Les Amours de Saint-Domingue

Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(p. 33-98).

CHAPITRE PREMIER.

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Dans la partie française de Saint-Domingue, aux environs du Port-au-Prince, un nègre terrible, nommé Congo-Hoango, se distingua par sa cruauté dans le massacre des blancs au commencement de ce siècle.

Il était originaire de la Côte-d’Or en Afrique. Ayant eu le bonheur dans sa jeunesse de sauver la vie à M. de Villeneuve, son maître, il en fut comblé de bienfaits. Il obtint, non-seulement sa liberté et la possession d’une maison et d’un champ, mais encore il fut placé, contre l’usage du pays, comme fermier des vastes plantations de son maître, qui lui donna pour compagne de ses travaux une mulâtre parente éloignée de sa défunte femme. Lorsque le nègre eut atteint sa soixantième année, il était en état de se livrer au repos le plus agréable, et M. de Villeneuve couronna tous ses bienfaits en lui assignant un legs par son testament.

Mais toutes ces marques de reconnaissance et tant de générosité ne purent préserver M. de Villeneuve et sa famille de la fureur de cet homme sanguinaire.

Congo-Hoango fut un des premiers à lever l’étendard de la révolte et à profiter de la démarche inconsidérée de la Convention pour s’armer contre les tyrans de sa race. Il fusilla son maître, mit le feu au pavillon où s’était réfugiée sa maîtresse avec ses enfans et ses amis, pilla et dévasta toute la plantation, et s’y établit avec les nègres de plusieurs établissemens voisins.

De là ils attaquaient les voyageurs qui traversaient le pays durant la nuit ; ils tombaient en plein jour sur les habitations voisines, et massacraient tous les blancs qui s’y rencontraient.

Dans sa soif ardente de vengeance, il forçait la vieille mulâtre Babeka et sa fille Toni, jeune métisse de quinze ans, à prendre part à cette horrible guerre. Elles devaient attirer dans la maison les fugitifs qui passaient sur la grande route pendant son absence et les retenir par toutes sortes d’artifices jusqu’à ce qu’il revînt leur donner la mort. La couleur presque blanche de Toni et sa beauté rendaient la chose plus facile. Il lui était ordonné de n’épargner aucune caresse pour séduire ces chiens blancs, comme les appelait Congo.

Tout le monde sait que dans l’année 1803, lorsque le général Dessalines marcha à la tête de 80,000 nègres contre le Port-au-Prince, tout ce qui portait couleur blanche se jeta dans cette place pour la défendre, car c’était le dernier siége de la puissance française dans l’île, et lorsqu’elle succomba tous les blancs qui s’y trouvaient furent perdus sans ressource.

Précisément à cette époque, pendant l’absence du vieux Hoango, qui était allé avec ses nègres porter au général Dessalines un convoi de poudre et de plomb, et au milieu des ténèbres d’une nuit orageuse, quelqu’un frappa à la porte de la maison.

La vieille Babeka, qui était déjà au lit, se leva, et ouvrant une fenêtre, elle demanda ce qu’on lui voulait.

« Au nom de la Vierge et de tous les saints, dit doucement l’inconnu en se plaçant sous la fenêtre, êtes-vous une négresse ? » et il étendit la main pour saisir celle de la vieille.

« Vous êtes sans doute un blanc ? répondit Babeka, puisque vous craignez moins les intempéries de cette nuit affreuse que le visage d’une négresse. Soyez tranquille, il n’y a ici que moi, vieille mulâtre, et ma fille, qui est métisse. » Là-dessus elle s’éloigna de la fenêtre comme pour descendre ouvrir la porte ; mais elle se glissa en tâtonnant jusqu’à une armoire où elle prit quelques vêtemens, puis elle se rendit à la chambre de sa fille :

« Toni, dit-elle en l’éveillant.

— Qu’y a-t-il, ma mère ?

— Vite, lève-toi et habille-toi ; voici des habits et du linge ; un blanc vient de se présenter à la porte, il demande à entrer.

— Un blanc ! répéta Toni ; est-il seul, et n’avons nous rien à craindre de sa part ?

— Non, rien répondit la vieille en allumant une bougie ; il est seul, et tremblant de crainte que nous ne tombions sur lui. »

En parlant ainsi, et pendant que Toni mettait sa robe et ses bas, elle alluma la lampe qui était suspendue dans un des angles de la chambre, puis elle noua les cheveux de la jeune fille selon la mode du pays, les couvrit d’un chapeau, et lui mettant la lampe entre les mains, elle lui ordonna d’aller ouvrir à l’étranger.

Pendant ce délai, un petit garçon nommé Nanky, enfant naturel de Congo, qui dormait avec son jeune frère dans une des écuries, fut éveillé par les aboiemens des chiens de basse cour ; et voyant un homme seul devant l’entrée de la maison, il se hâta de suivre l’ordre qui lui avait été donné pour de semblables cas, de courir fermer la porte de la cour.

L’étranger ne comprenant point ce que signifiait cette manœuvre, demanda au jeune garçon, qu’il reconnut avec effroi pour un nègre, qui était le propriétaire de cette plantation. Apprenant qu’elle était tombée, après la mort de M. de Villeneuve, en la possession du nègre Congo-Hoango, il se jeta sur l’enfant, et cherchait à lui arracher la clef pour se sauver, lorsque Toni sortit de la maison.

« Vite, dit-elle en le prenant par la main, vite entrez ; » et en parlant ainsi elle eut soin de tourner la lampe de manière que tous ses rayons vinssent frapper sur sa jolie figure.

« Qui es-tu ? s’écria l’étranger en résistant, tandis qu’il considérait avec une surprise extrême les traits agréables de la jeune fille ; qui est-ce qui demeure dans cette maison où tu prétends que je dois entrer ?

— Personne que ma mère et moi, je te le jure par la lumière du soleil.

— Comment personne ! répéta l’étranger en retirant sa main, et en faisant deux pas en arrière ; cet enfant ne m’a-t-il pas dit qu’il s’y trouvait un nègre nommé Hoango ?

— Je vous dis que non, répondit la jeune fille en frappant du pied avec impatience ; quoique la maison appartienne à un furieux de ce nom, vous n’avez rien à craindre, parce qu’il est absent dans ce moment, et à dix milles d’ici. »

Puis, entraînant l’étranger dans la maison, elle ordonna à Nanky de ne dire à personne qu’il était arrivé un blanc.

« Eh bien ! dit la vieille, qui avait tout entendu et avait reconnu, à la lumière de la lampe, que c’était un officier, que signifie le sabre que vous portez sous le bras, prêt à vous en saisir ? Nous vous accordons un asile au péril de notre vie, ajouta-t-elle en ôtant ses lunettes ; êtes-vous venu pour récompenser ce bienfait à la manière des vôtres, par la trahison ?

— Dieu m’en préserve ! dit l’étranger en saisissant la main de la vieille en la pressant sur son cœur ; vous voyez le plus infortuné des hommes, mais il n’est ni ingrat, ni méchant. »

En parlant ainsi, il jeta un regard timide au tour de la chambre, et remit son sabre dans le fourreau.

« Qui êtes-vous ? lui demanda la vieille en lui poussant une chaise avec le pied, après avoir ordonné à Toni d’aller à la cuisine préparer un repas pour leur hôte.

— Je suis un officier au service de la France, répondit celui-ci en s’asseyant auprès de la vieille ; mais je ne suis point Français. Mon nom est Gustave de Ried, et ma patrie est la Suisse. Hélas ! pourquoi l’ai-je quittée ! pourquoi suis-je venu dans ce pays maudit !

» Je viens du fort Dauphin, où tous les blancs, comme vous savez, ont été égorgés. Mon but est d’atteindre le Port-au-Prince avant que le général Dessalines ait réussi à s’en rendre maître.

— Vous venez du fort Dauphin ! s’écria la vieille, et vous avez pu, malgré la couleur de votre visage, accomplir ce trajet sans recevoir la mort ?

— Dieu et tous les saints m’ont protégé, reprit l’étranger ; et je ne suis pas le seul, bonne femme, car je suis parti avec mon oncle, un digne vieillard, sa femme, ses cinq enfans et plusieurs domestiques.

— Eh mon Dieu ! s’écria la vieille en secouant la tête en signe de compassion, où est donc votre compagnie ?

— Je puis me confier à vous, dit l’étranger après un instant de réflexion ; sur votre visage brille un rayon de la couleur du mien. Ma famille est restée à un mille d’ici auprès de Mowenweiher, dans le bois qui longe la montagne. La faim et la soif nous forcèrent avant-hier à chercher cet abri ; en vain nous envoyâmes nos domestiques demander du pain et du vin chez les habitans des environs ; la crainte d’être pris et tués les empêcha de faire la tentative que je risque aujourd’hui au péril de ma vie. Le ciel, si je ne me trompe, continua-t-il en prenant la main de la vieille, le ciel m’a conduit chez des créatures compatissantes, qui ne partagent pas la fureur sanguinaire de tous les habitans de cette île. Ayez la complaisance de me donner quelques provisions, qui vous seront richement payées. Nous n’avons plus que cinq jours de marche jusqu’au Port-au-Prince ; si vous nous procurez le moyen de l’atteindre, nous vous regarderons toujours comme notre libératrice.

— Oui, cette fureur sanguinaire, répéta la vieille avec hypocrisie ; n’est-ce pas comme si les membres d’un même corps se livraient bataille parce qu’ils n’ont pas tous la même forme ? Est-ce ma faute si je suis née à Cuba, d’un père originaire de Sant-Iago, et si un rayon de lumière paraît sur ma figure, et que peut ma fille, qui est née en Europe, si tout son visage en porte l’empreinte ?

— Quoi ! s’écria l’étranger, vous, dont les traits sont africains, vous seriez, ainsi que la jolie métisse qui m’a introduit ici, dans la même position que nous autres Européens ?

— Par le ciel ! répondit la vieille en prenant une prise de tabac, croyez-vous que la petite propriété que nous avons gagnée à la sueur de notre front après des années de douleur et de travail, n’ait pas tenté la cupidité de cette race infernale ? Si nous n’avions employé la ruse et l’artifice que la défense met entre les mains du faible ; si nous n’avions su profiter de l’ombre de parenté que semble annoncer la couleur de notre visage, nous fussions devenues leurs victimes !

— Est-il possible ! s’écria l’étranger, et qui vous poursuit dans cette île ?

— Le possesseur de cette maison, le nègre Congo-Hoango. Depuis la mort de M. de Villeneuve, qui tomba sous ses coups dès le commencement du massacre, nous, ses parentes et ses compagnes, nous sommes sous sa domination. Chaque morceau de pain, que nous accordons par humanité aux blancs fugitifs qui s’arrêtent quelquefois ici, nous est payé par des reproches et de mauvais traitemens. Son seul désir est d’attirer sur nous, demi-blanches, la fureur des noirs, afin de se débarrasser de nous et de s’emparer de notre petite fortune.

— Malheureuses ! s’écria l’étranger ; combien vous êtes dignes de pitié ! et où se trouve en ce moment le brigand ?

— À l’armée du général Dessalines. Nous l’attendons dans dix ou douze jours ; s’il apprenait à son retour que nous avons donné l’hospitalité à un blanc, nous serions les enfans de la mort.

— Le ciel, qui voit avec plaisir l’humanité de ses créatures, vous protégera dans ce que vous faites pour un infortuné, bonne femme ; et puisque vous avez déjà enfreint les ordres du nègre en me recevant ici, vous voudrez bien accorder un asile pour un ou deux jours à mon oncle et à sa famille.

— Jeune homme, dit la vieille avec effroi, que désirez-vous ? ne voyez-vous pas qu’il serait impossible de loger ici un si grand nombre de personnes sans être découvert et trahi par les habitans du voisinage.

— Mais, reprit l’étranger d’un ton suppliant, si je retournais aussitôt à Mowenweiher, et que j’amenasse mes parens avant le point du jour ; ensuite l’on fermerait soigneusement les portes et les fenêtres, et personne ne se douterait de notre séjour ici. »

Après avoir réfléchi quelques instans, la vieille le détourna du projet de retourner à Mowenweiher, en l’assurant qu’à son retour il serait immanquablement battu par les Noirs armés qui infestaient la grande route dès l’aurore.

« Eh bien ! dit l’étranger, contentons-nous pour le moment d’envoyer quelques vivres à ces malheureux, et j’irai les chercher seulement la nuit prochaine. Voulez-vous, bonne mère ?

— J’y consens, dit la vieille, tandis que le jeune officier couvrait de baisers ses mains ridées ; pour l’amour des Européens, pour l’amour du père de ma fille, je ferai cela en votre faveur. Écrivez demain matin à vos parens de venir vous rejoindre ici ; le jeune homme que vous avez vu dans la cour portera votre lettre, et leur servira de guide s’ils acceptent votre invitation. »

Cependant Toni était revenue de la cuisine avec un souper pour l’étranger ; elle demanda à sa mère, d’un air malin, si le jeune officier était guéri de son effroi, s’il était enfin persuadé que le nègre Hoango était absent, et qu’il n’avait à craindre, ni le poison, ni le poignard.

« Mon enfant, dit la mère en soupirant, le brûlé sent le feu, comme dit le proverbe ; ce monsieur eût agi follement s’il était entré dans la maison sans s’être préalablement informé de la couleur de ses habitans.

— Oh ! dit la jeune fille, j’ai tenu la lampe de manière qu’elle éclairait tout mon visage ; mais il a l’imagination si pleine de Maures et de Nègres, qu’il eût pris de même pour une Africaine la plus jolie dame de Marseille ou de Paris. »

L’étranger passant son bras autour de la taille de Toni, lui dit avec douceur que l’ombre de son chapeau l’avait empêché de voir la couleur de sa peau. « Si j’avais pu te voir comme à présent, ajouta-t-il en la pressant fortement contre son sein, j’aurais voulu, si ton âme avait été celle d’une Négresse, recevoir de toi la coupe empoisonnée. »

La vieille, qui avait rougi à ces mots, le pria de s’asseoir, et Toni, se plaçant à table près de lui, resta les bras pendans à le regarder manger.

L’étranger lui ayant demandé quels étaient son âge et sa ville natale, la vieille répondit qu’elle lui avait donné le jour à Paris il y avait quinze ans, pendant un voyage qu’elle avait fait en Europe avec madame de Villeneuve. Elle ajouta que le nègre qu’elle avait épousée depuis avait voulu que Toni portât le nom de son père, qui était un riche marchand de Marseille nommé Bertrand.

« L’avez-vous connu en France ? demanda Toni à l’officier.

— Non, répondit-il ; j’ai passé peu de jours à Marseille avant mon départ pour les Indes, et je n’ai connu personne de ce nom.

— D’après les nouvelles que j’ai eues dernièrement, dit Babeka, il paraît que son ambition et son esprit inquiet ne lui ont pas permis de se plaire long-temps à son commerce ; il s’est mêlé des affaires de la révolution, et il est parti, dans l’année 1795, avec une ambassade française pour la cour du grand sultan, d’où il n’est jamais revenu. »

L’étranger, prenant la main de Toni, lui dit que sa naissance était noble et riche, et qu’elle pouvait espérer de se trouver un jour sous la protection de son père, et dans une position plus heureuse.

« C’est impossible, reprit la vieille avec un soupir. M. Bertrand refusa, lors de ma grossesse, de se reconnaître père de cet enfant. Je n’ai point oublié le serment qu’il eut l’audace de prononcer devant les juges en ma présence ; une fièvre bilieuse en fut pour moi la suite, et, bientôt après, une soixantaine de coups de fouet que me fit donner M. de Villeneuve, et dont j’ai conservé une éthisie pour le reste de mes jours. »

Toni, la tête appuyée sur sa main d’un air pensif, demanda à l’étranger qui il était, d’où il venait et où il allait.

Celui-ci, après un instant d’embarras causé par l’amertume que la vieille avait mis à son récit, lui répéta ce qu’il avait déjà dit à Babeka. Ensuite il raconta plusieurs événemens de l’assaut du fort Dauphin ; comment, à l’heure de minuit, à un signal convenu, les Nègres avaient commencé à massacrer les blancs, après avoir mis le feu à tous les vaisseaux qui se trouvaient dans le port, afin d’ôter à leurs victimes le moyen de fuir en Europe ; comment sa famille avait à peine eu le temps de se sauver hors de la ville avec ses effets les plus précieux, et de se mettre en route pour le Port-au-Prince.

« J’ai vu des actes inouis de la cruauté des Nègres, ajouta-t-il, et, entre autres, l’horrible vengeance d’une jeune esclave. Lorsque le soulèvement a commencé, elle souffrait de la fièvre jaune qui, pour surcroît d’infortune, régnait au fort Dauphin. Elle avait servi trois ans auparavant un colon de la race blanche, qui, voyant qu’elle ne voulait pas se soumettre à ses ordres, la maltraita durement et la vendit à un créole. Ayant appris, le jour du massacre général, que son ancien maître s’était réfugié dans une écurie voisine de sa demeure, elle envoya son frère l’inviter à passer la nuit avec elle. Le malheureux blanc, qui ne savait point qu’elle fut attaquée de la contagion, et plein de reconnaissance de ce qu’elle voulait sans doute le sauver, se rendit auprès d’elle et se précipita dans ses bras. Elle lui prodigua les plus tendres caresses ; puis, se levant tout-à-coup avec l’expression d’une colère concentrée, elle le chassa de chez elle en lui disant : « C’est une pestiférée qui porte déjà la mort dans son sein, que tu viens de presser sur ton cœur ; va, et donne la fièvre jaune à tous ceux qui te ressemblent ! »

La vieille exprima l’horreur que lui inspirait ce récit par de fréquentes exclamations ; et l’officier ayant demandé à Toni si elle serait capable d’une pareille action, la jeune fille répondit avec trouble et en baissant les yeux, qu’elle ne le croyait pas.

« Quelle qu’ait été la conduite des blancs envers leurs esclaves, continua l’étranger, il me semble impossible qu’elle puisse avoir mérité une trahison si lâche et si barbare. Certainement le Dieu juste doit se déclarer pour nous dans cette guerre. » Après avoir prononcé ces mots avec exaltation, il se leva, s’approcha de la fenêtre, et considéra le ciel couvert de nuages épais flottans sur la lune et les étoiles ; puis, ayant surpris des signes d’intelligence entre la mère et la fille, il se sentit saisi d’un frisson, et revenant près d’elles, il leur demanda de lui montrer la chambre où il devait passer la nuit.

La mère prit une lumière, et conduisit l’officier dans la chambre qui lui était destinée. Après avoir ordonné à Toni de rester auprès de lui pour lui préparer un bain, elle lui souhaita une bonne nuit, et sortit.

L’étranger plaça son sabre dans un coin de la chambre, et posa sur la table les deux pistolets qu’il portait à la ceinture. Tandis que Toni mettait du linge blanc au lit, il regarda tout autour de lui, et jugeant au luxe et au bon goût qui régnaient dans cet appartement qu’il avait dû appartenir au maître de la plantation, son cœur se remplit d’une horrible crainte ; il eût préféré cent fois être encore avec sa famille au milieu des bois, exposé à la soif et à la faim.

Cependant la jeune fille avait apporté un baquet d’eau chaude embaumée de fleurs odorantes. L’officier s’assit, et tandis que Toni, accroupie devant lui, s’occupait à le déchausser, il admirait la beauté de sa taille svelte, ses cheveux noirs tombant en boucles épaisses jusque sur ses épaules, et l’expression de la grâce la plus parfaite qui se jouait sur ses lèvres, sur ses joues et sur ses longues paupières baissées. Il aurait juré, malgré la couleur brune de sa peau, qu’il n’avait vu de sa vie une plus belle créature.

Il se souvint d’une ressemblance éloignée, il ne savait pas bien avec qui, dont il avait déjà été frappé en entrant dans la maison. Au moment où la jeune fille se relevait, il saisit sa main, et voulant éprouver son cœur, il lui demanda, en la serrant sur son sein, si elle avait un époux.

« Non, » murmura Toni, tandis que ses grands yeux noirs se baissaient avec la plus aimable modestie ; puis elle ajouta, sans s’éloigner de l’étranger, que le jeune Konolly, un Nègre du voisinage, avait demandé sa main trois mois auparavant ; mais qu’on la lui avait refusée parce qu’elle était encore trop jeune.

« Mais, dit l’étranger, ne sais-tu pas le proverbe qui dit qu’une jeune fille de quatorze ans et sept semaines est en âge de se marier ? Quel âge as-tu, Toni ?

— Quinze ans.

— Eh bien ! reprit l’étranger, peut-être manquait-il de fortune pour te faire vivre comme tu l’aurais désiré ?

— Oh non ! dit Toni sans lever les yeux sur lui, et en jouant avec une petite croix d’or qu’il portait sur son cœur ; au contraire, Konolly est devenu très-riche par la dernière révolution. Son père est maintenant possesseur de toutes les plantations de ses anciens maîtres.

— Pourquoi donc l’as-tu refusé, demanda l’étranger en soulevant les boucles épaisses qui couvraient le front de la jeune fille ; est-ce qu’il ne te plaisait pas ? »

Ici elle secoua la tête en souriant, et l’étranger lui ayant demandé tout bas si c’était peut-être qu’un blanc pouvait seul mériter son amour, elle se jeta contre son sein pour cacher la rougeur de son visage.

L’étranger, séduit par tant de naïveté et de grâce, la nomma sa chère petite, et il sentit toutes ses craintes s’évanouir. Il était impossible qu’une si belle enveloppe cachât une âme capable de trahison. Les pensées qui l’avaient rendu inquiet s’enfuirent comme une troupe d’oiseaux effrayés ; il se reprocha même d’avoir pu soupçonner son cœur un seul instant, et, en signe de réconciliation, il posa un baiser sur le front de cette créature pleine de charmes.

La jeune fille, croyant entendre quelqu’un, se leva et s’approcha de la porte, puis, voyant qu’elle s’était trompée, elle revint avec gaîté vers l’officier, qui la considérait avec la plus grande attention. Il avait appuyé son front sur sa main d’un air pensif, et il dit en étouffant un soupir :

« Toni, tu me rappelles une personne que j’ai beaucoup aimée. »

Voyant qu’il avait perdu toute sa sérénité, Toni lui prit la main avec affection, et lui demanda quelle était cette amie.

« Son nom était Marianne Congrève, et sa patrie Strasbourg. Je fis sa connaissance dans cette ville, où son père était marchand, peu de temps avant la révolution, et je fus assez heureux pour obtenir sa main. C’était la meilleure créature du monde, et les tristes circonstances dans lesquelles je l’ai perdue se représentent si vivement à mon souvenir, lorsque je te regarde, que je puis à peine retenir mes larmes.

— Quoi, dit Toni en le pressant tendrement dans ses bras, elle ne vit plus.

— Elle est morte, reprit l’étranger, et c’est alors que j’ai appris à connaître toute la force et la beauté de son âme. Dieu sait, continua-t-il avec amertume en posant sa tête sur l’épaule de Toni, que je poussai l’étourderie jusqu’à me permettre, dans un lieu public, des observations sur le détestable tribunal révolutionnaire ; on me dénonça, on me poursuivit. Ne pouvant me trouver, parce que j’avais eu le bonheur de me cacher dans les faubourgs, mes persécuteurs, qui avaient soif de sang, se rendirent à la maison de Marianne, et sur son attestation pleine de vérité qu’elle ne savait où j’étais, on l’entraîna à ma place sur le lieu de l’exécution. À peine cette nouvelle me fut-elle parvenue que je courus à la ville, et fendant la presse je m’écriai : « Me voici, hommes inhumains, c’est moi qui dois être votre victime !…

» Marianne, qui était déjà sur l’échafaud, répondit aux juges auxquels j’étais malheureusement étranger : « Je ne connais pas cet homme. » Alors aux fanfares des trompettes et aux roulemens des tambours, le fer tomba et sa tête charmante roula sur la terre. Je ne sais ce que je devins. Quelque temps après, en revenant à moi, je me trouvai dans une maison étrangère. Ma tête était troublée, et bientôt je quittai le pays. »

À ces mots, l’étranger cédant à l’émotion qui agitait son cœur, se leva et se retira vers la fenêtre en cachant son visage dans son mouchoir.

Toni, qui se sentait remplie pour la première fois d’un sentiment humain, le suivit, et obéissant à la force de la sympathie, elle se jeta à son cou et mêla ses larmes aux siennes. Leurs âmes s’entendirent, et l’amour le plus vif enivra leurs cœurs.


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CHAPITRE II.

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Vers le matin, l’étranger sachant qu’il était sauvé, et qu’il y avait plus à craindre dans cette maison pour la jeune fille que pour lui-même, la supplia de retourner dans sa chambre avant que sa mère s’aperçût de son absence. Il mit à son cou la croix d’or qu’il avait reçue de Marianne, et la nomma sa fiancée.

Mais Toni, sans lui répondre, fondait en larmes et restait assise sur le lit, cachant son visage dans les coussins. En vain il la nomma son épouse chérie, et lui promit de la demander le lendemain à sa mère. En vain il lui dépeignit la petite propriété libre et indépendante qu’il possédait au bord de l’Aar, la demeure simple et commode qui serait désormais la sienne, ses vignes, ses champs et son vieux et respectable père, qui la recevrait avec amour et reconnaissance comme la libératrice de son fils.

Voyant qu’elle restait immobile et que ses sanglots augmentaient toujours, il la prit entre ses bras et la porta dans sa chambre, puis, après lui avoir juré que son amour pour elle ne finirait jamais, et lui avoir prodigué mille tendres caresses il regagna son appartement.

Dès que le jour eut paru, la vieille Babeka se rendit auprès de sa fille, et lui dit le plan qu’elle avait formé pour la perte de l’étranger et de sa famille.

Le nègre Hoango devait revenir au bout de deux jours, pendant lesquels il s’agissait de retenir le jeune Gustave de Ried et d’empêcher ses parens de venir, sous prétexte que la route était infestée des troupes du général Dessalines. « Nous leur enverrons des vivres, ajouta-t-elle, afin qu’ils ne s’éloignent pas, et au retour de Congo, ils seront pris et pillés. » Elle observa que la réussite de ce projet était d’une grande importance, cette famille emportant probablement avec elle de grandes richesses, et elle encouragea sa fille à l’aider de toutes ses forces dans la conduite de cette entreprise.

Toni, à demi levée sur son lit, s’écria en rougissant d’indignation qu’il serait trop lâche et cruel de violer ainsi l’hospitalité accordée à un malheureux qu’elles avaient attiré dans la maison.

Elle prétendit que sa tête était sacrée, et que si sa mère ne voulait renoncer à ses affreux projets, elle allait de ce pas informer l’étranger du danger qui le menaçait.

« Toni ! » dit la vieille en regardant fixement sa fille, et la surprise l’empêcha de continuer.

« Ah ! reprit celle-ci en baissant la voix, que nous a fait ce jeune homme pour que nous le trahissions indignement ? Il n’est pas même Français, et tout annonce en lui qu’il est rempli d’humanité et de noblesse ; certainement il n’a jamais été coupable d’aucune cruauté à l’égard des Noirs ses esclaves.

La vieille, hors d’elle-même, des nouveaux sentimens de sa fille, lui demanda avec des lèvres tremblantes ce que leur avait fait le jeune Portugais assommé peu de jours avant à coup de massue devant la porte-cochère, et les deux Hollandais fusillés par les Nègres, et tous les Français qui avaient trouvé la mort dans leur maison.

« Par la lumière du soleil, s’écria Toni, vous avez raison de me rappeler toutes les horreurs auxquelles j’ai dû prendre part ; mon âme en est maintenant révoltée, et pour obtenir du Ciel le pardon de tout ce qui s’est passé ici jusqu’à ce jour, je vous déclare que j’aimerais mieux souffrir dix fois la mort que de permettre qu’il fût touché à l’un des cheveux de ce jeune Suisse.

— Eh bien ! dit la vieille avec l’expression de la plus profonde hypocrisie, l’étranger partira ; mais au retour de Congo-Hoango tu auras à répondre de ta sotte pitié. »

À ces mots elle quitta la chambre, et Toni, loin d’être rassurée par cette apparence de soumission, se hâta de la suivre, dans la crainte qu’elle n’envoya sommer les Nègres des environs de se jeter sur l’étranger et sur ses parens. Elle la rejoignit dans la chambre à manger, où elle était occupée à préparer le déjeûner. Se précipitant à ses genoux, elle la supplia de lui pardonner les folles instances qu’elle s’était permises en faveur de l’étranger ; elle se disculpa en l’assurant qu’elle était à demi éveillée et troublée par un songe trompeur ; que maintenant qu’elle avait repris ses esprits, elle désirait autant qu’elle-même la juste vengeance que Congo saurait exercer contre cet ennemi de sa race.

Après un instant de silence, la vieille s’écria : « Par le ciel ! cette explication lui sauve la vie pour aujourd’hui. La nourriture que tu allais lui porter est empoisonnée ; » et se levant, elle jeta par la fenêtre une tasse de lait qu’elle avait posée sur la table.

Ensuite elle releva la jeune fille, qui était restée à genoux comme pétrifiée par l’horreur que lui inspirait sa mère, et lui demanda ce qui avait pu troubler ainsi son esprit pendant la nuit. Mais Toni avait le cœur trop plein pour parler ; elle était encore dans un état d’anéantissement, les yeux baissés et la tête penchée, lorsque l’étranger entra et les salua amicalement. Il remit à la vieille le billet qu’il venait d’écrire à son oncle, et la pria de le lui faire parvenir comme elle le lui avait promis.

« Monsieur, dit Babeka en le posant sur le buffet, nous devons vous prier de vous tenir caché dans votre chambre, la route est pleine de Nègres de l’armée du général Dessalines, et cette maison, ouverte à tout venant, ne vous offre aucune sûreté si vous n’avez soin de tenir vos fenêtres et votre porte exactement fermées.

— Comment ! dit l’étranger, le général Dessalines !…

— Ne me demandez rien ici, » interrompit la vieille en le poussant hors de la chambre. Puis, ayant appelé Nanky, elle lui ordonna de la suivre dans la chambre de l’étranger avec un panier de vivres qui était sur la table. Toni marcha lentement derrière elle.

« Oui, dit la vieille, après avoir fermé la porte, les feux du général Dessalines ont été vus cette nuit à l’horizon, et tous les environs sont remplis de nègres armés. » S’apercevant qu’elle avait jeté l’étranger dans un tourbillon de craintes et d’inquiétudes, elle lui promit de faire tout au monde pour le sauver ; et se tournant vers Nanky, elle lui dit de porter le panier de vivres dans le bois de Mowenweiher, qu’il connaissait bien ; de le remettre aux blancs qu’il y trouverait, et de leur dire que l’officier, M. Gustave de Ried, se trouvait chez des amis de sa race, qui avaient eux-mêmes tout à craindre de la part des nègres, mais qui étaient disposés à tenter tous les moyens de leur sauver la vie.

L’étranger, ayant donné à l’enfant une bague qu’il portait au doigt, le chargea de la remettre au chef de la famille, M. Strœmli, pour lui prouver la vérité de son message.

Tandis que la vieille accompagnait l’enfant, l’étranger, passant un bras autour de la taille de Toni, lui demanda tout bas si ce n’était pas le moment de faire part à Babekan de ses intentions sur elle.

« Non, lui répondit Toni en se dégageant ; si vous m’aimez, ne lui en dites pas un mot. »

La vieille étant rentrée, Toni s’échappa de la chambre, courut au buffet prendre la lettre de l’étranger, et marcha sur les traces de Nanky, décidée à s’exposer à la mort, s’il le fallait, pour sauver son ami ; car le jeune officier suisse n’était plus pour elle un hôte ordinaire, c’était son fiancé, l’objet de tout son amour.

« Nanky, dit-elle au jeune bâtard, ma mère a changé son plan à l’égard de la famille Strœmli. Prends cette lettre, elle est adressée au chef de la famille, et contient l’invitation de venir chercher un abri pour quelques jours dans notre habitation. Sois prudent, et fais tout ton possible pour que la chose réussisse. Congo Hoango te récompensera à son retour.

— Bon, bon, ma cousine, répondit le jeune nègre ; et dois-je servir de guide à la compagnie ?

— Cela va sans dire, puisqu’ils ne connaissent pas le pays. Il se peut que, vu les troupes qui infestent la route, tu ne puisses te mettre en route avec les étrangers qu’à minuit, et alors tu ne seras de retour qu’au premier rayon de l’aurore. Peut-on se fier à toi ?

— Reposez-vous sur Nanky, répondit l’enfant ; je sais pourquoi vous attirez les blancs fugitifs, et le nègre Hoango sera content de moi. »


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CHAPITRE III.

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Lorsque Toni se retrouva avec sa mère dans la chambre à manger, le premier soin de cette dernière fut de chercher la lettre de l’officier. Posant sa main sur son front, comme si elle cherchait à se rappeler quelque chose, elle demanda à Toni si elle savait où était cette lettre.

« L’étranger l’a déchirée en notre présence dans sa chambre, dit la jeune fille d’un ton décidé.

— Il me semble, dit Babekan en regardant fixement sa fille, que je l’ai reçue des mains de l’officier et posée sur le buffet. » Mais comme elle était fort sujette à des manques de mémoire, elle n’insista pas davantage. Cependant elle ne cacha point tout le mécontentement que lui causait cette perte ; car elle pensait que cette pièce eût été d’une grande utilité au nègre Hoango pour attirer dans leur maison la famille Strœmli. À dîner et le soir elle entreprit plusieurs fois d’apprendre du jeune Suisse le sort de la lettre ; mais Toni fut assez adroite pour détourner chaque fois la conversation, de manière que la vieille ne put obtenir aucun éclaircissement à cet égard.

Lorsque la nuit fut venue, Babekan ferma la porte de l’étranger, et, après avoir concerté l’artifice par lequel elle pourrait le lendemain se rendre maîtresse d’une lettre semblable à celle qui s’était perdue, elle se mit au lit et ordonna à Toni d’en faire autant.

Celle-ci, qui attendait ce moment avec la plus vive impatience, se retira dans sa chambre, et, se prosternant devant l’image de la Vierge, elle la pria de lui donner le courage et les moyens de sauver le jeune homme du piége où elle l’avait elle-même attiré dans un but cruel et barbare. Elle pria son Dieu avec la plus ardente ferveur de vouloir bien lui pardonner ses crimes passés, en considération de la démarche dangereuse qu’elle allait faire pour tenter de sauver l’étranger, avec lequel elle partirait pour l’Europe si elle réussissait.

Singulièrement fortifiée par cette prière, elle saisit le paquet de clefs qui ouvraient toutes les portes de la maison, et s’achemina lentement et sans lumière jusqu’à la chambre de l’étranger.

Elle ouvrit doucement la porte et s’approcha du lit où il reposait. La lune éclairait son visage frais et brillant de jeunesse, et le vent de la nuit, pénétrant par les fenêtres ouvertes, se jouait sur son front dans les boucles de ses cheveux. Se baissant tendrement sur lui, Toni l’appela en respirant sa douce haleine ; mais il dormait profondément, un songe agréable semblait l’occuper, et le nom de la jeune fille sortit deux fois de ses lèvres brûlantes. N’ayant pas le courage de l’arracher à de douces illusions, et dans la pensée qu’il ne tarderait pas à s’éveiller lui-même, elle s’agenouilla devant son lit et couvrit ses mains d’ardens baisers.

Mais qui pourrait peindre l’effroi qui s’empara de son âme peu d’instans après, lorsqu’elle entendit dans la cour un bruit d’armes et de chevaux, et qu’elle reconnut distinctement la voix de Congo Hoango !

La vieille Babekan était déjà descendue ; elle instruisait le nègre de tout ce qui s’était passé pendant son absence, lui indiqua la chambre de l’étranger, et ajouta que Toni, qu’elle soupçonnait fortement de perfidie, y était sans doute occupée à préparer sa fuite.

Le nègre, qui avait plus d’une fois éprouvé la fidélité de la jeune fille, répondit que c’était impossible, et criant avec colère : « Colly, Omra, prenez vos fusils ; » il monta l’escalier avec ses nègres.

Toni, qui avait tout entendu, resta quelques instans comme frappée de la foudre, puis elle pensa à éveiller l’étranger ; mais réfléchissant que la fuite était impossible, et qu’il périrait immanquablement en voulant se défendre seul contre les nègres, elle chercha ce qu’elle pourrait faire pour ne point paraître perfide aux yeux de Congo. Dans cette angoisse inexprimable, une corde suspendue à la muraille s’offrit à ses regards ; elle s’en saisit, en lia les pieds et les mains de l’officier, sans faire attention qu’il s’agitait et se débattait ; elle le fixa fortement au lit, et, posant un baiser sur les lèvres de son amant, elle courut au-devant du nègre Hoango.

Celui-ci, qui n’avait point voulu ajouter foi aux insinuations de la vieille contre Toni, resta stupéfait à sa vue, et s’arrêtant, il dit d’une voix terrible : « Infidèle ! »

Babekan, voyant la porte de l’étranger ouverte, dit que la perfide l’avait sauvé, et qu’il fallait courir dans toutes les avenues de la plantation pour arrêter sa fuite.

« Qu’y a-t-il ? demanda Toni à la vieille avec l’expression de la plus grande surprise.

— Ce qu’il y a ? répondit Congo en la saisissant par les cheveux et l’entraînant dans la chambre.

— Êtes-vous fou ? interrompit Toni en regardant le nègre d’un air suppliant ; l’étranger est dans son lit, où je l’ai fortement lié, et par le ciel ce n’est pas la plus mauvaise des actions de ma vie. »

À ces mots elle se dégagea des mains du nègre, et s’assit sur une chaise en feignant de pleurer.

« Par quel mensonge m’as tu séduit, » s’écria le nègre en se tournant vers la vieille ; puis il s’approcha du lit, et demanda au jeune Suisse qui il était et où il allait ; mais celui-ci, tout en cherchant à se dégager de ses liens, ne répondit que par ces mots prononcés d’une voix plaintive : « Ô Toni, Toni ! »

Babekan, prenant la parole, fit au nègre tout le récit qui lui avait été fait la veille par l’étranger.

« Chère enfant, dit Hoango à Toni qui restait assise dans l’attitude du plus profond chagrin, me pardonneras-tu mon indigne soupçon ?

— Mais pourquoi avoir lié l’étranger, dit la vieille, puisqu’il ne savait rien du danger qui le menaçait ?

— Pourquoi ? s’écria Toni, pleurant véritablement de rage et de désespoir ; parce que tu n’as ni yeux, ni oreilles ; parce qu’il savait parfaitement tout ce qu’il avait à redouter ici, et qu’il m’avait demandé de lui procurer les moyens de fuir, ce qu’il aurait fait au point du jour si je ne l’avais lié. »

Le nègre, caressant et consolant la jeune fille, ordonna à Babekan de se taire, puis, faisant avancer deux tireurs, il ordonna que la loi contre les blancs fût aussitôt accomplie.

Mais Babekan, le tirant à part, le pria de l’écouter pour l’amour du ciel, et lui fit comprendre que l’étranger leur serait d’un grand secours pour attirer toute la famille Strœmli dans l’habitation. Le nègre, approuvant ses motifs, se contenta de faire resserrer les liens de l’étranger, et de laisser auprès de lui deux de ses gens armés. Peu à peu chacun se retira pour goûter le repos.


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CHAPITRE IV.

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Cependant Toni, qui s’était mise au lit pour mieux tromper le nègre, se releva dès que le silence régna de nouveau dans l’habitation, et, sortant par une porte secrète, elle prit la route par laquelle devait arriver la famille Strœmli. Son cœur était suffoqué par le plus amer désespoir. Les regards pleins de mépris que lui avait jetés son amant avaient pénétré comme des lames tranchantes dans le fond de son âme. Il se mêlait à son amour un sentiment profond de tristesse et d’amertume, et elle ne désirait plus que de mourir en faisant un dernier effort pour le sauver.

Après avoir attendu quelques instans cachée derrière un pin, elle entendit la voix de Nanky, et elle aperçut, à l’aide du premier rayon de l’aurore, la petite troupe qui s’avançait sous les arbres de la forêt. Elle était composée de M. Strœmli, de sa femme et de ses cinq fils, dont les aînés, Aldebert et Gottfried, n’étaient âgés que de dix-sept et dix-huit ans, de trois domestiques et de deux servantes avec un nourrisson.

Toni, s’approchant doucement, fut aussitôt reconnue de Nanky, qui la conduisit vers le chef. « Noble monsieur, dit-elle en interrompant ses salutations, le nègre Hoango est revenu inopinément avec sa troupe. Vous ne pouvez approcher de l’habitation sans le plus grand danger ; votre neveu, qui s’y trouve prisonnier, est perdu si vous ne vous armez aussitôt pour venir le délivrer.

— Dieu du ciel ! » s’écria avec effroi chaque membre de la famille ; et madame Strœmli, déjà affaiblie par la fatigue et la souffrance, tomba sans connaissance dans les bras de ses femmes.

Toni, prenant à part M. Strœmli et les hommes de sa suite, leur raconta, en versant des larmes de honte et de repentir, tout ce qui s’était passé entre elle et l’officier, et elle ajouta avec passion qu’elle voulait employer sa vie et sa mort à le délivrer de la situation où elle l’avait elle-même entraîné.

« Mes armes ! s’écria M. Strœmli en s’approchant d’un mulet qui en était chargé, et prenant son fusil. Le cousin Gustave a sauvé la vie à plusieurs d’entre nous, » ajouta-t-il en distribuant des fusils à ses fils courageux et à ses fidèles domestiques.

Les femmes furent renvoyées à Mowenweiher sous la conduite de Nanky, à qui l’on avait lié les mains par précaution ; et M. Strœmli, se plaçant à la tête de sa petite troupe, suivit Toni.

Dès qu’ils furent parvenus à la porte de derrière, Toni montra à M. Strœmli la chambre où reposaient Congo et Babekan ; et tandis qu’il s’y rendait sans bruit avec sa suite, elle entra dans l’écurie où dormait le second bâtard de Congo. Connaissant toute la tendresse que le nègre avait pour ses deux enfans, elle le prit dans l’intention de s’en servir, ainsi que de Nanky, pour racheter la vie de l’étranger, et réussit à le porter, sans être vue, dans l’intérieur du bâtiment.

M. Strœmli, ayant pénétré avec ses gens dans la chambre de Congo, le trouva debout, ainsi que Babekan. Ajustant son fusil, il déclara qu’ils étaient morts s’ils ne se rendaient ; mais le nègre, pour toute réponse, détacha un pistolet de la muraille et le déchargea contre M. Strœmli. Toute la suite de ce dernier, à ce signal, tomba sur le nègre ; Hoango, après avoir tiré un second coup qui renversa un des blancs, fut blessé à la main, pris et lié fortement, ainsi que Babekan, aux pieds d’une grande table.

Les nègres, éveillés par le bruit, se précipitèrent hors des écuries, et, malgré la dépense opiniâtre des blancs, qui leur envoyaient des balles par les fenêtres, ils tentaient d’enfoncer la porte de la maison, lorsque Toni, tremblante, arriva avec l’enfant. M. Strœmli, levant sur lui son couteau de chasse, dit à Congo qu’il allait égorger cet enfant s’il n’ordonnait à ses nègres de se retirer.

Hoango, dont la force était épuisée par la blessure qu’il venait de recevoir, et inquiet pour la vie de son enfant chéri, cria aux nègres, en agitant son mouchoir, qu’ils pouvaient rentrer dans leurs écuries parce que sa vie ne courait aucun danger.

Les nègres, ne comprenant pas trop pourquoi ils recevaient un tel ordre, se retirèrent en murmurant, et le calme se rétablit.

M. Strœmli dit à Congo qu’il n’avait d’autre dessein que de délivrer son neveu, et de partir avec lui pour le Port-au-Prince ; que, s’il ne mettait point d’obstacle à leur départ, il ne lui ferait aucun mal, et lui renverrait ses enfans dès qu’il serait en sûreté.

Toni, s’approchant de sa mère avec la plus grande émotion, saisit sa main pour prendre congé ; mais celle-ci, la repoussant avec horreur, la nomma une lâche traîtresse, et appela sur elle la malédiction du ciel.

« Je ne vous ai point trahis, s’écria Toni. Je suis blanche, je suis fiancée au jeune homme que vous retenez prisonnier ; j’appartiens à la race de ceux que vous persécutez, et c’est devant Dieu que j’aurai à répondre de ma conduite. »

Alors M. Strœmli, ayant promis à Congo qu’il laisserait ses deux enfans Nanky et Seppi à Sainte-Luze, où il pourrait les faire prendre au bout de quelques jours, prit le bras de Toni, qui, combattue par divers sentimens, ne pouvait s’empêcher de pleurer amèrement, et sortit avec elle, accompagnée des malédictions de Babekan.

Pendant ce temps, Aldebert et Gottfried, par l’ordre de leur père, avaient pénétré dans la chambre de leur cousin, et s’étant rendus maîtres des deux hommes qui le gardaient, ils délivrèrent Gustave de ses liens. Après l’avoir embrassé, ils lui présentèrent ses armes, et le prièrent de les suivre auprès de leur père. Mais l’officier, assis sur son lit, leur serrant affectueusement la main, resta silencieux et dans l’attitude d’un chagrin inexprimable.

Dans ce moment, M. Strœmli entra avec l’enfant et Toni. À cette vue, Gustave pâlit, et saisissant un des pistolets que lui présentaient ses cousins, il ajusta la jeune fille. Le coup ayant porté dans son sein, elle poussa un cri, fit quelques pas en avant, et tomba aux pieds de son amant.

« Insensé ! » s’écrièrent M. Strœmli et ses deux fils, et ils coururent à elle pour la secourir. Mais elle les repoussa, et leur montrant son assassin :

« Dites-lui, murmura-t-elle, dites-lui… » et sa voix mourut sur ses lèvres.

Les jeunes gens, se rapprochant de leur cousin qui était resté immobile, lui demandèrent s’il ne savait pas que Toni était sa libératrice, et qu’elle devait partir avec eux tous pour le Port-au-Prince.

Alors, jetant un regard sur sa victime nageant dans son sang, il dit qu’elle l’avait lâchement trahi et livré à Congo dans la nuit.

« Oh ! s’écria Toni en élevant sa main vers lui et le regardant avec amour, je t’ai lié pour… » mais elle ne put continuer, et retomba privée de forces entre les bras de M. Strœmli.

« Pourquoi ? » demanda Gustave, pâle et en s’agenouillant devant elle.

Après un instant de silence, pendant lequel chacun avait espéré qu’elle parlerait encore, M. Strœmli dit à son neveu qu’elle l’avait livré à Congo parce que c’était le seul moyen qui lui restât de conserver sa propre vie et de sauver la sienne.

« Quoi ! s’écria Gustave en cachant son visage dans ses mains, ce que vous me dites est-il vrai ? » et passant son bras autour du corps de Toni, il la pressa sur son cœur brisé.

« Ah ! dit Toni, tu n’aurais pas dû te méfier de moi ; » et elle expira.

M. Strœmli, appelant un vieux domestique qui, dans plus d’une occasion, lui avait servi de médecin, lui ordonna de retirer la balle du sein de l’infortunée, et de lui donner tous les secours possibles ; mais il était trop tard, son âme était déjà partie pour un séjour plus heureux.

Tandis que M. Strœmli s’occupait avec ses fils de ces tristes soins, Gustave, s’emparant d’un second pistolet, le déchargea dans sa bouche. Tous les soins se tournèrent sur lui ; mais ils furent inutiles, son crâne était fracassé. Ses parens, accablés par ce nouveau malheur, restèrent à gémir sur le corps des deux infortunés jusqu’à ce que les rayons du soleil, venant frapper leur vue, les avertirent qu’il fallait songer au départ.

Ils enlevèrent les deux cadavres, et les placèrent sur une planche pour les emporter, ne voulant point les laisser exposés aux insultes des nègres, et le triste convoi se mit en route pour Mowenweiher.

M. Strœmli, l’enfant dans ses bras, marchait devant ; ses deux plus forts domestiques le suivaient, portant les cadavres sur leurs épaules ; le blessé venait ensuite, appuyé sur un bâton ; Adelbert et Gottfried, armés de fusils, fermaient la marche.

Les nègres, les voyant si faibles, firent mine de vouloir saisir leurs armes ; mais Hoango, que l’on avait délié, vint au haut de l’escalier, et leur ordonnant de rester tranquilles, il cria à M. Strœmli : « À Saint-Luze.

— Oui, répondit celui-ci, à Saint-Luze ; » et la petite troupe atteignit les bois sans être poursuivie.

Après avoir échangé les anneaux des deux fiancés, la famille désolée les enterra à Mowenweiher.

M. Strœmli fut assez heureux pour atteindre, au bout de cinq jours, Saint-Luze, où il laissa les enfans, selon sa promesse. Il combattit encore sur les remparts de Port-au-Prince ; et, lorsque la ville fut tombée au pouvoir du général Dessalines, il se sauva avec l’armée française à bord de la flotte anglaise, et il atteignit enfin avec sa famille la Suisse, sa patrie. Il acheta une petite propriété au pied du Righi, et, en 1807, on voyait encore, dans les bosquets de son jardin, le monument qu’il avait fait élever à son neveu Gustave et à la fidèle Toni.