La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Purgatoire/Chant XXVIII

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 230-233).


CHANT VINGT-HUITIÈME


Désireux de reconnaître, au-dedans et autour, la divine forêt épaisse et verdoyante qui, aux yeux, tempérait le jour nouveau, sans plus attendre je laissai le sentier, et lentement, lentement je pris par la campagne qui allait s’élevant, et d’où s’exhalait une suave senteur.

Un léger souffle, toujours le même, me frappait le front, pas plus doux qu’un vent ; par lequel les rameaux agités se courbaient tous du côté où le saint mont projette sa première ombré : tant néanmoins ne s’inclinaient-ils, que les petits oiseaux cessassent d’exercer tous leurs arts sur les cimes ; mais, avec des chants de joie, ils recueillaient les premiers souffles entre les feuilles, qui tenaient le bourdon dans leurs concerts, tel que celui qui se forme de rameau en rameau, dans la forêt de pins sur le rivage de Chiassi [1], quand le sirocco se déchaîne au dehors.

Déjà mes pas lents m’avaient porté si avant dans l’antique forêt, que je ne pouvais plus voir par où j’étais entré, quand voilà que d’aller plus loin m’empêcha un ruisseau dont, vers la gauche, les petites ondes ployaient l’herbe croissant sur les bords. Toutes les eaux ici les plus pures paraîtraient altérées par quelque mélange, près de celle-là, qui ne cache rien [2]. Quoiqu’un peu brune, elle coule sous l’ombre perpétuelle, qui jamais ne laisse pénétrer un rayon de Soleil ou de Lune.

J’arrêtai mes pieds, et des yeux je passai au delà du ruisseau, pour admirer la grande variété des frais mais [3]. Là, comme apparaît subitement une chose qui, émerveillant, détourne de toute autre pensée, m’apparut une Dame [4] qui, seulette, allait chantant et cueillant çà et là les fleurs dont était diapré tout son chemin. — O belle Dame qu’enflamment les rayons d’amour, si j’en crois la ressemblance qui d’ordinaire rend témoignage du cœur, qu’il te plaise, lui dis-je, t’approcher assez de ce ruisseau pour que j’entende ce que tu chantes. Tu me rappelles où et quelle était Proserpine, quand sa mère la perdit, et qu’elle perdit, elle, le printemps [5].

Comme, sans s’élever de terre et toute en soi, glisse une Dame qui danse, mettant à peine un pied devant l’autre ; ainsi, sur des fleurs vermeilles et jaunes, vers moi glissa-t-elle, comme une vierge qui baisse ses yeux modestes ; et elle satisfit mes prières, s’approchant assez pour que le doux son vînt à moi, avec le sens qu’il contenait.

Dès qu’elle fut là où de ses ondes le beau fleuve baignait l’herbe, de lever les yeux elle me fit la faveur. Je ne crois pas que tant de lumière brillât sous les cils de Vénus blessée par son fils, hors de toute sienne coutume [6]. Sur l’autre rive, à droite, elle souriait, cueillant de ses mains les fleurs que la profonde terre produit sans semence. De trois pas nous séparait le fleuve ; mais l’Hellespont, là où passa Xerxès, qui refrène encore tout orgueil humain, ne fut pas plus en haine à Léandre, à cause de ses flots épandus entre Sestos et Abydos [7], que ne me l’était celui-là, pour ne point s’être ouvert alors. « Vous êtes nouveaux ici, », commença-t-elle ; « et peut-être parce que je ris en ce lieu choisi pour nid à la race humaine [8], quelque doute vous tient-il en étonnement ; mais le psaume delectasti [9] répand une lumière qui peut éclairer votre intelligence. Et toi qui vas devant, et qui m’as priée, parle, si tu veux entendre ; car je suis venue pour répondre à toutes les questions, autant qu’il suffit. » — L’eau, dis-je, et le bruit de la forêt combattent en moi la foi récente en une chose qu’on m’a dite contraire à celle-ci. D’où elle : « Je dirai de quelle cause procède ce qui t’étonne, et je dissiperai le brouillard qui t’offusque. Le souverain Bien, qui se complaît en soi seul, créa l’homme apte au bien, et il lui donna ce lieu pour arrhes d’éternelle paix. Par sa faute, peu il demeura ici ; par sa faute, en pleurs et labeurs il changea un vertueux rire et un doux jeu. Afin que le trouble qu’engendrent au-dessous de ce lieu les exhalaisons de l’eau et de la terre, qui suivent autant qu’elles peuvent la chaleur [10], ne nuisit point à l’homme, ce mont vers le ciel s’est tant élevé, et de ce trouble est exempt depuis l’endroit où il se ferme [11]. Or, parce que tout l’air se meut circulairement avec le premier mobile, si d’aucun côté ce cercle n’est rompu, sur cette hauteur que de toute part environne l’air pur, ce mouvement frappe et fait résonner l’épaisse forêt ; et tel est le pouvoir de la plante frappée, que de sa vertu elle imprègne le souffle, lequel ensuite en circulant la répand autour : et l’autre terre [12], selon qu’elle y est apte par elle-même ou par son climat, conçoit et produit de diverses vertus des arbres divers.

Cela entendu, on cesserait de s’étonner quand quelque plante y pousse sans semence apparente. Et tu dois savoir que la campagne sainte où tu es, est pleine de toutes semences, et qu’elle a en elle un fruit qui là ne se cueille point [13]. L’eau que tu vois ne jaillit point d’une source que renouvellent des vapeurs que le froid condense, comme un fleuve qui perd et reprend haleine [14] ; mais elle sort d’une fontaine perpétuellement durable qui, ouverte de deux côtés par le vouloir de Dieu, recouvre autant qu’elle verse. De ce côté de son cours, elle possède une vertu qui ôte la mémoire du péché ; de l’autre, elle rend celle du bien qu’on a fait. Ici elle s’appelle Léthé, et là Eunoé [15] : et point elle n’opère, si auparavant d’ici et de là on n’a goûté [16]. La saveur surpasse toute autre ; et, bien qu’il se puisse qu’apaisée soit ta soif [17], sans que je te découvre rien de plus, je te gratifierai encore d’un corollaire, et je ne crois pas que moins de prix ait pour toi mon dire, s’il s’étend au-delà de ma promesse. Les antiques poètes qui chantèrent l’âge d’or et ses félicités, sur le Parnasse songèrent peut-être de ce lieu. Innocente ici fut l’humaine racine : ici un printemps perpétuel et toutes les sortes de fruits : ce fleuve est le nectar dont tous parlent. »

Je me retournai alors vers mes Poètes, et je vis qu’ils avaient souri à ces dernières paroles : puis sur la belle Dame je ramenai mes yeux.

  1. Chiassi, aujourd’hui détruit, était près de Ravenne.
  2. Dont la transparence laisse voir tout ce qui est au fond.
  3. On appelait mai, maio, un rameau vert que, dans les premiers jours de mai, a la campagne, les amoureux, piaulaient, à la porte où sous les fenêtres de leurs maîtresses.
  4. Mathilde, comme on le verra, ch. XXXIII.
  5. Pluton ayant enlevé Proserpine qui se promenait dans une prairie, sa mère la perdit, et elle perdit, elle, le printemps, c’est-à-dire les fleurs qu’elle avait cueillies.
  6. Par inadvertance, sans dessein prémédité, contre sa coutume.
  7. Lesquels le séparaient de son amante.
  8. Le Paradis terrestre, situé au-dessus du mont du Purgatoire.
  9. Ps. 91, vers 4. — Le Psalmiste, s’adressant à Dieu, parle de la joie que lui inspire la contemplation de ses œuvres : Delectasti me, Domine ; in facturâ tuâ et in operibus manum tuarum exultabo.
  10. C’est-à-dire que, plus la chaleur est grande, plus sont abondantes ces exhalaisons.
  11. Le sens est que « le trouble causé par les exhalaisons de l’eau et de la terre ne s’élève pas plus haut que la porte du Purgatoire. »
  12. La terre située au-dessous du mont.
  13. Le fruit de l’arbre de vie, dont il est dit dans l’Écriture « que celui qui en mange ne meurt point. »
  14. Qui, selon la mesure des eaux qu’il reçoit, coule tantôt plus vite, tantôt plus lentement.
  15. Mot grec qui signifie bonne mémoire.
  16. Si, avant de boire de ses eaux, on n’a bu de celles du Léthé.
  17. « Que tu ne désires savoir rien de plus que ce que je viens de te dire. »