Fournier (p. 185-238).
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XI.


Lorsque madame de Chaverny quitta le château de madame Lambert, la nuit était horriblement noire, l’atmosphère lourde et étouffante : de temps en temps des éclairs, illuminant le paysage, faisaient apercevoir les silhouettes noires des arbres sur un fond d’un orangé livide. L’obscurité semblait redoubler après chaque éclair, et le cocher ne voyait pas la tête de ses chevaux. Un orage violent éclata bientôt. La pluie qui tombait d’abord en gouttes larges et rares, se changea promptement en un véritable déluge. De tous côtés le ciel était en feu, et l’artillerie céleste commençait à devenir assourdissante. Les chevaux effrayés soufflaient fortement et se câbraient au lieu d’avancer, mais le cocher avait parfaitement dîné : son épais carrick, et surtout le vin qu’il avait bu, l’empêchaient de craindre l’eau et les mauvais chemins. Il fouettait énergiquement les pauvres bêtes, aussi intrépide que César dans la tempête, lorsqu’il disait à son pilote : Tu portes César et sa fortune !

Madame de Chaverny n’ayant pas peur du tonnerre, ne s’occupait guère de l’orage. Elle se répétait tout ce que Darcy lui avait dit, et se repentait de ne lui avoir pas dit bien des choses qu’elle avait à lui dire ; lorsqu’elle fut tout à coup interrompue dans ses méditations par un choc violent que reçut sa voiture : en même temps les glaces volèrent en éclats, un craquement de mauvais augure se fit entendre, et la calèche fut précipitée dans un fossé. Julie en fut quitte pour la peur. Mais la pluie ne cessait pas ; une roue était brisée ; les lanternes s’étaient éteintes, et on ne voyait pas aux environs une seule maison pour se mettre à l’abri. Le cocher jurait, le valet de pied injuriait le cocher, et pestait contre sa maladresse. Julie restait dans sa voiture, demandant comment on pourrait revenir à P ou ce qu’il fallait faire ; mais à chaque question qu’elle faisait, elle recevait cette réponse désespérante : « C’est impossible ! »

Cependant on entendit de loin le bruit sourd d’une voiture qui s’approchait. Les gens de madame de Chaverny lui crièrent de s’arrêter, et son cocher reconnut, à sa grande satisfaction, un de ses collègues avec lequel il avait jeté les fondemens d’une tendre amitié dans l’office de madame Lambert.

La voiture s’arrêta, et à peine le nom de madame de Chaverny fut-il prononcé, qu’un jeune homme, qui se trouvait dans le coupé, ouvrit lui-même la portière, et s’écriant : « Est-elle blessée ? » s’élança d’un bond auprès de la calèche de Julie. Elle avait reconnu Darcy, elle l’attendait.

Leurs mains se rencontrèrent dans l’obscurité, et Darcy crut sentir que madame de Chaverny pressait doucement la sienne ; mais c’était probablement un effet de la peur. Après les premières questions, Darcy offrit naturellement sa voiture. Julie ne répondit pas d’abord, car elle était fort indécise sur le parti qu’elle devait prendre. D’un côté elle pensait aux trois ou quatre lieues qu’elle aurait à faire en tête-à-tête avec un jeune homme, si elle voulait aller à Paris ; d’un autre côté, si elle revenait au château pour y demander l’hospitalité à madame Lambert, elle frémissait à l’idée de raconter le romanesque accident de la voiture versée et des secours qu’elle aurait reçus de Darcy. Reparaître au salon au milieu de la partie de whist, sauvée par Darcy comme la femme turque, subir ensuite toutes les questions impertinentes et les complimens de condoléance… on ne pourrait y songer. Mais trois longues lieues jusqu’à Paris !… Pendant qu’elle flottait ainsi dans l’incertitude, et qu’elle balbutiait assez maladroitement quelques phrases banales sur l’embarras qu’elle allait causer, Darcy, qui semblait lire au fond de son cœur, lui dit froidement : — « Prenez ma voiture, Madame, je resterai dans la vôtre jusqu’à ce qu’il passe quelqu’un pour Paris. » Julie craignant d’avoir montré trop de pruderie, se hâta d’accepter la première offre, mais non la seconde. Et comme sa résolution fut toute soudaine, elle n’eut pas le temps de résoudre l’importante question de savoir si l’on irait à P… ou à Paris. Elle était déjà dans le coupé de Darcy, enveloppée de son manteau qu’il s’empressa de lui donner, et les chevaux trottaient lestement vers Paris, avant qu’elle eût pensé à dire où elle voulait aller. Son domestique choisit pour elle, en donnant au cocher le nom de la rue de sa maîtresse.

La conversation commença embarrassée de part et d’autre. Le son de voix de Darcy était bref, et paraissait annoncer un peu d’humeur. Julie s’imagina que son irrésolution l’avait choqué, et qu’il la prenait pour une prude ridicule. Elle était déjà tellement sous l’influence de cet homme qu’elle s’adressait intérieurement de vifs reproches, et qu’elle ne songea plus qu’à lui ôter l’humeur qu’il montrait. L’habit de Darcy était mouillé ; elle s’en aperçut, et se débarrassant aussitôt du manteau, elle exigea qu’il s’en couvrît. De là un combat de générosité, d’où il résulta que le différend ayant été tranché par la moitié, chacun eut sa part du manteau. Imprudence énorme qu’elle n’aurait pas commise sans ce moment d’hésitation qu’elle voulait faire oublier.

Ils étaient si près l’un de l’autre que la joue de Julie pouvait sentir la chaleur de l’haleine de Darcy. Les cahots de la voiture les rapprochaient même quelquefois davantage.

— « Ce manteau qui nous enveloppe tous les deux, » dit Darcy, « me rappelle nos charades d’autrefois. Vous souvenez-vous d’avoir été ma Virginie, lorsque nous nous affublâmes tous deux du mantelet de votre grand’mère ? »

— « Oui, et de la mercuriale qu’elle me fit à cette occasion. »

— « Ah ! » s’écria Darcy, « quel heureux temps que celui-là ! combien de fois je me suis rappelé avec tristesse et bonheur nos divines soirées de la rue de Bellechasse ! Vous rappelez-vous les belles ailes de vautour qu’on vous avait attachées aux épaules avec des rubans roses, et le bec de papier doré que je vous avais fabriqué avec tant d’art ? »

— « Oui, » répondit Julie, « vous étiez Prométhée et moi le vautour. Mais quelle mémoire vous avez ? Comment avez-vous pu vous souvenir de toutes ces folies ? car il y a si long-temps que nous ne nous sommes vus ! »

— « Est-ce un compliment que vous me demandez ? » dit Darcy en souriant, et s’avançant de manière à la regarder en face. Puis, d’un ton plus sérieux : « En vérité, » poursuivit-il, « il n’est pas extraordinaire que j’aie conservé le souvenir des plus heureux momens de ma vie. »

— « Quel talent vous aviez pour les charades !… » dit Julie, qui craignait que la conversation ne prît un tour trop sentimental.

— « Voulez-vous que je vous donne une autre preuve de ma mémoire ? » interrompit Darcy. « Vous rappelez-vous notre traité d’alliance chez madame Lambert ? Nous nous étions promis de dire du mal de l’univers entier, mais de nous soutenir l’un l’autre envers et contre tous… Mais notre traité a eu le sort de la plupart des traités ; il est resté sans exécution. »

— « Qu’en savez-vous ? »

— « Mais, j’imagine que vous n’avez pas eu occasion de me défendre : car, une fois éloigné de Paris, quel oisif s’est occupé de moi ? »

— « De vous défendre… non… mais de parler de vous à vos amis… »

— « Oh ! mes amis ! » s’écria Darcy avec un sourire mêlé de tristesse, « je n’en avais guère à cette époque, que vous connussiez, du moins. Les jeunes gens que voyait madame votre mère me haïssaient, je ne sais pourquoi ; et, quant aux femmes, elles pensaient peu à monsieur l’attaché du ministère des affaires étrangères. »

— « C’est que vous ne vous occupiez pas d’elles. »

— « Cela est vrai. Jamais je n’ai su faire l’aimable auprès des personnes que je n’aimais pas. »

Si l’obscurité avait permis de distinguer la figure de Julie, Darcy aurait aperçu qu’une vive rougeur s’était répandue sur ses traits, en entendant cette dernière phrase, à laquelle elle avait donné un sens auquel peut-être Darcy ne songeait pas.

Quoi qu’il en soit, laissant là des souvenirs qu’ils se rappelaient trop bien l’un et l’autre, Julie voulut le remettre un peu sur ses voyages, espérant que, par ce moyen, elle serait dispensée de parler. Le procédé réussit presque toujours avec les voyageurs, surtout avec ceux qui ont visité quelque pays lointain.

— « Quel beau voyage que le vôtre, » dit-elle, « et combien je regrette de ne pouvoir jamais en faire un semblable ! »

Mais Darcy n’était plus en humeur conteuse. — « Quel est ce jeune homme à moustaches, » demanda-t-il brusquement, « qui vous parlait tout-à-l’heure ? »

Cette fois, Julie rougit encore davantage. — « C’est un ami de mon mari, » répondit-elle, « un officier de son régiment… On dit, » poursuivit-elle, sans vouloir abandonner son thême oriental, « que les personnes qui ont vu ce beau ciel bleu de l’orient, ne peuvent plus vivre ailleurs. »

— « Il m’a déplu horriblement, je ne sais pourquoi… Je parle de l’ami de votre mari, non du ciel bleu… Quant à ce ciel bleu, Madame, Dieu vous en préserve ! On finit par le prendre tellement en guignon, à force de le voir toujours le même, qu’on admirerait comme le plus beau de tous les spectacles un sale brouillard de Paris. Rien n’agace plus les nerfs, croyez-moi, que ce beau ciel bleu, qui était bleu hier, et qui sera bleu demain. Si vous saviez avec quelle impatience, avec quel désappointement toujours renouvelé, on attend, on espère un nuage ! »

— « Et cependant vous êtes resté bien long-temps sous ce ciel bleu. »

— « Mais, Madame, il m’était assez difficile de faire autrement. Si j’avais pu ne suivre que mon inclination, je serais revenu bien vite dans les environs de la rue de Bellechasse, après avoir satisfait le petit moment de curiosité que doivent nécessairement exciter les étrangetés de l’orient. »

— « Je crois que bien des voyageurs en diraient autant, s’ils étaient aussi francs que vous… Comment passe-t-on son temps à Constantinople et dans les autres villes de l’orient ? »

— « Là comme partout, il y a plusieurs manières de tuer le temps. Les attachés anglais boivent, les français jouent à l’écarté, les allemands fument ; et quelques gens d’esprit, pour varier leurs plaisirs, se font tirer des coups de fusil en grimpant sur les toits pour lorgner les femmes du pays. »

— « C’est probablement cette dernière occupation que vous préfériez. »

— « Point. Moi j’étudiais le turc et le grec, ce qui me couvrait de ridicule. Quand j’avais terminé les dépêches de l’ambassade, je dessinais, je galoppais dans l’hippodrome, et puis j’allais au bord de la mer voir s’il ne venait pas quelque figure humaine de France ou d’ailleurs. »

— « Ce devait être un grand plaisir pour vous de voir un Français à une aussi grande distance de la France ? »

— « Oui ; mais pour un homme intelligent combien nous venait-il de marchands d’huiles ou de cachemires ? ou, ce qui est bien pis, de jeunes poètes, qui du plus loin qu’ils voyaient un secrétaire de l’ambassade, lui criaient : Menez-nous voir les ruines, menez-moi à Sainte-Sophie, conduisez-moi aux montagnes, à la mer d’azur. Je veux voir les lieux où soupirait Héro ! Puis, quand ils ont attrapé un coup de soleil, ils s’enferment dans leur chambre, et ne veulent plus rien voir que les derniers numéros du Constitutionnel. »

— « Vous voyez tout en mal, suivant votre vieille habitude. Vous n’êtes pas corrigé, savez-vous, car vous êtes toujours aussi moqueur. »

— « Dites-moi, Madame, s’il n’est pas bien permis à un damné, qui frit dans sa poêle, de s’égayer un peu aux dépens de ses camarades de friture ? D’honneur ! vous ne savez pas combien la vie que nous menons là-bas est misérable. Nous autres secrétaires d’ambassade, nous ressemblons aux hirondelles qui ne se posent jamais. Pour nous, point de ces relations intimes qui font le bonheur de la vie… ce me semble. » (Il prononça ces derniers mots avec un accent singulier et en se rapprochant de Julie.) « Depuis six ans, je n’ai trouvé personne avec qui je pusse échanger mes pensées intimes. »

— « Vous n’aviez donc pas d’amis là-bas ? »

— « Je viens de vous dire qu’il est impossible d’en avoir en pays étranger. J’en avais laissé deux en France. L’un est mort ; l’autre est maintenant en Amérique, d’où il ne reviendra que dans quelques années, si la fièvre jaune ne le retient pas. »

— « Ainsi, vous êtes seul ?… »

— « Seul. »

— « Et la société des femmes… quelle est-elle dans l’orient ? Est-ce qu’elle ne vous offre pas quelques ressources ? »

— « Oh ! pour cela, c’est le pire de tout. Quant aux femmes turques, il n’y faut pas songer. Des Grecques et des Arméniennes, ce qu’on peut dire de mieux à leur louange, c’est qu’elles sont fort jolies. Pour les femmes des consuls et des ambassadeurs, dispensez-moi de vous en parler. C’est une question diplomatique, et si j’en disais ce que j’en pense, je pourrais me faire du tort aux affaires étrangères. »

— « Vous ne paraissez pas aimer beaucoup votre carrière. Autrefois vous désiriez avec tant d’ardeur entrer dans la diplomatie ! »

— « Je ne connaissais pas encore le métier. Maintenant je voudrais être inspecteur des boues de Paris. »

— « Ah Dieu ! comment pouvez-vous dire cela ? Paris ! le séjour le plus maussade de la terre. »

— « Ne blasphémez pas. Je voudrais entendre votre palinodie à Naples, après deux ans de séjour en Italie. »

— « Voir Naples, c’est ce que je désire le plus au monde ! » répondit-elle en soupirant…, « pourvu que mes amis fussent avec moi. »

— « Oh ! à cette condition, je ferais le tour du monde. Voyager avec ses amis ! mais c’est comme si l’on restait dans son salon tandis que le monde passerait devant vos fenêtres comme un panorama qui se déroulerait. »

— « Eh bien ! si c’est trop demander, je voudrais voyager avec un… avec deux amis seulement. »

— « Pour moi, je ne suis pas si ambitieux ; je n’en voudrais qu’un seul, ou qu’une seule, » ajouta-t-il en souriant. « Mais c’est un bonheur qui ne m’est jamais arrivé… En vérité, j’ai toujours joué de malheur. Je n’ai jamais désiré bien vivement que deux choses, et je n’ai pu les obtenir. »

— « Qu’était-ce donc ? »

— « Oh ! rien de bien extravagant. Par exemple, j’ai désiré passionnément pouvoir valser avec quelqu’un… J’ai fait des études approfondies sur la valse. Je me suis exercé, pendant des mois entiers, seul, avec une chaise, pour surmonter l’étourdissement qui ne manquait jamais d’arriver, et quand je suis parvenu à n’avoir plus de vertiges… »

— « Et avec qui désiriez-vous valser ? »

— « Si je vous disais que c’était avec vous ?… Et quand j’étais devenu, à force de peines, un valseur consommé, votre grand’mère, qui venait de prendre un confesseur janséniste, défendit la valse par un ordre du jour que j’ai encore sur le cœur. »

— « Et votre second souhait ?… » demanda Julie fort troublée.

— « Mon second souhait ? je vous l’abandonne. J’aurais voulu, c’était par trop ambitieux de ma part, j’aurais voulu être aimé… mais aimé… C’est avant la valse que je souhaitais ainsi, et je ne suis pas l’ordre chronologique… J’aurais voulu, dis-je, être aimé par une femme qui m’aurait préféré à un bal, — le plus dangereux de tous les rivaux ; — par une femme que j’aurais pu venir voir avec des bottes crottées, au moment où elle se disposerait à monter en voiture pour aller au bal. Elle aurait été en grande toilette, et elle m’aurait dit : Restons. Mais c’était de la folie. On ne doit demander que des choses possibles. »

— « Que vous êtes méchant ! Toujours vos remarques ironiques ! Rien ne trouve grace devant vous. Vous êtes toujours à dire du mal des femmes. »

— « Moi ! Dieu m’en préserve ! C’est de moi plutôt que je médis. Est-ce dire du mal des femmes que de soutenir qu’elles préfèrent une soirée agréable… à un tête-à-tête avec moi ? »

— « Allez, vous êtes bien injuste. »

— « À propos de toilette et de bal, quel dommage que nous ne soyons plus en carnaval ! j’ai rapporté un costume de femme grecque qui est charmant, et qui vous irait à ravir. »

— « Vous m’en ferez un dessin pour mon album. »

— « Très-volontiers. Vous verrez quels progrès j’ai faits depuis le temps où je crayonnais des bonshommes sur la table à thé de madame votre mère. — À propos, j’ai un compliment à vous faire ; on m’a dit ce matin au ministère que M. de Chaverny allait être nommé gentilhomme de la chambre. Cela m’a fait grand plaisir. »

Julie tressaillit involontairement.

Darcy poursuivit sans s’apercevoir de ce mouvement :

— « Permettez-moi de vous demander votre protection dès à présent. Mais, au fond, je ne suis pas trop content de votre nouvelle dignité. Je crains que vous ne soyez obligée d’aller habiter Saint-Cloud pendant l’été, et alors j’aurai moins souvent l’honneur de vous voir. »

— « Jamais je n’irai à Saint-Cloud ! » dit Julie d’une voix fort émue.

— « Oh ! tant mieux, car Paris, voyez-vous, c’est le paradis dont il ne faut jamais sortir, que pour aller de temps en temps dîner à la campagne chez madame Lambert, à condition de revenir le soir. Que vous êtes heureuse, Madame, de vivre à Paris ! Moi qui n’y suis peut-être que pour peu de temps, vous n’avez pas d’idée combien je me trouve heureux dans le petit appartement que ma tante m’a donné. Et vous, vous demeurez, m’a-t-on dit, dans le faubourg Saint-Honoré. On m’a indiqué votre hôtel. Vous devez avoir un jardin magnifique si la manie de bâtir n’a pas changé déjà vos allées en boutiques. »

— « Non, mon jardin est encore intact, Dieu merci ! »

— « Quel jour recevez-vous, Madame ? »

— « Je suis chez moi à peu près tous les soirs. Je serai charmée que vous veuillez bien me venir voir quelquefois. »

— « Vous voyez, Madame, que je fais comme si notre ancienne alliance subsistait encore. Je m’invite moi-même sans cérémonie et sans présentation officielle. Vous me pardonnez, n’est-ce pas ?… Je ne connais plus que vous à Paris, et madame Lambert. Tout le monde m’a oublié, mais vos deux maisons sont les seules que j’aie regrettées dans mon exil. Votre salon surtout doit être charmant. Vous qui choisissez si bien vos connaissances !… Vous rappelez-vous les projets que vous faisiez autrefois pour le temps où vous tiendriez maison. Un salon inaccessible aux ennuyeux, de la musique quelquefois, toujours de la conversation, et bien tard : point de gens à prétentions, un petit nombre de personnes se connaissant parfaitement, qui par conséquent ne cherchent point à mentir, ni à faire de l’effet… Deux ou trois femmes spirituelles avec cela (et il est impossible que vos amies ne le soient pas)… et votre maison est la plus agréable de Paris. Oui, vous êtes la plus heureuse des femmes de Paris, et vous rendez heureux tous ceux qui vous approchent. »

Pendant que Darcy parlait, Julie pensait que ce bonheur qu’il décrivait avec tant de chaleur, elle aurait pu l’obtenir si elle eût été mariée à un autre homme… à Darcy, par exemple. Au lieu de ce salon imaginaire, si élégant et si agréable, elle pensait aux ennuyeux que Chaverny lui avait attirés… au lieu de ces conversations si gaies, elle se rappelait les scènes conjugales comme celle qui l’avait conduite à P… Elle se voyait enfin malheureuse à jamais, attachée pour la vie à la destinée d’un homme qu’elle haïssait et qu’elle méprisait, tandis que celui qu’elle trouvait le plus aimable du monde, celui qu’elle aurait voulu charger du soin d’assurer son bonheur, devait demeurer toujours un étranger pour elle. Il était de son devoir de l’éviter, de s’en séparer… et il était si près d’elle que les manches de sa robe étaient froissées par le revers de son habit !

Darcy continua quelque temps à peindre les plaisirs de la vie de Paris avec toute l’éloquence que lui donnait une longue privation. Julie cependant sentait ses larmes couler le long de ses joues ; elle tremblait que Darcy ne s’en aperçût, et la contrainte qu’elle s’imposait ajoutait encore à la force de son émotion. Elle étouffait ; elle n’osait faire un mouvement. Enfin un sanglot lui échappa, et tout fut perdu. Elle tomba la tête dans ses mains, à moitié suffoquée par les larmes et la honte.

Darcy, qui ne pensait à rien moins, fut bien étonné. Pendant un instant la surprise le rendit muet ; mais les sanglots redoublant, il se crut obligé de parler et de demander la cause de ces larmes si soudaines.

— « Qu’avez-vous, Madame ? Au nom de Dieu, Madame… répondez-moi ? Que vous arrive-t-il ?… » Et comme la pauvre Julie, à toutes ses questions, serrait avec plus de force son mouchoir sur ses yeux, il lui prit la main, et écartant doucement le mouchoir : « Je vous en conjure, Madame, » dit-il d’un ton de voix altéré qui pénétra Julie jusqu’au fond du cœur, « je vous en conjure, qu’avez-vous ? Vous aurais-je offensée involontairement ?… Vous me désespérez par votre silence. »

— « Ah ! » s’écria Julie ne pouvant plus se contenir, « je suis bien malheureuse ! » et elle sanglota plus fort.

— « Malheureuse ? comment ?… pourquoi ?… Qui peut vous rendre malheureuse ? répondez-moi ! » En parlant ainsi il lui serrait les mains, et sa tête touchait presque celle de Julie qui pleurait toujours au lieu de répondre à ses questions. Darcy ne savait que penser ; mais il était touché de ses larmes, touché de sa position, et il commençait à entrevoir dans un avenir qui ne s’était pas encore présenté à son imagination, que Julie pourrait bien un jour être à lui.

Comme elle s’obstinait à ne pas répondre, Darcy, craignant qu’elle ne se trouvât mal, baissa une des glaces de la voiture, détacha les rubans du chapeau de Julie, écarta son manteau et son schall. Les hommes sont gauches à rendre ces soins. Il voulait faire arrêter la voiture auprès d’un village, et il appelait déjà le cocher, lorsque Julie, lui saisissant le bras, le supplia de ne pas faire arrêter, et l’assura qu’elle allait beaucoup mieux. Le cocher n’avait rien entendu, et continuait à diriger ses chevaux vers Paris.

— « Mais, je vous en supplie, ma chère madame de Chaverny, » dit Darcy en reprenant une main qu’il avait abandonnée un instant, « je vous en conjure, dites-moi, qu’avez-vous ? Je crains, et je ne puis comprendre comment j’ai été assez malheureux pour vous faire de la peine. »

— « Ah ! ce n’est pas vous ! » s’écria Julie. Et elle lui serra un peu la main.

— « Eh bien ! dites-moi, qui peut vous faire ainsi pleurer ? parlez-moi avec confiance. Ne sommes-nous pas d’anciens amis ? » ajouta-t-il en souriant, et serrant à son tour la main de Julie.

— « Vous me parliez du bonheur dont vous me croyez entourée… et ce bonheur est si loin de moi !… »

— « Comment ! N’avez-vous pas tous les élémens de bonheur ?… Vous êtes jeune, riche, jolie… Votre mari tient un rang distingué dans la société… »

— « Je le déteste ! » s’écria Julie hors d’elle-même, « je le méprise ! » Et elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Darcy en sanglotant plus fort que jamais.

— « Oh ! oh ! » pensa Darcy, « ceci devient fort grave. » Et profitant avec adresse de tous les cahots de la voiture, il attirait la malheureuse Julie encore plus près de lui. — « Pourquoi, » lui disait-il de la voix la plus douce et la plus tendre du monde, « pourquoi vous affliger ainsi ? Faut-il qu’un être que vous méprisez ait tant d’influence sur votre vie ? Pourquoi lui permettez-vous d’empoisonner lui seul votre bonheur ? Mais est-ce donc à lui que vous devez demander votre bonheur ?… » et il lui baisa le bout des doigts, mais comme elle retira aussitôt sa main avec terreur, il craignit d’avoir été trop loin… Il poursuivit, et, déterminé à voir la fin de l’aventure, il dit en soupirant d’une façon assez hypocrite :

— « Que j’ai été trompé ! Lorsque j’ai appris votre mariage, j’ai cru que M. de Chaverny vous plaisait réellement. »

— « Ah ! monsieur Darcy, vous ne m’avez jamais connue ! » Le ton de sa voix disait clairement : « Je vous ai toujours aimé, et vous n’avez pas voulu vous en apercevoir. » La pauvre femme croyait en ce moment, de la meilleure foi du monde, qu’elle avait toujours aimé Darcy pendant les six années qui venaient de s’écouler, avec autant d’amour qu’elle en sentait pour lui dans ce moment.

— « Et vous, » s’écria Darcy en s’animant, « vous, Julie, m’avez-vous jamais connu ? Avez-vous jamais su quels étaient mes sentimens ? Ah ! si vous m’aviez connu, Julie, nous serions sans doute heureux maintenant l’un et l’autre. »

— « Que je suis malheureuse ! » répéta Julie avec un redoublement de larmes.

— « Mais quand même vous m’auriez compris, Julie, » continua Darcy avec cette expression de mélancolie ironique qui lui était habituelle, « qu’en serait-il résulté ? J’étais sans fortune ; la vôtre était considérable ; votre mère m’eût repoussé avec mépris. — J’étais condamné d’avance. — Vous-même, oui, vous, Julie, avant qu’une fatale expérience ne vous eût montré où est le véritable bonheur, vous auriez sans doute ri de ma présomption, et une voiture bien vernie, avec une couronne de comte sur les panneaux, aurait été alors le plus sûr moyen de vous plaire. »

— « Oh ciel ! et vous aussi ! Personne n’aura donc pitié de moi ? »

— « Pardonnez-moi, chère Julie ! pardonnez-moi, je vous en supplie. Oubliez ces reproches ; non, je n’ai pas le droit de vous en faire, moi. — Je suis plus coupable que vous… Je n’ai pas su vous apprécier. Je vous ai crue faible comme les femmes du monde où vous viviez ; j’ai douté de votre courage, chère Julie, et j’en suis cruellement puni !… » Et il baisait avec feu ses mains qu’elle ne retirait plus. Alors Darcy passant un bras derrière elle l’attira tout-à-fait sur son sein, mais Julie le repoussa avec une vive expression de terreur, et s’éloigna de lui autant que la largeur de la voiture pouvait le lui permettre.

Sur quoi, Darcy avait son sourire diabolique, et d’une voix dont la douceur même rendait l’expression plus poignante : « Vous êtes en toilette, Madame… Pardonnez-moi, j’oubliais votre belle robe. »

Julie poussa un cri étouffé. Darcy la serra dans ses bras avec transport, et chercha à arrêter ses larmes par des baisers. Elle essaya encore de se débarrasser de son étreinte, mais cet effort fut le dernier qu’elle tenta.