La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant VI

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 22-24).
Cerbère, chien cruel,… aboie obstinément de ses trois gueules (P. 22.)


CHANT SIXIÈME



A u moment où, recouvrant mes esprits, je sortis de cette tristesse profonde que j’avais ressentie en contemplant l’état déplorable des deux tendres parents, je vis, autour de moi, de quelque côté que je tournasse mes mouvements, mes pas et mes regards, de nouveaux tourments et de nouveaux tourmentés. J’étais arrivé au cercle de la pluie éternelle, froide, funeste et maudite, composée des mêmes matières, tombant sans cesse dans une quantité toujours égale, irrévocablement réglée par le destin : une grêle épaisse mêlée de neige, une eau noirâtre infectant la terre, inondent avec fracas l’enceinte ténébreuse de ce cercle qui est le troisième de l’Enfer. Cerbère, chien cruel et si dissemblable des autres animaux, aboie obstinément de ses trois gueules contre les damnés que la justice

Elle me dit : « Ô toi, qui a été conduit dans cet enfer, reconnais-moi si tu le peux… »
(L’Enfer, chant vi, page 23.)


divine y a renfermés. On ne peut voir sans frémir les yeux enflammés de ce monstre, ses poils rudes et sanglants, son ventre élargi, ses pattes armées de griffes dont il écorche, déchire et pourfend les esprits confiés à sa garde. Les impies, à qui la pluie glacée fait pousser d’affreux hurlements, n’ont d’autre soulagement que de présenter souvent au supplice le côté de leur corps où la douleur est moins récente. Dès qu’il nous vit, le reptile immense ouvrit ses gueules, et, tout tremblant de colère, il nous montra ses défenses menaçantes. Mon guide alors se baissa, prit de la terre dans ses deux mains, et la jeta dans les gueules affamées. Tel le chien qui, par ses cris perçants, annonce son avidité, et qui s’apaise aussitôt qu’on lui a jeté sa pâture qu’il s’empresse de dévorer, tel le démon Cerbère ferma ses trois gueules qui assourdissent, par leurs effroyables aboiements, les ombres condamnées à les entendre.

Nous passions à travers ces âmes qu’accable la pluie noirâtre, en nous marchions sur leurs ombres qui paraissaient des corps. Elles restaient étendues à terre, excepté une qui se leva au moment où elle nous vit passer. Elle me dit : « Ô toi qui as été conduit dans cet Enfer, reconnais-moi si tu le peux ! Tu étais né avant ma mort. » Je répondis : « Les angoisses que tu éprouves te rendent peut-être méconnaissable, et il ne me paraît pas que je t’aie vu jamais. Dis-moi, qui es-tu ? toi jeté dans un lieu si triste, pour subir une peine qui, si elle n’est pas la plus terrible, doit être la plus fatigante ? » L’ombre prit ainsi la parole : « Ta ville qui regorge d’envieux, m’a vu naître sur cette terre où l’on devrait couler des jours si fortunés ; vous, concitoyens, vous m’appelâtes Ciacco, et je suis condamné à recevoir cette pluie pour expier le crime fatal de la gourmandise. Je ne suis pas la seule âme qui ait mérité ce supplice. Toutes les ombres que tu vois ici ont commis la même faute. » À ces mots il se tut. Je lui répondis : « Ciacco, ta peine fait couler mes larmes ; mais apprends-moi, si tu le sais, comment finiront les divisions de ta patrie. Renferme-t-elle au moins quelque juste ? Apprends-moi la cause des dissensions qui l’ont assaillie. — Écoute, reprit-il : À la suite d’un grand débat, ils répandront le sang. Le parti dont le chef est venu des bois chassera l’autre parti, qui se retirera en désordre. Après trois révolutions de soleils, celui-ci reprendra l’avantage. Enfin, les derniers triompheront à l’aide d’un prince qui se portera pour médiateur. Cette faction régnera longtemps, et opprimera violemment ses ennemis dont elle bravera la fureur, et dont elle n’écoutera pas les plaintes. Florence compte encore deux justes, mais elle les méconnaît. L’orgueil, la jalousie et l’avarice, de leurs brandons homicides, ont embrasé tous les cœurs. » Ciacco cessa de faire entendre ses paroles douloureuses. Je lui dis : « Accorde-moi plus de détails, je t’en conjure. Où sont Farinata, Tegghiajo, qui furent si vertueux ? que sont devenus Jacques Rusticucci, Arrigo et Mosca, et d’autres qui s’appliquèrent à mériter l’admiration de la patrie ? J’ai un grand désir de savoir de toi s’ils ont été dévoués aux flammes de l’Enfer, ou s’ils ont en partage les béatitudes du ciel. » L’âme répondit : « Ils sont parmi des ombres plus coupables. D’autres crimes les ont précipités dans un cercle plus profond, où tu pourras les voir si tu descends plus bas. Maintenant, je t’en supplie, quand tu seras retourné sur la terre, cet heureux séjour, rappelle-moi à la mémoire de mes concitoyens ; je ne puis pas t’en dire davantage, je ne puis plus te répondre. » Alors il renversa ses yeux, me regarda encore un moment, baissa la tête, en retombant à terre avec les autres âmes criminelles.

Mon guide me dit : « Elles ne se relèveront plus jusqu’au moment où sonnera la trompette de l’ange, à l’arrivée de la puissance ennemie du crime : alors chacune d’elles retrouvera son triste tombeau, reprendra sa chair et ses traits, et entendra l’arrêt qui retentira dans l’éternité. » Nous traversâmes à pas lents cet amas d’ombres glacées par la pluie, en nous entretenant un peu de la vie future. « Mais ces tourments, dis-je à mon maître, croîtront-ils après la haute sentence ? deviendront-ils moins cruels ou plus cuisants ? — Rappelle-toi les leçons de ta science, interrompit mon guide : elle t’apprend que plus une substance approche de la perfection, plus elle doit ressentir vivement le bien et la douleur. Quoiqu’elle ne doive pas atteindre la perfection, cette race maudite, cependant elle espère y parvenir davantage, après le jugement solennel. »

Nous parcourions ainsi le cercle en discourant sur d’autres objets que je m’abstiens de rapporter. Nous arrivâmes au point où la pente devient plus rapide, et nous y trouvâmes Plutus, ce formidable ennemi.