Fournier (p. 31-51).
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III.


Le commandant Perrin était assis devant une petite table, et lisait avec attention. Sa redingote parfaitement brossée, son bonnet de police, et surtout la roideur inflexible de sa poitrine, annonçaient un vieux militaire. Tout était propre dans sa chambre, mais de la plus grande simplicité. Un encrier et deux plumes toutes taillées étaient sur sa table à côté d’un cahier de papier à lettres dont on n’avait pas usé une feuille depuis un an au moins. Si le commandant Perrin n’écrivait pas, en revanche il lisait beaucoup. Il lisait alors les « Lettres Persanes, » en fumant sa pipe d’écume de mer, et ces deux occupations attachaient tellement toute son attention, qu’il ne s’aperçut pas d’abord de l’entrée dans sa chambre du commandant de Châteaufort. C’était un jeune officier de son régiment, d’une figure charmante, fort aimable, un peu fat, très-protégé du ministre de la guerre ; en un mot l’opposé du commandant Perrin sous presque tous les rapports. Cependant ils étaient amis, je ne sais pourquoi, et se voyaient tous les jours.

Châteaufort frappa sur l’épaule du commandant Perrin. Celui-ci tourna la tête sans quitter sa pipe. Sa première expression fut de joie, en voyant son ami ; la seconde de regret, le digne homme ! parce qu’il allait quitter son livre ; la troisième indiquait qu’il avait pris son parti et qu’il allait faire de son mieux les honneurs de son appartement. Il fouillait à sa poche pour chercher une clef qui ouvrait une armoire où était renfermée une précieuse boîte de cigares que le commandant ne fumait pas lui-même, et qu’il donnait un à un à son ami ; mais Châteaufort, qui l’avait vu déjà cent fois faire le même geste, s’écria : « Restez donc, papa Perrin, gardez vos cigares. J’en ai sur moi. » Puis tirant d’un élégant étui de paille du Mexique un cigare couleur de cannelle, bien effilé des deux bouts, il l’alluma et s’étendit sur un petit canapé dont le commandant Perrin ne se servait jamais, la tête sur un oreiller, les pieds sur le dossier opposé. Châteaufort commença par s’envelopper d’un nuage de fumée, pendant que, les yeux fermés, il paraissait méditer profondément sur ce qu’il avait à dire. Sa figure était rayonnante de joie, et il paraissait renfermer avec peine dans sa poitrine, le secret d’un bonheur qu’il brûlait d’envie de laisser deviner. Le commandant Perrin ayant placé sa chaise en face du canapé, fuma quelque temps sans rien dire, puis, comme Châteaufort ne se pressait pas de parler, il lui dit : « Comment se porte Ourika ? »

Il s’agissait d’une jument noire que Châteaufort avait un peu surmenée et qui était menacée de devenir poussive. — « Fort bien, » dit Châteaufort qui n’avait pas écouté la question. — « Perrin ! » s’écria-t-il en étendant vers lui la jambe qui reposait sur le dossier du canapé, « savez-vous que vous êtes bien heureux de m’avoir pour ami ?… »

Le vieux commandant cherchait en lui-même quels avantages lui avait procurés la connaissance de Châteaufort, et il ne trouvait guères que le don de quelques livres de Kanaster et quelques jours d’arrêts forcés qu’il avait subis pour s’être mêlé d’un duel où Châteaufort avait joué le premier rôle. Son ami lui donnait, il est vrai, de nombreuses marques de confiance. C’était toujours à lui qu’il s’adressait pour se faire remplacer quand il était de garde, ou quand il avait besoin d’un second.

Châteaufort ne le laissa pas long-temps à ses recherches et lui tendit une petite lettre écrite sur du papier anglais satiné d’une jolie écriture en pieds de mouches. Le commandant Perrin fit une grimace qui chez lui équivalait à un sourire. Il avait vu souvent de ces lettres satinées et couvertes de pieds de mouches, adressées à son ami.

— « Tenez, » dit celui-ci, « Lisez. C’est à moi que vous devez cela. » Perrin lut ce qui suit :

« Vous seriez bien aimable, cher Monsieur, de venir dîner avec nous. M. de Chaverny serait allé vous en prier, mais il a été obligé de se rendre à une partie de chasse. Je ne connais pas l’adresse de M. le commandant Perrin, et je ne puis lui écrire pour le prier de vous accompagner. Vous m’avez donné beaucoup d’envie de le connaître, et je vous aurai une double obligation si vous l’amenez.

« Julie de Chaverny. »

« P. S. J’ai bien des remerciemens à vous faire pour la musique que vous avez pris la peine de copier vous-même. Elle est ravissante, et il faut toujours admirer votre goût. Vous ne venez plus à nos jeudis, vous savez pourtant tout le plaisir que nous avons à vous voir. »

— « Une jolie écriture, mais bien fine ! » dit Perrin en finissant, « mais diable ! son dîner me scie le dos ; car il faudra se mettre en bas de soie, et pas de fumerie après le dîner ! »

— « Beau malheur, vraiment ! préférer la plus jolie femme de Paris à une pipe !… Ce que j’admire, c’est votre ingratitude. Vous ne me remerciez pas du bonheur que vous me devez. »

— « Vous remercier. Mais ce n’est pas à vous que j’ai l’obligation de ce dîner… si obligation y a. »

— « À qui donc ? »

— « À Chaverny, qui a été capitaine chez nous. Il aura dit à sa femme : Invite Perrin, c’est un bon diable. Comment voulez-vous qu’une jolie femme que je n’ai vue qu’une fois, pense à inviter une vieille culotte de peau comme moi ? »

Châteaufort sourit en se regardant dans la glace très-étroite qui décorait la chambre du commandant.

— « Vous n’avez pas de perspicacité aujourd’hui, papa Perrin. Relisez-moi ce billet et vous y trouverez peut-être quelque chose que vous n’y avez pas vu. »

Le commandant tourna, retourna le billet et ne vit rien.

— « Comment ! vieux dragon, » s’écria Châteaufort, « vous ne voyez pas qu’elle vous invite afin de me faire plaisir, seulement pour me prouver qu’elle fait cas de mes amis… qu’elle veut me donner la preuve… de… ? »

— « De quoi ? » interrompit Perrin.

— « De… vous savez bien de quoi. »

— « Qu’elle vous aime ? » demanda le commandant d’un air de doute.

Châteaufort siffla sans répondre.

— « Elle est donc amoureuse de vous ? »

Châteaufort sifflait toujours.

— « Elle vous l’a dit ? »

— « Mais… cela se voit, ce me semble. »

— « Comment ?… dans cette lettre ? »

— « Sans doute. »

Ce fut le tour de Perrin à siffler. Son sifflet fut aussi significatif que le fameux « Lillibulero » de mon oncle Toby.

— « Comment ! » s’écria Châteaufort, arrachant la lettre des mains de Perrin, « vous ne voyez pas tout ce qu’il y a de… tendre… Oui, de tendre là-dedans ? Qu’avez-vous à dire à ceci : « Cher Monsieur ? » Notez bien que dans un autre billet elle m’écrivait « Monsieur, » tout court. « Je vous aurai une double obligation, » cela est positif. Et voyez-vous, il y a un mot effacé après, c’est mille ; elle voulait mettre mille amitiés, mais elle n’a pas osé ; mille complimens, ce n’était pas assez… Elle n’a pas fini son billet… Oh ! mon ancien, voulez-vous par hasard qu’une femme bien née comme madame de Chaverny aille se jeter à la tête de votre serviteur, comme ferait une petite grisette… je vous dis moi que sa lettre est charmante, et qu’il faut être aveugle pour ne pas y voir de la passion… Et les reproches de la fin, parce que je manque à un seul jeudi, qu’en dites-vous ? »

— « Pauvre petite femme, s’écria Perrin, ne t’amourache pas de celui-là : tu t’en repentirais bien vite ! »

Châteaufort ne fit pas attention à la prosopopée de son ami, mais prenant un ton de voix bas et insinuant : « Savez-vous, mon cher », dit-il, « que vous pourriez me rendre un grand service ? »

— « Comment ? »

— « Il faut que vous m’aidiez dans cette affaire. Je sais que son mari est très-mal pour elle — c’est un animal qui la rend malheureuse… vous l’avez connu, vous, Perrin, dites bien à sa femme que c’est un brutal, un homme qui a la réputation la plus mauvaise… »

— « Oh !… »

— « Un libertin… vous le savez. Il avait des maîtresses lorsqu’il était au régiment ; et quelles maîtresses ! Dites tout cela à sa femme. »

— « Oh ! comment dire cela ? Entre l’arbre et l’écorce… »

— « Mon Dieu ! il y a manière de tout dire !… Surtout dites du bien de moi. »

— « Pour cela c’est plus facile. Pourtant… »

— « Pas si facile, écoutez ; car, si je vous laissais dire, vous feriez tel éloge de moi qui n’arrangerait pas mes affaires… Dites-lui que, depuis quelque temps, vous remarquez que je suis triste, que je ne parle plus, que je ne mange plus… »

— « Pour le coup ! » s’écria Perrin avec un gros rire, qui faisait faire à sa pipe les mouvemens les plus ridicules, « jamais je ne pourrai dire cela en face à madame de Chaverny. Hier soir encore, il a presque fallu vous emporter après le dîner que les camarades nous ont donné. »

— « Soit, mais il est inutile de lui conter cela. Il est bon qu’elle sache que je suis amoureux d’elle ; et ces faiseurs de romans ont persuadé aux femmes qu’un homme qui boit et mange ne peut être amoureux. »

— « Quant à moi, je ne connais rien qui me fasse perdre le boire ou le manger. »

— « Eh bien ! mon cher Perrin, » dit Châteaufort, en mettant son chapeau et arrangeant les boucles de ses cheveux, « voilà qui est convenu ; jeudi prochain je viens vous prendre ; souliers et bas de soie, tenue de rigueur ! Surtout n’oubliez pas de dire des horreurs du mari, et beaucoup de bien de moi. »

Il sortit en agitant sa badine avec beaucoup de grace, laissant le commandant Perrin fort préoccupé de l’invitation qu’il venait de recevoir, et encore plus perplexe en songeant aux bas de soie et à la tenue de rigueur.