La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XIX

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 70-73).
De la bouche de chacun de ces trous sortaient les pieds des pécheurs… (P. 71.)


CHANT DIX-NEUVIÈME



O Simon, vil magicien ! ô lâches qui devenez ses sectateurs impies ! vous, dont la rapacité prostitue, pour de l’or, les choses de Dieu qui doivent être épouses de bonté, il faut donc que la trompette vous signale, puisque la troisième fosse est votre prison ! Nous avions traversé le pont qui plonge sur l’enceinte suivante. Ô suprême sagesse, qu’elle est louable, la justice sévère que tu déploies dans le ciel, sur la terre et dans l’empire des crimes ! Je vis, sur les bords et sur le sol de la fosse maudite, la pierre livide parsemée de trous arrondis et d’une même largeur ; ils me paraissaient égaler en grandeur ceux qui servent de fonts sacrés dans mon noble baptistère de Saint-Jean : je me les rappelle si bien, qu’il y a peu d’années, je brisai le marbre d’une de ces ouvertures, où un enfant se noyait. Que cette révélation détrompe quiconque aurait conservé contre moi ces préventions offensantes !

De la bouche de chacun de ces trous sortaient les pieds des pécheurs et leurs jambes jusqu’au point où elles se grossissent ; le reste du corps était caché dans l’intérieur de la fosse ; les pieds étaient entourés de flammes qui les dévoraient, comme on le voyait à des mouvements convulsifs qui auraient brisé les liens les plus artistement tordus.

De même que le feu qui s’élève d’une torche allumée se meut seulement dans la partie la plus élevée, de même les flammes qui environnaient les condamnés brûlaient l’extrémité de leurs pieds. Je dis à mon maître : « Quel est celui qu’une flamme plus ardente consume, et qui, par l’effet de la douleur, agite ses pieds avec plus de violence ? » Mon guide répondit : « Si tu veux m’accompagner plus bas, à l’endroit même où il gémit, tu apprendras de lui qui il est, et quels furent ses crimes. — Ce qui te plaît, repris-je, ne peut que m’être agréable. Tu es le maître, tu sais ce que l’on fait. Tu connais d’ailleurs ma pensée, sans que je doive l’expliquer. »

Nous avançâmes donc vers la quatrième enceinte, et nous descendîmes à gauche dans la vallée remplie de ces pécheurs à moitié enterrés. Mon maître ne se détacha pas de mes côtés qu’il ne fût arrivé près du coupable qui, par l’excessive agitation de ses pieds, attestait tant de souffrances. « Qui que tu sois, m’écriai-je, toi qui es ainsi renversé et enfoncé comme un pal, esprit malfaisant, parle, si tu le peux. » J’étais dans l’attitude du religieux chargé d’exhorter le perfide assassin, qui à demi plongé dans la terre, rappelle son consolateur, pour temporiser avec la mort. L’ombre cria : « Es-tu déjà arrivé et encore ainsi debout ; Boniface ? vraiment es-tu déjà arrivé et encore ainsi debout ? Le don de prévision m’aurait-il trompé ! As-tu été sitôt rassasié de ces richesses pour lesquelles tu n’as pas craint d’en imposer à l’auguste épouse que tu as ensuite répudiée ? »

Je devins tel que ceux qui ne comprennent pas ce qu’on leur dit, et qui, comme s’ils étaient privés d’oreilles, ne peuvent répondre à leur tour. Alors Virgile me parla ainsi : « Réponds-moi sur-le-champ : « Je ne suis pas celui, non je ne suis pas celui que tu crois. » J’obéis à mon guide. L’esprit tordit ses pieds avec plus de violence ; puis, avec une voix gémissante, il reprit : « Eh bien ! que me veux-tu donc ? Si tu as désiré de savoir qui je suis, tellement que tu n’aies pas craint de descendre dans la vallée, apprends que je fus revêtu du manteau éclatant. Je fus un des fils de l’Ourse superbe ; et, pour élever les Oursins cupides, j’engloutis à la fois les richesses de la terre dans mes coffres, et mon âme dans les enfers. Au-dessous de ma tête, sont plongés plus profondément, dans les fentes de la pierre, ceux qui ont été simoniaques avant moi. Je serai précipité à mon tour, lorsque viendra celui dont j’ai cru deviner l’arrivée, quand je me suis hâté de t’adresser ma subite question. Mais ces pieds renversés auront été dévorés par les flammes plus de temps que ceux de l’être vénal qui doit me remplacer.

Après lui, viendra, du couchant, un pasteur sans loi, et plus coupable, qui nous recouvrira tous deux. Ce sera un nouveau Jason, semblable à celui dont parle le livre des Machabées. Le souverain qui gouverne la France protégera la laideur des actions de celui que j’attends, comme le roi auquel obéissait Jason se plut à le protéger. »

Peut-être me livrai-je ici à une colère folle, mais je répondis en ces termes : « Dis-moi, quel trésor Notre-Seigneur demanda-t-il à saint Pierre avant de lui confier les clefs de son royaume ? Il ne lui dit rien autre, sinon : « Suis-moi. » Pierre et ses compagnons ne dépouillèrent pas de son or et de son argent le disciple Mathias, quand il fut choisi par le sort pour succéder au Traître. Tu as été justement puni ; garde avec toi les richesses que tu as amassées par de vils moyens, et qui t’encouragèrent à braver la puissance de Charles.

Si je n’étais arrêté par le respect que m’inspirent les augustes clefs que tu as tenues sur la terre de félicité, je t’adresserais encore des paroles plus indignées. Votre avarice est un scandale pour l’univers : vous foulez aux pieds le bon, vous élevez le méchant. Pasteurs, vous fûtes révélés à l’Évangéliste, quand il vit celle qui est assise sur les eaux se prostituer aux rois ; celle-là même qui naquit avec sept têtes, et qui, dans les dix cornes, trouva la preuve de sa force, tant que la vertu plut à son époux.

Vous vous êtes créé des dieux d’or et d’argent. Quelle autre différence y a-t-il entre vous et l’idolâtre ? Vous adorez cent divinités, tandis qu’il n’en adore qu’une seule. Ah ! Constantin, que de maux apporta, non ta conversion, mais la dot que reçut de toi le premier pontife qui fut riche et puissant ! »

Pendant que je lui chantais de tels reproches, l’ombre, soit qu’elle fût tourmentée par la colère, soit qu’elle le fût par sa conscience, agitait ses pieds dans tous les sens. Je crois que mon guide ne me désapprouvait pas, et qu’il entendit avec plaisir mes paroles véridiques.

Il me prit alors avec les deux bras, et remonta par le chemin qu’il avait choisi pour descendre. Il ne cessa de me presser contre son cœur, jusqu’à ce qu’il m’eût ramené sur le pont qui conduit de la quatrième vallée à la cinquième ; et là il me déposa doucement sur le sol, parce qu’il était si dur et si âpre qu’à peine la chèvre aurait pu le gravir.

Nous vîmes ensuite une autre région de tortures.