La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Paradis/Chant VIII

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 281-285).


CHANT HUITIÈME


Le monde, en son péril [1], croyait que la belle Cypris, tournant dans le troisième épicycle [2], inspirait le fol amour : ce pourquoi, non-seulement lui offraient des sacrifices et des hymnes votifs les peuples antiques dans leur antique erreur, mais ils honoraient aussi Dioné [3] et Cupidon, celle-là comme sa mère, celui-ci comme son fils, et ils disaient qu’il s’assit dans le giron de Didon [4] ; et de celle par qui je commence [5] ils tiraient le nom de l’étoile que, tantôt devant, tantôt derrière, avec amour regarde le Soleil.

Je ne m’aperçus point que j’y montais ; mais me rendit certain d’y être ma Dame, que je vis devenir plus belle [6]. Et comme dans la flamme se voit une étincelle, et comme dans une voix se discerne une voix, lorsque l’une est fixe, et que l’autre va et revient, je vis dans cette lumière d’autres lumières se mouvoir en rond, courant plus ou moins vite, selon, je crois, la mesure de leurs visions éternelles [7]. D’une froide nuée jamais ne descendirent, visibles ou non, des vents si rapides [8], qu’ils ne parussent empêchés et lents à qui eût vu ces divines lumières venir à nous, en quittant le Cercle dont le mouvement commence dans les hauts Séraphins [9] : Et derrière ceux qui le plus en avant apparurent, résonnait Hosanna, tellement que jamais depuis je ne fus sans désir de l’entendre encore. Ensuite un d’eux s’approcha plus de nous, et seul commença : « Tous nous sommes prêts à ce que tu disposes de nous à ton plaisir. Dans un même Cercle, d’une même vitesse et d’une même soif, nous tournons avec les Princes célestes à qui jadis tu as dit : Esprits intelligents, qui mouvez le troisième ciel [10] et d’amour nous sommes si remplis, que, pour te plaire, un peu de repos ne nous sera pas moins doux [11]. »

Après qu’avec respect mes yeux se furent levés sur ma Dame, et qu’elle les eut rendus certains de son consentement, ils se retournèrent vers la lumière qui avait tant promis, et : — Dis, qui es-tu ? fut ma voix empreinte de grande affection.

Oh ! combien la vis-je se dilater et resplendir plus par l’allégresse nouvelle, qui, lorsque je parlai, accrut ses allégresses ! Ainsi rayonnante elle me dit : « Le monde jadis m’eut un peu de temps ; et si plus j’y étais demeuré, beaucoup de mal adviendra qui ne serait point advenu. A toi me celé la joie qui, rayonnant autour de moi, me cache comme l’animal enveloppé de sa soie [12]. Beaucoup tu m’as aimé, et avec grande raison ; car si en bas j’étais resté, je t’aurais de mon amour montré plus que les feuilles. Cette rive gauche que lave le Rhône après s’être mêlé avec la Sorgue, m’attendait dans le temps [13] pour son Seigneur, et cette corne de l’Ausonie, où s’élèvent les villes de Bari, de Gaëte, de Crotone, et d’où le Tronto et le Verdé [14] vont se dégorger dans la mer. Déjà sur mon front brillait la couronne de cette terre que le Danube arrose, après avoir abandonné les rives Tudesques. Et la belle Trinacrie, qu’entre Pachino et Peloro [15], au-dessus du golfe que tourmente principalement l’Eurus [16], obscurcit non Typhée, mais le soufre qui se forme [17], aurait, elle aussi, attendu ses rois, nés par moi de Charles et de Rodolphe [18], si une mauvaise seigneurie, qui toujours désespère les peuples sujets, n’eût pas poussé Palerme à crier [19] : « Meure, meure ! » Et si mon frère avait cette prévoyance, il fuirait l’avide pauvreté de Catalogne, afin de ne pas les offenser [20] : car vraiment est-il besoin de pourvoir, par lui ou par d’autres, à ce que sa barque, déjà chargée, ne reçoive pas une nouvelle charge. Son avare nature, issue d’une généreuse [21], exigerait des ministres qui n’eussent point souci de remplir des coffres. »

— La haute joie, mon Seigneur, qu’en moi verse ton parler, m’est d’autant plus chère, que là où tout bien commence et se termine, tu la sens, je crois, comme je la sens ; et cher encore m’est ce que tu me dis, parce que ton regard le découvre en Dieu. Tu m’as fait joyeux ; fais aussi, puisqu’en doute m’ont mis tes paroles, qu’il me soit clair comment peut sortir d’une douce semence un fruit amer.

Ainsi moi à lui ; et lui à moi : « Si je peux te montrer le vrai sur ce que tu me demandes, tu auras le visage comme tu as le dos [22]. Le Bien [23] qui meut et rend heureux tout le royaume où tu montes, exerce sa providence par une vertu qu’il a mise en ces grands corps : et non-seulement les natures prévues sont dans l’intelligence parfaite de soi, mais elles y sont avec les conditions de leur existence ; parce que tout ce que décoche cet arc est disposé pour atteindre une fin prédestinée, comme une flèche dirigée vers son but. Si cela n’était pas, le ciel que tu parcours produirait ses effets de telle sorte qu’ils n’offriraient, au lieu d’art, que des ruines : ce qui ne peut être si les intelligences qui meuvent ces étoiles ne sont défectives, et défective la première qui les a laissées imparfaites. Veux-tu que cette vérité te soit encore plus claire ? » Et moi : — Non, car je vois qu’il est impossible que, dans ce qui est de besoin, la nature se fatigue [24].

D’où lui derechef : « Or, dis, ne serait-ce pas un mal pour l’homme sur la terre, s’il n’était pas citoyen [25] ? » — Oui, répondis-je, et ici de raison point ne demande. — « Et peut-il l’être, si l’on n’y vit diversement, pour divers offices ? Non, si bien vous enseigne votre maître [26]. »

Par des déductions il vint jusqu’ici ; puis il ajouta : « Donc, il faut que de vos actes les racines soient diverses ; par quoi l’un naît Solon, un autre Xerxès, un autre Melchisédech, et un autre celui [27] qui perdit son fils volant à travers les airs. La nature qui dans son mouvement circulaire, empreint la cire mortelle, accomplit bien son œuvre, mais elle ne distingue point une maison d’une autre. De là il advient qu’Esaü est par la semence [28] séparé de Jacob ; et que d’un père si vil vient Quirinus, qu’on le fait descendre de Mars [29]. La nature engendrée suivrait toujours une voie semblable à celle des générateurs, si ne prévalait point la Providence divine. Maintenant, ce qui était derrière toi est devant [30] ; mais, pour que tu saches qu’avec toi je me plais, d’un corollaire je veux t’emmanteler [31]. Toujours la nature, si elle trouve la fortune [32] opposée réussit mal, comme toute autre semence hors de son terrain. Et si en bas le monde observait le fondement que pose la nature, et s’y conformait, bons seraient ses habitants. Mais vous mettez en religion tel qui naquit pour ceindre l’épée, et faites un roi de tel qui est propre à prêcher : d’où vos pas sont hors de la route. »

  1. Dans l’état périlleux du paganisme.
  2. Dans le système de Ptolémée, les épicycles sont les petits cercles dans lesquels chaque planète se meut d’occident en orient, en même temps qu’elle est emportée d’orient en occident par le Premier Mobile. Ainsi l’épicycle de la troisième planète, ou de Vénus, est le troisième épicycle.
  3. Fille de l’Océan et de Téthys, et mère de Vénus.
  4. Sous la figure d’Ascagne, fils d’Énée. (Aeneid. IV.)
  5. Cypris ou Vénus.
  6. A mesure que Béatrice monte d’une sphère dans une sphère plus élevée, elle resplendit d’un plus vif éclat.
  7. Selon que leur vue pénètre plus ou moins en Dieu.
  8. Invisible par lui-même, le vent devient visible lorsqu’il chasse des vapeurs, la grêle, etc. ; — d’autres par venti entendent la foudre.
  9. Les divines lumières, les esprits bienheureux, que Dante et Béatrice rencontrent dans Vénus, cessent de suivre, pour venir à eux. le mouvement circulaire de la planète, lequel commence dans les hauts Séraphins, c’est-à-dire dans le Premier Mobile, séjour des anges les plus élevés, ou des Séraphins.
  10. Premier vers de la première canzone que Dante commente dans le Convito. Le troisième ciel est le ciel de Vénus.
  11. « Que de continuer de tourner dans le cercle dont nous suivions le mouvement. »
  12. Comme le ver à soie dans son cocon.
  13. Lorsqu’on serait venu le temps.
  14. Le Garigliano, anciennement le Liris.
  15. Deux promontoires de la belle Trinacrie, ou de la Sicile.
  16. Le vent d’Est.
  17. Dans les profondeurs de l’Etna, sous lequel les anciens disaient que Typhée était enseveli.
  18. « Elle ne se serait pas donnée à Pierre d’Aragon, mais elle aurait reconnu pour ses rois légitimes les descendants de Charles Ier, mon aïeul, nés de lui par moi, et de l’empereur Rodolphe par sa fille Clémence, mon épouse. »
  19. Lors des Vêpres siliciennes.
  20. « Si mon frère Robert prévoyait les suites d’une mauvaise administration, il chasserait les Catalans pauvres et avides auxquels il confie les emplois. »
  21. Autant Robert était avare, autant était généreux son père Charles II.
  22. C’est-à-dire : Tu auras devant les yeux ce qui est maintenant caché derrière ton dos. On ne connaîtrait qu’imparfaitement Dante, si la traduction ne conservait pas ces bizarreries de langage.
  23. Le bien suprême, infini, Dieu.
  24. « Reste en arrière ; » n’accomplisse pas tout ce qu’implique l’existence des êtres et leur conservation.
  25. Membre d’une cité, d’une communauté.
  26. Aristote.
  27. Dédale.
  28. La Vertu, l’influence céleste différente en lui et en Jacob, bien qu’ils fussent nés d’un même père.
  29. Ne comprenant pas que Quirinus, doué de si hautes qualités, fût né d’un père de condition si basse, les hommes le crurent fils de Mars, ignorant qu’il devait ces qualités à l’influence des sphères supérieures.
  30. Voyez plus haut.
  31. Le sens est que, « comme un manteau se pose sur les autres vêtements, il veut ajouter un corollaire à ce qu’il a dit. »
  32. La fortune, ici, signifie l’influence des astres.