La Double Vie de Théophraste Longuet/26

Ernest Flammarion (p. 242-248).


XXVI

ÉTRANGE ATTITUDE D’UN TRAIN QUI FAIT DU CENT DIX À L’HEURE.


Cette dernière promenade sur les toits de la rue Gérando, par un temps froid et pluvieux, devait avoir sur Théophraste une influence physique et morale que nous essaierons d’analyser en quelques lignes. D’abord, je parlerai de l’influence physique qui est, comme on le verra par la suite, de la plus grande importance. Théophraste, mélancolique, s’étant assis, les jambes pendantes, au rebord d’une gouttière, et s’étant attardé à quelque rêverie, s’enrhuma. Au point de vue moral, je ne saurais trop insister sur cette considération que Théophraste qui, pendant toute la lecture de l’article du journal relatant les crimes dont le nouveau Cartouche épouvantait Paris, avait montré une large désinvolture inconsciente, Théophraste, dis-je, qui semblait n’être sorti par la cheminée que « pour rentrer en lui-même », commença enfin à se rendre compte de sa terrible responsabilité, et, en ce qui concerne spécialement le découpage du boucher Houdry, cessa d’accuser le veau. Il se rappela maintes sorties nocturnes, par la route qu’il venait de suivre ; et quelques crimes sanglants, apparus à sa mémoire enfin dégourdie, lui firent monter aux yeux les larmes trop tardives d’un inutile remords. Ainsi, malgré toutes les souffrances passées, en dépit des invocations de M. de la Nox et de la torture qu’on lui avait imposée, Cartouche n’était pas mort ! Et ce soir-là, comme tant d’autres criminels soirs, il promenait son âme damnée sur les toits de Paris. Il pleura. Il maudit cette force mystérieuse et irrésistible qui, du fond des siècles, lui ordonnait de tuer. Il maudit le geste qui tue. Il songea à sa femme, à Adolphe. Il regretta amèrement les heures de bonheur passées entre ces deux êtres si chers. Il les excusa de s’être enfuis, il leur pardonna leur terreur. Il résolut de ne plus, désormais, troubler de ses rouges divagations la paix de leurs jours. « Disparaissons ! se dit-il ; cachons notre honte et notre tare originelle au fond des déserts ! Ils m’oublieront !… Je m’oublierai moi-même. Profitons de ces minutes logiques où mon cerveau, dégagé momentanément de l’Autrefois, discute, pèse, déduit, conclut et voit dans le maintenant. Ce n’est plus Cartouche qui parle ! C’est aujourd’hui Théophraste qui veut ! Théophraste qui crie à Cartouche : Fuyons ! fuyons ! puisque j’aime Marceline ! Fuyons ! puisque j’aime Adolphe ! Un jour, ils seront heureux sans toi ; il n’y a plus de bonheur avec toi !… Adieu ! adieu ! Marceline, femme adorée, épouse fidèle ! Adieu ! Adolphe, ami précieux et consolateur !… Adieu ! Théophraste vous dit : Adieu !… »

Il pleura ! Il pleura !… Puis tout haut il dit :

— Viens, Cartouche !…

Et il s’enfonça dans la nuit, allant de gouttière en gouttière, grimpant de toit en toit, glissant du haut des murs avec une sûreté, une aisance, un équilibre de somnambule…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et maintenant, quel est cet homme qui, le front bas et le dos courbé, les mains dans les poches, erre comme un malheureux dans le vent qui passe, sous la pluie qui tombe, le long, tout le long de la voie ? Il suit la route qui longe la voie du chemin de fer ; c’est une route droite, bordée de petits arbres malingres, plumeaux naturels et chétifs, tristes ornements de la route départementale, le long de la voie du chemin de fer. D’où vient cet homme qui a les mains dans les poches, ou plutôt cette ombre d’homme, cette triste ombre d’homme ? La plaine s’étend à droite et à gauche, sans une ondulation, sans le renflement d’une colline, sans le creux d’une rivière. Il est de toute utilité, pour ce qui va suivre, de se rappeler les détails du paysage. Ces détails, du reste, sont visibles, car ceci n’est point une scène de nuit, mais bien une scène de plein jour. Sur la voie, toute droite, à côté de la route, passent de temps à autre des trains, des trains omnibus, des trains rapides, des trains de marchandises. Pendant qu’ils passent la voie ronfle, puis elle se tait et l’on entend alors, dans le vent, le ting-ting-ting-ting de la sonnette des disques de la petite gare prochaine. Mais quelle petite gare ? Il y en a une en avant ; il y en a une en arrière. Les deux petites gares sont espacées de cinq kilomètres — et encore, il faudrait mesurer. Entre les deux petites gares, il y a la voie droite, la double voie, bien entendu, pour les trains qui montent et pour les trains qui descendent. Ces deux gares sont rejointes donc par un quadruple trait de rails posés sur la plaine. Entre les deux gares, il n’y a aucun travail d’art, aucun viaduc, aucun tunnel, aucun pont, pas même un passage à niveau. Mon Dieu ! j’insiste. Oui, c’est à cause de l’étrange attitude d’un train qui fait du cent dix à l’heure. Si je n’avais pas insisté sur tous les détails de l’étrange attitude d’un petit chat violet, on eût pu me dire que je me plaisais à créer du fantastique. Or, je hais le fantastique, et si je me suis résolu à publier les papiers, mémoires et documents qui se trouvaient dans le coffret en bois des îles, c’est bien après avoir acquis cette certitude que tout le fantastique apparent de l’aventure de Théophraste s’expliquait naturellement avec un peu d’intelligence et de flair.

J’ai dit : « D’où venait la triste ombre d’homme ? » Je ne m’appesantirai point sur des effets littéraires, surtout maintenant que nous connaissons la route et la voie toute droite, posée sur la plaine, du chemin de fer… Un ballast d’une régularité incomparable…

La triste ombre d’homme, c’est Théophraste. Il a résolu de fuir, de fuir n’importe où — loin de sa femme — le pauvre cher malheureux héroïque homme ! — Après une nuit passée de gouttière en gouttière, ne sachant où diriger sa course, ne le voulant du reste pas, il est entré dans une gare — quelle gare ? le saura-t-on jamais ? — et, sans billet, est monté dans un train et, sans billet, quelque part, est descendu du train et est sorti d’une autre gare. Il arrive, certes ! combien de fois que le contrôle des gares est mal fait, à cause du grand nombre des voyageurs ou pour toute autre cause…

Le voilà donc sur la route… à l’entrée d’un village, sur la route qui suit la voie du chemin de fer…

Qui aperçoit-il sur le seuil d’une petite maison à l’entrée du village ?… Mme  Petito elle-même ! C’était la première fois que Mme  Petito revoyait M. Longuet depuis que celui-ci avait dû couper les oreilles de M. Petito. Mme  Petito fut prise d’une grande colère. Elle fit un grand discours. On ne saurait arrêter une femme en colère. Si M. Petito avait entendu Régina, il l’aurait giflée à cause de son imprudence ridicule. Après toutes sortes d’imprécations, résultat de la barbarie de Théophraste, Mme  Petito apprit à Théophraste que M. Petito avait trouvé les trésors des Chopinettes, qu’il les avait mis en lieu sûr et que ces trésors étaient les plus riches trésors de la terre, des trésors qui valaient plus que deux oreilles, fussent-elles aussi vastes que les oreilles de M. Petito. « Ils étaient quittes ! »

Théophraste, au cours de ce discours, trouva difficilement le moyen de placer quelques paroles, mais il n’en fut pas autrement marri ; il remercia même la colère de Mme  Petito de lui avoir fourni des renseignements aussi précieux et il laissa tomber ces mots : « Je retrouverai mes trésors, car je retrouverai M. Petito ! »

Mme  Petito éclata d’un rire satanique.

— M. Petito ! s’écria-belle. Il est dans le train !

— Dans quel train ?

Dans le train qui va vous passer sous le nez.

— Quel est le train qui va me passer sous le nez ?

— Celui qui emporte mon mari par delà la frontière ! Montez dedans ! cher monsieur ! Montez dedans si vous voulez parler à M. Petito. Mais dépêchez-vous, car il va passer dans une heure et ce n’est pas à la station prochaine que l’on distribue des billets !…

Et elle eut un rire plus satanique encore, si satanique que Théophraste regretta les moments où il était sourd. Il la salua et s’éloigna rapidement sur la route, au bas de la voie du chemin de fer. Quand il fut seul, entre les petits arbres et les poteaux du télégraphe, il dit :

— Allons ! allons ! Il faut que j’aille demander des nouvelles de mes trésors à M. Petito lui-même… Mais comment ? Il est dans le train qui va me passer sous le nez !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici, il est nécessaire de publier un plan.

Plan

Mais vraiment, je crois absolument inutile de publier les noms des stations A et B. Ce qui va arriver est mathématique, si j’ose dire, et les noms de ces stations ne sauraient rien empêcher. Du reste, il vaut mieux réduire les données du problème de cette épouvantable catastrophe à deux points A et B et à une ligne AB. Ce sera plus clair.

Allons à la station A. Le sémaphoriste de la station A entend le ting ! qui annonce que le rapide attendu vient de passer la station B et de s’engager dans la section du bloc-système qui commence à la station A et finit à la station B. Mais le train va de B à A. Il est sur la ligne BA, c’est clair. Le sémaphore, en A, annonce le train avec son petit bras jaune, avec son ting ! Et le sémaphoriste trompe pour avertir le chef de service.

Le sémaphoriste de la station A attend le train, attend le train, attend le train ! Il devrait être là, le train. C’est un train qui fait « du 90 » à l’heure, et, comme il est en retard, il fait même « du 110 » et « du 115 et du 120 ! » Il y a peut-être 4 ou 5 kilomètres au maximum entre la station A et la station B. Le sémaphoriste, mort d’effroi de ne pas voir apparaître le train, crie au chef de service qui vient vers lui que le train devrait être passé ! Le chef de service, qui est le chef de gare, se précipite à son télégraphe et télégraphie à la station B : « Train signalé pas arrivé ! » La station B répond : « Farceur ! » La station A : « C’est sérieux. Que faire ? Horrible anxiété. » La station B : « Va raconter ça à Dache. » La station A : « Devons redouter catastrophe ; courons sur les lieux, venez au-devant de nous. » La station B : « Que peut-il être arrivé ? Courons aussi. »

Alors les chefs de gare, les facteurs enregistrants et hommes d’équipe des stations A et B courent, courent, les hommes de la station À allant sur la station B et ceux de la station B allant sur la station A ; ils courent, en plein jour, au milieu de la plaine unie, de la plaine sans rivière, sans coteau, sans vallon (ce ne serait plus une plaine) ; ils courent le long de la ligne du chemin de fer et se rencontrent entre A et B… Mais ils ne rencontrent pas le train !

Le chef de gare de la station A (je dis bien de la station A), qui avait une maladie de cœur, en tombe raide mort.