La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XVIII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 202-205).

La lune, qui alors se levait très tard à l’horizon, éclipsait
la splendeur des étoiles… (P. 204.)

CHANT DIX-HUITIÈME


M on savant maître avait terminé ce raisonnement ; il cherchait à lire dans mes yeux si j’avais compris ses explications. Moi, qu’une nouvelle soif tourmentait, je disais en moi-même, tout en me taisant : Peut-être est-il blessé de ce que je lui adresse trop de demandes. Mais ce père tendre, qui devinait le désir timide que je n’osais avouer, me donna la hardiesse de parler, en me prévenant avec bonté ; aussi lui répondis-je : Ô maître, mon entendement s’éclaircit dans les rayons de ta lumière ! Je discerne évidemment ce que tu m’as expliqué : cependant, je t’en conjure, cher aimable père, définis-moi cet amour à qui tu attribues les actions estimables et celles qui ne le sont pas. — Élève vers moi, dit le sage, les facultés de ton intelligence, et vois jusqu’où peut aller l’erreur de ces aveugles qui se font guides. Le cœur qui est créé pour aimer vite, se dirige vers tout ce qui lui plaît, aussitôt qu’il a senti l’attrait du plaisir ; votre faculté imaginative vous retrace l’objet réel, et en même temps en développe tellement le charme, que l’esprit est captivé, et se porte tout entier vers cet objet. Ce sentiment est un amour, une nouvelle nature que le plaisir détermine en vous. Ensuite, de même que le feu s’élève en en-haut, par sa forme qui tend à monter dans la portion de matière avec laquelle il s’agglomère le plus facilement, de même l’esprit conçoit un désir qui est un continuel mouvement spirituel, et il ne s’arrête plus qu’il n’ait joui de la chose aimée. Tu comprends quelle est l’erreur de ceux qui affirment que tout amour est en soi une chose louable. Peut-être sa substance pourra toujours être bonne, mais toutes les empreintes n’en sont pas exactes, quoique la cire soit d’une qualité propre à les mouler fidèlement. »

Je répondis : « Ces paroles et mon esprit qui les recueillait avec attention, m’ont expliqué suffisamment ce qu’est l’amour ; mais je n’en suis que plus embarrassé dans mes doutes ; car si l’amour nous est offert par des objets extérieurs, et que l’esprit y accède sur-le-champ, il n’a aucun mérite à se diriger bien ou mal. »

Virgile reprit : « Je puis te dire tout ce que notre raison comprend à cet égard ; mais pour être mieux éclairci, tu entendras, dans une région supérieure, Béatrix qui est une lumière de foi. Toute forme substantielle qui est distincte de la matière, et qui lui est seulement unie, renferme en soi une vertu particulière. On ne la distingue qu’au milieu de ses opérations ; elle ne se démontre que par ses effets, comme une plante vivante est reconnue à la verdure de ses feuilles. L’homme ne sait d’où provient la source de ses premières connaissances, et celle des premières passions qui sont en lui, de même que l’abeille n’a pas étudié l’art de composer le miel ; et cette première volonté, naturelle, ne mérite ni blâme ni récompense.

« Mais pour régler cette première volonté innocente, vous avez reçu la raison qui vous conseille et qui vous dirige en gardant la porte de vos pensées. Cette raison régulatrice est la source de vos mérites, selon qu’elle admet ou repousse les amours coupables ou les amours vertueux. Les sages, qui par de profondes méditations sont parvenus à découvrir la nature des choses, ont connu cette liberté innée ; aussi l’ont-ils expliquée au monde, dans des livres de philosophie morale. Ainsi, supposons que tout amour qui s’élève en nous s’y allume de nécessité, vous n’en avez pas moins la puissance de le réprimer. Béatrix appelle cette noble vertu le libre arbitre. Souviens-toi de mes préceptes, si elle vient à t’en parler. »

La lune, qui alors se levait très tard sur l’horizon, éclipsait la splendeur des étoiles, et paraissait suspendue comme un seau enflammé. Elle parcourait dans le ciel cette partie que le soleil éclaire lorsque l’habitant de Rome le voit descendre entre la Sardaigne et la Corse. L’ombre bienfaisante, qui honore plus Pietola qu’aucune autre ville du Mantouan, avait pleinement déchargé mon esprit du poids qui l’accablait ; et moi, après avoir reçu des explications si promptes et si précises, je ressemblais à un homme que le sommeil vient de saisir : mais cette somnolence fut interrompue par le bruit que firent des âmes qui s’avançaient derrière nous.

De même que l’Ismène et l’Asope virent une foule immense de Thébains parcourir leurs rivages en courant sans ordre et avec impétuosité dans les fêtes de Bacchus, de même je vis s’avancer d’un pas incertain une foule innombrable de ces âmes qu’une volonté sage et un juste amour animaient dans ce cercle. Elles furent bientôt arrivées auprès de nous, tant cette foule immense courait avec ardeur. Deux qui les précédaient criaient en versant des larmes : « Marie courut en toute hâte à la montagne, César laissa Marseille et courut en Espagne pour assiéger Lerida. »

Celles qui suivaient criaient à leur tour : « Vite, vite, ne perdons pas de temps par l’effet d’un amour lent et paresseux. Que notre sollicitude à bien faire nous permette de voir reverdir la grâce ! »

« Ô vous, en qui une ferveur ardente expie maintenant votre négligence passée, et la lenteur tiède que vous avez mise à faire bien, celui-ci qui est vivant, et ma voix ne vous en impose pas, veut continuer d’aller en en-haut, quand le soleil aura ramené son char lumineux ! Dites-nous où sont les degrés qui conduisent au cercle supérieur. »

Telles furent les paroles que leur adressa mon guide. Un des esprits répondit : « Viens derrière nous, tu trouveras la route. Nous avons tant de désir de nous mettre en mouvement, que nous ne pouvons nous arrêter. Excuse-nous, si tu peux regarder comme une impolitesse ce que nous commande la suprême justice. Je fus abbé de Saint-Zénon à Vérone, sous l’empire du bon Barberousse, dont Milan dans la douleur s’entretient encore. Tel qui a déjà un pied dans la fosse pleurera pour ce monastère, et gémira d’y avoir eu de la puissance. C’est dans ce lieu que cet ambitieux a mis pour pasteur véritable son propre fils, né d’un commerce illégitime, difforme de corps et encore plus difforme d’esprit. » Je ne sais pas si l’ombre continua de parler ou garda le silence : elle fut bientôt hors de notre vue ; mais j’entendis les paroles que je viens de retracer, et je m’étudiai à les retenir.

Celui qui ne m’avait jamais refusé une main secourable parla ainsi : « Tourne-toi ; écoute ces deux voix qui mordent la Paresse en racontant les tristes effets de ce vice. Elles disaient derrière la foule des âmes : « La nation pour laquelle l’Éternel entr’ouvrit la mer, s’éteignit avant que le Jourdain eût vu les héritiers que Dieu avait désignés. Ce peuple, qui ne commua pas de partager les périls du fils d’Anchise, se dévoua volontairement à une vie sans gloire. »

Quand ces ombres furent tellement éloignées de nous, qu’il ne fut plus permis de les apercevoir, une nouvelle pensée entra dans mon âme : cette pensée en fit naître une foule d’autres qui étaient différentes de la première, et je m’absorbai tellement dans ces réflexions vagues, que mes yeux se fermèrent, et que je changeai ces pensées en sommeil.