Fournier (p. 257-275).
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XIV.


En rentrant dans son appartement, madame de Chaverny rassembla toutes ses forces pour dire d’un air naturel à sa femme de chambre qu’elle n’avait pas besoin d’elle, et qu’elle la laissât seule. Aussitôt que cette fille fut sortie, elle se jeta sur son lit, car une position commode est aussi nécessaire dans la douleur que dans la joie, et là elle se mit à pleurer plus amèrement maintenant qu’elle se trouvait seule, que lorsque la présence de Darcy l’obligeait à se contraindre.

La nuit a certainement une influence très-grande sur les peines morales comme sur les douleurs physiques. Elle donne à tout une teinte lugubre, et les images qui, le jour, seraient indifférentes ou même riantes, nous inquiètent et nous tourmentent la nuit, comme des spectres qui n’ont de puissance que pendant les ténèbres. Il semble que pendant la nuit, la pensée redouble d’activité, et que la raison perd son empire. Une espèce de fantasmagorie intérieure nous trouble et nous effraie, sans que nous ayons la force d’écarter la cause de nos terreurs, ou d’en examiner froidement la réalité.

Qu’on se représente la pauvre Julie étendue sur son lit à demi habillée, se tournant et se retournant sans cesse ; tantôt dévorée d’une chaleur brûlante, tantôt glacée par un frisson pénétrant, tressaillant au moindre craquement de la boiserie et entendant distinctement les battemens de son cœur. Elle ne conservait de sa position qu’une angoisse vague dont elle cherchait en vain la cause. Puis tout d’un coup le souvenir de cette fatale soirée passait dans son esprit aussi rapide qu’un éclair, et avec lui se réveillait une douleur vive et aiguë comme celle que produirait un fer rouge dans une blessure cicatrisée.

Tantôt elle regardait sa lampe observant avec une attention stupide toutes les vacillations de la flamme, jusqu’à ce que les larmes qui s’amassaient dans ses yeux, elle ne savait pourquoi, l’empêchassent de voir la lumière. « Pourquoi ces larmes ? » se disait-elle. « Ah ! je suis déshonorée ! »

Tantôt elle comptait les glands des rideaux de son lit, mais elle n’en pouvait jamais retenir le nombre. « Quelle est donc cette folie ? » pensait-elle. « Folie ? — Oui, car il y a une heure, je me suis donnée comme une fille à un homme que je ne connais pas. »

Puis elle suivait d’un œil hébété l’aiguille de sa pendule avec l’anxiété d’un condamné qui voit approcher l’heure de son supplice. Tout à coup la pendule sonnait : « Il y a trois heures… » disait-elle tressaillant en sursaut, « j’étais avec lui, et je suis déshonorée ! »

Elle passa toute la nuit dans cette agitation fébrile. Quand le jour parut, elle ouvrit la fenêtre, et l’air frais et piquant du matin lui apporta quelque soulagement. Penchée sur la balustrade de sa fenêtre qui donnait sur le jardin, elle respirait l’air froid avec une espèce de volupté. Le désordre de ses idées se dissipa peu à peu. Aux vagues tourmens, au délire qui l’agitaient, succéda un désespoir concentré qui était un repos en comparaison.

Il fallait prendre un parti. Elle s’occupa de chercher alors ce qu’elle avait à faire. Elle ne s’arrêta pas un moment à l’idée de revoir Darcy. Cela lui paraissait impossible ; elle serait morte de honte en l’apercevant. Elle devait quitter Paris, où dans deux jours tout le monde la montrerait au doigt. Sa mère était à Nice, elle irait la rejoindre, lui avouerait tout ; puis après s’être épanchée dans son sein elle n’avait plus qu’une chose à faire, c’était de chercher quelque endroit désert en Italie, inconnu aux voyageurs, où elle irait vivre seule, et mourir bientôt.

Cette résolution une fois prise, elle se trouva tranquille. Elle s’assit devant une petite table en face de la fenêtre, et, la tête dans ses mains, elle pleura, mais cette fois sans amertume. La fatigue et l’abattement l’emportèrent enfin, et elle s’endormit ou plutôt elle cessa de penser pendant une heure à peu près.

Elle se réveilla avec le frisson de la fièvre. Le temps avait changé, le ciel était gris, et une pluie fine et glacée annonçait du froid et de l’humidité pour tout le reste du jour. Julie sonna sa femme de chambre. « Ma mère est malade, » lui dit-elle, « il faut que je parte sur-le-champ pour Nice. Faites une malle, je veux partir dans une heure. »

— « Mais, Madame, qu’avez-vous ? N’êtes-vous pas malade ?… Madame ne s’est pas couchée ! » s’écria la femme de chambre, surprise et alarmée du changement qu’elle observa sur les traits de sa maîtresse.

— « Je veux partir, » dit Julie d’un ton d’impatience, « il faut absolument que je parte. Préparez-moi une malle. »

Dans notre civilisation moderne, il ne suffit pas d’un simple acte de la volonté pour aller d’un lieu à un autre. Il faut un passeport, il faut faire des paquets, emporter des cartons, s’occuper de cent préparatifs ennuyeux qui suffiraient pour ôter l’envie de voyager. Mais l’impatience de Julie abrégea beaucoup toutes ces lenteurs nécessaires. Elle allait et venait de chambre en chambre, aidait elle-même à faire les malles, entassant sans ordre des bonnets et des robes accoutumés à être traités avec plus d’égards. Quelquefois pourtant les mouvemens qu’elle se donnait contribuaient plutôt à retarder ses domestiques qu’à les hâter.

— « Madame a sans doute prévenu Monsieur ? » demanda la femme de chambre d’un air timide.

Julie, sans lui répondre, prit du papier et écrivit : « Ma mère est malade à Nice. Je vais auprès d’elle. » Elle plia le papier en quatre, mais elle ne put se résoudre à y mettre une adresse.

Au milieu des préparatifs de départ, un domestique entra : « M. de Châteaufort, » dit-il, « demande si Madame est visible ; il y a aussi un autre Monsieur qui est venu en même temps, que je ne connais pas ; mais voici sa carte. »

Elle lut : « E. Darcy, secrétaire d’ambassade. »

Elle put à peine retenir un cri. « Je n’y suis pour personne, » s’écria-t-elle ; « dites que je suis malade. Ne dites pas que je vais partir. » Elle ne pouvait s’expliquer comment Châteaufort et Darcy venaient la voir en même temps, et dans son trouble, elle ne douta pas que Darcy n’eût déjà choisi Châteaufort pour son confident. Rien n’était plus simple cependant que leur présence simultanée. Amenés par le même motif, ils s’étaient rencontrés à la porte, et après avoir échangé un salut très-froid, ils s’étaient tout bas donnés au diable l’un l’autre de grand cœur.

Sur la réponse du domestique, ils descendirent ensemble l’escalier, se saluèrent de nouveau encore plus froidement, et s’éloignèrent chacun dans une direction opposée.

Châteaufort avait remarqué l’attention particulière que madame de Chaverny avait montrée pour Darcy, et dès ce moment il l’avait pris en haine. De son côté, Darcy, qui se piquait d’être physionomiste, n’avait pu observer l’air d’embarras et de contrariété de Châteaufort, sans en conclure qu’il aimait Julie ; et comme, en sa qualité de diplomate, il était porté à supposer le mal à priori, il avait conclu fort légèrement que Julie n’était pas cruelle pour Châteaufort.

— « Cette étrange coquette, » se disait-il à lui-même en sortant de sa maison, « n’aura pas voulu nous recevoir ensemble, de peur d’une scène d’explication comme celle du Misanthrope… Mais j’ai été bien sot de ne pas trouver quelque prétexte pour rester et laisser partir ce fat à moustaches. Assurément, si j’avais attendu seulement qu’il eût le dos tourné, j’aurais été admis, car j’ai sur lui l’incontestable avantage de la nouveauté. »

Tout en faisant ces réflexions, il s’était arrêté, puis il s’était retourné, puis il rentrait dans l’hôtel de madame de Chaverny. Châteaufort, qui s’était aussi retourné plusieurs fois pour l’observer, revint sur ses pas, et s’établit en croisière à quelque distance pour le surveiller.

Darcy dit au domestique, surpris de le revoir, qu’il avait oublié de lui donner un mot pour sa maîtresse, qu’il s’agissait d’une affaire pressée, et d’une commission dont une dame l’avait chargé pour madame de Chaverny. Se souvenant que Julie entendait l’anglais, il écrivit sur sa carte au crayon : Begs leave to ask when he can show to madame de Chaverny his turkish album[1]. Il remit la carte au domestique, et dit qu’il attendrait la réponse.

Cette réponse tarda long-temps. Enfin, le domestique revint fort troublé : « Madame, » dit-il, « s’est trouvée mal tout-à-l’heure, et elle est trop souffrante maintenant pour pouvoir vous répondre. » — Tout cela avait duré un quart d’heure. Darcy ne croyait guère à l’évanouissement ; mais il était bien évident qu’on ne voulait pas le voir. Il prit son parti philosophiquement, et se rappelant qu’il avait des visites à faire dans le quartier, il sortit sans se mettre autrement en peine de ce refus.

Depuis long-temps Châteaufort l’attendait dans une anxiété furieuse. En le voyant passer, il ne douta pas qu’il ne fût son rival heureux, et il se promit bien de saisir aux cheveux la première occasion de se venger de l’infidèle et de son complice. Le commandant Perrin, qu’il rencontra fort à propos, reçut sa confidence, et le consola du mieux qu’il put, non sans lui remontrer le peu d’apparence de ses soupçons.

  1. Traduction Wikisource : Se permet de demander quand il peut montrer à madame de Chaverny son album turc.