Fournier (p. 65-86).
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V.


Depuis un mois Chaverny était fort préoccupé de l’idée de devenir gentilhomme de la chambre.

On s’étonnera peut-être qu’un homme gros, paresseux, aimant ses aises, fût accessible à une pensée d’ambition : mais il ne manquait pas de bonnes raisons pour justifier la sienne. « D’abord, » disait-il à ses amis, « je dépense beaucoup d’argent en loges, que je donne à des femmes. Quand j’aurai un emploi à la cour, j’aurai, sans qu’il m’en coûte un sou, autant de loges que je voudrai. Et l’on sait tout ce que l’on obtient avec des loges ! En outre, j’aime beaucoup la chasse ; les chasses royales seront à moi. Enfin maintenant que je n’ai plus d’uniforme, je ne sais comment m’habiller pour aller aux bals de Madame, je n’aime pas les habits de marquis : un habit de gentilhomme de la chambre m’ira très-bien. » En conséquence il sollicitait. Il avait voulu que sa femme sollicitât aussi ; mais elle s’y était refusée obstinément, bien qu’elle eût plusieurs amies très-puissantes. Ayant rendu quelques petits services au duc de H***, qui était alors fort bien en cour, il attendait beaucoup de son crédit. Son ami Châteaufort, qui avait aussi de très-belles connaissances, le servait avec un zèle et un dévouement tels que vous en rencontrerez peut-être, si vous êtes le mari d’une jolie femme.

Une circonstance avança beaucoup les affaires de Chaverny, bien qu’elle pût avoir pour lui des conséquences assez funestes. Madame de Chaverny s’était procuré, non sans quelque peine, une loge à l’Opéra un certain jour de première représentation. Cette loge était à six places. Son mari, par extraordinaire, et après de vives remontrances, avait consenti à l’accompagner. Or Julie voulait offrir une place à Châteaufort ; et sentant qu’elle ne pouvait aller seule avec lui à l’Opéra, elle avait obligé son mari à venir à cette représentation.

Aussitôt après le premier acte, Chaverny sortit, laissant sa femme en tête-à-tête avec son ami. Tous les deux gardèrent d’abord le silence d’un air un peu embarrassé ; Julie, parce qu’elle était embarrassée elle-même depuis quelque temps quand elle se trouvait seule avec Châteaufort ; celui-ci, parce qu’il avait ses projets, et qu’il avait trouvé bienséant de paraître ému. Jetant à la dérobée un coup d’œil sur la salle, il vit avec plaisir plusieurs lorgnettes de connaissance dirigées sur sa loge. Il éprouvait une vive satisfaction à penser que plusieurs de ses amis enviaient son bonheur, et peut-être le supposaient beaucoup plus grand qu’il n’était en réalité.

Julie, après avoir senti sa cassolette et son bouquet à plusieurs reprises, parla de la chaleur, du spectacle, des toilettes. Châteaufort écoutait avec distraction, soupirait, s’agitait sur sa chaise, regardait Julie et soupirait encore. Julie commençait à s’inquiéter. Tout d’un coup il s’écria :

— « Combien je regrette le temps de la chevalerie ! »

— « Le temps de la chevalerie ! Pourquoi donc ? » demanda Julie. « Sans doute parce que le costume du moyen-âge vous irait bien ? »

— « Vous me croyez bien fat ! » dit-il d’un ton d’amertume et de tristesse. — « Non, je regrette ce temps-là…, parce qu’un homme qui se sentait du cœur… pouvait aspirer à… à bien des choses… En définitive, il ne s’agissait que de pourfendre un géant pour plaire à une dame… Tenez, vous voyez ce grand colosse au balcon. Je voudrais que vous m’ordonnassiez d’aller lui demander sa moustache… pour me donner ensuite la permission de vous dire trois petits mots sans vous fâcher. »

— « Quelle folie ! » s’écria Julie rougissant jusqu’au blanc des yeux, car elle devinait déjà ces trois petits mots. — « Mais voyez donc madame de Sainte-Hermine. Décolletée à son âge et en toilette de bal ! »

— « Je ne vois qu’une chose, c’est que vous ne voulez pas m’entendre, et il y a long-temps que je m’en aperçois… Vous le voulez, je me tais ; mais… » ajouta-t-il très-bas et en soupirant, « vous m’avez compris… »

— « Non en vérité, » dit sèchement Julie. « Mais où donc est allé mon mari ? »

Une visite survint fort à propos pour la tirer d’embarras. Châteaufort n’ouvrit pas la bouche : il était pâle et paraissait profondément affecté. Lorsque le visiteur sortit, il fit quelques remarques indifférentes sur le spectacle. Il y avait de longs intervalles de silence entre eux.

Le second acte allait commencer, quand la porte de la loge s’ouvrit, et Chaverny parut, introduisant une dame très-jolie et très-parée, coiffée de magnifiques plumes roses. Il était suivi du duc de H***.

— « Ma chère amie, » dit-il à sa femme, « j’ai trouvé monsieur le duc et Madame, dans une horrible loge de côté d’où l’on ne peut voir les décorations. Ils ont eu la bonté d’accepter une place dans la nôtre. »

Julie s’inclina froidement ; le duc de H*** lui déplaisait. Le duc et la dame se confondaient en excuses, et craignaient de la déranger. Il se fit un mouvement et un combat de générosité pour se placer. Pendant le désordre qui s’ensuivit, Châteaufort se pencha à l’oreille de Julie, et lui dit très-bas et très-vite : « Pour l’amour de Dieu, ne vous placez pas sur le devant de la loge ! » Julie fut fort étonnée et resta à sa place. Tous étant assis, elle se tourna vers Châteaufort et lui demanda d’un regard un peu sévère l’explication de cette énigme. Il était assis, le cou raide, les lèvres pincées, et toute son attitude annonçait qu’il était prodigieusement contrarié. En y réfléchissant Julie interpréta assez mal la recommandation de Châteaufort. Elle pensa qu’il voulait lui parler bas pendant la représentation et continuer ses étranges discours, ce qui lui était impossible si elle restait sur le devant. Lorsqu’elle reporta ses regards vers la salle, elle remarqua que plusieurs femmes dirigeaient leurs lorgnettes vers sa loge ; mais il en est toujours ainsi à l’apparition d’une figure nouvelle. — On chuchottait, on souriait, mais qu’y avait-il d’extraordinaire ? On est si petite ville à l’Opéra.

La dame inconnue se pencha vers le bouquet de Julie, et lui dit avec un sourire charmant : « Vous avez là un superbe bouquet, Madame ! Je suis sûre qu’il a dû coûter bien cher dans cette saison. Au moins dix francs ? Mais on vous l’a donné ? C’est un cadeau, sans doute ? Les dames n’achètent jamais leurs bouquets. »

Julie ouvrait de grands yeux et ne savait avec quelle provinciale elle se trouvait. — « Duc, » dit la dame d’un air languissant, « allez me chercher un bouquet. » Chaverny se précipita vers la porte, le duc voulait l’arrêter, la dame aussi ; elle n’avait plus envie du bouquet. — Julie échangea un coup-d’œil avec Châteaufort. Il voulait dire : Je vous remercie, mais il est trop tard. — Pourtant elle n’avait pas encore deviné juste.

Pendant toute la représentation la dame inconnue parla musique à tort et à travers. Elle questionnait Julie sur le prix de sa robe, de ses bijoux, de ses chevaux. Jamais Julie n’avait vu des manières semblables. Elle conclut que l’inconnue devait être une parente du duc, arrivée récemment de la Basse-Bretagne. Lorsque Chaverny revint avec un énorme bouquet, bien plus beau que celui de sa femme, ce fut une admiration et des remerciemens, et des excuses à n’en pas finir.

— « Monsieur de Chaverny, je ne suis pas ingrate, » dit la dame aux plumes roses après une longue tirade, « pour vous le prouver, faites-moi penser à vous promettre quelque chose, comme dit Potier. Vrai, je vous broderai une bourse quand j’aurai fini celle que j’ai promise au duc. »

Enfin l’opéra finit à la grande satisfaction de Julie, qui se sentait mal à l’aise à côté de sa singulière voisine. Le duc lui offrit le bras, Chaverny prit celui de l’autre dame. Châteaufort, l’air sombre et mécontent, marchait derrière Julie, saluant d’un air contraint les personnes de sa connaissance qu’il rencontrait sur l’escalier.

Quelques dames passèrent auprès d’eux. Julie les connaissait de vue. Un jeune homme leur parla bas, et en ricanant ; elles regardèrent aussitôt avec un air de très-vive curiosité Chaverny et sa femme, et l’une d’elles s’écria : « Est-il possible ! »

La voiture du duc parut ; il salua madame de Chaverny en lui renouvelant avec chaleur tous ses remerciemens pour sa complaisance. Chaverny voulant reconduire la dame inconnue jusqu’à la voiture du duc, Julie et Châteaufort restèrent seuls un instant.

— « Quelle est donc cette dame ? » demanda Julie.

— « Je ne dois pas vous le dire… car cela est bien extraordinaire ! »

— « Comment ? »

— « Au reste, toutes les personnes qui vous connaissent sauront bien à quoi s’en tenir… Mais Chaverny !… Je ne l’aurais pas cru. »

— « Mais enfin qu’est-ce donc ? Parlez au nom du ciel ! Quelle est cette dame ? »

Chaverny revenait. Châteaufort répondit froidement : — « La maîtresse du duc de H***, madame Mélanie R***. »

— « Bon Dieu ! » s’écria Julie en regardant Châteaufort d’un air stupéfait, « cela est impossible ! »

Châteaufort haussa les épaules, et en la conduisant à sa voiture, il ajouta : « C’est ce que disaient ces dames que nous avons rencontrées sur l’escalier. Pour l’autre, c’est une personne comme il faut dans son genre. Quarante mille francs par an ne seraient rien. Il faut des soins, des égards… »

— « Chère amie, » dit Chaverny d’un ton joyeux, « vous n’avez pas besoin de moi pour vous reconduire. Bonne nuit. Je vais souper chez le duc. »

Julie ne répondit rien.

— « Châteaufort, » poursuivit Chaverny, « voulez-vous venir avec moi chez le duc ? Vous êtes invité. On vient de me le dire. On vous a remarqué. Vous avez plu, bon sujet ! »

Châteaufort remercia froidement. Il salua madame de Chaverny qui mordait son mouchoir avec rage lorsque sa voiture partit.

— « Ah çà, mon cher, » dit Chaverny, « au moins vous me mènerez dans votre cabriolet jusqu’à la porte de cette infante. »

— « Volontiers, » répondit gaiement Châteaufort ; « mais à propos, savez-vous que votre femme a compris à la fin à côté de qui elle était ? »

— « Impossible. »

— « Soyez-en sûr, et ce n’était pas bien de votre part. »

— « Bah ! elle a très-bon ton ; et puis on ne la connaît pas encore beaucoup. Le duc la mène partout. »