La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant IV

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 281-284).
Timée sent comme il parle. Il dit que chaque âme retourne à son étoile… (P. 282.)

CHANT QUATRIÈME


T el qu’un homme placé entre deux mets qui excitent également l’appétit, et libre de choisir celui qui lui plaira, mourra souvent de faim avant d’avoir porté un de ces mets sous la dent ; tel qu’on voit un agneau, entre deux féroces loups en arrêt, ne savoir lequel des deux il doit le plus redouter ; tel qu’on voit un chien incertain entre deux daines, de même je gardais le silence entre deux doutes qui me tourmentaient, et je ne puis me blâmer ni m’en louer, parce qu’un tel état devenait nécessaire ; je me taisais, mais mon désir était peint sur ma figure, et elle interrogeait plus vivement que je n’aurais pu le faire avec des paroles.

Béatrix agit comme Daniel, lorsqu’il apaisa la colère qui avait rendu Nabuchodonosor injuste et méchant : « Je vois bien, me dit-elle, que tu es occupé de désirs différents, et qu’une inquiétude fatigante t’oppresse et t’agite ; tu argumentes ainsi : Si la bonne volonté dure toujours, par quelle raison la violence des autres me fait-elle perdre le fruit de mes mérites ? Ton autre doute vient de ce que tu crois, suivant la sentence de Platon, que les âmes retournent vers les étoiles.

« Voilà les questions qui te tiennent en suspens : je traiterai d’abord celle qui paraît avoir le plus de fiel. Celui des Séraphins qui participe le plus à la lumière de Dieu, Moïse, Samuel, Jean, celui que tu voudras, je ne dis pas Marie, n’ont pas, dans un autre ciel, des places différentes de celles des esprits qui t’ont apparu, et ne doivent pas y demeurer plus ou moins d’années. Tous embellissent le premier ciel, et leur douce vie n’a de différence que dans le bonheur de participer plus ou moins à l’esprit éternel. Ces ombres se sont montrées ici, non parce que cette sphère leur est spécialement réservée, mais pour te faire voir quelle est celle de toutes les sphères du ciel qui est la moins élevée.

« Il faut parler ainsi à votre esprit : il ne comprend que ce que l’on soumet à ses sens ; c’est pourquoi l’Écriture condescend à vos facultés, en entendant toute autre chose, quand elle donne à Dieu des pieds et des mains. C’est ainsi que la sainte Église représente aussi avec une figure humaine Gabriel, Michel, et l’ange qui guérit Tobie.

« Ce qu’on voit ici n’a aucun rapport avec ce que Timée pense des âmes. Timée sent comme il parle. Il dit que chaque âme retourne à son étoile ; il croit que l’âme en est provenue, quand la nature lui a donné la forme d’un corps. Peut-être Timée exprime-t-il mal son opinion, et ne faut-il pas la combattre avec dérision. S’il entend que les bonnes ou les mauvaises influences retournent aux étoiles comme à leur principe, son arc touche le but en quelques vérités. Cette opinion mal interprétée, a troublé presque tout le monde qui a couru adorer Jupiter, Mars et Mercure.

« L’autre doute qui t’agite présente moins de venin, et sa malignité ne pourrait t’éloigner de moi. Que notre justice paraisse injuste aux yeux des mortels, c’est un argument que la foi peut hasarder, et ce n’est pas une coupable hérésie. Votre entendement pénètre jusqu’à la vérité ; aussi je vais te satisfaire comme tu désires.

« S’il n’y a de véritable violence que lorsque la victime qui souffre n’accorde rien à celui qui veut la contraindre, ces âmes ne peuvent apporter aucune excuse. On ne peut éteindre une volonté qui résiste ; elle est comme le feu, qui revient toujours à sa tendance naturelle, quoique mille fois on lui oppose des obstacles. Si la volonté se plie, ou peu, ou beaucoup, alors il semble qu’on cède à la violence.

« Ces ombres ont agi ainsi, puisqu’elles pouvaient retourner à leur sainte demeure. Suppose leur volonté entière, comme celle de Laurent sur le gril, ou celle de Mucius, si sévère pour sa propre main, cette volonté les aurait ramenées, au premier moment de liberté, dans le chemin dont elles avaient été détournées ; mais un caractère aussi énergique est trop rare.

« Cette explication, si tu l’as bien saisie, doit détruire l’argument qui t’aurait encore plusieurs fois embarrassé.

« Un autre doute vient à la traverse dans ton esprit, et tu n’en pourrais sortir seul sans une grande fatigue. Je t’ai appris qu’une âme bienheureuse ne pouvait mentir, parce qu’elle était sans cesse auprès de la source de la vérité. Constance a conservé l’affection du voile, suivant ce que t’a dit Piccarda : il semble donc qu’il y ait entre elle et moi quelque contradiction. Frère, il arrive souvent que pour fuir un danger, on fait, contre son gré, ce qu’il ne convient pas de faire, comme Alcméon qui, sur la prière de son père, tua sa propre mère, et se montra coupable d’impiété pour ne pas méconnaître la piété.

« À cet égard, je veux que tu observes que la volonté, si elle se prête à la force, ne permet plus d’excuser les offenses. La volonté, quand elle est absolue, ne consent pas au mal ; elle y consent, en tant qu’elle craint que, par des résistances, elle ne se prépare plus d’affliction. Quand Piccarda s’exprime comme elle l’a fait, elle entend parler de la volonté absolue, et moi j’entends parler de l’autre volonté. Toutes deux nous disons vrai. »

Tels furent les flots du fleuve sacré, qui jaillirent de la source d’où émane toute vérité ; et ainsi mes doutes furent éclaircis.

« Ô amante du premier amant ! ô divinité, m’écriai-je, dont l’éloquence m’inonde et me remplit du plus ardent enthousiasme, mon affection n’est pas si profonde qu’elle puisse te rendre grâce pour grâce ! Que celui qui voit et qui peut, réponde pour moi ! Je vois bien que notre entendement n’est jamais satisfait, s’il n’est éclairé de la vérité, hors de laquelle ne s’étend aucune autre vérité : lorsqu’il l’a découverte, et qu’il peut l’atteindre, il s’y retranche, comme la bête sauvage dans son antre ; sinon chacun de nos désirs serait inutile. Mais ensuite le doute naît au pied de la vérité, comme une espèce de rejeton, et naturellement ils s’élèvent tous deux, en entrelaçant leurs rameaux.

« Vos réponses m’invitent et m’encouragent à vous demander avec respect, ô femme bienheureuse ! l’explication d’une autre vérité qui n’est pas encore bien éclaircie pour moi. Je veux savoir si l’homme qui a rompu ses vœux, peut vous satisfaire par de bonnes actions qui fassent incliner votre balance. »

Béatrix jeta sur moi des regards pleins d’étincelles d’amour et de divinité. Ma vertu vaincue lui céda, et je restai confondu, en baissant humblement les yeux.