La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XVIII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 66-69).
Avec quelle rapidité les premiers coups précipitaient les pas de ces malheureux… (P. 67.)


CHANT DIX-HUITIÈME



I l est dans l’Enfer un lieu appelé Malébolge : le fond et les parois de ce séjour terrible présentent un amas informe de roches d’une couleur sombre comme celle du fer. Au milieu de cette plaine maudite est un puits large et profond, dont, à son lieu, on dira la structure. L’espace qui s’étend entre le puits et le pied de la roche escarpée est d’une forme arrondie, et séparé en dix vallées distinctes. Ces vallées sont semblables à ces retranchements qui environnent les châteaux, pour en protéger les murailles dans la partie munie de ce genre de défense ; et, comme ces forteresses communiquent à la campagne par des ponts jetés de distance en distance, de même des rochers, suspendus en forme d’arches, offrent une communication non interrompue des vallées avec le puits qui les termine.

C’est dans ce lieu que nous nous trouvâmes, après que Géryon nous eut secoués de son échine. Le poète marchait à gauche, et je le suivais : à droite, je vis de nouvelles douleurs, de nouveaux tourments et de nouveaux bourreaux qui remplissaient la première vallée.

Au fond étaient placées les ombres nues des pêcheurs ; ils se partageaient cette enceinte où ils suivaient des directions opposées. La moitié de ces ombres venait vers le point que nous occupions ; l’autre moitié marchait dans le même sens que nous, mais à plus grands pas.

Comme les pèlerins qui, lorsque l’année du jubilé a réuni un grand nombre d’âmes pieuses à Rome, traversent le pont dans un ordre sagement prescrit ; d’un côté passent ceux qui s’avancent vers le château, et vont visiter le temple de Saint-Pierre ; de l’autre, reparaissent ceux qui retournent vers la montagne : de même des démons cornus foulaient, à droite et à gauche, le sol noirâtre, tenant en main des fouets dont ils battaient cruellement les âmes les plus paresseuses.

Avec quelle rapidité les premiers coups précipitaient les pas de ces malheureux ! aucun d’eux n’attendait qu’un second ou un troisième coup vînt châtier sa lenteur. Mes yeux rencontrèrent une ombre que je crus reconnaître ; je m’attachai à la considérer. Mon guide bienveillant suspendit ses pas, et permit que je m’arrêtasse un instant. Le flagellé crut se cacher en baissant la vue ; mais ce fut en vain, et je lui dis : « Toi, qui baisses rapidement tes yeux vers la terre, tu es Venedico Caccianimico, si ces traits ne sont pas trompeurs. Quel crime t’a donc condamné à des sauces si poignantes. » L’ombre répondit : « Je l’avoue avec peine ; mais je suis entraîné par le charme et la douceur de ton langage qui me rappelle notre ancienne terre. C’est moi, quoiqu’on l’ait nié, qui livrai la belle Ghisola aux désirs impudiques du Marquis : mais je ne suis pas ici le seul Bolonais ; cette région en est si remplie que la Savéna et le Réno n’entendent pas autant que ces lieux répéter Sipa : pour t’en convaincre, rappelle-toi l’ignoble avarice qui nous est propre. » Il parlait encore, lorsqu’un démon le frappa violemment de son fouet, en disant : « Marche, vil corrupteur, il n’est pas ici de femmes à vendre. »

Je me rapprochai de mon guide, et nous arrivâmes sur un rocher qui s’avançait en forme de pont ; nous le franchîmes, et, tournant à droite, nous nous éloignâmes des murailles éternelles de cet abîme. Arrivés au point où ce rocher, suspendu en voûte, laisse passer les coupables sous son arche ténébreuse, mon guide me dit : « Arrête-toi, et tâche de distinguer ceux de ces autres condamnés dont tu n’as pas encore aperçu le visage, parce qu’ils marchaient dans la direction que nous suivions nous-mêmes. »

Du haut de cet antique pont, nous regardâmes cette file qui s’avançait vers nous, et que d’autres démons, armés de fouets retentissants, poursuivaient aussi avec fureur. Mon guide, sans que je l’interrogeasse, reprit ainsi : « Considère cette ombre d’une haute stature qui s’approche ; il ne paraît pas que la douleur lui arrache des larmes ; comme cette âme retient toujours sa dignité royale ! C’est Jason qui, par sa prudence et par sa valeur, ravit la toison à Colchos. Il passait à Lemnos, après que des femmes impies eurent égorgé tous les habitants mâles de cette île : là, il séduisit, par des paroles et des actions insidieuses, la jeune Hypsiphyle, qui, auparavant avait si noblement trompé ses compagnes ; ensuite il l’abandonna, lorsqu’elle portait déjà dans son sein le fruit de son imprudent amour.

C’est cette faute que Jason expie dans cet abîme de tourments ; il porte aussi la peine de sa perfidie avec Médée : il est accompagné de ceux qui ont commis de semblables crimes. Tu sais assez maintenant ce que renferme la première vallée, et tu connais la cause du supplice de ceux qu’elle déchire. »

Nous avions traversé le premier pont, et nous approchions de celui de la seconde enceinte, lorsque nous vîmes ceux qui y étaient nichés, atteints de nausées violentes, et se frappant cruellement de leurs propres mains. Une vapeur épaisse, qui s’élevait de cette vallée, repoussait à la fois la vue et l’odorat. Ce lieu est si profond qu’on n’en aperçoit que les parois, même en se plaçant au milieu du pont qui les domine ; j’y vis une foule innombrable d’ombres plongées dans un fumier qui me parut le privé de l’univers. Je cherchais des yeux quelque coupable qui me fût connu ; j’en remarquai un si chargé d’immondices, qu’on ne pouvait distinguer s’il était laïque ou clerc. Il me cria : « Pourquoi es-tu si avide de me voir, plutôt que ces autres si vilainement souillés ?

— Pourquoi ? lui répondis-je : c’est que je t’ai vu sur la terre avec une chevelure parfumée. Tu es Alexis Interminelli de Lucques : aussi je

J’y vis une foule d’âmes plongées dans un fumier…
(L’Enfer, chant xviii, page 68.


te poursuis de l’oeil plus que les autres. » Il repartit en se frappant la tête : « Les flatteries qui, là-haut, ont empoisonné ma bouche m’ont plongé dans ce séjour immonde. »

« Porte ta vue plus avant, me dit mon guide, tâche d’atteindre avec les yeux la figure de cette femme échevelée qui se déchire de ses mains fétides, qui tantôt s’accroupit, et tantôt se relève : c’est la courtisane Thaïs, qui lorsque son amant lui dit : « Ai-je de grands mérites auprès de toi ? » répondit : « Oui, tu es merveilleusement digne de mes bonnes grâces. » Retirons-nous maintenant, nous avons assez rassasié nos regards. »