La Double Vie de Théophraste Longuet/23


XXIII

LA PARTIE DE DOMINOS. — LA LECTURE DES JOURNAUX APRÈS DÎNER.


Dans le cabinet où naguère encore ronronnait le petit chat violet, on avait fait le lit de M. Lecamus. M. Longuet occupait seul la chambre conjugale. Marceline habitait un petit lit de fer volant dans le salon. Ce petit lit n’était pas un embarras dans la journée, mais un ornement, car, replié et recouvert d’une housse à fleurs, il supportait la corbeille de Sarreguemines raccommodée depuis la nuit funeste où elle tomba en même temps que les oreilles de M. Petito. Après le dîner, on faisait une partie de dominos devant les tasses de café bouillant ; M. Lecamus, qui était Normand, s’amusait à des termes de terroir. Quand il posait le double-six, il s’écriait : « V’là l’ doub’ nègre ! » Quand il posait un cinq, il s’écriait : « Un quint ! (un chien) Ça mord ! » Quand il posait un as, il s’écriait : « L’asticot ? Amorce ! » Le trois l’incitait à cette phrase : « Si t’as du cœur, pose une queue d’cochon ! » (Le numéro 3 a, en effet, la forme enroulée d’une petite queue de cochon.) Il appelait le deux : « le gueux ! » Le quatre était flétri par lui de ce mot : « Ah ! la cateau ! » Enfin, il n’aurait pu poser un « blanc » sans annoncer : « la blanchisseuse ! »

Marceline s’amusait beaucoup de ces exclamations patoises, et elle était toujours prête à jouer aux dominos. Théophraste perdait souvent, non point qu’il ignorât le jeu, mais comme le pied de Marceline, sous la table, indiquait au pied d’Adolphe par des pressions réitérées le point qu’il fallait jouer pour gagner, le sort s’en trouvait tout désemparé. Mais c’était un plaisir que de voir perdre Théophraste, attendu qu’il avait au jeu le plus désagréable caractère du monde. Quand il avait perdu, il boudait.

Le soir qui nous occupe, Théophraste venait, ainsi que presque tous les autres soirs, de perdre et, le front méchant, s’était plongé en la lecture des gazettes. Il affectionnait par-dessus tout les « filets » politiques. Il avait des opinions arrêtées. Les barrières qui arrêtaient ses opinions étaient, au nord, « le despotisme des tyrans » et, au sud, « l’utopie socialiste ». Entre l’utopie socialiste et le despotisme des tyrans, il comprenait tout, disait-il, excepté cependant que l’on touchât à l’armée. Il répétait souvent : « Il ne faut pas toucher à l’armée. » C’était un brave homme.

Il lut donc le filet politique, sans le commenter tout haut cependant parce qu’il boudait. Et puis ses yeux furent attirés par ce titre : Cartouche n’est donc pas mort ?

Il ne put s’empêcher de sourire, tant il trouvait cette hypothèse absurde. Et puis il parcourut les premières lignes de l’article et laissa échapper ce mot : « Étrange !… » et cet autre : « Bizarre !… » et cet autre : « Surprenant !… » mais sans émotion particulière. Il jugea qu’il était temps de finir de bouder et il dit :

— Mon cher Adolphe, tu n’as pas lu cet article intitulé : Cartouche n’est donc pas mort ? C’est un étrange, bizarre et surprenant article.

Adolphe et Marceline ne purent retenir un mouvement et se regardèrent avec inquiétude. Théophraste lut :

« Cartouche n’est donc pas mort ? Depuis quelques jours, les agents de la Sûreté, dans le plus grand mystère, que nous avons du reste pénétré, ne s’occupent plus que d’une série de crimes bizarres dont on s’est efforcé de cacher les côtés les plus curieux au public. Ces crimes et la façon dont leur auteur échappe aux agents dans le moment qu’ils croient le tenir rappellent point par point la manière de faire du célèbre Cartouche ! S’il ne s’agissait d’une chose aussi répréhensible qu’une série de crimes, on pourrait même admirer l’art parfait avec lequel le modèle est imité. Comme nous disait hier un fonctionnaire supérieur du service de la Sûreté que nous ne nommerons pas, car il nous a recommandé le secret : « C’est Cartouche tout craché ! » Si bien que les agents eux-mêmes n’appellent plus le mystérieux bandit, sur la piste duquel ils se sont trouvés quelquefois, que Cartouche ! Du reste, l’administration, fort mystérieusement mais fort intelligemment — pour une fois nous ne ferons aucune difficulté de le constater — a fait remettre à trois d’entre eux un précis de l’histoire de Cartouche rédigé par MM. les bibliothécaires de la Nationale. Elle a pensé subtilement que l’histoire de Cartouche leur serait utile non seulement dans la tâche précise qui consiste aujourd’hui pour eux à prévenir les excentricités criminelles du nouveau Cartouche et à arrêter le nouveau Cartouche lui-même, mais encore il lui a semblé que l’histoire de Cartouche doit faire partie de l’ « instruction générale de tous les agents de police ou de sûreté ». Enfin, le bruit nous est venu que M. Lépine, préfet de police, de son côté, a ordonné que l’on consacrerait quelques cours du soir, à la préfecture, à l’histoire authentique de l’illustre bandit. »

Que dites-vous de cela ? demanda Théophraste avec une grande béatitude amusée. La farce est joyeuse, et les journalistes sont d’aimables cocos de nous sortir de pareilles bourdes !

Adolphe ni Marceline ne souriaient. Marceline avait un léger tremblement dans la voix quand elle pria Théophraste de « continuer ». Il reprit paisiblement le cours de sa lecture.

« Le premier crime du nouveau Cartouche, celui du moins dont la Sûreté eut tout d’abord à s’occuper, ne présente point cette horreur que nous retrouvons dans quelques autres. C’est un crime galant. Disons tout de suite que tous les crimes dont nous avons connaissance et que l’on attribue au nouveau Cartouche ont été accomplis depuis quinze jours au plus, et toujours de onze heures du soir à quatre heures du matin ! »

Mme  Longuet s’était levée toute pâle ; M. Lecamus la fit se rasseoir assez brutalement et un serrement furtif de sa main lui commanda de se taire.

Théophraste dit :

— Qu’est-ce qu’ils veulent dire avec leur nouveau Cartouche ! Moi, je ne connais que l’ancien ! Enfin, voyons le crime galant !…

Et il lut, toujours de plus en plus calme :

« Une femme, une jolie femme, très connue à Paris, où son salon littéraire est couru de tous ceux qui s’occupent avec élégance des choses du spiritisme — nous croyons ainsi l’avoir suffisamment désignée sans cependant la compromettre — une femme, une jolie femme procédait, vers une heure du matin, à sa toilette de nuit et s’apprêtait à prendre un repos bien gagné, à la suite des fatigues qui lui étaient échues ce soir-là, avec les tracas d’une conférence à domicile par le plus illustre de nos Pneumatiques, quand soudain la porte-fenêtre de son balcon s’ouvrit avec impétuosité et un homme, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, jeune encore et extrêmement vigoureux (ce dernier détail est dans le rapport de la police), mais la chevelure entièrement blanche, se précipita à ses pieds. Il avait dans la main un revolver au brillant nickel.

» — Madame, dit-il à cette femme épouvantée, remettez vos esprits. Je ne vous veux point de mal. Considérez le plus humble de vos serviteurs. Je m’appelle Louis-Dominique Cartouche et je n’ai d’autre ambition que de souper à vos côtés. Par les tripes de Mme  de Phalaris ! j’ai une faim de tous les diables. Et il se prit à rire.

» Mme  de B… (appelons-la Mme  de B…) crut avoir affaire à un fou, mais ce n’était qu’un homme déterminé à souper avec Mme  de B…, dont il disait apprécier depuis longtemps la grâce particulière. Et cet homme était beaucoup plus dangereux qu’un fou, car il fallait lui céder, à cause du revolver au brillant nickel.

» — Vous allez, dit l’homme, appeler vos gens et leur commander de vous apporter ici un excellent souper. Ne leur donnez aucune explication qui pourrait me causer quelque désagrément, car alors vous êtes une femme morte.

» Mme  de B… prit son parti, car elle est brave et d’un esprit assez élevé pour faire face aux plus inattendues aventures. Elle sonna sa femme de chambre et, un quart d’heure plus tard, l’homme aux cheveux blancs et Mme  de B… étaient assis devant un en-cas fort convenable et les meilleurs amis du monde. Le souper se prolongea et l’homme, paraît-il (car nous ne voulons rien affirmer quant à ce point si intéressant, mais un peu scabreux de cette véridique histoire), l’homme ne redescendit par le chemin du balcon qu’aux seconds feux de l’aurore. La belle Mme  de B… n’en est point à un souper près et, certes, elle ne se fût point plainte de ce souper forcé, qu’elle avait fini par partager de bonne grâce, si elle n’avait été dans la nécessité de conter son aventure au commissaire de police. Et voici dans quelles circonstances. Le commissaire se fit, quelques jours plus tard, annoncer chez Mme  de B… Il lui dit que l’anneau qu’elle portait au doigt et sur lequel brillait un diamant magnifique, était la propriété de Mlle  Émilienne de Besançon ; qu’elle en ignorait sans doute, elle, Mme  de B…, la provenance ; qu’on lui en avait fait cadeau bien certainement. Mais Mlle  Émilienne de Besançon, qui avait aperçu la veille, dans une vente de charité, ce diamant au doigt de Mme  de B…, le reconnaissait formellement comme sien. Elle en avait fourni, du reste, toutes preuves, et ce diamant avait une monture tout à fait unique qui ne pouvait laisser de doute. Mme  de B… se troubla infiniment et dut conter l’aventure qui lui était survenue. Elle parla de l’inconnu, du balcon, du souper et du reste, c’est-à-dire de la reconnaissance que cet inconnu lui avait montrée de son souper, en lui passant au doigt ce diamant magnifique qu’il tenait, dit-il, d’une femme qu’il avait beaucoup aimée, mais qui était morte depuis quelque temps, de Mme  de Phalaris. Mme  de B… ne pouvait être soupçonnée. Elle fournit une preuve : le revolver au brillant nickel, que l’inconnu avait laissé sur la table de nuit. Enfin, elle pria également le commissaire de police de faire reprendre chez elle cent bouteilles de champagne de premier choix que l’inconnu lui avait expédiées dès le lendemain de cette exceptionnelle nuit, sous le prétexte que son souper avait été exquis, mais que le champagne seul avait « laissé à désirer ». Elle craignait que, comme l’anneau, le champagne n’eût été volé. Le commissaire quitta la belle Mme  de Bithynie tout rêveur. (Le nom nous échappe en toutes lettres ; nous ne le rattrapons point. Rien n’eût pu faire que demain il ne fût dans toutes les bouches, car tout le monde va s’occuper désormais du nouveau Cartouche.)

» Cette petite aventure, qui est la moindre de celles que nous avons à conter, est la reproduction quasi-fidèle de ce qui s’est passé, dans la nuit du 13 juillet 1721, chez Mme  la maréchale de Boufflers. Elle procédait, elle aussi, à sa toilette. Le jeune homme qui survint par le balcon n’avait pas dans la main de revolver au brillant nickel, mais il portait à la ceinture six pistolets anglais, il demanda à souper, après s’être présenté comme Louis-Dominique Cartouche. Et la veuve de Louis-François duc de Boufflers, pair et maréchal de France, héros de Lille et de Malplaquet, soupa avec Cartouche et, ma foi, fort avant dans la nuit.

» Cartouche ne se plaignit que du champagne et Mme  de Boufflers en reçut cent bouteilles le lendemain ; il les avait fait prendre par son sommelier Patapon dans les caves d’un gros financier.

» À quelque temps de là, une des bandes de Cartouche arrêtait, la nuit, dans une rue de Paris, un équipage. Cartouche se pencha dans la voiture pour reconnaître les visages. C’était Mme  la maréchale de Boufflers. Il se retourna vers ses gens.

» — Laissez passer librement, aujourd’hui et toujours, Mme  la maréchale de Boufflers ! ordonna-t-il d’une voix retentissante.

» Et il salua la maréchale fort bas, après lui avoir glissé au doigt un diamant magnifique qu’il avait préalablement volé à Mme  de Phalaris. Mme  de Phalaris ne le revit jamais !

» Et maintenant, passons au crime de la rue du Bac.