Fournier (p. 99-112).
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VII.


Julie partit pour P… avec un redoublement de colère contre son mari ; mais cette fois c’était pour un motif assez frivole. Il avait pris pour aller au château du duc de H*** la calèche neuve, laissant à sa femme une autre voiture qui, au dire du cocher, avait besoin de réparations.

Pendant la route madame de Chaverny s’apprêtait à raconter son aventure à madame Lambert. Malgré son chagrin, elle n’était pas insensible à la satisfaction que donne à tout narrateur une histoire bien contée, et elle se préparait à son récit en cherchant des exordes, et commençant tantôt d’une manière, tantôt d’une autre. Il en résulta qu’elle vit les énormités de son mari sous toutes leurs faces, et que son ressentiment s’en augmenta en proportion.

Il y a, comme chacun sait, quatre lieues de Paris à P…, et quelque long que fût le réquisitoire de madame de Chaverny, on conçoit qu’il est impossible, même à la haine la plus envenimée, de retourner la même idée pendant quatre lieues de suite. Aux sentimens violens que les torts de son mari lui inspiraient venaient se joindre des souvenirs doux et mélancoliques, par cette étrange faculté de la pensée humaine qui associe souvent une image riante à une sensation pénible.

L’air pur et vif, le beau soleil, les figures insouciantes des passans contribuaient aussi à la tirer de ses réflexions haineuses. Elle se rappela les scènes de son enfance et les jours où elle allait se promener à la campagne avec des jeunes personnes de son âge. Elle revoyait ses compagnes de couvent ; elle assistait à leurs jeux, à leurs repas. Elle s’expliquait des confidences mystérieuses qu’elle avait surprises aux grandes, et ne pouvait s’empêcher de sourire en songeant à cent petits traits qui trahissent de si bonne heure l’instinct de la coquetterie chez les femmes.

Puis elle se représentait son entrée dans le monde. Elle dansait de nouveau aux bals les plus brillans qu’elle avait vus dans l’année qui suivit sa sortie du couvent. Les autres bals, elle les avait oubliés ; on se blase si vite. Mais ces bals lui rappelèrent son mari. — « Folle que j’étais ! » se dit-elle. « Comment ne me suis-je pas aperçue à la première vue que je serais malheureuse avec lui ? » Tous les disparates, toutes les platitudes de fiancé que le pauvre Chaverny lui débitait avec tant d’aplomb un mois avant son mariage, tout cela se trouvait noté, enregistré soigneusement dans sa mémoire. En même temps, elle ne pouvait s’empêcher de penser aux nombreux admirateurs que son mariage avait réduits au désespoir, et qui ne s’en étaient pas moins mariés eux-mêmes ou consolés autrement peu de mois après. — « Aurais-je été heureuse avec un autre que lui ? » se demanda-t-elle. « A… est décidément un sot ; mais il n’est pas offensif, et Amélie le gouverne à son gré. Il y a toujours moyen de vivre avec un mari qui obéit. — B… a des maîtresses, et sa femme a la bonté de s’en affliger. Pauvre esprit ! D’ailleurs il est rempli d’égards pour elle, et… je n’en demanderais pas davantage. — Le jeune comte de C…, qui toujours lit des pamphlets, et qui se donne tant de peine pour devenir un jour un bon député, peut-être fera-t-il un bon mari. Oui, mais tous ces gens-là sont ennuyeux, laids, sots… » Comme elle passait ainsi en revue tous les jeunes gens qu’elle avait connus étant demoiselle, le nom de Darcy se présenta à son esprit pour la seconde fois.

Darcy était autrefois dans la société de madame de Lussan un être sans conséquence, c’est-à-dire que l’on savait… les mères savaient — que sa fortune ne lui permettait pas de songer à leurs filles. Sa figure, quoique distinguée, n’était pas assez belle pour leur faire tourner la tête. D’ailleurs il avait la réputation d’un galant homme. Un peu misanthrope et caustique, il se plaisait beaucoup, seul homme au milieu d’un cercle de demoiselles, à se moquer des ridicules et des prétentions des autres jeunes gens. Lorsqu’il parlait bas à une demoiselle, les mères ne s’alarmaient pas, car leurs filles riaient tout haut, et les mères de celles qui avaient de belles dents disaient même que M. Darcy était fort aimable.

Une conformité de goûts et une crainte réciproque de leur talent de médire avaient rapproché Julie et Darcy. Ils avaient fait, après quelques escarmouches, un traité de paix, une alliance offensive et défensive ; ils se ménageaient mutuellement et ils étaient toujours unis pour faire les honneurs de leurs connaissances.

Un soir on avait prié Julie de chanter, je ne sais quel morceau. Elle avait une belle voix, et elle le savait. Elle s’approcha du piano, et regarda les femmes d’un air un peu fier avant de chanter, et comme si elle voulait les défier. Or, ce soir-là, quelque indisposition ou une fatalité malheureuse la privait de presque tous ses moyens. La première note qui sortit de ce gosier ordinairement si mélodieux se trouva décidément fausse. Julie se troubla, chanta tout de travers, manqua tous les traits ; bref le fiasco fut éclatant. La pauvre Julie quitta le piano tout effarée, près de fondre en larmes, et en retournant à sa place elle ne put s’empêcher de remarquer la joie maligne que cachaient mal ses compagnes en voyant humilier son orgueil. Les hommes mêmes semblaient comprimer avec peine un sourire moqueur. Elle baissa les yeux de honte et de colère, et fut quelque temps sans oser les lever. La première figure amie qu’elle aperçut lorsqu’elle releva la tête, fut celle de Darcy. Il était pâle et ses yeux roulaient des larmes ; il paraissait plus touché de sa mésaventure qu’elle ne l’était elle-même. — « Il m’aime ! » pensa-t-elle, « Il m’aime véritablement. » La nuit elle ne dormit guère, et la figure triste de Darcy était toujours devant ses yeux. Pendant deux jours elle ne songea qu’à lui et à la passion secrète qu’il devait nourrir pour elle. Le roman avançait déjà lorsque madame de Lussan trouva chez elle une carte de M. Darcy avec ces trois lettres P. P. C. — « Où va donc M. Darcy ? » demanda Julie à un jeune homme qu’elle connaissait. — « Où il va ? Ne le savez-vous pas ? À Constantinople. Il part cette nuit en courrier. »

— « Il ne m’aime donc pas ! » pensa-t-elle. Huit jours après Darcy était oublié. De son côté Darcy, qui était alors assez romanesque, fut huit mois sans oublier Julie. Pour excuser celle-ci, et expliquer la prodigieuse différence de constance, il faut réfléchir que Darcy vivait au milieu des barbares, tandis que Julie était à Paris entourée d’hommages et de plaisirs.

Quoi qu’il en soit, six ou sept ans après leur séparation, Julie, dans sa voiture, sur la route de P…, se rappelait l’expression mélancolique de Darcy le jour où elle chanta si mal, même, s’il faut l’avouer, elle pensa à l’amour probable qu’il avait alors pour elle. Tout cela l’occupa assez vivement pendant une demi-lieue. Ensuite M. Darcy fut oublié pour la troisième fois.