La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant VII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 25-28).
La bête formidable tomba à terre… (P. 26.)


CHANT SEPTIÈME



P lutus, d’une voix rauque, s’écria : Papé satan, papé satan, aleppe. Mais le généreux guide, qui fut une source abondante de savoir, me dit, pour me rendre du courage : « Ne crains rien : quelle que soit sa puissance, il ne t’empêchera pas de descendre dans cette enceinte. » Puis, se retournant vers ce démon superbe, il lui cria : « Tais-toi, loup de malédiction, déchire-toi toi-même dans ta rage. Ce n’est pas sans raison que nous pénétrons dans l’abîme : on le veut ainsi là où Michel a puni le viol orgueilleux. »

La bête formidable tomba à terre, comme les voiles tombent renversées, lorsque le mât éclate et se rompt. Nous atteignîmes facilement la quatrième cavité, en nous enfonçant davantage dans l’entonnoir infernal qui engouffre les crimes de l’univers. Ô justice de Dieu ! qui pourrait décrire le tableau de nouveaux tourments qui se déroula devant mes yeux ? Pourquoi nos crimes provoquent-ils tant de supplices ? Les damnés de cette enceinte, en se rencontrant dans cette danse effroyable, se choquaient avec violence, comme les ondes amenées par des courants opposés se heurtent avec fracas, près de l’écueil de Charybde. Je distinguai alors une foule d’ombres qui portaient péniblement des fardeaux énormes, en poussant des hurlements de douleur. Elles se frappaient l’une l’autre, et se criaient mutuellement : « Pourquoi retiens-tu sans cesse, et toi, pourquoi jettes-tu ? » Les âmes tournaient ainsi, en se partageant entre elles l’enceinte obscure, et en se répétant leur refrain honteux ; et, quand elles avaient parcouru la moitié du cercle qui leur était réservé, elles retournaient précipitamment se heurter à l’impitoyable combat. Mon cœur était ému de compassion. Je dis à mon maître : « Quels sont ces infortunés ? Parmi ceux que je vois à notre gauche, ont-ils été clercs ceux qui en portent le signe ? » Il me répondit : « Ceux-ci ont été si chauves d’esprit que, dans la première vie, ils n’ont pas su user de leur fortune avec mesure. Tu comprends assez ce que ces esprits ont été, si tu entends ce que leur voix aboie, quand ils sont arrivés à la moitié de leur course, où un vice différent les sépare. Ils ont été clercs, ceux à qui tu vois la tonsure ; ce sont des papes et des cardinaux, qu’une excessive avarice a dominés.

— Mais apprends-moi, ô mon maître, dis-je alors, ne pourrais-je pas reconnaître quelques-uns de ceux qui se souillèrent de tels vices ? — Non, me dit-il, renonce à cette pensée : la vie sordide qu’ils ont menée les a rendus si difformes, qu’il n’est aucun moyen de retrouver leurs traits. C’est à ces deux heurts sans fin qu’ils sont condamnés. Ceux-ci sortiront de leurs tombeaux le poing fermé ; ceux-là dépouillés de leur chevelure : pour avoir mal donné et mal tenu, ils perdent le séjour de la gloire céleste, et sont entraînés à ce combat éternel. Je ne dépense pas plus de paroles pour te prouver combien il est terrible. Juge donc, mon fils, quelle est la frivolité de ces biens que donne la fortune, et que les mortels cherchent à s’arracher : tout l’or que l’on a vu ou que l’on voit sur la terre ne pourrait pas donner un instant de relâche aux peines cuisantes de ces malheureux. »

Je repris ainsi : « Ô mon maître ! apprends-moi ce qu’est cette fortune que tu viens de nommer. Qu’est-elle donc pour tenir si fortement dans sa main les biens de la terre ? »

Il répondit : « Ô créatures insensées ! quelle est votre ignorance ! Je veux t’alimenter de ma sentence. Celui dont la science est universelle a créé les cieux et les moteurs qui les conduisent. Par l’effet d’une distribution égale de la lumière, chaque partie des cieux est visible pour la partie de la terre qui lui correspond. Le même souverain a commis aussi à une intelligence régulatrice le soin des biens de ce monde : c’est elle qui, de temps en temps, fait passer ces biens périssables d’une famille à une autre famille, d’une nation à une autre nation, sans que la prudence humaine puisse y apporter le moindre obstacle.

Voilà pourquoi un peuple commande et l’autre dégénère, au gré de cette volonté capricieuse, dont la volonté est cachée comme un serpent sous l’herbe. Votre savoir est vainement opposé à cette intelligence : elle pourvoit à son propre ministère, juge, ordonne, comme font les autres intelligences créées de Dieu. Ses changements n’ont pas d’intermittence ; la nécessité la contraint à un mouvement qui l’emporte dans une précipitation continuelle ; telle est celle que maudissent souvent ceux qui devraient la bénir, et qui l’accusent à tort. Mais elle poursuit sa course heureuse, et n’entend pas ces plaintes. Joyeuse, ainsi que les autres créatures d’un ordre supérieur, elle imprime le mouvement à sa sphère, et jouit glorieusement de sa béatitude.

« Maintenant, descendons vers des tourments plus affreux. Les étoiles, qui montaient quand je suis arrivé prés de toi, commencent à s’abaisser, et nous défendent de trop tarder à nous avancer. »

Nous achevâmes de traverser le cercle ; nous trouvâmes ensuite une source bouillonnante, et dont l’eau, plutôt noire que perse, tombait dans un fossé qu’elle avait creusé. En côtoyant le bord de l’onde ténébreuse, nous entrâmes dans un chemin encore plus âpre et plus terrible. Ce ruisseau funeste, quand il est arrivé au pied des côtes impures de cette enceinte, forme un étang qu’on appelle Styx.

J’attendais impatiemment le spectacle qui allait s’offrir à mes yeux, et j’aperçus des âmes nues plongées dans la fange. Je remarquai leurs traits irrités : elles se frappaient, non pas seulement avec les mains, mais avec la tête, avec la poitrine, et se déchiquetaient de leurs dents meurtrières.

« Voilà, me dit mon maître, les âmes de ceux qui s’adonnèrent à la colère. Elles remplissent cet étang ; et jusqu’au fond de ces eaux, une foule innombrable est vouée au même supplice. Regarde ces tourbillons ; le tourment des condamnés soulève la face de ces ondes fétides. Plongés dans ce limon ils disent : « Nous ne connûmes que la rage sous ce ciel doux que récrée le soleil, et nous conservâmes dans nos cœurs une violence coupable ; nous sommes tourmentés maintenant dans ces eaux limoneuses. »

Tel est l’hymne qu’ils coassent dans ce marais où ils ne peuvent articuler des paroles entières.

Nous tournâmes ainsi tout autour d’une partie de ce lac immonde, les yeux fixés sur les ombres englouties dans la fange, et nous arrivâmes enfin au pied d’une tour.