de ce jour.

Cependant les sacriléges de tous les âges et de tous les états, s’étant réunis dans l’église, avaient déjà attaqué de la manière la plus grossière les bedeaux qui gardaient les avenues, et s’étaient permis les provocations les plus indécentes contre les sœurs qui allaient et venaient, tout occupées de leur sainte affaire. Le sacristain, témoin de toutes ces choses, entra dans la sacristie, et conjura à genoux l’abbesse d’ajourner la fête, et d’aller à la ville se mettre sous la protection du commandant.

Mais l’abbesse resta inébranlable, soutenant que la fête ordonnée pour la gloire de Dieu ne devait souffrir aucun délai ; elle lui rappela son devoir, qui était de maintenir l’ordre pendant la messe et la procession solennelle qui devait avoir lieu dans l’église ; puis elle ordonna aux nonnes de choisir un oratorio, quel qu’il fût, et de commencer aussitôt.

Les nonnes, tremblantes d’effroi, se placèrent à la galerie de l’orgue, et se mirent à accorder les basses, les violons et les hautbois, lorsque l’on vit tout-à-coup paraître sœur Antonie fraîche et bien portante, mais un peu pâle, tenant sous le bras la partition de l’ancienne messe italienne dont l’abbesse avait tant désiré l’exécution.

Elle ne répondit aux questions des nonnes, toutes surprises de la voir sitôt rétablie, qu’en leur imposant silence ; et distribuant les parties à celles qui se trouvaient auprès d’elle, elle s’assit à l’orgue, brûlante d’inspiration, pour diriger ce chef-d’œuvre musical.

Alors toutes les saintes filles sentirent leurs cœurs pleins d’une céleste consolation, et le saisissement même qu’elles éprouvaient transporta leurs âmes comme sur des ailes dans les régions célestes de l’harmonie.

L’oratorio fut conduit avec un talent admirable, et, pendant toute sa durée, le plus profond silence régna dans l’église : on eût dit que les assistans étaient morts.

Les frères sacriléges et leurs alliés ne touchèrent pas même à la poussière des murs du couvent, qui, à la fin de la guerre de trente ans, fut sécularisé en vertu d’un article de la paix de Westphalie.

Six ans après cet événement, qui était dès long-temps oublié, la mère des quatre jeunes gens quitta Hag, où elle vivait, pour venir à Aachen chercher quelques renseignemens sur ses fils.

Les dernières nouvelles qu’elle en avait eues étaient contenues dans une lettre écrite, le soir même avant la Fête-Dieu, par le prédicateur à son ami le maître d’école d’Antwerpen. Il y parlait avec beaucoup de gaîté et d’indifférence de l’entreprise formée contre le couvent de Sainte-Cécile ; la pauvre femme n’en savait pas davantage.

Après beaucoup de recherches inutiles, on se souvint enfin que, quelques années auparavant, et précisément à l’époque de la date de cette lettre, quatre jeunes étrangers, dont on ignorait le nom et la patrie, avaient été enfermés à la maison des fous établie dernièrement dans la ville par l’empereur, et que leur folie semblait avoir été causée par l’exaltation religieuse.

Tout cela ressemblait trop peu à ce que la pauvre mère connaissait de l’humeur de ses fils, pour qu’elle pût croire qu’ils fussent les individus dont on lui parlait, surtout lorsque le magistrat eut ajouté qu’ils étaient catholiques romains.

Cependant, après s’être fait décrire leurs personnes, elle se rendit tout inquiète à la maison des fous, et demanda aux directeurs de vouloir bien lui permettre de voir les quatre infortunés privés de raison qui étaient commis à leurs soins.

Mais qui pourrait décrire l’effroi dont elle fut saisie, lorsqu’approchant de la porte, elle reconnut ses quatre fils ?

Ils étaient vêtus de longs talares noirs et assis devant une table sur laquelle était un crucifix, appuyés sur leurs mains, dans l’attitude de la prière. Cette femme, perdant la force de se soutenir, se laissa tomber sur une chaise, en demandant aux directeurs ce que faisaient là ses fils. Ils lui répondirent qu’ils ne s’occupaient plus que de la gloire de Dieu et de leur Sauveur ; que depuis six ans qu’ils menaient cette vie spirituelle, ils dormaient peu, mangeaient rarement et ne parlaient jamais ; qu’ils ne se levaient de leurs siéges qu’à l’heure de minuit, et qu’alors ils entonnaient, avec des accens qui faisaient vibrer toutes les fenêtres de la maison, le Gloria in excelsis. Ils ajoutèrent que ces jeunes gens se portaient parfaitement bien de corps, et qu’ils avaient même une sorte de sérénité sérieuse et solennelle.

La pauvre mère, ne pouvant supporter la vue de ces infortunés, s’éloigna toute tremblante de cette maison. Elle se rendit le lendemain, pour consulter sur cette découverte, chez un M. Veit Gotthelf, célèbre marchand de draps de la ville d’Aachen, qui était nommé dans la lettre du prédicateur à son ami, comme un de ceux qui avaient pris le plus de part au projet contre le couvent de Sainte-Cécile.

Veit Gotthelf, qui depuis lors s’était marié, avait eu plusieurs enfans et avait succédé à son père dans son riche commerce, reçut l’étrangère avec bienveillance, et après lui avoir fait promettre de ne point le nommer dans les recherches qu’elle ferait sur cette aventure, il lui parla en ces termes :

« Je vous avoue que je m’unis, il y a six ans, avec vos fils, pour l’exécution du projet que la lettre indique. Après avoir tout préparé avec la plus grande adresse, la chose échoua sans que j’aie jamais pu comprendre pourquoi. Le ciel lui-même sembla avoir pris sous sa protection le couvent de ces saintes filles. Vos fils, après avoir commencé à troubler le service par des plaisanteries, n’attendaient plus, ainsi que les trois cents bandits, armés de haches et de bâtons, qui remplissaient l’église, que le signal du prédicateur, pour réduire tout en poudre, lorsque la musique, retentissant sous les voûtes de la cathédrale, vint jeter le trouble dans leurs cœurs. Ils ôtèrent leurs chapeaux avec respect, et de temps en temps on les voyait cacher leur visage dans leurs mains avec la plus grande émotion. Après une pause touchante, le prédicateur, se tournant vers nous, nous ordonna à tous, d’une voix de tonnerre, de nous découvrir la tête. Ce fut en vain que quelques-uns des nôtres lui chuchotèrent à l’oreille que c’était le moment de donner le signal de l’iconoclaste, le prédicateur, sans répondre, se jeta à genoux, et faisant sur sa poitrine le signe de la croix, il se mit, ainsi que ses frères, en se frappant le front avec ferveur contre terre, à réciter toute la série des prières qui, peu d’instans auparavant, avaient été l’objet de ses railleries.

» À ce spectacle, la troupe fanatique, se sentant privée de son chef, resta dans l’indécision et l’inaction, jusqu’à la fin du sublime oratorio ; puis, effrayée par les arrestations que le commandant avait fait exécuter de quelques-uns de ses membres, elle ne vit rien de mieux à faire que de s’éloigner aussitôt de la maison de Dieu.

» Le soir, après avoir demandé plusieurs fois vos fils à leur auberge, où ils n’étaient point rentrés, je retournai, plein d’inquiétude, avec quelques amis, à l’église, pour m’informer d’eux à la garde que l’on avait placée autour du cloître.

» Mais comment vous exprimer mon saisissement, lorsque je vis vos quatre fils, agenouillés devant l’autel, dans la même attitude que le matin, les mains jointes et le front dans la poussière, semblables à quatre figures de marbre ? En vain le sacristain, qui était entré avec nous, les pria de vouloir bien sortir de l’église, qui commençait à devenir sombre, et les tira par leurs manteaux ; plongés dans une sorte de rêverie, ils ne l’entendaient point, et ne se levèrent que lorsque deux valets vinrent les prendre par les bras et les conduisirent hors du portail.

» Ils nous suivirent à la ville en poussant de profonds soupirs, et en regardant sans cesse derrière eux la cathédrale, qui brillait éclairée par les derniers rayons du soleil.

» Pendant ce trajet nous leur demandâmes à plusieurs reprises ce qui les avait effrayés et ce qui pouvait avoir eu tant d’influence sur leurs cœurs ; mais pour toute réponse ils nous serraient la main affectueusement, et essuyaient les larmes qui coulaient de leurs yeux.

» Arrivés à leur hôtel, ils se construisirent une croix en bois de bouleau, et la placèrent sur un petit tas de linge entre deux chandelles sur la grande table qui était dans leur chambre, puis, sans prendre garde à la troupe de leurs amis qui les entouraient, ils s’assirent devant la table et se mirent à prier.

» À l’heure du souper, l’hôte les força à prendre place au joyeux banquet, qu’ils assaisonnèrent de larmes amères ; puis, minuit ayant sonné, vos fils se levèrent tout-à-coup de leurs siéges, et pendant que nous posions nos serviettes et que nous attendions dans l’inquiétude ce qu’ils allaient faire, ils entonnèrent avec les accens de voix les plus horribles le Gloria in excelsis. C’est ainsi que doivent hurler les loups et les léopards que la faim a rendus furieux.

» Les piliers de la maison en furent ébranlés, et les fenêtres, frappées de ces accens formidables, tremblaient et retentissaient comme si l’on eût jeté des poignées de sable contre leurs vitraux.

» À cette horrible musique nos cheveux se dressèrent sur nos têtes, et nous nous précipitâmes dans la rue, qui fut bientôt pleine de plus de cent personnes que ces hurlemens affreux avaient arrachées au sommeil.

» Le peuple, pénétrant dans l’hôtel, s’introduisit jusque dans la salle pour y chercher la source de ce bruit infernal qui semblait sortir des lèvres des damnés et s’élever du fond des enfers vers le Dieu du ciel. Enfin, au coup d’une heure, sans avoir pris garde à la colère de l’hôte ni aux cris de la foule qui les entourait, ils fermèrent la bouche et essuyèrent la sueur qui coulait à grosses gouttes de leur front ; puis, étendant leurs manteaux par terre, ils se couchèrent pour se reposer d’une si pénible tâche.

» L’hôte, qui voulait sauver ces malheureux, engagea le peuple à s’éloigner, en l’assurant que la nuit amènerait un heureux changement dans leur situation.

» Mais, hélas ! aux premiers chants du coq, les infortunés se levèrent pour recommencer devant leur croix la même vie de cloître.

» Ils ne voulurent accepter de l’hôte, dont le cœur était navré de douleur à leur aspect, ni représentations, ni secours ; ils lui demandèrent seulement de permettre que leurs amis les visitassent chaque matin, et ils ne voulurent rien recevoir de ceux-ci que du pain, de l’eau, et un peu de paille pour passer la nuit.

» Alors l’hôte se vit forcé d’instruire la police de tout cela, et de la prier de le débarrasser de ces quatre jeunes gens, qui, sans doute, avaient été saisis du malin esprit. Ils furent visités par un médecin, déclarés fous, et enfermés, sur l’ordre des magistrats, dans la maison que le dernier empereur a fondée dans les murs de notre ville pour le soulagement de cette sorte d’infortunés. »

C’est ainsi que parla Veit, le marchand de draps ; puis il dit encore plusieurs choses que nous nous dispensons de transcrire, les trouvant inutiles à la clarté de notre histoire.

Trois jours après, la pauvre femme, ayant été très-ébranlée de ce récit, désira aller voir les lieux où ses fils avaient été frappés par la colère céleste. Elle se rendit avec une amie dans les environs de l’église ; mais comme elle était en réparation et entourée de planches, elles ne purent en apercevoir que le dôme. Un grand nombre d’ouvriers chantaient gaîment en s’occupant à élever la tour d’un tiers de plus, et à garnir d’un cuivre brillant les toits et les créneaux, qui, jusque là, avaient été couverts d’ardoise.

Un sombre nuage, dont les bords étaient éclairés par le soleil couchant, après avoir promené le tonnerre sur la ville d’Aachen, vint jeter de faibles éclairs contre les sommités du dôme ; puis, se réduisant en vapeur, il s’enfuit à l’est en murmurant.

Pendant que les deux femmes considéraient ce double spectacle, une sœur sortit du couvent, et vint prier la Néerlandaise de vouloir bien se rendre à l’invitation de l’abbesse, qui désirait lui parler.

La bonne femme, quoique un peu embarrassée, ne laissa pas que de se rendre humblement à l’ordre qu’on lui communiquait, et pendant que, sur l’invitation de la nonne, son amie entrait dans une salle basse, on lui ouvrit l’escalier de la tour qui menait dans une belle galerie peinte. Elle y trouva l’abbesse, dont la tenue avait quelque chose de majestueux, assise sur une chaise à côté d’un pupitre où se trouvait une partition.

L’abbesse, après avoir ordonné à l’étrangère de s’asseoir, lui dit qu’elle avait été avertie de son arrivée à Aachen par le bourguemestre ; et après l’avoir questionnée sur l’état de ses fils avec beaucoup de bonté et d’intérêt, lui avoua le désir qu’elle avait de lire la lettre du prédicateur.

La bonne femme, qui possédait assez d’expérience pour comprendre quelles pourraient être les suites de cette démarche, hésita un instant ; puis, vaincue par l’aspect vénérable de l’abbesse qui inspirait la confiance, elle sortit la lettre de son sein, et la lui remit en couvrant ses mains de baisers.

Pendant que l’abbesse lisait, la bonne femme jeta un regard sur la partition, et se rappelant ce que lui avait dit le marchand de draps, elle pensa que ce pouvaient bien être là les notes merveilleuses qui avaient troublé l’esprit de ses enfans, elle demanda timidement à la sœur qui se tenait derrière sa chaise, si c’était l’oratorio qui avait été chanté le jour de la fête-dieu, six ans auparavant, dans la cathédrale. La sœur lui ayant répondu affirmativement, elle se leva très-effrayée, et se plaça devant le pupitre, agitée de divers sentimens confus. Elle examina ces signes enchantés qui semblaient être pleins d’un esprit mystérieux, et elle pensa tomber par terre lorsqu’elle y reconnut le Gloria in excelsis.

Il lui sembla que les sons formidables qui avaient frappé ses fils venaient résonner de la même manière dans toute sa tête ; et pleine d’humilité pour la volonté de Dieu, elle pressa contre ses lèvres la feuille sacrée.

L’abbesse, ayant achevé de lire la lettre, dit en joignant les mains :

« Dieu lui-même a protégé le cloître contre la fureur de vos fils égarés ; dans ce jour mémorable, le moyen qu’il a employé est miraculeux. Ce n’est point sœur Antonie qui dirigea l’orchestre sur la galerie de l’orgue ; pendant toute la cérémonie, elle resta couchée dans sa cellule, faible et impotente. L’archevêque de Tyr, à qui j’ai fait part de cet événement, a déclaré que sainte Cécile elle-même avait conduit l’oratorio ; et j’ai reçu du pape un bref qui le confirme. »

Puis, rendant la lettre à la bonne femme, elle l’assura qu’elle n’avait eu d’autre désir en la lui demandant que de connaître les détails de ce projet impie. Elle lui offrit de l’argent et les autres secours dont elle pouvait avoir besoin pour tenter la guérison de ses fils ; et, après avoir serré la main de l’étrangère, qui refusa ses offres en pleurant et en baisant ses genoux, elle la congédia.

Ici finit la légende. La femme, dont la présence était inutile à Aachen, retourna à Hag avec un petit capital que les magistrats lui accordèrent pour remplacer les secours que ses fils ne pouvaient plus lui donner.

Quelques années après, elle rentra dans le sein de l’Église romaine. Ses fils moururent, dans un âge avancé, d’une mort douce et heureuse, après avoir chanté encore une fois, selon leur habitude, le Gloria in excelsis.


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