La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XXVI

Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 203-210).
CHAPITRE XXVI




pourquoi dieu permit notre chute

Dieu créa l’homme afin qu’un être magnifique, entrant dans sa société, vînt lui offrir un noble amour. Et Dieu voulut que cet être fût issu de sa grâce, c’est-à-dire de son propre sang. Quelle âme il a donnée à l’homme !!..... Il a fallu que la douleur, ouvrant dans ce cœur des abîmes, reculât les bornes de l’être devant ce Titan immortel. Ici, la mesure de l’effort deviendra celle de la liberté ; et la liberté de cette âme, son angle ouvert dans l’Infini.....

La liberté ne sera pas uniquement un don ; elle sera aussi par elle-même à l’image de Dieu ! Si l’Infini avait pu se répéter hors de soi, Dieu n’aurait pas eu recours à un mode de création. Toutefois, en créant l’homme entièrement, Dieu l’eût jeté dans une condition toute contraire à l’Absolu. Convoquée pour l’immortalité, l’âme devait tenir de son acte ce qu’elle ne pouvait tenir de son être ! Ô miracle de la création ! Il fallait à l’ami de Dieu un motif réel à la Gloire. Ne pouvant se devoir sa substance, l’homme se devra en quelque sorte sa personne !

De là, Dieu nous créa le moins possible. Il diminua en nous la nature, pour faire, s’il se peut, plus de place à la Grâce. Et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, l’homme devait être créé d’autant moins que, s’il revenait sur son être pour détruire ce à quoi il n’avait pas coopéré, la Chute, qui devait porter le coup douloureux, allait ouvrir plus haut dans l’amour une source encore plus abondante. C’est à ce point qu’un saint, à l’aspect de l’acte de la Miséricorde, ne put s’empêcher de crier : O felix culpa ! Comment le nier ? Dieu a souffert la Chute : il y a bien à réfléchir sur un fait qui entre dans les vues du Ciel et dans les destinées de la terre !

Mais ceux qui n’aperçoivent dans la Chute que le mal et la douleur pensent qu’au lieu de créer l’homme à portée de faillir, Dieu aurait bien pu le rendre aussi grand que les anges, et surtout plus heureux ici-bas ! L’homme plus heureux, il leur semble que tout serait dit.....

Si, d’une part, l’homme recevait autant de lumière que l’ange ; si, d’autre part, il ne portait pas la douleur, son péché serait bien plus grave, et son amour, alors moins éprouvé, aurait bien moins de prix. Mais si, tout à la fois, avec moins de lumière et une épreuve plus amère, l’homme s’élève au même amour que l’ange, sa position ne devient-elle pas en ce point supérieure ?

Il est rare qu’on ne fasse pas la méprise de mettre sur le compte de Dieu tous les inconvénients du relatif, conséquemment toutes les difficultés qui tenaient à une création. Au commencement, on l’oublie, l’Infini seul devait exister ; déjà, il a fallu en braver les conditions éternelles pour qu’en dehors un nouvel être fût admis à l’existence, surtout un être dont les actes débiles ont une portée dans l’Absolu ! Élevons nos regards pour comprendre les attentions de l’Infini !

Et d’abord. Dieu n’a pas dû nous créer immédiatement dans le bonheur et dans la Gloire, comme le demandent avec l’empressement de l’ignorance tant d’hommes égoïstes et avides de jouir. Les Intelligences célestes, qu’il avait par bonté créées plus près de cet état, ont pu devenir la proie d’un orgueil si complet, que leur chute reste irrémédiable.

Bossuet le remarque : « Dieu, avant toute autre nature, en avait fait une qui était la plus belle et la plus parfaite de toutes ; et, dans cette nature, il s’était comme délecté à faire un ange plus excellent et plus parfait que les autres. » « Ange malheureux, dit alors Isaïe, qui êtes comparé, à cause de vos lumières, à l’étoile du matin, comment êtes-vous tombé du ciel ? » À cause de vos lumières ! sujet profond de méditations sur la manière dont l’homme, dans son intérêt, devait être créé et placé sur la terre.....

Car l’homme fut même, à ce qu’il paraît, créé trop près encore de l’état de l’ange, puisqu’il donna aussitôt prise à un si fort orgueil. Le Dante a dit ce mot d’Adam : « L’homme, qui ne naquit pas en se damnant, damna toute sa race ! »

L’orgueil naîtra toujours de la sottise de celui qui ne sait point ce qu’a coûté son existence, et de la faiblesse de celui qui n’a point concouru de lui-même à ce qu’il faut d’amour et de volonté pour constituer une âme. On lance à tout instant le mot de liberté, il faudrait en comprendre le sens !


Pour devenir soi-même quelque chose de grand, il faut s’être commencé faible. Le propre de la liberté est d’être son ancêtre. L’humilité est la force de ce qui est libre. On le voit même ici-bas pour la fortune, pour le génie, pour la vertu. Les pierres de la base sont les plus lourdes à remuer. Celui qui a posé les fondements de son être, seul en verra la perfection. L’amour doit naître de lui-même, et c’est bien là son mérite. Il faut qu’il ait été créé le plus petit ; c’est la condition pour qu’il s’élève un jour dans l’Infini. Pénétrons avec cette pensée les origines inconnues.....

N’est-on pas frappé de voir dans les Écritures deux jugements inexorables ? Le jugement qui fixe le sort dont les Esprits célestes n’ont pu se relever jette un jour sinistre sur les premiers plans de sa création ; et celui qu’en dernier lieu l’Évangile a porté contre les riches de la terre, projette jusque sur le plan où nous sommes une lueur qui épouvante. Dieu se voit donc amené à limiter d’abord ses créatures, afin de laisser faire le plus possible à leur liberté. Ce qu’il y a de plus solide en l’homme est ce qu’elle a fondé.

Et l’Infini, au lieu de nous donner l’être achevé, trouvera dans sa grâce un moyen de nous aider à nous construire.

La bonté de Dieu s’est arrêtée bien à temps..... Parmi nous, ce sont ceux à qui il a donné le plus qui font le moins. Observez l’homme jeune et robuste ou le riche sans foi ! ne cherchent-ils pas à éviter toute peine, même lorsqu’il faudrait louer Dieu ! Cette frayeur de la douleur et de la peine leur fait souvent redescendre l’échelle que les ancêtres avaient gravie. La fortune tombe des mains qui fuient la fatigue, et, ainsi que l’intelligence, elle échappe aux enfants qui dégénèrent dans une éducation sans vigueur. C’est toujours le plus humble qui travaille, le plus simple qui s’élève et l’être faible qui songe le premier à aimer.

Qui oublierait que Cain, le premier-né d’Adam, fut peut-être engendré au paradis terrestre ? Dieu n’a pu suivre sa bonté..... Ici, plus son amour s’avance en nous, plus notre orgueil augmente, et moins notre liberté a de place. La grâce ne verdit en sûreté que sur la tige où cette liberté, qu’elle anime, envoie toute sa sève. Dans l’enivrement des dons de la nature, l’âme s’enfle et puis succombe, parce que la liberté n’a fait encore aucun effort. Le Sauveur dit d’amener au repas de noces les estropiés, les aveugles et les boiteux, ajoutant : « Je vous déclare qu’aucun de ceux que j’avais invités ne sera de mon souper..... » La Genèse insinue que les motifs du déluge furent fournis par les Géants, « race redoutable et renommée dans les anciens jours. » Dieu dit : « J’ôterai de la surface de la terre l’homme que j’ai créé, et les jours de l’homme ne seront plus que de cent vingt ans. »

La créature doit être réduite à son germe. Hors de l’Infini, tout don devient une proie à l’orgueil. Même après notre création, le Ciel le vit avec douleur, l’amour, l’amour avait encore trop accordé ; il fallut de nouveau que le Créateur fît moins, et l’homme davantage : Dieu jugea le déluge nécessaire..... Pour la troisième fois, le créé fut ramené plus près du néant.