La Double Vie de Théophraste Longuet/25


XXV

LA REVANCHE DU VEAU.


« Jamais, dit Théophraste dans ses mémoires qui, dès cette époque, commencent à être empreints d’une immense mélancolie, jamais ma femme ni M. Lecamus ne m’avaient présenté figures pareilles à la lecture d’un article de journal. S’il faut s’effrayer de tout ce que racontent les journaux, nous avons de la terreur sur la planche ! Ces petits faits diversiers, particulièrement, se plaisent à nous retracer les événements avec une imagination surprenante pour le crime. Il leur faut leur sang quotidien. C’est même risible : un coup de couteau de plus ou de moins ne leur coûte rien, et à moi ça me fait hausser les épaules. Oui, vraiment, les coups de couteau de MM. les journalistes ne sauraient troubler la parfaite sérénité de mes digestions et, je le répète, je hausse les épaules.

» Ma femme, quand je fus arrivé à cet endroit de l’article où Cartouche a déposé le mitron dans le four, laissa échapper un gémissement, comme si ce mitron était son frère, et, abandonnant sa chaise, recula peu à peu jusque derrière la desserte, dans le coin de gauche de la salle à manger quand on entre par le vestibule. M. Lecamus avait une attitude au moins aussi ridicule, mais lui, il fit retraite vers le coin de droite, toujours quand on entre par le vestibule. Ils me regardaient avec insistance et, ma foi ! on leur eût présenté à la foire quelque phénomène, comme un mangeur de lapins vivants, qu’ils ne l’eussent point considéré d’autre sorte ; c’en était déplaisant. Je ne leur cachai point que toute cette comédie était indigne de deux êtres de raison et les engageai à reprendre leurs places à mes côtés ; mais ils n’en firent rien. Alors, j’entamai l’histoire de la « Revanche du Veau. »

» Je lus :

» M. Houdry est boucher sur les boulevards extérieurs. Sa spécialité est la viande de veau. On vient lui acheter du veau à la ronde. Cette renommée s’explique par un fait si exceptionnel que nous n’avons voulu y croire que sur l’affirmation réitérée de M. le commissaire de police Mifroid, lequel a procédé à la première enquête. On sait que tous les bouchers de Paris reçoivent leur viande des abattoirs. Il leur est défendu de tuer chez eux. Or, M. Houdry tuait tous les jours un veau à domicile.

» — C’est exact, interrompis-je c’est absolument exact ; M. Houdry me l’a expliqué plusieurs fois, et la confiance qu’il me marqua en me mettant dans la confidence de son mystérieux abattoir m’étonna quelque peu. Pourquoi me révéla-t-il à moi un fait qui n’était connu que de sa femme, de son petit commis, enfant trouvé qu’il considérait comme de la famille, et de son beau-frère qui, toutes les nuits, lui apportait le veau ? Pourquoi ? Ah ! on ne sait pas ! C’était peut-être plus fort que lui ! Vous savez bien qu’on n’échappe pas à sa destinée. Moi, je lui disais : « Prenez garde ! ça finira par se savoir chez les veaux ! »

» Je repris ma lecture :

» Ce veau lui était apporté en silence chaque nuit par un sien beau-frère, et comme la petite cour où se trouve son abattoir donne par derrière, sur des terrains vagues, nul ne vit jamais chez M. Houdry un veau vivant.

» D’où venait ce veau vivant ? L’enquête nous l’apprendra bientôt, car M. le commissaire de police Mifroid est bien décidé à pénétrer tout le mystère de cette épouvantable histoire de veau, qui se rattache, hélas ! comme on le verra plus loin, à l’histoire vraiment miraculeuse des hauts méfaits du nouveau Cartouche. (Allons, bon ! interrompis-je, c’est encore Cartouche qui va trinquer dans cette affaire. Pauvre Cartouche !) Si M. Houdry tenait tant à tuer lui-même son veau, c’est qu’il avait sa manière, une manière qui donnait toute sa qualité à la viande de veau. (Oui, interrompis-je, il n’assomme pas, parce que quand on assomme ça marque la tête.) Il coupe la gorge du veau d’un seul coup (il la coupe, interrompis-je, avec le « saigneur »), il énerve la viande… (Au fait, interrompis-je, il faut que je vous explique ce que c’est que « le saigneur », et après avoir remué les couverts dans le tiroir de la desserte, je pris le couteau à découper et leur dis que « le saigneur » — ainsi nommé parce que c’était avec lui que l’on saignait — était au moins deux fois grand comme le couteau à découper ; je le fis passer sur le nez de M. Lecamus en lui imprimant un double mouvement pour leur faire comprendre que c’était là le mouvement à éviter : « On ne doit point revenir dans la blessure » ; même je voulus mettre le couteau dans la main de M. Lecamus, mais celui-ci recula encore, tout à fait dans le coin de droite de la salle à manger, quand on entre par le vestibule, et il s’enveloppa dans les rideaux de la fenêtre ; il faisait l’enfant.)

» … Hier, de grand matin, M. Houdry s’enferma dans son abattoir, comme tous les jours, avec son veau. Il s’était fait aider de son petit commis pour attacher le veau sur l’étout, sorte de brancard qui est de toute utilité pour ce genre d’opération ; le veau attaché, le petit commis s’occupa à rincer des barriques dans la cour, devant la double porte de l’abattoir que le boucher tient toujours close.

» Ordinairement, M. Houdry met de vingt à trente minutes pour tuer son veau, le vider, le blanchir (le blanchir, interrompis-je, c’est lui décoller le cuir du ventre), l’habiller pour l’étal. Trente-cinq minutes s’écoulèrent et la double porte de l’abattoir ne se rouvrait pas ; le petit commis, qui avait fini de rincer ses barriques, en marqua tout haut quelque étonnement. Souvent, M. Houdry lui criait de venir échauder la tête, gratter les poils et nettoyer les oreilles. Ce jour-là le patron ne l’appelait pas. Sur ces entrefaites, Mme Houdry, la femme du boucher, se montra sur le seuil de la cour. « Qu’est-ce qu’il fait donc ? dit-elle ; il n’en finit pas aujourd’hui ». — « C’est vrai, madame, il est bien longtemps. » Alors elle appela : « Houdry ! Houdry ! » Pas de réponse ; elle traversa la cour et entr’ouvrit la porte de l’abattoir. Le veau aussitôt s’en échappa et se prit à sauter avec grâce autour d’elle. (Ah ! mon Dieu ! interrompis-je ; ah ! mon Dieu ! je redoute un grand malheur !) Elle regarda d’abord le veau avec émotion, car, à cette heure, le veau devait être mort, puis elle poussa d’un seul coup la double porte et appela encore son mari qui ne lui répondit point. Elle se tourna vers le commis :

» — Houdry n’est point là, dit-elle. Tu es sûr qu’il n’est pas sorti ?

» — Oh ! madame ! j’en suis tout à fait sûr ; il n’est pas sorti et personne n’est entré ! Je n’ai pas quitté la cour, répliqua le commis en sautant à la tête du veau qui continuait à cabrioler avec grâce. Bien sûr il est là. Il se cache pour vous faire peur ! Il ferait mieux de cacher le veau !

» — Houdry ! Houdry ! réponds-moi, Houdry ! Tu te caches pour me faire peur !…

» Le petit commis, d’un tour de longe, avait attaché le veau[1]. Il fut aux côtés de Mme Houdry et poussa un point d’exclamation… Puis il ajouta :

» — Oh ! celle-là ! elle est raide ! quand nous sommes entrés, il n’y avait qu’un veau, un seul veau, madame, un veau que j’ai attaché sur l’étout et qui gambade maintenant dans la cour, et il y a un autre veau au tinet. (Le tinet, interrompis-je, est une barre de chêne à laquelle on suspend le veau et que l’on hisse à l’aide du treuil.) Oui ! oui ! il y a un autre veau au tinet !

» — Je le vois bien ! fit Mme Houdry. Un tout petit veau. Quel petit veau ! Mais, tu es fou, commis, il devait y avoir deux veaux !

« — Jamais ! madame ! Jamais !

» — Eh bien ! tu vois pourtant bien le veau du tinet ? (Moi, interrompis-je, moi, je redoute, oh ! combien je redoute un grand malheur !)

» Le petit commis et Mme Houdry s’approchèrent du tinet qui était dans l’ombre et ne dirent rien tant ils étaient étonnés de voir la sorte de viande blanche qui était suspendue à ce tinet. Ils n’avaient jamais vu une pareille viande blanche et si cette viande était tout à fait arrangée comme un veau, ils se rendirent enfin compte que ce n’était pas de la viande de veau. (Moi, interrompis-je encore, moi, je redoute un grand malheur !)

» — Quel drôle de petit veau ! ne cessait de répéter le petit commis.

» — Ce n’est pas un petit veau ! fit Mme Houdry !… Non ! non !

» — On lui a tout de même « fleuri » la peau du ventre avec la lancette ; voyez, madame, les jolis dessins !… Il y a des cœurs, des flèches, des fleurs… Ah ! les belles fleurs !… (Il faut avoir, interrompis-je, un certain tour de main pour fleurir le veau avec la lancette. On peut dessiner de très belles fleurs avec un crayon sur un morceau de papier et être tout à fait — oh ! tout, à fait ! — incapable d’user de la lancette pour dessiner sur un morceau de ventre. Mettez une lancette dans la main de M. Bouguereau, et peut-être trouvera-t-il qu’il n’a jamais éprouvé tant de difficulté à dessiner des veaux !)

» Le petit commis souleva la fressure, c’est-à-dire les poumons, auxquels pendait le cœur.

» — C’est une belle fressure, dit-il, et elle n’est pas trèfle !… (Elle n’est pas trèfle, interrompis-je, c’est-à-dire qu’elle n’est pas malade. Non ! non ! c’étaient de beaux poumons ; ils étaient coches !… Coche, expliquai-je, c’est le contraire de trèfle. Une viande est coche quand elle est bonne !…)

» Le petit commis ajouta :

» — Le cœur est bon.

» — Oui ! il avait un bon cœur ! gémit Mme Houdry, qui fut tout à coup épouvantée de ce qu’elle venait de dire. (En effet, interrompis-je, pourquoi cette imprudente femme dit-elle : Il avait un bon cœur ? Il ne l’avait donc plus, son cœur ?… Oh ! les femmes sont tout à fait imprudentes…)

» Là-dessus, le petit commis, qui s’était pris, sans savoir au juste pourquoi, à pleurer comme un veau, trempa ses mains dans le seau d’eau froide qui est placé à côté de la chaudière et, les ayant ainsi refroidies, les plongea dans la chaudière, cherchant la tête du veau ou plutôt la tête de l’animal à la viande si blanche qui pendait au tinet, et il tira une tête, en effet.

» Mais quand elle vit cette tête, Mme Houdry s’évanouit, car elle avait reconnu la tête de son mari. (Je l’avais bien dit ! interrompis-je. Et mes pressentiments ne me trompent point ! Je redoutais un grand malheur ! Et le voilà ! Je répétais tous les jours à M. Houdry de se méfier ; qu’on ne tue pas tant de veaux sans que ça se sache chez les veaux. Mais il riait, il se moquait de moi ! — Félicitations, monsieur Houdry ! félicitations ! — Le calcul des probabilités est là, n’est-ce pas ? Rien n’y faisait ! ni le regard du veau : ni le calcul des probabilités ! Je lui disais : « Mon cher monsieur Houdry, si un boucher peut tuer plus de mille veaux à Paris, quand c’est défendu, il se trouvera bien un veau pour tuer un boucher ! Et le boucher n’aura rien à dire, car ce sera le droit du veau. » Et voilà ! Et voilà ! Le veau a découpé le boucher ! Enfin ! ça n’est la faute de personne !… Mais continuons cette intéressante lecture) :

« Si Mme Houdry avait tout de suite reconnu la tête de son mari, le petit commis, lui, dut l’examiner de plus près pour être sûr que c’était là la tête de son patron. C’était une tête bien coupée, bien raffinée, bien échaudée, bien épilée. La moustache et les cheveux avaient été rasés comme il faut, les oreilles bien nettoyées, et, pour quelqu’un qui n’eût pas été prévenu, cette tête de boucher eût pu, au besoin, passer pour une tête de veau. À son tour, le petit commis s’évanouit et laissa rouler la tête de M. Houdry. (Ce pauvre M. Houdry, interrompis-je, était un brave homme ! Mais il aimait trop à couper les têtes des veaux avec le saigneur ! Tout ça devait mal finir ! C’est bien triste !…)

» Quelques minutes plus tard, « le drame était découvert ». On juge de l’émotion dans le quartier !… (Il y a de quoi, interrompis-je ; il y a de quoi ! Et maintenant, il faut juger le veau ! Il aura du succès en cour d’assises. C’est un étrange, fantastique, impitoyable et courageux veau !)

» Le journaliste, dit Théophraste, n’était point de cet avis que le veau eût découpé le boucher, et il mettait encore en avant le nom de Cartouche. (Ce pauvre Cartouche !) Je haussai une fois de plus les épaules ; puis, ayant levé les yeux de dessus mon journal, je cherchai en vain dans les deux coins de la salle à manger — où ils s’étaient réfugiés « pour faire l’enfant » — ma femme et M. Lecamus. Ils avaient disparu. Je les appelai avec force, et ils ne me répondirent point. Je fouillai l’appartement, et ne les trouvai point. Je voulus ouvrir la porte du palier, et elle ne s’ouvrit point. Ils m’avaient enfermé, ce qui ne me gêna point. Quand je suis enfermé, je sors par les cheminées si elles sont assez larges et, si elles sont trop étroites, je disparais par les fenêtres. Mais la cheminée de mon salon est une cheminée monumentale comme il ne s’en trouve point deux dans la rue Gérando, et je l’escaladai avec la même facilité que j’avais descendu la cheminée où commençait à chauffer la chaudière de M. Houdry, le matin même, quand le veau découpa si proprement cet excellent malheureux homme !… J’arrivai bientôt sur les toits, par un temps froid et pluvieux qui m’incita à une grande tristesse. »

  1. Tous ces détails étaient dans l’article. La mode à cette époque était déjà aux faits-divers dramatisés, et celui-ci est dramatisé à souhait. Au fond, on eût pu le raconter en cinq lignes. Mais c’est la nouvelle presse.