La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XXV

Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 197-202).
CHAPITRE XXV




la grande loi de ce monde est celle de la formation des âmes

La société païenne se vit soumise à la nécessité du travail servile, parce qu’elle ne savait trouver plus haut ses conditions d’existence. Les hommes n’auraient pas eu besoin d’y recourir s’ils avaient été meilleurs : les uns, en travaillant d’eux-mêmes, puis en consommant moins qu’ils ne produisaient, et les autres, en traitant la nature humaine avec les égards auxquels elle a constamment droit.

Ces deux choses, il est vrai, ne pouvaient leur venir que du Christianisme. Ce sont les égards ineffables de Dieu envers nous qui nous ont révélé la valeur de l’homme. Ne nous prévalons donc pas d’idées que, pendant quatre mille ans, nous n’avons pas même su prévoir ! Trop enclins, d’abord à la paresse, ensuite à l’injustice, nous ne pouvions être maintenus en société que par des hommes forts dont la cupidité nous contraignait, d’abord à travailler, pour que tous fussent nourris, puis à rester soumis, pour que tous fussent en paix. Hors de cela, presque tous les hommes eussent péri dans cet état sauvage qui ramène la population aux limites fixées par les fruits spontanés du sol.

Or, à la moindre organisation du travail correspond une production ; à cette production, un plus grand nombre d’hommes. Le travail servile vaut donc mieux que l’extermination, l’esclavage que l’état sauvage..... D’autant plus que les esclaves donnèrent naissance à un commencement de capital et de civilisation qui permit plus tard d’abolir l’esclavage. Évidemment le travail libre est celui qui accomplit dans sa perfection la loi du Créateur ; mais il n’est pas absolument le seul, puisque, pendant l’antiquité, Dieu put former et élever tant d’âmes à l’aide du travail servile.

Que notre humanité s’estime heureuse, non seulement d’être entrée en civilisation, lorsque son poids l’entraînait dans l’état sauvage, mais de voir que, sans s’élever encore au travail libre, des âmes ont pu faire leurs premiers pas en s’approchant de Dieu ! Il n’était pas plus possible aux anciens de changer leur civilisation sans une transformation morale, qu’à nous d’améliorer la nôtre sans un progrès des âmes dans le Christianisme.

Ne croyons pas non plus nous-mêmes faire passer les peuples modernes du travail libre et individuel de la propriété privée à l’association avec le capital, ni, moins encore, à la propriété collective. On vit, en 1848, des ouvriers, réfugiés chez leurs parents dans la campagne, prendre la pioche pour arracher les haies et confondre les héritages. On allait, suivant eux, cultiver les terres en commun ! Il faudrait pour cela que l’homme, exempt des suites de la Chute, eût une charité qui dépassât son égoïsme. Déjà l’intérêt personnel ne suffit pas pour faire travailler tous les hommes, puisqu’on trouve dans l’antiquité l’esclavage, et de nos jours la mendicité.

La propriété collective ne peut effectivement exister que pour ceux qui ont placé l’amour de Dieu avant leur propre amour, comme dans les Ordres religieux. Et la propriété personnelle, fondement de nos sociétés et apanage de la moralité, indique justement le niveau de l’état de nos cœurs. Prétendre que, par une loi, on conduirait les masses du travail personnel et salarié au travail en commun inspiré par la charité, c’est ignorer l’état de la nature humaine et les voies si étroites sur lesquelles Dieu parvient à la faire avancer.

Mais, d’ailleurs, que nos voies sont belles ! Quoi ! pour nous, travailler et exister sont une même chose, sur un globe qui ne cède les subsistances qu’en raison du travail ! Quoi ! l’homme concourt à son existence et se doit sa grandeur ! Chose admirable, avant de conduire nos âmes à ce renoncement qui les consomme dans l’amour, il fallait bien les tirer d’abord de leur moi, en leur imposant cette loi du travail, non seulement pour la punition, mais surtout pour la formation glorieuse de notre essence appelée à la liberté..... Aussi, après la Chute, Dieu rendit la terre plus rebelle, afin que l’homme, par plus d’efforts, pût recouvrer sa liberté morale plus restreinte et sa volonté détendue.

Profonde loi métaphysique ! obliger l’homme à grandir s’il veut subsister. Qui verrait sans admiration la trame de ce monde ? L’homme est tiré du néant, et en quelque sorte y retombe. Dieu aussitôt l’en retire, mais ne veut pas tout faire, de crainte qu’il ne retombe encore. Dieu entend que l’homme fasse des efforts pour s’élever. Ici le mérite est l’apport de l’homme dans sa création. Et c’est à quoi Dieu tient le plus ; c’est pour cette moisson qu’il fait les semailles de la Grâce. Il veut que notre âme concoure à sa vie d’immortalité, et que là soit, non seulement le titre, mais l’un des motifs de sa gloire dans l’Infini.

Combien les hommes loueront Dieu d’avoir si ingénieusement donné occasion au mérite, par cette loi du travail qui n’a cessé de s’accomplir sur la terre ! Les saints le béniront de les avoir conduits dans ces sentiers de la douleur, qui, par la purification du moi, les amènent si près de Lui.

Si les hommes pouvaient entrevoir les choses à la clarté du Christianisme, ils boiraient la joie dans leurs larmes ! S’ils venaient à bien comprendre la Foi (et ils la comprendront peut-être à la lumière des faits économiques, plus immédiats que les faits de l’histoire), ils seraient éblouis de la bonté de Dieu, de la noblesse de cette création.....


Tout s’explique à la clarté divine : théologie, politique, morale, économique. La création entière surprend sa raison d’être dans une seule vérité : l’amour que Dieu a pour les hommes ! Interrogeons dès lors ce fait terrible de la Chute, qui semble avoir fait vaciller la terre.....