La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XI

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 40-42).
Mon maître me dit : « ici nous devons descendre lentement… (P. 40.)


CHANT ONZIÈME



A l’extrémité de cette vallée s’élevaient, en cercle, d’énormes blocs de rocher, et nous arrivâmes devant une grande quantité d’âmes encore plus cruellement tourmentées : à cause de l’horrible fétidité qu’exhalait cet abîme, nous fîmes quelques pas en arrière et nous nous trouvâmes près d’un grand tombeau entr’ouvert, sur lequel on lisait : « Je garde le pape Amasthase que Photin entraîna loin de la voie véritable. » Mon maître me dit : « Ici nous devons descendre lentement ; accoutume-toi d’abord à l’odeur que répand ce lieu empesté, puis avançons avec courage. — Eh bien ! répondis-je, cherche par quels moyens ces instants pourront n’être pas perdus pour nous. — Oui, reprit-il, j’avais la même pensée, mon fils : dans cette nouvelle enceinte de roches se trouvent trois cercles semblables à ceux que tu as vus, mais ils sont plus petits et se rétrécissent de degrés en degrés ; ils sont tous remplis d’ombres maudites. Apprends comment et pourquoi elles sont punies : il te suffira ensuite de les voir.

« L’injustice est le but de toute méchanceté que le ciel poursuit de sa haine : on cherche à atteindre ce but par force ou par fraude. La fraude, qui est un vice propre à l’homme, excite davantage le courroux de Dieu ; aussi les frauduleux sont-ils plus profondément engloutis que les autres, et assaillis de plus vives douleurs.

« Le premier cercle contient les violents ; il est divisé en trois enceintes, parce qu’il y a trois sortes de violences. On fait violence à Dieu, à soi, au prochain, et aux choses qui sont propres à Dieu, à soi et au prochain comme tu vas en être convaincu.

« On fait violence à son prochain par des blessures douloureuses, ou par le coup de la mort. On lui fait violence en commettant des vols, en portant la hache et la flamme dans sa propriété ; aussi la première enceinte voit tourmenter, par des peines distinctes, les homicides, les brigands et les incendiaires.

« Un homme peut porter sur sa personne une main violente, ou dissiper ses biens ; alors c’est dans la seconde enceinte du même cercle qu’est condamné à un repentir inutile, celui qui se prive de la clarté de votre soleil ; c’est là qu’est plongé éternellement celui qui, après avoir fréquenté les sociétés dangereuses, a détruit sa fortune et n’a plus eu que des pleurs à verser sur cette terre où il eût pu couler des jours fortunés.

« On peut faire violence à la Divinité, en niant son existence, en blasphémant dans son cœur, et en méprisant la Nature et ses bienfaits : alors la troisième enceinte, qui est la plus petite, marque de la même empreinte les habitants de Sodome et de Cahors, et celui qui, dans ses pensées et dans ses paroles, ose mépriser la Divinité.

« La fraude peut s’employer contre celui qui nous donne sa confiance et contre celui qui nous la refuse. Ce moyen inique détruit le lien d’amour que la Nature a créé pour unir tous les êtres ; aussi, dans le second cercle, sont engloutis l’hypocrisie, les promesses menteuses, la sorcellerie, les faux, le vol, la simonie, les lâches complaisances pour les débauchés, les fourberies et souillures semblables. Cet autre genre de fraude qui trompe la confiance, détruit non-seulement l’amour que la Nature a mis en nous, mais encore le sentiment que fait naître l’amitié, ce témoignage si touchant d’une tendre intelligence ; aussi c’est dans le plus petit de tous les cercles, là où est relégué Dité, sur qui pèse l’univers, que quiconque a trahi, est voué à des tourments épouvantables. » Je parlai ainsi : « Ô maître ! ton explication est claire et me démontre bien ce que sont ces vallées infernales et les races qui les habitent : mais dis-moi, ceux qui sont plongés dans ces marais fangeux, ceux qu’emporte le vent impétueux, ceux qui sont battus d’une pluie éternelle, ceux enfin qui se heurtent à des injures si féroces, pourquoi ne sont-ils pas punis dans la cité enflammée, s’ils ont excités la colère de Dieu ? et s’ils n’ont pas excité sa colère, pourquoi sont-ils ainsi tourmentés ? — Hé quoi, reprit mon maître, ton esprit, contre sa coutume, s’abandonne au délire ; quelle autre idée vient t’occuper ? ne te rappelles-tu pas que l’Éthique, qui a été le sujet de tes études, traite des trois dispositions que réprouve le ciel : l’incontinence, la malice et la bestialité insensée ? ne te rappelles-tu pas que l’incontinence offense moins la Divinité, et ne mérite qu’une plus légère punition ? Réfléchis sur cette sentence : vois quels sont ceux qui sont punis dans les cercles que tu as franchis, et tu comprendras pourquoi on a séparé ces coupables des autres félons et pourquoi les premiers sont moins tourmentés par la justice divine.

« — Ô soleil, m’écriai-je, qui dissipes les ténèbres de mon esprit, et qui donnes du prix à mes doutes, comme à mon savoir, tranche un dernier nœud, et reviens à ce point où tu as dit que l’usure offense la bonté de Dieu ! » Mon guide répondit : « La philosophie fait connaître à celui qui l’étudie dans toutes ses parties que la Nature reçoit son influence de l’intelligence suprême et de sa divine volonté. La physique apprend ensuite que l’Art se conforme, autant qu’il peut, à la Nature, comme le disciple étudie à imiter le maître, et qu’ainsi l’Art n’est qu’une émanation de Dieu qui a formé la Nature. Si tu te rappelles bien la Genèse, c’est de la Nature et de l’Art que l’homme dut attendre les productions nécessaires à sa vie habituelle, et celles qu’une sage prévoyance ordonne d’amasser. L’usurier prend une autre voie, il méprise en elle-même la Nature, et, dédaignant l’Art qui l’accompagne, il place ailleurs son espérance. Mais suis-moi ; maintenant il faut marcher : le signe des Poissons s’avance sur l’horizon ; le char de Bootès s’approche des cavernes d’où s’échappe le Caurus, et plus loin l’accès de l’abîme paraît devenir plus facile. »