La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant X

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 36-39).
Saisi de crainte je me rapprochai de mon guide… (P. 37.)


CHANT DIXIÈME



M on maître, que je suivais, s’avançait par un sentier secret, entre les murailles de l’enceinte et les sépulcres enflammés. Je m’écriais : « Poète doué d’un haut courage, qui me conduis à ton gré dans cette région impie, réponds-moi, et contente mon désir. Pourrait-on voir ceux qui sont enfermés dans ces tombes ardentes ? elles sont ouvertes, et la garde n’en est confiée à personne. » Il me répondit : « Elles seront fermées, quand les coupables qui les habitent reviendront de la vallée de Josaphat, avec leurs dépouilles qu’ils ont laissées sur la terre. Épicure et tous ses sectateurs,

Tout à coup, d’un tombeau, sortirent ces paroles…
(L’Enfer, chant x, page 37.)


qui font mourir l’âme avec le corps, ont leurs sépulcres de ce côté. Je vais aussi satisfaire à ta demande et prévenir un désir que tu n’exprimes pas. – Ô mon maître chéri, repris-je, je ne te cache ce qui est dans mon cœur que pour ne parler qu’avec mesure, et ce n’est pas seulement en ce moment que tu m’as déposé à cette réserve. »

Tout à coup, d’un tombeau sortirent ces paroles : « Ô Toscan, toi qui, vivant, t’en vas ainsi à travers la cité de feu, parlant modestement, te plaît-il de t’arrêter en ce lieu ? Ton langage me fait connaître que tu as reçu le jour dans cette noble patrie à laquelle mes victoires furent peut-être si funestes. » Saisi de crainte, je me rapprochai de mon guide, qui me dit : « Tourne-toi ; que fais-tu ? C’est Farinata qui se dresse dans son sépulcre. Vois-le depuis la ceinture jusqu’à la tête. » J’avais fixé sur lui mes regards, et déjà de son front superbe, et dans une attitude menaçante, il semblait braver la puissance de l’Enfer. Alors de ses courageuses mains, mon guide me conduisit, à travers les cercueils, vers Farinata, en ajoutant : « Que tes paroles soient claires et précises. » À peine fus-je arrivé au pied de la tombe, que celui-ci me considéra, et me dit d’un air de dédain : « Quels ont été tes ancêtres ? » Moi, dans mon désir de lui marquer toute ma déférence, je lui parlai sans détour : alors il éleva un peu la tête, puis il dit : « Ils ont été cruellement opposés à moi, à ma famille et à mon parti : aussi deux fois les envoyai-je en exil. » Je répondis : « S’ils furent chassés de leur patrie, ils surent bien deux fois y rentrer ; et aujourd’hui vos partisans proscrits n’ont pas su bien apprendre l’art de revoir leurs foyers. » Alors un autre coupable se leva du même tombeau ; mais on ne voyait que sa tête ; l’ombre paraissait s’être dressée sur ses deux genoux : elle regarda autour de moi, comme pour savoir si quelqu’un m’accompagnait ; et, quand elle fut assurée que j’étais seul, elle dit en pleurant : « Si c’est la force du génie qui t’a ouvert l’entrée de cette prison aveugle, dis, où est mon fils, pourquoi n’est-il pas avec toi ? — Je ne viens pas ici de moi-même, répondis-je ; celui qui m’attend plus loin m’a conduit en ces lieux. Votre fils Guido, peut-être eut-il trop d’éloignement pour lui. » Ses paroles et le genre de supplice m’avaient appris quel était le nom de cette ombre : aussi je pus lui parler d’une manière précise. Tout à coup l’ombre s’écria en se levant : « Comment, mon fils… peut-être eut-il… N’est-il plus au nombre des vivants ? La douce lumière ne frappe-t-elle plus ses yeux ? » J’hésitais à répondre : l’esprit retomba et disparut.

L’âme magnanime qui m’avait invité à rester près d’elle ne changea pas de visage, et, gardant sa contenance imposante et orgueilleuse, reprit son discours interrompu : « Oui, dit-elle, ils n’ont pas su bien apprendre cet art, ce qui me tourmente plus que ce lit de flammes ; mais la déesse qui règne ici ne se sera pas manifestée cinquante fois dans tout l’éclat de sa gloire, que tu sauras toi-même combien cet art est difficile ; et si tu continues d’habiter ce monde, qui est si doux, dis-moi pourquoi ce peuple, dans ses lois, se montre si impitoyable contre les miens. — Le sang, répondis-je, que votre fureur a versé, et qui a teint les flots de l’Arbia, fait adresser aujourd’hui dans notre temple des prières si funestes ! »

Farinata secoua la tête en soupirant, et continua en ces termes : « Je n’étais pas seul alors ; ce n’était pas sans motif que j’avais apporté aux exilés le secours de mon bras ; mais je me montrai seul là où, lorsque tous permettaient qu’on détruisît Florence, je la défendis à visage découvert. » Je repris ainsi : « Que Dieu ne refuse pas la paix à vos descendants ! Mais vous, dissipez un doute qui m’agite. Suivant ce que je puis comprendre, il me semble que vous pénétrez l’avenir, quoique cependant le présent ne vous soit pas connu. — Nous, reprit Farinata, nous sommes comme celui dont la vue est affaiblie, et qui distingue souvent mieux les objets éloignés : la suprême Puissance daigne encore nous accorder ce bienfait. Lorsque les choses approchent ou existent, notre intelligence est vaine ; et si on ne vient pas nous apporter les faits, nous ignorons tout ce qui se passe sur votre terre. Cette même intelligence n’aura plus d’action, lorsque la porte de l’avenir sera fermée. »

Dans l’affliction que je ressentis de ma faute, je dis : « Vous apprendrez à celui qui vient de disparaître que son fils est encore au nombre des vivants : je n’ai tardé à répondre que parce que j’étais tourmenté du doute que vous venez d’éclaircir. »

J’entendis mon guide me rappeler : je priai l’ombre de me dire promptement en quelle compagnie elle se trouvait ; elle me répondit : « Dans cette enceinte, nous sommes plus de mille ombres différentes. Là est le second Frédéric ; ici est le Cardinal. Je me tairai sur le nom des autres. »

À ces mots, elle s’enfonça dans le sépulcre. Je me rapprochai de l’antique poète, en pensant à la prédiction que j’avais entendue, et qui me paraissait si fatale. Il me dit en marchant : « Pourquoi es-tu si effrayé ? » Je lui en fis connaître la raison : « Eh bien, reprit-il, que ton souvenir conserve fidèlement ce que tu viens d’apprendre : mais en cet instant pense à me suivre. » Puis il éleva la main et ajouta : « Quand tu seras devant l’ineffable lumière de la femme dont les yeux divins ont la faculté de tout voir, tu connaîtras, auprès d’elle, le voyage entier de ta vie. » En parlant ainsi, il tourna à gauche. Nous cessâmes de côtoyer la muraille, et nous prîmes un sentier, pour descendre vers une vallée qui exhalait une odeur dégoûtante.