La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXVI

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 234-237).
Ces ombres se troublèrent comme le montagnard stupide… (P. 236.)

CHANT VINGT-SIXIÈME


P endant que nous avancions ainsi l’un après l’autre, mon bon maître me disait souvent : « Prends garde, je t’en avertis encore. » J’avais à droite le soleil, qui, embrasant tout l’Occident, changeait sa couleur bleu céleste en un blanc pâle. Mon ombre semblait donner à la flamme une couleur plus foncée, et je vis les âmes faire attention, tout en marchant, à cet indice merveilleux pour elles. En parlant de moi, elles commencèrent à se dire : « Celui-ci ne paraît pas avoir un corps aérien. » Elles s’en assurèrent en s’approchant, avec l’attention de ne pas sortir du feu où elles devaient être brûlées. Un des esprits parla ainsi : « Ô toi, qui marches derrière tes deux compagnons, non pas pour arriver plus tard, mais peut-être pour leur montrer de la déférence, réponds, de grâce, à moi qui brûle dans la soif et dans le feu. Ta réponse n’est pas seulement nécessaire pour moi, mais encore pour ceux-ci qui l’attendent plus ardemment que l’habitant des Indes ou l’Éthiopien ne désire l’eau rafraîchie. Dis-moi, comment arrive-t-il que tu fasses obstacle au soleil, comme si tu n’étais pas encore tombé dans les filets de la mort ? »

Un d’eux me parlait ainsi. Je lui aurais répondu sur-le-champ, si un autre spectacle ne m’eût frappé : je fus étonné de voir une seconde foule d’âmes qui venait à la rencontre de la première, à travers le chemin enflammé.

Je remarquai alors que chacune de ces ombres s’avança plus vite, qu’elles s’embrassèrent mutuellement, et repartirent satisfaites de cette courte fête ; de même au milieu de leurs bataillons noirs les fourmis se flairent l’une l’autre, peut-être pour s’épier ou s’enlever leur proie.

Après s’être bornées à cet accueil amical, avant de se mettre en route, les âmes se fatiguèrent à crier davantage.

Celles qui arrivaient criaient : « Sodome et Gomorrhe, » et les autres répondaient ainsi : « Pasiphaé emprunta la peau d’une génisse pour exciter la luxure du taureau. »

Ensuite, semblables aux grues qui dirigent leur vol, les unes vers les monts Rifées couverts de glaces, les autres vers les sables de la Libye brûlés par le soleil, ces ombres partirent de deux côtés différents, en reprenant leurs premiers chants et en répétant les cris qu’il leur est ordonné de répéter.

Celles qui m’avaient parlé d’abord s’approchèrent de moi en montrant dans leurs traits le désir de m’entendre. J’avais remarqué deux fois ce désir, et je leur dis : « Ô âmes assurées de jouir un jour de l’état de béatitude, mes membres ne sont pas restés sur la terre ; je n’y suis mort ni jeune ni vieux ; mais ils sont ici avec moi-même, avec leur sang et leurs jointures. Je vais au ciel, pour n’être plus dans les ténèbres de l’ignorance : il y a au-dessus de nous une femme qui me fait accorder cette faveur ; voilà pourquoi vous voyez parmi vous mon corps mortel. Mais si votre plus ardente volonté est bientôt satisfaite, et vous porte au ciel le plus spacieux et le plus rempli d’amour, dites-moi, pour moi-même et pour l’instruction des autres, qui vous êtes, et quelle est cette foule qui marche maintenant derrière vous. »

Ces ombres se troublèrent comme le montagnard stupide qui regarde tout en silence, lorsque, après n’avoir habité que les rochers et les bois, il s’enville ; mais quand elles eurent perdu cette stupeur qui ne frappe pas longtemps les cœurs généreux :

« Combien tu es heureux, reprit l’ombre qui m’avait interrogé la première, combien tu es heureux que la connaissance de notre supplice te donne une expérience salutaire pour mieux vivre ! Ces ombres qui marchent dans une direction contraire à la nôtre commirent le crime que César s’entendit reprocher, lorsqu’au milieu de son triomphe on le saluait du nom de Reine. Elles s’éloignent de nous en criant Sodome, en se faisant ainsi des reproches à elles-mêmes, et par cette confession elles augmentent la rigueur de leur brûlure. Notre péché fut hermaphrodite.

« Parce que nous ne suivîmes pas les lois humaines, parce que nous nous livrâmes à nos désirs luxurieux comme de viles bêtes, pour montrer notre opprobre, nous proférons sans cesse le nom de la femme qui, sous des ais façonnés dans la forme d’une génisse, fut souillée comme un animal de la même nature. Tu connais nos actions, tu sais de quoi nous fûmes coupables ; si tu veux connaître notre nom, le temps ne me permet pas de te le dire, et je ne le pourrais. Je t’empêcherai cependant de regretter d’ignorer le mien : je suis Guido Guinicelli, et déjà je me purifie, parce que je me suis repenti avant d’être arrivé à la fin de ma carrière. »

Lorsque j’entendis le nom de mon père et celui de beaucoup d’autres plus savants que moi qui ont produit des vers d’amour si doux et si gracieux, j’eus, mais avec moins de succès, la même joie que ressentirent deux tendres fils, lorsqu’ils retrouvèrent leur mère poursuivie par la vengeance de Lycurgue. Sans entendre et sans parler, je regardais tout pensif mon maître Guido, mais je n’osais pas m’approcher à cause des flammes.

Quand je l’eus bien considéré, je m’engageai par un serment qui inspire la confiance à lui être utile en tout ce qu’il voudrait de moi. Il me dit : « Cette marque de tendresse que tu me donnes est telle que le fleuve du Léthé ne pourrait jamais me la faire oublier ou en affaiblir le souvenir. Mais si dans tes serments tu as respecté la vérité, dis-moi pourquoi ta voix et tes regards me démontrent tant d’amitié. »

Je répondis : « Vos douces paroles, tant que vivra le langage que nous parlons aujourd’hui, rendront bien précieux les caractères qui les ont tracées. — Ô frère, reprit Guido, celui-ci que je t’indique, et il me montrait du doigt une autre âme, fut encore un meilleur poète dans sa patrie ; en vers d’amour et en prose de romans, il surpassa tous ses rivaux ; et toi, laisse dire aux sots que le poète du Limousin l’a vaincu : ils écoutent le bruit que font les autres, plus que la vérité : et ils adoptent une opinion erronée avant que les juges éclairés et les hommes raisonnables aient eux-mêmes prononcé. Beaucoup d’anciens ont parlé ainsi de Guitton, en lui accordant de la réputation, de cris en cris ; cependant la vérité a triomphé, et la nouvelle opinion est confirmée par un plus grand nombre de juges. Mais toi, si tu jouis d’une telle faveur que tu puisses parvenir au fortuné collège gouverné par le Christ, fais dire pour moi, de la prière de Notre Père, ce qui est nécessaire pour nous dans ce monde où nous ne pouvons plus pécher. »

À ces mots, peut-être pour laisser la place à celui qui était près de lui, il disparut dans le feu, comme le poisson s’enfonce dans l’eau. Je m’adressai à l’esprit que Guido m’avait montré du doigt, et je lui dis que je désirais obtenir la faveur de savoir son nom.

Cet esprit commença à répondre gracieusement en ces termes : « Votre courtoise demande me plaît tant, que je ne puis ni ne veux me cacher à vous : je suis Arnaut qui pleure et vais chantant ; je vois avec chagrin ma folie passée ; mais je vois avec transport le bonheur que j’espère à l’avenir. Maintenant je vous supplie, par cette vertu qui vous guide au sommet, sans que vous éprouviez le tourment du froid ni celui du chaud, qu’il vous souvienne de soulager ma douleur. »

Ensuite il se perdit dans le feu qui purifie les âmes.