La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant III

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 277-280).
… « Sur vos figures admirables brille je ne sais quoi de divin… » (P. 278.)

CHANT TROISIÈME


L e soleil qui me brûla d’abord d’un si violent amour m’avait découvert, par ses explications, le doux aspect de hautes vérités, et, voulant me confesser vaincu et persuadé, je levai la tête, pour lui parler ; mais il s’offrit à moi un spectacle qui m’occupa tout entier, et je ne pensai plus à ce que j’allais avouer.

Si nous regardons à travers des cristaux nets et transparents, si nous considérons une source nitide et tranquille, dont il soit facile d’apercevoir le fond, les images reviennent à nos yeux, affaiblies comme l’éclat d’une perle qui orne un front éblouissant de blancheur ; telles je vis des figures qui paraissaient prêtes à parler.

Je tombai alors dans l’erreur contraire à celle qui alluma l’amour entre l’homme et une fontaine. Aussitôt que je les eus remarquées, pensant qu’elles étaient réfléchies par un corps lucide, je tournai les yeux, pour savoir de qui je rencontrais l’image ; mais, ne voyant rien, je les ramenai sur mon guide fidèle, qui souriait, et dont les regards étincelaient d’une splendeur sacrée.

« Ne t’étonne pas, dit Béatrix, de me voir sourire de ton jugement puéril : tu n’as pas encore appuyé le pied sur la vérité, et comme il t’arrive souvent, tu as trébuché.

« Les figures que tu aperçois sont de vraies substances, reléguées ici pour n’avoir gardé leurs vœux qu’imparfaitement. Parle avec elles, écoute-les, et apprends que la lumière véritable qui les éclaire ne les laisse jamais s’égarer. »

Et moi je m’adressai à l’ombre qui semblait la plus disposée à converser, et, du ton d’un homme que trop de précipitation embarrasse, je parlai en ces termes : « Ô toi, splendeur si heureusement née, qui dois aux rayons de la vie éternelle une douceur qu’on ne sait pas comprendre, quand on ne l’a pas sentie, daigne m’être gracieuse et me dire ton nom et le sort de tes compagnes. »

Et elle, empressée et avec les yeux riants : « Notre charité ne ferme jamais la porte à une volonté raisonnable. Elle est conforme à celle de Dieu, qui veut que toute sa cour lui ressemble. Dans le monde, je fus sœur religieuse. Si tu m’examines bien, je ne te serai pas inconnue, quoique devenue plus belle : tu reconnaîtras que je suis Piccarda.

« J’ai été placée ici avec ces autres bienheureux, dont je partage la félicité dans la sphère la plus tardive. Nos affections, enflammées seulement d’une charité et d’un amour qu’elles doivent à l’Esprit-Saint, sont joyeuses du séjour que Dieu leur a destiné, et ce sort, qui paraît si peu favorable, nous est réservé à cause de notre négligence, et parce que nous avons manqué en partie à nos vœux. »

Je dis à Piccarda : « Sur vos figures admirables brille je ne sais quoi de divin, qui les change au premier abord. Ma mémoire ne m’a pas servi promptement, mais ce que tu m’annonces vient m’aider, et il m’est plus aisé de te reconnaître. Réponds, toi et les ombres qui jouissent d’un tel bonheur, désirez-vous un lieu plus haut, pour mieux contempler Dieu et posséder encore plus son amour ? »

D’abord elle sourit, ainsi que ses compagnes ; ensuite, aussi joyeuse que dans le premier feu de l’amour divin, elle répondit : « Frère, une vertu de charité guide notre volonté ; elle ne lui laisse désirer que ce que nous avons, et ne nous donne aucune autre soif. Si nous voulions être plus élevées, nos désirs ne seraient plus en harmonie avec Dieu qui nous voit ici ; de tels désirs ne sont pas admis dans les sphères célestes.

« Remarque bien leur nature : il faut parmi nous vivre dans l’esprit de charité. La forme de l’être bienheureux demande que nous nous soumettions à la puissance divine, et toutes nos volontés ici n’en font qu’une. Dans ce royaume, nous sommes rangées de degré en degré ; ce qui plaît au roi qui nous gouverne, plaît à tout le royaume : sa volonté est notre paix ; elle est cette mer où se rend tout ce que sa grandeur a créé, et tout ce que fait la nature. »

Je vis bientôt clairement que tout lieu dans le ciel était Paradis, quoique la grâce du bien suprême y laissât différemment pleuvoir ses faveurs.

On refuse le mets dont on est rassasié ; on demande une seconde fois de celui qui plaît encore : ainsi mes gestes et mes paroles firent comprendre à Celle-ci que j’étais satisfait de sa réponse, mais que je voulais apprendre quelle fut la toile qu’elle n’avait pas achevé de tisser.

Elle daigna me dire : « Une vie sainte, un mérite éminent enciellent plus haut que nous une femme qui, sur votre terre, a prescrit ce vêtement et ce voile qu’on adopte pour règle quand on a jugé de ne plus veiller et de ne plus dormir, jusqu’à la mort, qu’auprès de l’époux qui forme et accepte tous les vœux dictés par sa charité.

« Encore jeune, j’ai fui le monde pour suivre cette femme, je me suis enfermée sous son habit, et j’ai promis d’observer ses statuts ; mais des hommes, plus accoutumés au mal qu’au bien, m’ont enlevée de ma douce clôture ; et quelle fut ensuite ma vie ? Dieu seul le sait.

« Cette autre splendeur qui se montre à ma droite, et qui brille de toute la lumière de notre sphère, a été, comme moi, une religieuse, et on lui a ôté de la tête l’ombre du voile sacré ; mais quand elle fut rendue au monde contre tout bon ouvrage, et contre sa volonté, elle ne quitta jamais le voile dans son cœur. Tu vois en elle la grande Constance qui, du second orgueil de Souabe, engendra le troisième, et la dernière puissance de cette race. »

Piccarda cessa de parler, et commença à chanter : Je vous salue, Marie. En chantant elle disparut, comme un corps grave qui tombe dans une eau profonde. Mes yeux la suivirent quelque temps, et après l’avoir perdue, se tournant vers le signe d’un désir plus louable, ils se dirigèrent sur Béatrix. Celle-ci jeta de tels éclairs, que ma vue ne put les supporter, et cela me fit retarder une demande.