La Double Vie de Théophraste Longuet/22

Ernest Flammarion (p. 210-218).


XXII

OÙ THÉOPHRASTE LONGUET REPREND GOÛT À LA VIE ET AUX TIMBRES EN CAOUTCHOUC. IL SE DISTRAIT DANS LA FRÉQUENTATION D’UN BOUCHER QUI TUE UN VEAU TOUS LES JOURS.


Les os n’étaient pas brisés et c’était tout juste. Quant aux plaies, elles exigèrent six semaines seulement pour se cicatriser. Théophraste ne souffrait pas, mais il dut garder le lit jusqu’au moment où il reconquit l’usage de ses jambes, ce qui n’arriva qu’à la fin du deuxième mois. Cependant ses oreilles le tracassaient toujours un peu, et l’eau bouillante qui y avait été versée avait cet effet de le rendre par moments tout à fait sourd. Pendant tout ce temps, il ne fit aucune allusion au Passé ; je ne parle point de ce misérable passé, qui se borne, dans l’esprit de tous, à ces quelques années qui se sont écoulées depuis notre dernière naissance terrestre, mais à l’autre passé, à celui dont la réapparition avait jeté un trouble si absolu dans la vie de cet homme ; et, pour M. Lecamus comme pour Mme Longuet, comme pour M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox, lequel était venu à son chevet, rue Gérando, presque tous les jours, Cartouche était mort, bien mort ! L’opération avait été extrêmement douloureuse, tellement qu’on avait pu redouter que Théophraste ne restât estropié jusqu’à la fin des derniers jours de sa vie actuelle, mais, à tout prendre, elle avait merveilleusement réussi. M. de la Nox ne cessait d’en remercier l’Éon, source des Éons.

Théophraste, à qui on avait posé les dents nécessaires, ne zézayait plus. Enfin, il songeait à se remettre « dans les affaires ». Il avait quitté bien jeune ses timbres en caoutchouc. À quarante et un ans, il avait pris sa retraite, à la suite de la découverte qu’il venait de faire d’un nouveau timbre en caoutchouc, qui marquait non seulement l’année, le mois, le jour, l’heure, la minute, la seconde, mais encore « le temps qu’il faisait », ce qui, paraît-il, était de la dernière importance pour certaines industries. Son esprit était à nouveau occupé par une innovation incroyable, qui devait bouleverser toutes les idées qu’on s’était faites jusqu’à ce jour sur les timbres en caoutchouc. Cette innovation était basée sur les derniers progrès de la cinématographie.

Que vous dirai-je de plus ? Quand il put marcher, il était redevenu si naturel, que Mme Longuet et M. Lecamus purent croire que leurs malheurs à tous trois avaient fatigué le Destin. Ce que c’est que le cœur des hommes !

Le moindre nuage qui passe à l’horizon les précipite à un désespoir hâtif et ils ne croient plus au jour ! La moindre lueur qui monte dans le ciel obscurci est une lueur d’espoir, et ils ne croient plus à la nuit.

Théophraste se levait de bonne heure et, après avoir déjeuné d’une tasse de chocolat et de rôties beurrées, allait faire un petit tour sur les boulevards extérieurs. Il essayait ses jambes. Il retrouvait leur ancienne élasticité.

Il s’arrêtait aux boutiques, regardait en détail le spectacle de la rue. Adolphe, dans les commencements, de loin, le suivait. Il ne remarquait rien d’anormal dans la façon d’être de Théophraste et, dans son rapport à M. de la Nox, se contenta de lui signaler ce fait, vraiment sans importance, d’une station un peu prolongée devant l’étal d’un boucher. Si cette station n’avait pas été quotidienne, elle eût passé inaperçue, même aux yeux avertis d’Adolphe. Théophraste, ses mains jouant derrière lui avec son ombrelle verte, regardait la viande saignante. Il avait aussi quelque petite conversation avec le boucher, un fort gaillard, carré des épaules, et qui avait toujours le mot pour rire. Un jour que M. Lecamus estimait que Théophraste avait passé beaucoup de son temps à l’étal du boucher, il le rejoignit, « comme par hasard », et le trouva, avec le patron, occupé à décorer de papillotes de papier frisé la viande toute fraîche. C’était bien inoffensif. Ainsi en jugea du reste M. de la Nox qui écrivit en marge du rapport de M. Lecamus : « Il peut regarder la viande saignante à l’étal du boucher. Il est bon de le laisser « voir rouge » de temps en temps. C’est la fin de la crise et ça ne fait de mal à personne. »

Cette boucherie était une petite boucherie qui avait sa spécialité. Il y a, à Paris, des boucheries où l’on ne vend que du cheval. M. Houdry vendait surtout, entre autres viandes communes, une exceptionnelle viande de veau. Ah ! quelle viande de veau ! Où M. Houdry faisait-il nourrir ses veaux ? Quel régime les veaux de M. Houdry suivaient-ils avant que de se montrer dans tous leurs avantages à son étal ? D’où venaient les veaux de M. Houdry ? Autant de mystères impénétrables qui faisaient la renommée et la petite fortune de M. Houdry. Quant à moi, je crois bien que l’excellence de la viande de veau de M. Houdry tenait moins au traitement que subissaient les veaux vivants qu’à la façon dont il les faisait trépasser. Tous les bouchers à Paris reçoivent leur viande des abattoirs. M. Houdry, lui, recevait son veau vivant, et tuait lui-même à sa manière. Je dis qu’il recevait « son veau ». Car, c’était un veau que M. Houdry tuait tous les jours que Dieu fait. Il ne tenait pas à vendre en grande quantité mais il vendait cher et il avait raison, car son mode de tuer ou plutôt « d’énerver » la viande faisait que celle-ci était tout de suite, et à ne s’y jamais tromper, appréciée des amateurs. Il ne se contentait pas de ne point assommer son veau ainsi qu’on le fait aux abattoirs, il le saignait à la mode juive avec un grand coutelas qu’il appelait « le saigneur », sans s’y reprendre jamais à deux fois, c’est-à-dire qu’il lui coupait la gorge sans revenir dans la blessure. En outre, il ne manquait point de rejeter un veau dès qu’il était « trèfle », c’est-à-dire dès qu’il avait quelque petite maladie de la fressure. Enfin, il y avait la façon dans tout cela.

M. Houdry avait, dans le plus grand mystère, expliqué son cas de sa viande de veau à M. Théophraste Longuet qui y avait pris un évident plaisir. Si bien que Théophraste, après avoir prêté l’oreille à la théorie, devant l’étal, avait manifesté le désir d’assister à une leçon de pratique. Dans une petite cour adjacente à l’étal, M. Houdry avait un abattoir clandestin. Certain matin, Théophraste, qui était survenu de meilleure heure que de coutume, trouva son homme à l’abattoir avec son veau. Le boucher pria Théophraste d’entrer et les portes se refermèrent sur eux.

— Je m’enferme tous les jours ainsi avec un veau vivant, dit M. Houdry, et quand les portes de l’abattoir se rouvrent, le veau est mort. Je ne perds pas mon temps. J’ai opéré en vingt-cinq minutes.

Théophraste le félicita. Il lui demanda quelques explications, s’intéressa à tous les objets qui frappèrent son regard. Le soufflet avec ses grands bras attira son attention. Il demanda comment cet instrument s’appelait, et on lui répondit que c’était un soufflet. Il vit aussi le treuil. Il apprit que cette forte barre de chêne munie de chevilles qui était suspendue au treuil s’appelait « tinet ». Il admira la solidité de ce brancard, également de chêne, qui a nom « étout ». Une hachette qui traînait fut appelée « feuille ». Mais ce qui l’intéressa davantage, ce fut, suspendue, au mur, la « boutique ». Dans cette boutique, qui était une sorte de sacoche pour coutelas, il vit d’abord le « saigneur » et se complut à passer tout doucement son index sur la lame longue, forte et affilée. Et puis ce fut le couteau, plus petit, dénommé « moutonnier », occupé d’ordinaire à dépecer le mouton, comme son nom l’indique, mais qui servait là pour certaines parties du veau. Puis, d’autres petites lames, dont la « lancette », pour « fleurer » le veau. « Fleurer » le veau consiste à faire de légers dessins artistiques, du bout de la lame, sur la peau du veau, une fois qu’il est « blanchi ».

Ce jour-là, comme je vous le dis, l’instruction de M. Théophraste Longuet porta sur les outils. Mais il fut dans la nécessité soudaine d’interrompre cette leçon, à cause de ses oreilles qui, une fois de plus, n’entendaient plus. Cette petite infirmité passagère était bien désagréable. Mais les jours suivants, ayant recouvré toute sa faculté auditive, il assista à toute l’opération, dans les détails de laquelle il entra sans trop de répugnance.

Il se contentait de dire tous les jours, en s’en allant, en manière de plaisanterie :

— Vous tuez tous les jours un veau ; vous devriez vous méfier, mon cher monsieur Houdry, vous verrez que ça finira par se savoir chez les veaux !

Théophraste n’était pas paresseux. Un jour que le jeune néophyte qui aidait M. Houdry à attacher le veau s’était attardé à quelque flânerie, il attacha lui-même la patte de derrière du veau, cependant qu’avec ses longes M. Houdry attachait les deux pattes de devant au même étout. Une patte restait libre ; c’était la manière. M. Houdry s’approcha de la gorge du veau avec le « saigneur ».

— Dire, fit-il avec mépris, dire qu’il y en a qui les assomment ? Ça marque toujours la tête.

— Évidemment ! confirma Théophraste. Quand on assomme, ça doit marquer la tête.

— Il se forme un dépôt de sang ! C’est un crime !…

— Oui, oui ! c’est un crime ! On ne tue pas une bête en lui fichant un dépôt de sang !…

— Tenez ! avec le « saigneur », il ne faut qu’un coup et un cou ! Ah ! ah ! un coup et un cou ! Ah ! ah ! comme cela !…

— Ah ! ah ! comme cela ! Ah ! ah !

Le rabbin ne ferait pas mieux. On dirait que j’ai été boucher chez les juifs !… Ah ! ah !

— Ah ! ah !… Ah ! ah !… le sang pisse ! Regardez les yeux du veau pendant que le sang pisse ! dit Théophraste.

— Qu’est-ce qu’ils ont, les yeux du veau ? demanda M. Houdry ; c’est des yeux comme tout le monde.

— Regardez les yeux du veau qui vous regardent !

— Ses yeux sont morts !

— Ils sont morts, mais ils vous regardent !

— Eh bien ?

— Eh bien ? Vous n’avez pas peur des yeux d’un veau mort qui vous regardent ? Félicitations !… monsieur Houdry !… Félicitations !

— Ah ! ah !… Vous voulez rire !

— Ah ! non ! Permettez ! C’est vous qui riez ! Moi, je me garde à carreau. Le veau le voit bien. Tant pis, monsieur Houdry ! Tant pis ! Rira bien qui rira le dernier !…

Mais déjà M. Houdry, « qui n’avait pas de temps à perdre », « brochait » le veau avec son « fusil », près du nombril, et enfonçait dans l’incision le bout de son soufflet et soufflait.

— Regardez comme il gonfle bien ; il ne sera pas difficile à « blanchir ». Moi, je le souffle toujours ; sans ça, j’estime que c’est du mauvais travail. Du côté d’Orléans, on ne le soufflait pas autrefois ! Mais ils y sont revenus.

— Il faut toujours reconnaître ses erreurs, dit Théophraste.

M. Houdry finit de décoller la tête et coupa les quatre pieds aux joints. Puis d’un grand coup de son couteau, il pourfendit l’animal de haut en bas, et en croix d’un jarret à l’autre. Puis il « le blanchit », c’est-à-dire qu’il enleva le cuir de dessus le ventre et dessina sur la peau de petites choses aimables avec sa lancette. Puis quand le veau fut « fleuri », M. Houdry lui ouvrit le ventre complètement, lui trancha le quartier de derrière et dit :

— C’est le cul de veau !

— Pas mauvais, à la casserole, avec des carottes ! fit Théophraste.

Et Théophraste aida M. Houdry à attacher les pattes de derrière au « tinet », qui fut hissé à l’aide du treuil. Le veau était suspendu. Le boucher le vida de ses boyaux, de la fressure, du ris. Il souffla la fressure, ayant mis « le cornet » dans sa bouche. Les poumons étaient roses et volumineux ; Théophraste félicita M. Houdry sur « l’excellente santé du veau ». Il examina également le cœur et la rate, et dit :

— Bonne constitution ! Bonne constitution !… Il était fait pour vivre cent ans. C’est un pauvre malheureux veau !

Pendant que M. Houdry dépouillait le veau de ce qui lui restait de cuir dans le dos et l’habillait d’une belle nappe blanche pour l’étal, Théophraste avait fait « friser » la fraise dans l’eau bouillante, puis il demanda à son ami le boucher de lui laisser la toilette de la tête et des quatre pieds. Il y avait près de là de l’eau très chaude dans une chaudière. Il y jeta la tête et les quatre pieds. Puis il reprit la tête et, au-dessus de la chaudière, en gratta avec force le poil, l’échauda, la raffina, et prit tout son temps pour lui nettoyer les oreilles.

— Les oreilles, fit-il avec une joie d’ange, les oreilles, ça me connaît !…

Et, tout de suite, il acheta la tête de veau tout entière.

M. Houdry voulut la lui faire porter à domicile, mais il refusa et il la disposa avec soin au fond de son ombrelle verte, retournée, qui lui servit de panier.

— Au revoir, monsieur Houdry, dit-il, au revoir ! J’emporte ma tête de veau, mais je vous ai laissé les yeux. Je n’aime pas que des yeux de veau me regardent comme ces yeux-là vous ont regardé tout à l’heure ! Les yeux de veau mort, c’est méchant ! Vous riez, monsieur Houdry ! C’est votre affaire !… Félicitations, monsieur Houdry, félicitations !… Mais ça finira par se savoir chez les veaux !

Et il rentra chez lui.

Quand il se montra avec son ombrelle verte et sa tête de veau, Adolphe et Marceline se sourirent.

— Il s’amuse, dit Marceline.

— Ce sont des jeux innocents ! ajouta Adolphe.