La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Texte entier/Introduction

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. Titre-216).
L’Enfer  ►

DANTE — LAMENNAIS


LA
DIVINE COMÉDIE
TRADUITE
ET PRÉCÉDÉE D’UNE INTRODUCTION
SUR LA VIE, LA DOCTRINE, ET LES ŒUVRES DE DANTE




OEUVRES POSTHUMES DE F. LAMENNAIS
PUBLIÉES SELON LE VŒU DE L’AUTEUR
PAR E. D. FORGUES




I
INTRODUCTION — L’ENFER
NOUVELLE ÉDITION.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Ce, LIBRAIRES - ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS.


1863


INTRODUCTION


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I


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES


Le poëme de Dante est toute une époque. Il peint merveilleusement l’état de la société et de l’esprit humain, du treizième au quatorzième siècle, dans le pays sans aucun doute le plus avancé, alors qu’après un long sommeil agité de rêves terribles, le monde se réveillant semblait pressentir, au milieu des ténèbres déjà moins épaisses, ses lointaines destinées, et que l’Italie, aidée par d’heureuses circonstances, commençait à se dégager des liens de la barbarie.

Le chaos se débrouillait ; Des signes précurseurs annonçaient le lever d’une autre ère, inconnue encore, mais pleine d’espérance. Pour emprunter cette image à Dante, l’horizon se colorait d’une douce teinte de saphir oriental, à mesure qu’on sortait de l’air mort, de l’enfer dont l’aspect avait si longtemps contristé les yeux et le cœur[1].

Mais, pour bien comprendre cet âge intermédiaire entre deux civilisations, ses caractères complexes, le bizarre mélange des éléments divers qui y affluent de sources différentes, et s’y combinent d’une manière souvent si étrange, les causes du mouvement et sa direction, les contradictions apparentes au sein d’une unité réelle de tendance et de vie interne, il faut, secouant les préjugés qui enveloppent l’histoire et en faussent le sens, examiner, dans son origine et ses phases successives, la transformation qui, au prix de tant de labeurs et de douleurs, a produit enfin le monde présent.

On se représente communément les siècles qui précédèrent la chute finale de l’empire romain, comme une époque de dissolution complète de la société tombant pièce à pièce et s’ensevelissant sous les débris des anciennes croyances, des anciennes institutions et des anciennes mœurs. Rapportant à cette époque des destructions accomplies plus tard, et par d’autres causes, et jamais entièrement, on s’imagine que tout périt avec l’État, qu’avec lui disparut tout ce qu’avait produit la civilisation antérieure, et que, sur la terre dévastée, il ne resta que des ruines inertes et des ossements arides. Il fallait, croit-on, pour que de ces ruines sortît une autre société, une société vivante, que le christianisme, balayant la poussière de ce passé, enfantât lui seul, par sa propre vertu, un ordre politique et moral nouveau, et que des peuples jeunes, pleins de sève et de vigueur, vinssent du nord de l’Europe et des steppes de l’Asie ranimer, par l’infusion d’un sang plus pur, le vieux corps social pourri de corruption.

Tel est le point de vue sous lequel on considère généralement l’immense révolution qui s’opéra chez les nations occidentales, à partir du quatrième siècle. Il n’est certes pas, à plusieurs égards, dépourvu de vérité. Le christianisme provoqua une puissante réaction morale contre le matérialisme sensuel qui, des villas des patriciens et de l’antre où gîtaient les Césars, avait envahi Rome, et, de proche en proche, les provinces les plus éloignées. Le germe de cette réaction était, il est vrai, partout, avant même la fin de la république, car rien dans le monde ne se fait sans préparation ; mais le christianisme développa ce germe, et en unissant les hommes disposés à se séparer ouvertement du désordre presque universel, en formant d’eux une société, il imprima une forte et salutaire impulsion à l’humanité. Cette organisation active, née d’une foi ardente, d’un secret et profond instinct de vie, fut une des choses qui, quelle que fût son incontestable grandeur, manquèrent au stoïcisme, resté à l’état de doctrine individuelle, et par là même socialement stérile.

Il est également vrai que les peuples sous la main desquels s’écroula l’empire, exempts de la mollesse romaine, avaient en eux une énergie, une plénitude de vie organique qui contrastaient au plus haut point avec l’affaissement, l’épuisement des races destinées à devenir leur conquête.

De quelque côté que se portassent les regards, ils n’apercevaient que des signes trop certains de décadence. Le pouvoir absolu d’un seul au milieu d’une servitude sans bornes ; l’amour effréné des jouissances ; l’accumulation des richesses en un centre unique, où elles corrompirent à la fois le gouvernement et le peuple ; l’appauvrissement des provinces en proie aux exactions des proconsuls et des agents du fisc, écrasées par l’impôt, dévorées par l’usure ; la corruption du luxe et celle de la misère ; le relâchement des liens de famille et des liens sociaux ; l’extinction de l’esprit militaire dans les populations énervées ; les armes devenues un métier sordide ; la défense de l’État abandonnée à des mercenaires, souvent même à des étrangers, appui toujours douteux du prince qui les achète, et qu’ils vendent à leur tour : — toutes ces causes ensemble avaient précipité l’empire sur une pente funeste, impossible à remonter, car il en est des corps politiques comme des corps naturels, qui ont leurs phases déterminées de croissance et de déclin, et jamais ne repassent sur les voies parcourues.

Cependant, si malade que fût la société, elle renfermait encore des éléments précieux de civilisation, héritage des siècles antérieurs. Les progrès de la philosophie, de Thalès aux Alexandrins, avaient élargi la sphère de la pensée ; la science, telle qu’alors elle pouvait exister, les lettres, les arts, subsistaient dans leurs monuments, et si le génie s’était éteint, l’enseignement du moins perpétuait la connaissance des principes, des règles, des procédés techniques, en même temps que les besoins de la vie maintenaient la pratique de l’agriculture, des métiers, de la navigation, du commerce favorisé par des routes dont on admire encore les restes magnifiques. Et, chose remarquable, tandis que les mœurs s’altéraient, la morale conçue par l’esprit, sentie par la conscience, s’était élevée et purifiée, comme on le voit dans Sénèque, dans Épictète et dans Marc-Aurèle, et avant eux dans Cicéron, qui, par ce seul mot prononcé pour la première fois, charitas generis humani, avait révélé tout un monde nouveau, au développement duquel nous assistons en ce moment même. Le droit constitué scientifiquement, et qui, bien qu’il pût être partiellement obscurci, ne pouvait désormais périr, donnait un fondement immuable à la société civile. On avait découvert dans une loi éternelle, invariable, la source divine[2] de toutes les lois. Des maximes, non changeantes comme celles d’origine humaine, en devaient régler l’application, et, autant que possible, opposaient une barrière à l’arbitraire du juge. Oppressive, il est vrai, par les vices des hommes, mais liée au droit par le principe de son institution, une administration régulière et savante dans ses formes ordonnait l’État, en reliait les parties diverses, et devint plus tard un germe de renaissance pour la civilisation ensevelie dans les ténèbres du Moyen âge.

Ce fut dans cette société que le christianisme s’implanta. Il ne créa point une nouvelle morale, car la morale, condition nécessaire de l’existence sociale, est de tous les lieux et de tous les temps ; mais la rappelant à sa source, qui est Dieu conçu dans son unité infinie et ses attributs essentiels, il la promulgua, non comme une philosophie, mais comme une loi souveraine, absolue, fondée sur l’égalité et la fraternité humaines, d’où devait sortir un jour l’affranchissement universel par un progrès lent sans doute, mais invinciblement continu. Au-dessus de la justice qui constitue le droit, de l’équité qui l’harmonise avec les actes libres, il plaça l’amour, sommaire de la loi et sa perfection ; et l’esprit d’amour est son caractère propre, le caractère de la phase qu’il marque dans l’évolution de l’humanité.

Toutefois, dans le sein même de ce mouvement régénérateur, deux choses se produisirent et durent se produire simultanément, un dogme correspondant à une croyance obligatoire, un sacerdoce hiérarchique, conservateur de ce dogme et juge des questions qui s’y rapportaient, législateur du culte et de la discipline, c’est-à-dire, pouvoir à la fois spirituel et temporel de la société qui se formait : d’où plusieurs conséquences. Le corps sacerdotal, nécessairement composé d’hommes, ne pouvait échapper aux conditions de l’humanité. Il dut tendre à croître en puissance et aussi en richesses. Telle est la pente inévitable de notre infirmité. Le dogme, soustrait à l’examen et au jugement de la raison, imposé par voie de commandement, était le principe de la puissance ; le dogme dut donc prendre aux yeux du sacerdoce, et par lui aux yeux des fidèles, une importance de plus en plus grande : bientôt la morale lui fut subordonnée : la foi devint le principal, le suprême moyen de salut. Mais aussi les disputes, les divisions, les schismes, la haine persécutrice, entrèrent dans la nouvelle société et la déchirèrent. L’ambition des hautes dignités, trop souvent le prix des brigues et de la violence, compliqua le désordre, et les richesses devenues un aliment de luxe, les convoitises mondaines et sensuelles, engendrèrent dans le clergé une corruption contre laquelle tonnent les Pères, et dont saint Paul lui-même signale avec une douloureuse anxiété les premiers germes.

Le monde romain en était là lorsque les barbares apparurent. Leurs invasions durèrent six siècles. Se poussant les uns les autres et recouvrant le sol comme une marée toujours montante, ils inondèrent l’Asie et l’Europe, des frontières de la Seine au détroit d’Hercule : déluge d’hommes pire que celui des flots.

Tacite, opposant les mœurs des Germains aux mœurs romaines, loue ce peuple de sa chasteté. Il s’en faut que tous les barbares méritassent la même louange. Leur caractère général ressemblait beaucoup à celui des tribus que nous nommons sauvages : mêmes qualités, mêmes vices. Mais tous, sans exception, dès qu’ils se furent mêlés aux populations envahies, ajoutèrent à leurs vices les vices de celles-ci, sans leur communiquer aucune des qualités qui tenaient à leur barbarie même. Ils introduisirent parmi elles de nouveaux éléments politiques et civils, mais aucune vertu, quoi qu’on en ait dit. On les suivait de ruines en ruines à la lueur du glaive et de l’incendie. Le monde se crut près de sa fin. Les destructions matérielles, toujours réparables, ne furent que le moindre des fléaux. Tout périt ensemble, propriété, lois, institutions, éducation, sciences, arts, métiers, langue même. Il fit nuit sur la terre. Et dans cette nuit, que voit-on ? Tout ce que la violence sans frein, la cruauté, la perfidie, le mépris calculé des engagements et des serments peuvent enfanter de crimes, des mœurs à la fois grossières et dissolues, différentes seulement de celles qu’elles remplaçaient en ce que rien n’en voilait la hideuse monstruosité.

Quelquefois appelés par les évêques afin de les opposer à des sectes ennemies, les barbares sentirent que cette alliance leur serait un puissant moyen d’affermir leur conquête. Indifférents à toute doctrine, faiblement attachés aux cultes vagues qu’ils apportaient du fond de leurs forêts, ils adoptèrent sans peine la religion des vaincus. D’instruction, point : qu’en eussent-ils fait, également incapables d’écouter et de comprendre ? Le chef converti, c’est-à-dire déclarant qu’il changeait de dieu, les autres suivaient son exemple : on menait ces brutes au baptême, comme des troupeaux à l’abreuvoir. Tels ils étaient auparavant, tels ils restaient, féroces, fourbes, cupides, sensuels. La société entière se transforma à leur image. Plus d’études, plus de pensée hors du cercle des choses matérielles ; à peine dans les masses quelques traces de l’instinct moral. Cette sorte de conscience, même inhérente à la nature humaine au plus bas degré de son développement, menaçait de s’éteindre dans la superstition entretenue par un clergé non moins ignorant, non moins corrompu que le peuple. Nous peignons l’état général en négligeant les exceptions, qui se rencontrent à toutes les époques et n’en caractérisent aucune.

Un homme d’une grande âme et d’un haut génie, Charlemagne, entreprit de tirer la société de cet abîme, de régulariser les rapports politiques et civils, d’organiser la justice publique, de relever l’instruction, de renouveler enfin la civilisation dont la barbarie avait presque effacé les derniers vestiges. Mais le temps n’était pas venu, et les moyens manquaient. Les causes destructives étaient loin d’ailleurs d’avoir épuisé leur action. Cette œuvre toute personnelle meurt avec celui qui l’avait conçue. Le mal reprend son cours, et à travers des discordes sanglantes, d’effroyables dévastations, une sorte d’agonie convulsive, la dissolution atteint son terme extrême, l’anarchie féodale, qui achève de se constituer au commencement de la troisième race. L’histoire ne présente aucune époque aussi calamiteuse. Ce fut le règne de la force brutale entre les mains de milliers de tyrans absolus chacun dans son domaine, en guerre perpétuelle les uns contre les autres, opprimant, dévorant de concert un peuple livré sans défense à leurs passions fougueuses que ne contenait aucune loi, que ne tempérait chez la plupart aucun sentiment de justice, aucune idée de devoir, réel ; car le serf, le manant, le vilain, étaient hors de l’humanité pour ces chrétiens, comme ils se nommaient. Si quelquefois, près de la tombe, la conscience semblait se réveiller, un couvent bâti, des legs aux églises, des dons aux prêtres, dont l’insatiable avidité pressurait le peuple de mille manières dans les villes comme dans les campagnes, apaisaient les remords de la peur.

Plus tard, l’établissement des républiques italiennes où se réveilla l’esprit de liberté, les luttes des papes et des souverains, les interminables disputes sur les limites de leur pouvoir respectif, ramenèrent à l’étude du droit. Ce fut le premier lien par lequel les sociétés nouvelles, plongées dans le double abîme de l’ignorance et des abus de la force sans règle, se rattachèrent à la civilisation antique, et en renouèrent les traditions. Elles renaquirent encore, lentement, confusément ; dans l’ordre moral, par l’influence des écrits de quelques anciens, Cicéron, Boëce, à la portée, il est vrai, d’un petit nombre ; et dans l’ordre intellectuel par l’introduction, vers l’époque des croisades, au sein des universités qui se fondaient sur le modèle des écoles d’Athènes, des monuments de la philosophie grecque traduits par les Arabes. Ce fut l’origine de la scolastique, par qui se développa et en qui se concentra toute la science du Moyen âge. D’autres sources de savoir et de progrès s’ouvrirent pour l’Italie, en communication directe avec l’Orient, d’où, en des temps reculés déjà, des colonies d’artistes, fuyant les persécutions des iconoclastes, lui avaient apporté les principes et les procédés de l’art byzantin, que transforma postérieurement le génie national. Au douzième et au treizième siècle, une sourde fermentation agitait les esprits, ardents à chercher de tous côtés des voies nouvelles. Les manuscrits tirés de la poussière nourrirent le goût des lettres, ranimé par la lecture des anciens poëtes, de Virgile surtout, objet d’une sorte de culte enthousiaste. Après la prise de Constantinople, les lumières refluent dans l’Occident, qui salue de ses acclamations les grands noms de la Grèce, Homère, Sophocle, Démosthène, Platon. La poésie revêt des formes plus savantes, plus variées. La philosophie brise les liens de l’école ; des vides abstractions où elle se perdait, elle redescend au sein de la nature, qu’elle étudie dans ses phénomènes, dont elle s’efforce, par la libre pensée, de découvrir les lois. Ainsi s’ouvre l’ère d’émancipation qu’on a nommée la Renaissance. Le mouvement se propage avec une rapidité croissante, et au seizième siècle il envahit tout. La société, sortant des marais où elle croupissait depuis de si longs âges, avait retrouvé son lit, et s’y précipitait avec une force irrésistible. Les institutions subissaient partout des réformes fondées sur une notion plus élevée du droit ; la sphère des idées s’élargissait ; la morale publique s’épurait ; la législation moins barbare protégeait mieux et les personnes et les propriétés ; les classes tendaient à se rapprocher ; le peuple, en voie d’affranchissement, voyait peu à peu sa misère s’alléger ; les mœurs se polissaient ; les arts jetaient un éclat inouï ; la science, dont la part devait être si grande dans la transformation du monde, naissait. Comme au lever du soleil les froides ombres, le Moyen âge s’évanouissait.

L’esprit de l’Évangile, l’esprit d’amour, n’était pas, certes, étranger à ce prodigieux mouvement, qu’uni au sentiment de la justice et du droit plus parfaitement conçu, il caractérise même de nos jours dans l’ordre le plus élevé et le plus fécond en bienfaits pour l’humanité. Mais si l’on excepte l’influence qu’eut la scolastique sur la métaphysique pure, à laquelle elle ouvrit quelques perspectives nouvelles, en même temps qu’elle servit à développer, en les exerçant, les forces logiques de l’esprit humain, le christianisme théologique, le christianisme organisé dans l’institution extérieure de l’Église, n’a été pour rien dans cette vaste révolution. Au contraire, à mesure qu’elle s’opère la foi s’affaiblit, et plus qu’ailleurs au centre même de la hiérarchie, autour du trône pontifical sur lequel, au nom du Christ, sacré roi comme dans le prétoire de Pilate, siège effrontément l’athéisme.

Des mœurs analogues offrent aux yeux de tous, après la négation de la foi, la négation de la morale même. Les mystères orgiaques de la Rome païenne reparaissent dans la Rome papale. À la licence se joint l’ambition, une ambition que n’arrête aucune loi divine ni humaine. Des crimes inouïs épouvantent la terre. Pour remplir un trésor que la guerre, le luxe, les profusions d’une débauche effrénée vident sans cesse, on fatigue la patience des peuples et leur superstition, tant de fois mise à l’épreuve. Une réaction éclate. Successeur de Wiclef et de Jean Huss, Luther sépare de Rome la moitié de la chrétienté. Les bûchers s’allument, on y jette à milliers les rebelles. Mais on ne brûle pas la pensée, on n’étouffe pas la conscience dans les flammes. Le protestantisme survit à la persécution, se propage et grandit par elle. Inconséquent par ce qu’il retient d’une doctrine liée dans toutes ses parties, il contient en soi, bien que voilé, le principe immortel de la souveraineté de la raison ; et ce principe, qui est sa vie secrète, sauve l’esprit humain de la servitude où il se serait pétrifié sous l’écrasante pression d’une autorité qui, exigeant de lui une soumission aveugle, une obéissance absolue, et de proche en proche s’étendant à tout, aurait éteint ses puissances actives.

Redevenu libre, au moins d’une liberté relative, il porte de tous côtés ses investigations, examine, discute, juge. La critique du dogme et des monuments sur lesquels il s’appuie, de plus en plus hardie, suit le progrès de la science, et, chose plus grave encore, la conscience se détache d’une partie des croyances enseignées comme fondamentales, et qui la heurtent violemment : le péché qu’on nomme originel, sa transmission avec les conséquences relatives à l’état futur de l’immense majorité des hommes, les peines éternelles, la sombre maxime : hors de l’Église point de salut, et les dogmes connexes. La vieille institution ne se soutient plus guère que par le secours que lui prête, pour son propre intérêt, la puissance politique et civile, c’est-à-dire par la coaction sous différentes formes et à divers degrés, et par son côté pharisaïque et superstitieux, les cérémonies, les pratiques matérielles ; en un mot, au dehors par ce qui frappe les sens, et au dedans par la peur, le grand ressort au moyen duquel, chez tous les peuples, dans tous les temps, on agit sur les classes ignorantes, et surtout sur la femme, naturellement attirée en outre vers les choses mystérieuses, vers ce qui offre un vague aliment à l’imagination, faculté dominante en elle.

Il est à remarquer aussi que, dès l’origine, la science de la nature inquiéta l’Église, qui, n’en ayant point le principe générateur, d’un tout autre ordre que ses dogmes abstraits, n’en pouvait non plus avoir la direction. C’était une puissance nouvelle qui naissait, puissance redoutable qui dominait la sienne par les côtés où elles se touchaient, et contre laquelle nulle défense, comme l’Église l’éprouva bientôt sur la première question débattue entre elles, l’astronomie biblique qu’elle soutint vainement contre l’astronomie de calcul et d’observation. Est venue ensuite la géologie, sur les progrès de laquelle il a fallu régler par des modifications successives l’interprétation de la Genèse. Une question d’une plus haute gravité encore, dans ses rapports avec la doctrine de l’Église, est pendante au même tribunal. Il n’existe qu’une nature, qu’une espèce humaine, nul doute ; mais l’espèce humaine a-t-elle eu un seul ou plusieurs centres de formation ? En d’autres termes, y a-t-il dans l’humanité des races primitivement diverses, ou provient-elle d’un couple unique ? Il est évident que c’est la science qui prononcera sur cette question, et cette question est le fondement de toute la théologie dogmatique.

Ainsi, pour nous résumer, vers la fin de la période que caractérise l’anthropomorphisme païen, qui, né dans la Grèce, avait succédé aux religions de la nature, le christianisme évangélique provoqua chez des peuples énervés, en qui la vie des sens étouffait la vie supérieure, une salutaire réaction morale, et prépara de loin un état plus parfait qu’aucun de ceux qui avaient précédé, par le principe d’égalité et de fraternité humaines, et par l’esprit d’amour qu’il répandit dans le monde. Mais le christianisme théologique, le christianisme soumis à l’autorité hiérarchique et constitué par elle, ne contribua en aucune manière au progrès social, et par les discordes, les persécutions acharnées, les guerres atroces qu’il engendra, par les prétentions ambitieuses du corps sacerdotal, l’avarice de ses membres, leur tendance constante à la domination, fut au contraire une source de désordres nouveaux et de calamités nouvelles.

Les barbares n’apportèrent chez les nations qu’ils envahirent aucun élément civilisateur, aucun principe d’organisation supérieure et durable. À leurs vices natifs, la cruauté, la ruse, la perfidie, la cupidité, vices communs de tous les sauvages, ils joignirent les vices des populations subjuguées, qu’ils plongèrent dans un abîme sans fond de misère, d’ignorance, de grossièreté brutale, de férocité, d’anarchie, dont le régime féodal offre le terme extrême.

La société qui sortit de ces ruines, péniblement formée à cause des résistances qu’elle rencontrait de toutes parts, fut le produit lent d’un travail spontané, dépendant des lois immuables de la nature humaine, et dont le fruit se développe à mesure que reparaissent les anciennes lumières, que l’ancienne tradition se renoue, que la civilisation antique, filtrant à travers les décombres, reprend son cours, modifié par ce que le temps toujours amène avec soi ; et à chacune des phases de cette évolution vitale, on voit décliner les institutions fondées par les races conquérantes, s’affaiblir la puissance du corps sacerdotal et la foi en ses dogmes imposés en vertu d’une autorité au-dessus de la raison, et réputée infaillible.

Voilà ce que montre l’histoire, expression fidèle des lois supérieures qui président aux destins de l’humanité, et qui la conduisent invinciblement vers sa fin nécessaire et divine.

Dans le mouvement général, l’Italie, comme nous l’avons dit, devança les autres nations. La Renaissance date pour elle, au Midi, du règne de Frédéric II ; au Nord, de la ligue lombarde. Celle-ci marque l’origine de l’affranchissement politique et civil, par la conception d’un droit également opposé au droit féodal de la force, et au droit divin, tel que le proclame la hiérarchie. Du principe nommé depuis la souveraineté du peuple naissent les républiques italiennes. La liberté est semée, elle germera. Quelle que soit désormais la durée du combat entre le despotisme et la liberté, quelles qu’en soient les vicissitudes, les peuples s’appartiendront, ils cesseront d’être la propriété d’un seul et de sa race.

L’époque de Frédéric, quoiqu’il ait succombé dans sa lutte contre la papauté, n’en fut pas moins une époque de renouvellement, féconde en résultats immenses. Elle coïncide avec la naissance de ces grandes écoles de jurisconsultes dont les efforts persévérants parvinrent à ruiner la théocratie, et à fonder sur ses débris l’indépendance du pouvoir civil. La même époque vit naître la langue vulgaire, la langue vivante, opposée à la langue morte de la Rome papale, et signe aussi d’affranchissement. De là le réveil de la pensée, de l’esprit d’examen, de discussion, de recherche. Le commerce établit entre l’Orient et l’Occident des relations qui étendent le cercle des idées, adoucissent les mœurs en atténuant les préjugés, développent le goût des arts ; d’où les merveilles de l’architecture à Florence, à Pise, à Venise, la rénovation de la peinture par Cimabué et Giotto, bientôt suivis de ces artistes incomparables qui jamais depuis n’ont été égalés ; les progrès de la musique qui aboutissent, après l’invention de l’harmonie et les chefs-d’œuvre de Palestrina, à la révolution totale due au génie de Monteverde.

Dante occupe à peu près le milieu de cette grande époque pleine de sève et de vie, mais, et par cela même, agitée de violentes commotions. La guerre était partout, entre le pape et les empereurs, entre le pouvoir clérical et le pouvoir laïque, entre la tyrannie féodale, personnifiée dans quelques monstres, et l’esprit de liberté fermentant au sein des populations, entre les républiques rivales, entre les partis dans chaque république. On marchait vers l’avenir sur un champ de bataille avec toutes les passions du combat, mais avec une foi merveilleuse et une ardeur que ne décourageaient aucune souffrance, aucun sacrifice. Où allait-on ? Nul ne le savait. Je ne sais quoi d’inconnu attirait en avant les peuples fascinés par une sorte d’inspiration divine. Ces temps d’espérance, d’action instinctive sont, après tout, les grands, les beaux jours de l’humanité. Aussi restent-ils ineffaçables dans la mémoire des hommes, qui, de siècle en siècle, le regard fixé sur les monuments qu’ils nous ont laissés, contemplent avec admiration ces œuvres gigantesques.

La Divine Comédie est une de ces œuvres. Elle vint, pour ainsi dire, résumer tout le Moyen âge avant qu’il s’enfonçât dans les abîmes des temps écoulés. Quelque chose de lugubre enveloppe la fantastique apparition. Il y a là des cris désolés, des pleurs, d’indicibles mélancolies, et la joie même est pleine de tristesse ; on croirait assister à une pompe funèbre, entendre autour d’un cercueil le service des morts dans une vieille cathédrale en deuil. Et toutefois un souffle de vie, le souffle qui doit renouveler sous une forme plus parfaite ce qui s’éteint, passe sous les voûtes et traverse les nefs de l’immense édifice, où, comme dans le sein d’une femme près d’enfanter, on sent un secret tressaillement. Ce poëme est à la fois une tombe et un berceau : la tombe magnifique d’un monde qui s’en va, le berceau d’un monde près d’éclore ; un portique entre deux temples, le temple du passé et le temple de l’avenir. Le passé y dépose ses croyances, ses idées, sa science, comme les Égyptiens déposaient leurs rois et leurs dieux symboliques dans les sépulcres de Thèbes et de Memphis. L’avenir y apporte ses aspirations, ses germes enveloppés dans les langes d’une langue naissante et d’une splendide poésie, enfant mystérieux qui puise à deux mamelles le lait dont ses lèvres s’abreuvent, la tradition sacrée, la fiction profane, Moïse et saint Paul, Homère et Virgile. Ce regard tourné vers la Grèce et Rome annonce déjà Pétrarque et Boccace, et les autres qui suivront, en même temps que la soif de lumière, l’ardent désir de pénétrer le secret de l’univers, de sa constitution, de ses lois, présage Galilée. La nuit est encore sur la terre, mais les lueurs de l’aube commencent à poindre à l’horizon.

Ces considérations sur l’ensemble des faits principaux que présente l’histoire durant la longue période qui, de la fin de la république romaine, s’étend jusqu’à nos jours, nous ont paru nécessaires pour que l’on comprît bien le caractère de l’œuvre de Dante, lié à celui de l’époque où elle se produisit. Mais elle a aussi d’étroits rapports avec la nature intime du poëte, ses opinions, ses passions personnelles et les événements de sa vie. C’est pourquoi, avant d’examiner plus en détail la Divine Comédie, nous dirons ce qu’on sait de l’auteur.



II


VIE DE DANTE


La vie de Dante a été tant de fois écrite depuis Boccace, Villani et Benvenuto da Imola jusqu’à nos jours, qu’on ne peut que répéter ce que savent déjà tous ceux qui se sont un peu occupés de ce grand poëte. Il naquit à Florence, au mois de mars 1265, d’Alighiero degli Alighieri et de sa femme Bella. Son vrai nom était Durante, dont Dante est l’abréviation. Il rappelle lui-même, en s’en glorifiant, l’origine noble de ses ancêtres[3], bien qu’en parlant d’eux il déclare ne vouloir pas remonter au delà de Cacciaguida[4] dont le fils, Alighiero ou Aligiero, prit le nom de sa mère, de la famille des Alighieri de Ferrare, et ce nom d’Alighieri fut adopté par tous les descendants de Cacciaguida.

Dante était encore dans l’enfance lorsqu’il perdit son père. Vers ce temps, une circonstance fortuite fit naître en lui la passion, si connue, qui eut tant d’influence sur sa vie entière. Nous empruntons le récit de Boccace :

« C’était en cette saison de l’année où la douceur du ciel orne de toutes ses grâces la terre qui sourit dans ses riches vêtements de vert feuillage et de fleurs variées, que Dante vit pour la première fois Béatrice, le 1er de mai, jour où, selon la coutume, Folco Portinari, homme en grande estime parmi ses concitoyens, avait rassemblé chez lui ses amis avec leurs enfants. Dante, alors âgé de neuf ans seulement, était du nombre de ces jeunes hôtes. De cette joyeuse troupe enfantine faisait partie la fille de Folco, dont le nom était Bice[5]. Elle avait à peine atteint sa huitième année. C’était une charmante et gracieuse enfant, et de séduisantes manières. Ses beaux traits respiraient la douceur, et ses paroles annonçaient en elle des pensées au-dessus de ce que semblait comporter son âge. Si aimable était cette enfant, si modeste dans sa contenance, que plusieurs la regardaient comme un ange. Cette jeune fille donc, telle que je l’ai décrite, ou plutôt d’une beauté qui surpasse toute description, était présente à cette fête. Tout enfant qu’était Dante, cette image se grava soudain si avant dans son cœur, que, de ce jour jusqu’à la fin de sa vie, jamais elle ne s’en effaça. Était-ce entre deux cœurs un lien mystérieux de sympathie, ou une spéciale influence du ciel, ou était-ce, comme quelquefois l’expérience nous le montre, qu’au milieu de l’harmonie de la musique et des réjouissances d’une fête, deux jeunes cœurs s’échauffent et se portent l’un vers l’autre ? Il n’importe ; mais Dante, en cet âge tendre, devint l’esclave dévoué de l’amour. Le progrès des années ne fit qu’accroître sa flamme, et tant, que pour lui nul plaisir, nul confort, que d’être près de celle qu’il aimait, de contempler son beau visage, et de boire la joie dans ses yeux. Tout en ce monde est transitoire. À peine Béatrice avait-elle accompli sa vingt-cinquième année, qu’elle mourut[6]. Il plut au Tout-Puissant de la tirer de ce monde de douleur, et de l’appeler au séjour de gloire préparé pour ses vertus. À son départ, Dante ressentit une affliction si profonde, si poignante, il versa tant et de si amères larmes, que ses amis crurent qu’elles n’auraient d’autre terme que la mort seule, et que rien ne pourrait le consoler[7]. »

Ce funeste événement contribua peut-être à développer en lui le fonds de mélancolie qu’il semble avoir apporté en naissant. Quoi qu’il en soit, jamais Béatrice ne sortit de son souvenir. Il la célébra dans ses premiers vers pleins d’amour et de douleur, et l’immortalisa dans le poëme devenu l’immortel monument de sa propre gloire.

Brunetto Latini, renommé par ses deux ouvrages, le Tesoro et le Tesoretto, fut son premier guide dans l’étude des lettres et de la philosophie. Ce fut à ce maître, qui jamais ne cessa de lui être cher[8], qu’il dut la connaissance des poëtes anciens, objets pour lui d’une admiration presque religieuse. Il dut aussi beaucoup à l’amitié de Guido Cavalcanti. Le goût de la peinture et de la musique le lia également avec Giotto, avec Oderici da Gubbio, célèbre par ses miniatures, et avec Casella, qui mit en chant plusieurs de ses canzoni. La science ne l’attira pas moins que les arts et les lettres. Il visita dans sa jeunesse les universités de Bologne et de Padoue, peut-être durant son exil celles de Crémone et de Naples, mais certainement celle de Paris, où il s’appliqua particulièrement à l’étude de la théologie[9].

On a dit que, jeune encore, il entra dans l’ordre des Frères mineurs, et qu’il le quitta avant d’avoir fait profession. Mais ce fait, rapporté par un seul biographe[10], est plus que douteux.

Pressé par ses amis de se marier, il épousa Gemma, de la famille des Donati. Si l’on en croit Boccace, que d’autres contredisent sur ce point, le caractère fâcheux de Gemma rendit cette union peu heureuse. Dante eut d’elle six enfants, cinq fils et une fille, qui reçut le nom de Béatrice. Elle prit le voile dans le couvent della Uliva de Ravenne. Trois de ses fils moururent jeunes. Pierre, l’aîné, acquit quelque réputation comme légiste, et écrivit, ainsi que son frère Jacopo, un commentaire sur la Divina Commedia.

En des temps aussi agités que ceux où vivait Dante, il était impossible qu’il ne prît pas part aux affaires publiques. Né d’une famille Guelfe, il combattit à Campaldino contre les Gibelins, auxquels, proscrit par ces mêmes Guelfes, il s’unit dans la suite. On le retrouve encore dans la guerre contre les Pisans. Également distingué par sa prudence et sa fermeté, on le consultait avec empressement dans les conjonctures importantes. Suivant quelques-uns de ses biographes, il fut quatorze fois envoyé comme ambassadeur près de différents princes, et, en 1300, du 15 juin au 15 août, on le trouve au nombre des Prieurs, la première dignité de la république. Ce fut la source des malheurs de tout le reste de sa vie.

Florence était alors divisée entre deux puissantes familles, toutes deux Guelfes, les Donati et les Cerchi, dont la mutuelle animosité remplissait la ville de désordres et de rixes sanglantes. La discorde fut encore augmentée par les Noirs et les Blancs de Pistoie, qui vinrent à Florence soumettre leur différend à l’arbitrage du sénat. Les Blancs s’allièrent avec les Cerchi, les Noirs avec les Donati. Dans une assemblée secrète tenue par les Noirs dans l’église de la Trinité, il fut résolu qu’on prierait le pape Boniface VIII d’inviter Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, à marcher sur Florence pour apaiser les troubles et réformer l’État. Cette démarche irrita justement les Blancs. Ils allèrent en armes trouver les Prieurs[11], et accusèrent leurs adversaires de conspirer contre la liberté publique. Cependant les Noirs s’étant armés de leur côté, toute la ville fut en commotion, et un conflit devint imminent.

En ces graves circonstances, délibérant avec ses collègues sur le parti à prendre, Dante leur conseilla d’exiler les chefs des deux factions. Ne voyant, en effet, aucun autre moyen de prévenir des maux effroyables, les Prieurs se rangèrent à cet avis. Les Noirs furent bannis au delà de la Piave, près de Pérouse, et les Blancs à Sarzana. Mais les Blancs ayant obtenu quelque temps après la permission de rentrer dans Florence, les Noirs, qui attribuèrent cette faveur à Dante, le taxèrent de partialité. Les haines se rallumèrent, et la ville fut plus que jamais en proie à la discorde.

Cependant le pape Boniface, craignant que les Blancs, qui comptaient parmi eux beaucoup de Gibelins, ne prévalussent, et que les Noirs, presque tous Guelfes, ne fussent exclus du gouvernement, pressa Charles de Valois de marcher sur Florence. Il y entra avec son armée, mais, au lieu de pacifier les dissensions et de réconcilier les partis, il prit possession de la ville pour son propre compte. Les Blancs furent désarmés, et les Noirs rappelés. Ils revinrent en triomphateurs, ouvrirent les prisons et saccagèrent les maisons de leurs adversaires.

Dante, alors en mission près du pape, pour solliciter son intervention amiable, était le principal objet de leur rage. Une proclamation, publiée le 27 janvier 1302, le condamna à une amende de huit mille livres et à un exil de deux ans, et, à défaut de payement de l’amende, à la confiscation de ses biens, lesquels furent saisis. Là ne s’arrêta point la persécution. Au mois de mars de l’année suivante, un décret le condamna, ainsi que quinze autres Florentins, à être brûlé vif[12].

En apprenant le triomphe de ses ennemis à Florence, Dante quitta Rome immédiatement, irrité contre le pape qu’il soupçonnait de l’avoir retenu par de fausses promesses sur les rives du Tibre, tandis qu’il concertait sa ruine sur les bords de l’Arno. Il se rendit d’abord à Sienne, d’où, pleinement instruit des malheurs qui le frappaient, il alla rejoindre à Arezzo les autres exilés, dont le chef, Bossone da Gubbio, l’accueillit avec une grande joie.

Plus tard, les Blancs tentèrent de rentrer de vive force dans Florence ; ils s’emparèrent même d’une des portes, mais ils furent finalement repoussés. On a dit que Dante faisait partie de cette expédition ; il paraît, au contraire, l’avoir désapprouvée[13], et qu’elle fut l’une des causes qui le brouillèrent avec ses compagnons d’exil.

« Rappelé à Florence, mais sous des conditions humiliantes, il refusa d’y rentrer[14]. » Sa vie ne fut désormais qu’une suite de courses errantes. Le pauvre banni s’en allait là où le conduisaient les circonstances, le besoin qui le pressait, l’inquiétude de son esprit, l’incurable tristesse de son âme. En 1306, on le voit à Padoue chez les marquis Malaspina, puis avec son ami Bossone da Gubbio, ensuite à Vérone, près des Scalagieri. De là, reprenant son pèlerinage, il parcourt une partie de l’Italie, passe les Alpes, et vient à Paris chercher dans l’étude un aliment à sa pensée avide de savoir, et une distraction à ses amers ennuis.

« C’était, dit M. Villemain[15], d’après Boccace, vers 1504 ; beaucoup de monde, clercs et laïques, étaient accourus dans la grande salle de l’Université pour entendre une thèse qui devait être soutenue de quo libet, — sur tout ce qu’on voudra. Le tenant était un étranger, jeune encore, d’une physionomie haute et grave ; il y avait quatorze champions attaquants : chacun présentait sa question et sa difficulté avec tous les arguments que la science du temps pouvait fournir. Lorsque ces quatorze chevaliers scolastiques eurent passé, le tenant reproduisit lui-même toutes les questions ; puis il les reprit, et avec une infinie variété d’arguments, terrassa chacun de ses quatorze adversaires. »

Il ne laissait pas, durant ces pérégrinations, de continuer son poëme, commencé avant son exil, sans qu’on sache à quelle date précise, et terminé pendant le séjour de l’empereur Henri VII en Italie. Dante et les autres proscrits avaient espéré qu’il leur rouvrirait les portes de Florence. Il marcha en effet sur cette ville ; mais, craignant, à ce qu’il paraît, d’échouer dans cette attaque, il tourna tout à coup vers le royaume de Naples, et bientôt après mourut, empoisonné, dit-on, à Buonconvento, près de Sienne, au mois d’août 1313.

Cette mort fut celle des dernières espérances de Dante. Il se mit de nouveau à errer çà et là, sans néanmoins s’éloigner beaucoup de Vérone, où, en 1320, il fit une sorte de cours public sur les deux éléments, le feu et l’eau.

L’accueil qu’il reçut à Ravenne de Guido Novello da Polenta, qui « sachant, dit Boccace, combien à de nobles âmes il est difficile de se résoudre à demander, prévenait tous les désirs de son hôte[16], » l’arrêta dans cette ville. Guido, poëte distingué, était le père de l’infortunée Francesca de Rimini. En guerre alors avec Venise, il envoya Dante comme ambassadeur dans cette ville pour traiter de la paix. « Mais, remarque un de ses biographes[17], il semble que ce fût la destinée de Dante que chaque honneur nouveau fût pour lui le présage d’une calamité. Ses malheurs commencèrent avec son élection à la dignité de Prieur de Florence ; son ambassade de Rome marqua l’époque la plus désastreuse de sa vie ; et sa mission à Venise se termina par sa mort : car, n’ayant pu obtenir audience du sénat de cette ville, il revint à Ravenne le cœur brisé, et mourut peu après », à l’âge de cinquante-six ans.

Jean Villani rapporte ainsi sa mort : « L’an 1321, au mois de septembre, mourut le grand et vaillant poëte Dante Alighieri de Florence, dans la ville de Ravenne en Romagne, après son retour d’une ambassade à Venise pour le service du seigneur de Ravenne, auprès duquel il demeurait. »

Guido Novello da Polenta lui fit faire de pompeuses obsèques. Son corps fut porté à l’église par les citoyens les plus distingués de Ravenne. Guido ordonna qu’un monument splendide serait élevé à sa mémoire. Mais la mort de Guido ayant suivi de près celle de son ami, ce dessein ne fut exécuté qu’en 1583, par Rernardo Rembo, père du cardinal, et alors préteur de Ravenne. Le tombeau, orné de plusieurs inscriptions, fut restauré en 1692 par les ordres et aux frais du cardinal Corsini, et remplacé en 1780 par un magnifique mausolée que fit construire le cardinal Luigi Valenti Gonzaga. Vainement, à diverses époques, les Florentins réclamèrent les cendres du citoyen que vivant ils avaient proscrit, du « poëte souverain[18] » qui sera à jamais la plus grande gloire de sa patrie ingrate : Ravenne, fière à bon droit de ce sacré dépôt, a résolu de le garder.

Dante était de stature moyenne. Ses traits, souvent reproduits par la peinture et sur les médailles, étaient fortement prononcés : un nez aquilin, des pommettes légèrement saillantes, la lèvre inférieure un peu avancée, d’épais cheveux noirs bouclés, la barbe de même couleur, quelque chose de pensif et de sévère dans la physionomie.

Les premiers chants de la Divine Comédie, répétés de bouche en bouche, avaient tellement frappé les imaginations, que les femmes de Florence se disaient l’une à l’autre à voix basse : « Voilà celui qui va en enfer et en revient. » Il semblait que déjà hors de la sphère des êtres mortels il fût, aux yeux du peuple, comme un de ces fantômes qu’il avait évoqués[19].

Et n’est-ce pas en effet un fantôme, une ombre humaine qu’on voit passer là sur tous les chemins de l’Italie, de la France, allant, venant, sans aucun repos ? Ce repos que jamais il ne devait trouver sur la terre, était devenu sa seule pensée, son désir unique. Vers la fin de sa vie, étant par hasard entré dans un cloître, un religieux lui demanda ce qu’il cherchait, il répondit : Pace !

Ainsi vécut dans la souffrance et la pauvreté, et mourut dans l’exil, celui dont le nom ne devait jamais mourir. Sa destinée rappelle la destinée d’Homère, du Tasse, de Camoëns, de Milton. Ce n’est pas gratuitement que le génie est accordé à l’homme, et si l’on savait ce qu’il faut le payer, qui se sentirait l’âme assez forte pour accepter ce don formidable, et ne dirait plutôt comme le Christ : Transeat a me ! On parle de gloire, mais lequel d’entre eux a su qu’il jouirait de cette gloire, qu’elle projetterait ses rayons sur la fosse où il descendait plein d’angoisse ? Le vulgaire cherche à cette angoisse une je ne sais quelle secrète compensation dans les stériles joies de l’orgueil satisfait. Il ignore que plus s’élèvent ces grandes âmes, plus elles doutent d’elles-mêmes, plus elles se sentent loin du splendide exemplaire qu’elles contemplent et qu’elles ne reproduiront jamais. Elles sont, elles aussi, des victimes saintes de l’humanité dont le progrès, à divers degrés, est attaché à leur sacrifice. Une voix interne, puissante, irrésistible, leur crie : « Va ! » et elles vont : « Monte au calvaire ! » et elles montent.



III


OUVRAGES DE DANTE


Des canzoni et des sonnets, entre lesquels on ne saurait établir un ordre chronologique certain, furent les premières productions de Dante. Et pour la forme et pour le fond, ils appartiennent à un genre de poésie dont il est nécessaire d’indiquer, au moins brièvement, l’origine et le caractère ; car l’intelligence de l’œuvre entière du grand poëte gibelin dépend de cette connaissance préliminaire, ainsi que l’ont senti les interprètes modernes, parmi lesquels on consultera spécialement avec fruit MM. Delécluse[20], Philarète Chasles[21] et Rossetti[22]. Ce dernier, néanmoins, doit être lu avec beaucoup de réserve.

Le chant est naturel à l’homme, et par conséquent la poésie ou la parole chantée. Aussi est-elle de tous les temps, et la trouve-t-on chez tous les peuples, même les plus sauvages : le nègre près des bords du Niger et de la Gambie, l’Esquimau, le Samoyède au milieu de leurs glaces, l’Océanien sur ses îles de corail ont leurs chants, leur poésie, comme avaient la leur les fils de Brahma dans les montagnes et les plaines de l’Inde, sur leurs riantes collines les enfants d’Hellen. Sous tous les climats, à tous les degrés de la civilisation et de la barbarie, elle est le retentissement mélodieux de l’âme humaine.

Si l’on remonte à la source cachée dans la nuit des âges, d’où s’épancha de proche en proche la bienfaisante lumière de la religion, des lois, on en voit sortir la poésie sous sa première forme, et cette forme est l’hymne. Les Védas ne sont qu’un recueil d’hymnes. Les chants d’Orphée, de Musée, étaient des hymnes. Chose bien remarquable, l’homme s’est d’abord, par un élan spontané de son être porté vers Dieu. Puis, redescendant en lui-même, au sein de la Nature, pénétré de sa vie, il en chante les merveilles, les secrètes puissances, ses propres sentiments, ses passions, et surtout la plus vive, la plus universelle, l’amour.

À cette poésie d’amour l’hymne vient se mêler ensuite par la combinaison, la fusion, qui s’opère dans les profondeurs mystérieuses de l’âme, de l’amour humain et de l’amour divin.

La pensée se développant, ce qui n’était qu’instinct devient plus tard doctrine. On voit naître une philosophie de l’amour séparé des sens (quoique la poésie qui le peint emprunte aux sens et aux passions des sens ses images), et dont l’objet se symbolise dans une femme idéale, avec les différences produites, chez les différents peuples, à des époques diverses, par les idées religieuses accessoires, les mœurs et le génie même des races. De là, pour ne pas remonter plus haut dans le temps, et ne pas s’enfoncer plus loin dans l’Orient, la Sulamite du Cantique des Cantiques, la Diotime du Banquet de Platon, où Socrate raconte comment il fut par elle initié à la doctrine de l’amour céleste, la Zuléika et la Léila des Arabes, et tant d’autres types analogues chez les Persans ; et après les croisades, chez les peuples occidentaux, où on le retrouve jusqu’en Angleterre dans les sonnets de Shakspeare, visiblement empreints de ce mysticisme traditionnel. Le symbolisme mystique de Dante et de ses contemporains se compliqua d’un autre symbolisme correspondant aux passions politiques des partis entre lesquels était divisée l’Italie, le parti impérial ou gibelin, le parti guelfe ou pontifical, et à la haine plus générale qu’inspiraient l’ambition, l’orgueil, l’avarice de la cour romaine, et ses corruptions parvenues à leur comble lors du séjour des papes à Avignon.

Ainsi les symboles de l’amour pur, de l’amour divin, devinrent les symboles d’une doctrine secrète, religieuse et politique ; les mots prirent des acceptions nouvelles, obscures pour le vulgaire, connues des seuls adeptes. On n’en saurait douter en lisant les poëtes gibelins de l’époque de Dante, Guido Ça valcanti, Lappo Gianni, Guittone d’Àrezzo, Cione Baglione, Cino da Pistoïa, Giglio Lelli et leurs sonnets énigmatiques. Sous des formes convenues, mystérieuses, ces fidèles d’amour, ainsi qu’ils se nommaient entre eux, se communiquaient leurs pensées, leurs espérances, leurs craintes, poursuivant le but particulier du parti impérial, et concourant, à divers degrés, au développement de la vaste conspiration formée dans le Moyen âge contre la Rome papale, et qui aboutit à la réforme du seizième siècle. Les Lettres de Pétrarque, ses Églogues et celles de Boccace, ne laissent sur ce point aucune incertitude. Quelle que fut d’ailleurs la multiplicité des doctrines et des associations différentes, le même esprit éclate partout, avec les mêmes précautions de langage. Les figures de l’Apocalypse, les fictions païennes du Tartare et de l’Élysée fournissent, tour à tour, des images sur le sens desquelles aucun initié ne se méprenait. Le Pape est l’antique serpent, son règne le règne visible de Satan et de ses anges maudits ; les martyrs revêtus de robes blanches demandant justice de leurs persécuteurs au pied du trône de l’Agneau, sont les victimes de l’Inquisition ; la ville aux sept collines, Rome, est la prostituée assise sur les eaux, la Babylone, repaire des animaux immondes, dont on attend la chute certaine, célébrée par des chants d’allégresse et des cris de vengeance.

Une telle complication de vagues allégories, d’expressions volontairement obscures, ne jette pas seulement de la sécheresse et de la froideur dans les poésies gibelines, mais souvent les transforme en une sorte de chiffre inintelligible aujourd’hui, et qui le sera probablement toujours, spécialement en ce qui touche le côté politique.

Le symbolisme philosophique n’exigeait pas les mêmes précautions ; aussi verrons-nous plus loin que Dante lui-même fournit des explications très-utiles pour l’intelligence non-seulement de ses premières poésies, mais encore de la Divina Commedia, sans néanmoins dissiper, à beaucoup près, toutes les obscurités.

Pour ne pas interrompre l’enchaînement des idées et des faits qui relient entre eux ses autres ouvrages et en forment le meilleur et le plus sûr commentaire, nous parlerons ici de son Traité de la langue vulgaire[23] qu’il contribua tant à fixer au degré où elle pouvait l’être, si près encore de son origine. Ce sujet, en apparence purement littéraire et scientifique, n’était pas étranger aux intérêts de parti. Les Guelfes et les Gibelins avaient chacun leur langue : les Guelfes le latin, langue officielle connue de la seule classe instruite, les Gibelins la langue parlée et entendue de tous. Ce n’était pas là, certes, une différence légère, car elle marquait deux tendances contraires, l’une vers l’avenir, l’autre vers le passé. La naissance de la langue vulgaire fut la naissance de l’esprit nouveau. Quand les peuples eurent leur langue, ils eurent leur pensée spontanée, vivante.

Dante, selon la méthode du temps, remonte à l’origine du langage même, qu’il place en Dieu parlant au premier homme, et l’homme dut, selon lui, parler avant la femme en vertu de sa prééminence. Cette langue originelle fut l’hébreu ; après quoi vint la confusion de Babel.

Il distingue en Europe plusieurs familles de langues : les langues slaves et les langues latines, « qui n’en font qu’une, dit-il, bien qu’elles paraissent trois. Pour signe d’affirmation, les uns disent oc, les autres oil, les autres si : ce sont les Espagnols, les Français et les Italiens. La preuve de l’origine commune de ces trois langues est dans le grand nombre de mots semblables qu’elles emploient[24]. »

Puis il établit la supériorité de la langue d’oil, dans laquelle écrivaient de préférence les Italiens eux-mêmes avant que leur propre langue se fût suffisamment développée et polie[25]. Dante la divise en quatorze idiomes, « chacun desquels, ajoute-t-il, se subdivise lui-même en un si grand nombre, que je porterais à mille tous les dialectes, toutes les variétés de langage qui se parlent en Italie. »

M. Villemain fait à ce sujet les réflexions suivantes, aussi justes, ce nous semble, qu’ingénieuses. « Cette multitude même de langages, dit-il, nous expliquera, je crois, pourquoi la langue italienne fut si tardive à se fixer, à se constater visiblement par des écrits. Tout homme doué de quelque invention voulait être entendu au delà des murs de sa ville ; il était tenté de choisir, non pas un de ces patois de l’Italie, mais une langue durable, vivace : il écrivait en langue latine. Ce n’est pas tout ; lorsque le souffle du génie moderne commençait à dominer, lorsqu’il fallut bien se détacher de cette latinité morte, ou qui ne vivait plus que dans les églises et dans les greffes, les premiers hommes qui, en Italie, sentirent en eux quelque talent poétique, pour rendre en langue vulgaire les émotions du cœur, cherchèrent un autre idiome moderne qui leur offrit ce caractère d’unité qu’ils ne trouvaient pas en Italie : le provençal devint pour eux la langue littéraire. Cette influence que la langue des trouvères obtenait en Angleterre par la conquête et l’envahissement politique, la langue des troubadours l’exerça sur l’Italie du nord par le seul pouvoir du goût et de l’harmonie[26]. »

Il y aurait aussi à tenir compte dans le Midi de l’influence que dut exercer la conquête du royaume de Naples par Charles d’Anjou. Celle des Normands ne paraît pas avoir, à cet égard, laissé de traces sensibles.

La Vie nouvelle marque en effet dans la vie de Dante comme une époque de transition, déterminée par la mort prématurée de Béatrice. La passion si constante et si vive que, dès l’enfance, lui avait inspirée cette jeune fille se transforma, et sembla depuis lors flotter, en quelque sorte, entre l’objet réel ravi à son amour terrestre, et un type idéal où se concentrait tout ce que le poëte concevait de plus haut dans ses contemplations religieuses et philosophiques. La femme devint symbole sans cesser d’être femme, et toujours, dans le ciel même, au sein du mystère qui l’enveloppe, elle apparaît sous ce double aspect.

L’ouvrage singulier où Dante peint si vivement les amères douleurs d’une perte irréparable et la transformation qu’elle opéra en lui, est en même temps une de ces œuvres où, en l’enveloppant de symboles familiers aux adeptes, et clairs pour eux seuls, les Gibelins, comme nous l’avons dit, cachaient le secret de leurs pensées et de leurs passions politiques. Il commence ainsi :

« Dans cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle il y aurait peu de choses à lire, se trouve une rubrique qui dit : Ici commence la vie nouvelle. Sous cette rubrique, je trouve beaucoup de choses écrites, et des paroles que j’ai l’intention de rassembler dans ce livre, sinon textuellement, au moins quant au sens[27]. »

Il raconte ensuite de quelle manière, lorsqu’il accomplissait sa neuvième année, lui apparut la glorieuse dame de sa pensée, à laquelle, dit-il, « beaucoup de personnes ne sachant comment la nommer, ont donné le nom de Béatrice. »

Neuf ans après, il la rencontre « vêtue d’un habit de blancheur éclatante, et placée entre deux nobles dames un peu plus âgées qu’elle. Elle le salue d’un salut si doux, qu’il croit toucher au terme de la béatitude. »

Rentré chez lui, il a une vision à la quatrième heure de la nuit. Récit de cette vision, bizarrement allégorique :

« J’en ressentis, ajoute-t-il, une si vive angoisse de cœur, que mon sommeil, qui n’était que léger, fut interrompu, et je m’éveillai. Aussitôt je repassai dans mon esprit ce qui m’était apparu, et je pris la résolution de faire connaître ce que j’avais vu à plusieurs personnes, qui alors étaient des troubadours fameux ; et comme déjà j’avais fait expérience de dire des paroles en rimes, je décidai de composer un sonnet dans lequel je saluerais tous les Fidèles d’amour. Les priant donc de juger ma vision, je leur écrivis ce qui m’était apparu pendant mon sommeil, et commençai ce sonnet :

« A chaque âme éprise, à tout noble cœur à qui ce sonnet parviendra, afin qu’ils en disent leur avis, salut ! au nom de leur seigneur, c’est-à-dire Amour.

« Le tiers des heures pendant lesquelles les étoiles sont le plus brillantes était passé, quand Amour m’apparut tout à coup ; Amour dont l’essence me remplit de crainte quand j’y repense.

« Amour me semblait gai, tenant mon cœur dans sa main, et soutenant dans ses bras une dame endormie et enveloppée dans un voile.

« Puis il la réveillait, et faisait repaître humblement la dame épouvantée, de ce cœur si ardent ; après, je le voyais fuir en pleurant[28]. »

Guido Cavalcanti, Cino da Pistoïa, Dante da Maïano, Pavanzati, Orlandi, Boni, répondirent à ce sonnet par d’autres sonnets plus obscurs encore. Tous étaient des hommes graves. S’amusaient-ils à échanger entre eux des énigmes inintelligibles ? il est impossible de le penser. Ces images, ces allégories, si sérieuses à leurs yeux, recouvrent évidemment quelque secret perdu pour nous, probablement un secret politique.

Chaque sonnet est accompagné d’une glose qui en marque les diverses parties, par une sorte d’analyse subtile, suivant la méthode scolastique, mais sans jeter aucune lumière sur le fond de la pensée.

Retenu au lit par une maladie grave, le poëte a pendant le sommeil une vision où la mort de Béatrice lui est annoncée. Le récit plein de tristesse et de tendresse que, suivant sa coutume, il en a d’abord fait en prose, il le reproduit dans des vers touchants. La réalité domine ici ; on sent vibrer les fibres du cœur, on voit couler de vraies larmes. Depuis lors la jeune fille, reçue parmi les bienheureux, devient une sorte d’apparition céleste, un être à demi réel, à demi symbolique. Le poëte a devant soi un modèle idéal où rien de mortel ne subsiste plus. Enfin ses chants s’arrêtent, mais, comme il le fait pressentir, pour recommencer avec plus d’éclat lorsque son génie, dans la plénitude de sa force, lui permettra d’élever le monument qu’il destine à celle dont le souvenir ne devait jamais s’effacer de son âme, ni, grâce à lui, de la mémoire des hommes.

« Après avoir, dit-il, terminé ce sonnet, j’eus une vision extraordinaire pendant laquelle je fus témoin de choses qui me firent prendre la résolution de ne plus rien dire de cette Bienheureuse jusqu’à ce que je pusse parler tout à fait dignement d’elle. Et pour en venir là, j’étudie autant que je peux, comme elle le sait très-bien. Aussi, dans le cas où il plairait à Celui par qui toutes choses existent que ma vie se prolongeât, j’espère dire ce qui n’a jamais encore été dit d’aucune autre ; et ensuite qu’il plaise à Celui « qui est le seigneur de la courtoisie que mon âme puisse aller voir la gloire de la Dame, c’est-à-dire de la bienheureuse Béatrice, qui regarde glorieusement en face celui qui est per omnia secula benedictus. Laus Deo. »

Ainsi finit la Vita nuova.

Le Convito ou le Banquet est un commentaire sur des Canzoni, qui devaient être au nombre de quatorze ; mais l’ouvrage, incomplet par rapport au dessein primitif de l’auteur, n’en contient que trois. « Les viandes de ce Banquet, dit-il, seront servies de quatorze manières différentes, c’est-à-dire en quatorze canzoni, dont l’amour et la vertu seront le sujet : lesquelles viandes sans le pain que j’offre avec, ne seraient pas exemptes d’obscurité, et plairaient à plusieurs moins à cause de leur utilité que de leur beauté. Mes commentaires seront la lumière qui en découvrira le vrai sens à tous. »

On doit, selon Dante, « distinguer dans les écrits quatre sens différents : le sens littéral, le sens allégorique, le sens moral et le sens anagogique. »

C’était la méthode appliquée dans les écoles de théologie à l’interprétation de l’Écriture. « Par le sens allégorique, j’entends, ajoute Dante, la Vérité manifestée par le moyen de la Fable. Ainsi quand Ovide dit qu’Orphée charma les bêtes sauvages, et mut au son de sa lyre les arbres et les rochers, il voulait faire entendre que l’homme sage, par ses raisonnements, règle et adoucit les plus sauvages passions. Les théologiens interprètent ce sens différemment ; mais ici je ne parle que de poésie, et je me borne à montrer comment l’interprètent les poëtes. Le sens moral consiste dans le bénéfice que le lecteur retire pour soi-même de ce qu’il lit. Le sens anagogique est l’interprétation spirituelle de ce qui signifie les suprêmes objets de l’éternelle gloire. »

Nous reviendrons sur ce sujet, avec Dante lui-même, lorsque nous parlerons de la Divine Comédie. Mais le passage suivant doit être aussi remarqué :

« Je dis que par le ciel j’entends la science, et par les cieux les sciences, à raison de trois similitudes que les cieux ont avec les sciences, principalement par l’ordre et le nombre en quoi ils paraissent convenir. La première est la révolution de l’un et de l’autre autour de son point immobile ; car, comme chaque ciel tourne autour de son centre, ainsi tourne chaque science autour de son sujet. La seconde similitude est la puissance d’illuminer, propre à l’un et à l’autre ; car, comme chaque ciel illumine les choses visibles, ainsi chaque science les intelligibles. Et la troisième similitude est de conduire à la perfection les choses qui y sont disposées[29]

En écrivant le Convito, Dante était, comme on le voit, principalement préoccupé de l’idée philosophique, de tout ce que comprenait la science de son temps, laquelle fut aussi une de ses passions ; et par ce côté il représente encore la société contemporaine, que tourmentait intérieurement un vague besoin de savoir. Ce n’est pas, néanmoins, qu’il ne se trouve dans le même ouvrage beaucoup de traits propres à répandre une utile lumière sur les secrètes pensées de l’auteur, par rapport à l’état de l’Italie, aux factions qui la divisaient, aux causes des maux dont elle gémissait : si l’homme intellectuel, embrassant l’univers, planait dans ses espaces immenses, s’élevait de ciel en ciel jusqu’à la source infinie, éternelle, du Vrai et du Beau, l’homme de ce monde fugitif, ramené sur la terre par la réalité des choses de la vie, ses souffrances et ses espérances, par l’amertume des regrets, les passions de parti, la colère, la haine, en nourrissait son âme, théâtre permanent d’un drame terrible qui se dénoue dans une fosse à Ravenne.

Lors de l’entrée en Italie de l’empereur Henri VII, une sorte de fiévreuse activité saisit cette âme ardente. Il écrit à l’empereur, aux princes, aux peuples, aux Gibelins, aux Guelfes, à l’Italie entière ; il se fait le suppliant de la paix publique, conjurant les factions d’oublier le passé, d’abjurer leurs fatales dissensions, de ne plus former qu’une seule famille unie autour du sceptre impérial, à ses yeux le symbole de l’ordre et le gage du salut. Ce fut alors qu’il publia son livre de Monarchiâ, où il expose avec beaucoup de netteté sa théorie sociale. Il y établit la nécessité, pour le maintien de l’unité, de la justice, de la concorde, d’une monarchie ou d’un empire universel, de l’empire que déjà, dans le Convito, il avait dit avoir atteint sa perfection sous Octave Auguste[30]. Par une disposition divine, cet empire appartient au peuple romain, et ne dépend immédiatement que de Dieu. Nous aurons bientôt occasion d’examiner cette théorie, qui se rattache aux plus hautes questions discutées encore aujourd’hui, et avec non moins de chaleur qu’au treizième siècle. La Rome pontificale, après avoir si longtemps combattu pour se subordonner l’empire, n’en pouvait admettre la pleine indépendance. Le livre de Dante souleva tout le parti papal. Le cardinal Beltramo di Poggetto, légat du pape en Lombardie, ordonna qu’il serait brûlé comme contenant des doctrines hérétiques, et défendit de le lire sous peine d’excommunication ; l’auteur, menacé du même sort, s’enfuit, non sans difficulté, des Légations avec l’aide de quelques amis[31].

Durant ces jours de persécution, errant de lieu en lieu sans trouver nulle part un coin de terre où se reposer, Dante ne laissait pas de continuer son Poëme, où se trouve rassemblé tout ce que l’étude, la réflexion, les événements d’une vie si troublée avaient accumulé de connaissances diverses, de pensées, d’émotions, de tristesses et de joies (hélas ! celles-ci trop peu nombreuses) dans ce vaste esprit et cette grande âme. Avant de pénétrer dans les splendides ombres de ce sanctuaire, d’essayer de soulever quelques-uns des voiles qui en recouvrent les mystères, un nouveau travail est indispensable. Il faut connaître Dante tout entier pour connaître son œuvre.



IV


DOCTRINES DE DANTE


Tout homme est de son siècle. Quels que soient son génie, sa puissance personnelle, il se meut toujours, à bien peu près, dans la sphère des idées reçues, aspirant au delà, il est vrai, et, à l’aide d’une vue plus perçante, montrant à ceux qui le suivit quelque perspective jusqu’alors cachée, un terme encore lointain vers lequel désormais, pleins d’un désir inquiet, ils ne cesseront de marcher, incapables de repos jusqu’à ce qu’ils l’atteignent. Ainsi va se modifiant l’état de l’esprit humain, ainsi de proche en proche s’accomplit le progrès ; et ce mouvement qui n’est que la loi même d’évolution de l’humanité, il n’est pas plus possible de l’arrêter, que de le hâter par la suppression des points intermédiaires. De là, dans la société, une double tendance, l’une à conserver ce qui est, l’autre à le détruire en le transformant, car rien ne naît sans germe, et, de quelque manière qu’il y soit enveloppé, le germe de l’avenir est dans le présent, qui lui-même eut le sien dans le passé.

Au siècle de Dante, la théologie dominait toutes les autres sciences[32], et avec raison en un sens, puisqu’elle en est la plus générale, qu’elle part de la cause première, universelle et absolue, pour descendre aux causes dérivées et particulières. Indépendante, à ce point de vue, des religions diverses et de leurs dogmes variables, elle se confond néanmoins de fait avec ces religions chez les différents peuples dont elles déterminent les croyances, sur tant de points opposées entre elles. Ainsi, dans le cours des âges se produisirent les théologies égyptienne, brahmanique, mazdéenne, juive, musulmane, chrétienne. Celle-ci dut être nécessairement la théologie de Dante, né chrétien, et qui vécut chrétien sincère.

Pour bien comprendre l’esprit de son temps et ses opinions propres, on ne doit pas oublier que la religion chrétienne se compose d’une doctrine qui est l’objet de la foi exigée, et d’une institution extérieure, d’un corps sacerdotal dépositaire de cette doctrine, et préposé au gouvernement de la société qui la professe, société qu’on appelle l’Église. Constitué hiérarchiquement, le sacerdoce, sous sa forme définitive, eut pour chef le pontife romain, dont la puissance, accrue par une suite d’entreprises hardies et patientes, et aussi par une conséquence logiquement rigoureuse du principe de l’institution, avait d’abord lutté avec gloire, et au bénéfice de l’humanité, contre le pouvoir temporel, qui, d’une part, tendait à tout absorber en soi, et, d’une autre part, à éteindre dans le despotisme de la force brutale et dans un matérialisme grossier tout ce qui restait de lumières et la morale même devenue le jouet de ses caprices les plus effrénés. Ce fut l’époque brillante et vraiment grande de la papauté, aidée, dans le combat à outrance qu’elle eut à soutenir, par l’infaillible instinct des peuples. Mais, selon la pente inévitable de la faiblesse humaine, après avoir arrêté les envahissements, repoussé la domination du pouvoir temporel qui aurait plongé la société dans l’abjecte servitude de la brute, elle s’efforça de se substituer à lui, de l’absorber dans son propre pouvoir, de constituer enfin une théocratie absolue, non moins destructive de la liberté, de l’homme intellectuel et moral. Alors les peuples, par le même instinct infaillible où elle avait d’abord trouvé un invincible appui, se tournèrent contre elle ; ils finirent même par la prendre en haine à cause de ses oppressions, de ses exactions, de son avarice insatiable et de ses corruptions de tout genre. De là, surtout dans les classes relativement instruites, une vive opposition qu’elle crut dompter par les supplices ; mais elle ne réussit qu’à la rendre secrète, à la refouler au fond des âmes où bouillonnaient les passions ardentes comme la lave en fusion dans les entrailles d’un volcan. Rien de plus vrai que ce que dit à cet égard M. Rossetti, et les preuves qu’il allégue, déjà connues, au reste, de quiconque a sérieusement étudié cette période de l’histoire, sont en général sans réplique ; seulement il n’apporte pas toujours assez de critique dans le choix de ces preuves, confondant quelquefois des choses très-différentes et même entièrement disparates. Ainsi, bien que les Albigeois aient pu avoir quelques liaisons avec d’autres ennemis de la Rome papale, ils n’en formaient pas moins une secte tout à fait à part, imbue des doctrines orientales d’un manichéisme analogue à celui de plusieurs gnostiques, et qui n’empruntaient au christianisme, dans un but de propagande plus facile, que certaines formes extérieures du culte et les dénominations verbales du sacerdoce hiérarchique. Il est vrai aussi que, en dehors de cette secte radicalement antichrétienne, la foi aux dogmes s’était ébranlée avec la foi au sacerdoce conservateur du dogme, et cela naturellement, comme aussi à divers degrés ; de sorte que, dans le langage symbolique au moyen duquel s’entendaient entre eux les adversaires de la Rome papale, langage habituellement tiré des figures de l’Apocalypse, il est souvent très-difficile de distinguer les sentiments réels de ceux qui l’emploient, leurs idées précises, et de fixer les bornes dans lesquelles se renferme leur croyance ou leur incroyance.

Pour ce qui est de Dante, il nous paraît, lors même que sa parole est la plus empreinte d’amertume, s’indigner uniquement contre les abus de la papauté, son ambition, sa rapacité, ses dissolutions scandaleuses, en respectant l’institution et la puissance, à ses yeux d’origine divine, qu’il reconnaît lui appartenir dans l’ordre spirituel.

Nous croyons, avec M. Ozanam, que sa théologie strictement orthodoxe, était la pure théologie alors enseignée dans les écoles, la théologie de saint Thomas et des autres docteurs. On ne saurait même, en le lisant, s’empêcher de remarquer le soin particulier qu’il apporte, lorsqu’il traite de ces matières, à ne rien dire qui ne soit rigoureusement exact, non-seulement quant au fond de la pensée, mais encore quant à l’expression. Quelques déviations apparentes, dont nous aurons à parler ailleurs, n’infirment point cette observation, incontestable, ce nous semble, dans sa généralité.

La philosophie naturelle, à proprement parler, n’existait pas encore. Au lieu de rassembler et de classer les faits pour remonter ensuite aux lois qui les enchaînent, elle suivait la méthode directement contraire, substituant l’hypothèse à l’expérience, et au monde réel un monde abstrait, produit fictif de vues à priori et de conceptions arbitraires. Elle procédait de la métaphysique étroitement liée à la théologie de qui elle dépendait, et à laquelle l’école s’efforçait de ramener les idées d’Aristote, mal compris et dont l’autorité ne laissait pas d’être souveraine[33] : d’où une double interprétation du dogme par le philosophe grec, et du philosophe grec par le dogme.

Très-inférieures à ce qu’elles avaient été chez les anciens et même plus tard chez les Arabes, la science du calcul et la géométrie, indispensables aux besoins de la vie dans les civilisations les moins avancées, subsistaient et se perpétuaient par un enseignement principalement fondé sur les livres de Boèce et d’Euclide. En astronomie, Ptolémée régnait exclusivement, et dans l’explication des phénomènes célestes, nul ne songeait ni n’eût osé songer à s’écarter de son système traditionnellement consacré.

Mais à l’astronomie se reliait tout un ordre d’idées à la fois philosophiques et théologiques, dont l’ensemble constituait ce qu’aujourd’hui on appellerait la physique du monde, la science de la vie dans tous les êtres, de leur organisation variée, des causes desquelles dépendent les aptitudes diverses, les inclinations, et, en partie, les actes de l’homme, ses destinées individuelles, et les événements mêmes de l’histoire. Le poëme de Dante est plein de cette doctrine dominante alors, et c’est pourquoi il est nécessaire de savoir comment il la concevait.

Tout émane de Dieu, de la trine unité de son être ; il a tout créé, et la création embrasse deux ordres d’êtres : les êtres immatériels, les êtres corporels. Bien que tous ces êtres, qui existent dans le temps, aient entre eux des relations de temps, ces relations, dépendantes de leur mode fini d’existence, n’ont de rapport qu’à eux. La création du monde des esprits et celle du monde des corps furent, quant à Dieu, simultanées, car sa durée est indivisible. Comment d’ailleurs comprendrait-on l’être spirituel séparé de sa puissance motrice actuellement en acte, laquelle en est le complément, et, pour ainsi parler, l’achèvement essentiel[34] ?

De ces purs esprits se composent les neuf Chœurs de la hiérarchie céleste. Comme autant de cercles concentriques, ils sont rangés autour du Point immobile, de l’Être un, dans un ordre que détermine leur perfection relative, les Séraphins d’abord, puis les Chérubins, et les autres jusqu’aux simples Anges. Ceux du premier cercle reçoivent immédiatement du Point immobile et la lumière et la vertu qu’ils communiquent à ceux du second ; et ainsi de cercle en cercle, comme des miroirs se renvoient l’un à l’autre les rayons, affaiblis par chaque réflexion, d’un point lumineux. Les neuf Chœurs, emportés par l’Amour, tournent sans cesse autour de leur centre en des cercles de plus en plus larges, à mesure qu’ils s’en éloignent plus, et c’est par eux que le mouvement et l’influx divin sont transmis à la création matérielle.

Celle-ci a au-dessus d’elle l’Empyrée, le ciel de la pure lumière[35]. Au-dessous est le Premier mobile, le plus grand corps du ciel[36], comme l’appelle Dante, parce qu’il enveloppe tous les autres cercles, et termine le monde matériel. Puis vient le ciel des étoiles fixes, puis, en continuant de descendre, les cieux de Saturne, de Jupiter, de Mars, du Soleil, de Vénus, de Mercure, de la Lune, et enfin, au point le plus bas, la Terre, dont le noyau compacte et solide est entouré des sphères de l’eau, de l’air et du feu.

Comme les Chœurs angéliques tournent autour du Point immobile, les neuf Cercles matériels tournent autour d’un Point fixe, mus par les purs esprits qui leur transmettent, réfléchie de cercle en cercle, la lumière qu’ils reçoivent du Point immobile, et les vertus informatrices, qui impriment en chaque être le caractère de sa nature propre, image imparfaite et participation limitée de ce que renferme en soi, à un degré infini, l’Être infini.

Ainsi, aux deux extrémités de ce grand Tout, deux points immobiles, l’un créé, l’autre créateur : en bas la Terre ou la partie la plus matérielle de la création, en haut le Principe universel subsistant de soi en dehors du temps, ou Dieu caché dans les ténèbres de sa lumière impénétrable ; entre ces deux points extrêmes, l’un en immensité, l’autre en petitesse, l’un plénitude de l’être, l’autre dernier terme du moindre être, la Création, de l’ange au grain de sable déployant ses merveilles ordonnées en deux hiérarchies symétriquement correspondantes : celle des esprits et celle des corps animés et inanimés.

Selon ces idées, l’enchaînement des phénomènes dans l’univers dépend d’un enchaînement semblable d’influences émanées de l’Être infini, et se modifiant de ciel en ciel suivant la nature de chacun d’eux et la nature des êtres qui les reçoivent ; de sorte que, connues en elles-mêmes ainsi que dans leurs combinaisons, les effets par lesquels elles se manifestent sur la planète que nous habitons, pourraient être prévus avec une certitude égale à la connaissance qu’on aurait de leurs causes. On voit que cette doctrine est le fondement de l’astrologie judiciaire, science très-réelle aux yeux de Dante, et objet d’une croyance, longtemps répandue dans le monde entier. Nul pays, nul siècle où, jusqu’à nos jours presque, on n’ait cru à l’influence des astres, et cette influence, dans un certain ordre de faits et en de certaines limites, est en effet incontestable ; car toute erreur enveloppe quelque vérité cachée. L’attraction lie dans un système de mouvements solidaires les corps flottants au sein de l’espace à des distances immensurables ; les grands agents physiques, la lumière, la chaleur, l’électricité, établissent entre eux de mutuelles communications, et y apparaissent comme les conditions nécessaires, les principes premiers de toute production organique et inorganique, de toute vie. Mais que, de l’ordre physique transportées dans l’ordre moral, ces influences y deviennent la cause effective des destinées des hommes, de leurs aptitudes, de leurs propensions et des actes qui en dérivent, comment le comprendre ? Comment comprendre que tout ce que sera, tout ce que fera un individu humain, tout ce qu’il éprouvera d’heureux ou de malheureux, que la trame entière de son existence, soit déterminée par la position relative des astres à sa naissance ? Et cependant cette opinion bizarrement étrange, on la retrouve, après Dante, en Italie dans Machiavel ; en France dans Montaigne[37], Bodin[38], à la cour de Louis XIII ; en Angleterre sous Charles Ier[39], et, à la fin du dix-septième siècle, Dryden, lui-même, en était imbu[40].

Une curiosité maladive, le désir inquiet de savoir et de prévoir ce qui, d’un si vif intérêt pour nous, se dérobe à notre vue dans l’obscurité de l’avenir, telle est la racine naturelle de l’astrologie. Mais ce qu’il n’est peut-être pas indifférent de remarquer, c’est qu’il n’est point de système de fatalité et de nécessité dont elle ne sorte comme une conséquence rigoureuse, et que nul matérialiste ne saurait logiquement la rejeter. Car, si tout est matière, et si tout est lié dans une suite éternelle de causes et d’effets s’engendrant l’un l’autre selon des lois physiques, immuables, nécessaires, rien dans les phénomènes de tous les ordres, rien dans les événements dont se composent la vie des individus et celle des peuples, qui, de proche en proche, ne remonte, comme à sa cause originaire, aux grands corps circulant dans l’espace ; rien qui ne subisse leur influence plus ou moins directe, et n’en soit l’effet fatalement prédéterminé.

La philosophie de Dante et de son temps se proposait un autre problème que se sont également proposé toutes les philosophies ; car, en ce qui touche l’univers, il n’en est point de plus général ni de plus fondamental ; et lorsqu’on vient à y regarder attentivement, on est surpris de voir combien se ressemblent, au langage près, les solutions qu’on en a données.

Dans ce que la nature présente à notre vue on reconnaît d’abord deux choses essentiellement distinctes : un fond commun étendu, divisible, que la pensée peut séparer de toute détermination spécifique et différentielle ; des êtres déterminés, et différents les uns des autres par des qualités et des propriétés spécifiquement diverses. D’où la nécessité de conserver deux principes, qui, sous quelque nom qu’on les désigne, correspondent à ce que les Scolastiques, dont la doctrine est celle de Dante, appelaient matière[41] et forme. La matière homogène, inerte, recevait dans chaque sphère les vertus qui, transmises par les sphères supérieures, l’informaient, c’est-à-dire produisaient, en s’unissant à elle, les formes diverses ou les êtres divers que spécifient ces formes ; ou, comme on parlait encore, ces causes formelles de la configuration extérieure et de la nature intime de chaque être.

Chez les anciens, quelques sectes philosophiques avaient cherché à expliquer la variété dans l’univers, sans recourir à deux principes distincts. Elles n’admettaient que la seule matière dont les parties infiniment petites, animées d’un mouvement primitif, formaient en se combinant les innombrables corps de figures et de qualités diverses, lesquels, dès lors, composés d’atomes similaires, ne différaient entre eux que par l’arrangement de ces atomes. Mais cette hypothèse, sujette à des difficultés insolubles, était rejetée, chez ces mêmes anciens, par d’autres philosophes, et notamment par Aristote, dont les idées à cet égard sont au reste fort obscures. On sait combien on a disputé sur ses fameuses entéléchies, identifiées par les Scolastiques à leurs vertus informatives.

Chez les modernes, deux écoles ont renouvelé ces deux solutions du problème général des choses. L’une, supposant que la matière et le mouvement suffisent pour rendre compte de tous les phénomènes, nie que la diversité des formes ou des natures dépende d’un principe spécial, et nie par conséquent les espèces essentielles, immuables. L’autre admet des espèces immuables, essentielles, et par conséquent une cause de cet effet, et par conséquent un principe, quel qu’il soit, de diversité. Qu’on l’appelle forme ou de tout autre nom, ce principe est en réalité le même que celui des Scolastiques : tant est restreint le nombre des conceptions possibles en ce qui touche les causes nécessaires et primordiales.

À ce sujet, il est à remarquer encore que, dans la science de l’organisation, le mot germe, opposé aux qualités occultes des anciens et du Moyen âge, n’a aucun sens, ne représente aucune idée saisissable, si l’on n’y joint celle d’une détermination primitive, et conséquemment d’un principe ou, comme on s’exprime aujourd’hui, d’une force productrice de cette détermination, et cette détermination même essentielle. De sorte que, d’une part, dans la théorie d’un seul principe homogène, des déterminations sans causes déterminantes ; et, d’une autre part, dans la théorie des germes ou forces spécifiques, des causes déterminantes se résolvant dans un principe général et premier de détermination ou de diversité, certain s’il n’est point d’effet sans cause, mais inconnu en soi, et, pour le moins, ressemblant en cela beaucoup aux qualités occultes, proscrites par une science qui les reproduit de fait sous de nouvelles dénominations. Et c’est que ce mot occulte ne marque en effet que la limite de la connaissance, le point où elle est parvenue, et au delà duquel les ténèbres commencent.

De ce qui vient d’être dit il résulte que Dante n’eut point de philosophie propre ; il adopta, sans innover, celle alors admise dans l’école, impuissante à créer la science de l’univers, qui ne pouvait naître et se développer qu’à l’aide d’une méthode directement inverse de la sienne. L’une, fondée sur l’observation, remonte des faits aux causes qu’ils impliquent ; l’autre, partant d’hypothèses logiques, descend des causes supposées aux faits qui s’en déduisent et doivent s’y plier : d’où, au lieu d’un système de connaissances réelles, un système fantastique d’abstractions. À chaque siècle son œuvre. L’astronomie attendait Copernic et Képler, la physique, Galilée et Bacon. Toutefois, deux choses sont à remarquer dans la philosophie si poétiquement exposée par Dante, le caractère d’unité qu’elle présente, et le lien qu’elle établit entre le monde spirituel et le monde matériel. Que ce lien, tel qu’on le concevait, fût fictif, que les rapports intimes de ces deux mondes fussent mal définis, là-dessus nul doute. Mais l’idée première n’en était pas moins vraie, et le vide qu’à cet égard offre la science actuelle, la scission complète effectuée par elle entre deux ordres inséparables de causes et d’effets, en la privant d’un de ses éléments, qu’il fut peut-être utile de négliger d’abord, l’environne comme d’un nuage, lui prescrit des bornes arbitraires, et ne peut désormais qu’en retarder les progrès.


V


DOCTRINES POLITIQUES DE DANTE


La renommée poétique du chantre de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, semble avoir absorbé tous les rayons de la gloire dont la postérité s’est plu à couronner cette grande figure du Moyen âge. Qui, hors un petit nombre, connaît Dante autrement que par l’œuvre éclatante qu’a consacrée le suffrage des siècles ? Cependant le génie du poëte n’est pas tout ce qu’offre à l’admiration cet homme doué de tant de dons divers. Lorsqu’on l’étudie avec soin, une des choses en effet qui frappent le plus, c’est l’étendue de ce vaste esprit, c’est qu’il n’est pas une voie de la pensée où la sienne n’ait laissé des traces, qu’il ait touché toutes les hautes questions qui préoccupaient de son temps et préoccupent encore aujourd’hui la raison humaine. On l’a vu pour la science du monde et de la nature ; on va le voir pour la science de la société.

Mais, avant d’exposer et de discuter sa théorie, faisons remarquer un caractère général de ses conceptions, comme aussi de celles de l’école, au sein de laquelle s’était opérée sa propre évolution : nous voulons parler d’une certaine correspondance symétrique entre les idées de différents ordres, dont la raison se trouve en partie dans la tendance à l’unité en partie dans la méthode alors reçue, méthode purement logique, suivant laquelle, de principes abstraits posés d’abord on déduisait des séries de conséquences également abstraites, procédant l’une de l’autre selon les invariables lois de la forme syllogistique. Mais cet enchaînement de syllogismes dépendant chacun d’un principe particulier qui en est la majeure, supposait et appelait, en remontant toujours, un principe plus universel, expression et fondement de l’unité de la science, duquel les autres tiraient toute leur valeur ; de sorte que, ce principe premier étant donné, toutes les branches de la connaissance venaient s’y rattacher et se ranger symétriquement autour, comme les rameaux autour de la tige dont ils ne sont que le développement et l’épanouissement progressif.

Ainsi, comme Dante s’est représenté premièrement Dieu au-dessus de tout et principe de tout, puis l’univers sous la double notion d’esprit et de matière, celle-ci subordonnée dans l’ordre de perfection à l’esprit qui l’informe, mais subsistant distincte de lui et indépendante de lui selon son essence et ses lois propres, il se représente, dans la société, Dieu d’abord, de qui elle émane comme de son principe, vers qui elle tend comme à sa fin ; puis un ordre spirituel et un ordre temporel, distinct de l’ordre spirituel, subordonné à lui en ce qui touche la vie spirituelle, mais indépendant de lui dans la sphère de son existence distincte et de ses lois propres. Au point de vue général et théorique le parallélisme est complet.

Mais la réalité force bientôt à descendre, de ces hauteurs de l’abstraction, dans la sphère des faits, et à ramener la théorie à des applications pratiques. Les papes et les empereurs se disputaient l’Italie, en proie à une guerre civile permanente par l’opposition réciproque des deux grands partis guelfe et gibelin, que divisaient encore en eux-mêmes les intérêts particuliers des différents États, et, dans chaque État, les rivalités de factions, de classes, de familles, pour la possession du gouvernement, dont la forme, sans cesse modifiée selon les intérêts qui prévalaient momentanément, n’offrait rien de stable. Tour à tour vainqueurs et vaincus dans ces luttes intestines, qui rarement se terminaient sans des conflits sanglants, les partis, par leur triomphe même, préparaient leur défaite future, inévitable suite de l’oppression et des proscriptions. Le lendemain de chaque victoire les routes se couvraient de bannis ardents à la vengeance, en épiant le jour, et le trouvant tôt ou tard.

Mais le pire effet de ces dissensions était de rendre l’exercice de la justice impossible, les passions de parti se substituant au droit et à l’équité impartiale : ce qui obligea, chose inouïe ! à appeler du dehors des étrangers pour remplir une fonction inhérente au pouvoir public en toute société. De là l’institution des Podestats, faible remède au mal qu’on cherchait à guérir ; car trop souvent le Podestat, acheté par un parti, en devenait l’instrument le plus dangereux. Néanmoins, malgré tant de désordres et tant de souffrances, la liberté enfantait des merveilles au sein des cités agitées, mais animées d’une vie puissante. L’industrie y créait la richesse ; le commerce y faisait affluer celle de tout le monde alors connu. Les arts, cultivés avec passion, couvraient de splendides monuments le sol de chaque ville. Les lettres dissipaient les ténèbres de la barbarie.

Pour comprendre cette époque pleine de contrastes, son caractère propre, sa liaison avec les époques qui suivirent, et comprendre en même temps les questions à la fois théoriques et pratiques dont se préoccupaient si vivement les contemporains, il est nécessaire de considérer quelle fut, sur l’état et le développement social, l’influence des Pontifes romains.

Deux opinions se sont produites au sujet de la Papauté dans ses rapports avec la liberté de l’Italie. Y a-t-elle été nuisible ou favorable ? Cette question, que bientôt nous examinerons historiquement, est étroitement liée à une question plus générale et de pure logique. À quel point la constitution de l’Église catholique et les principes sur lesquels elle repose sont-ils compatibles avec la liberté dans tous les ordres ?

Sans nous engager dans une discussion étendue que ne comporte pas ce travail sur Dante, dont il a pour but d’éclaircir les doctrines, nécessaires à connaître pour bien entendre son poëme, nous ferons remarquer seulement que, selon la théologie catholique, l’homme déchu de son premier état, de l’état d’innocence dans lequel Dieu l’avait créé, eût été à jamais séparé de lui, à jamais perdu si, par l’incarnation du Verbe et la rédemption de Jésus-Christ, il n’avait été gratuitement relevé de sa chute et rétabli en grâce avec le Créateur, dont le péché du premier Père, transmis à tous ses descendants, le rendait ennemi, sans aucun acte de sa volonté, dès qu’il commençait d’être. Mais, pour profiter du bienfait de la rédemption, il est nécessaire qu’il croie, d’une foi ferme et absolue, certaines vérités au-dessus de la raison et révélées surnaturellement, desquelles l’Église est dépositaire, qu’elle enseigne et qu’elle interprète avec une autorité infaillible ; d’où la maxime fondamentale : Hors de l’Église point de salut. La foi qu’elle exige sous peine de damnation éternelle est donc, dans les limites du dogme qu’elle commande de croire, la négation même de la liberté de la raison.

Mais ce dogme, en soi et par ce que contiennent les livres où il est consigné, livres sacrés comme la parole de Dieu même, embrasse de proche en proche, ou directement, ou par voie de conséquence, tout ce qui peut être l’objet de la pensée humaine. Que si l’on avoue en général qu’en dehors de la révélation il existe un ordre de choses dépendantes de la pure raison dont elles forment le domaine, on soutient aussi, et très logiquement, qu’il n’appartient qu’à l’Église seule de déterminer quelles sont ces choses livrées à la dispute des hommes, et qu’ainsi, quand l’Église a prononcé un jugement quelconque, il est certain dès lors que la chose jugée est de son ressort, et qu’une pleine soumission est due à son jugement. Ici donc encore, négation de la liberté, puisque l’esprit n’est libre qu’autant qu’on lui permet de l’être. Une autorité sans contrôle arrête la pensée là où, arbitrairement, elle veut qu’elle s’arrête. Comme le Créateur à la mer, elle lui dit : Tu viendras jusqu’ici, et n’iras pas au delà.

Ce n’est pas tout ; par l’ordre extérieur de son gouvernement, l’Église, de tous côtés, touche à la société politique et civile. Dans cette sphère elle ne réclame point le même genre d’infaillibilité que dans la sphère du dogme, mais elle réclame une obéissance en droit et en fait non moins entière, parce que, selon ce qu’elle oblige à croire, elle est, dans l’exercice de son pouvoir de gouvernement, également assistée, inspirée de l’Esprit saint ; sans quoi, faillible en sa conduite, abandonnée aux hasards de l’erreur, comment remplirait-elle sa fonction divine ? comment serait-elle sûre de sa durée ? Voilà donc l’homme lié dans ses actes comme dans ses croyances. Et alors que reste-t-il de libre en lui ? Une inexorable nécessité logique le condamne à cette servitude absolue ; car, dénouez un de ces liens, il échappe à l’autorité, il redevient maître de lui-même, et l’institution n’a plus aucun sens.

L’Église l’a bien senti, et aussi, d’accord en cela avec les pouvoirs despotiques, même les plus ennemis d’elle à d’autres égards, réprouve-t-elle toutes les libertés, les déclarant incompatibles avec sa doctrine et son existence même. Un journal catholique s’en était fait, il y a quelques années, le défenseur. Rome le condamna, et le cardinal Pacca, organe en cette occasion du souverain pontife, écrivait en son nom aux rédacteurs du journal condamné, ces paroles péremptoires :

« Je vais vous exprimer franchement, et en peu de mots, les points principaux qui, après l’examen de l’Avenir, ont déplu davantage à Sa Sainteté. Les voici :

« D’abord elle a été beaucoup affligée de voir que les rédacteurs aient pris sur eux de discuter en présence du public, et de décider les questions les plus délicates qui appartiennent au gouvernement de l’Église et de son chef suprême, d’où a résulté nécessairement la perturbation dans les esprits, et surtout la division parmi le clergé, laquelle est toujours nuisible aux fidèles.

« Le Saint-Père désapprouve aussi, et réprouve même, les doctrines relatives à la liberté civile[42] et politique, lesquelles, contre vos intentions sans doute, tendent de leur nature à exciter et propager partout l’esprit de sédition et de révolte de la part des sujets contre leurs souverains. Or cet esprit est en ouverte opposition avec les principes de l’Évangile et de notre sainte Église, laquelle, comme vous savez bien, prêche également aux peuples l’obéissance, et aux souverains la justice.

« Les doctrines de l’Avenir sur la liberté des cultes et la liberté de la presse, qui ont été traitées avec tant d’exagération et poussées si loin par MM. les rédacteurs, sont également très-répréhensibles et en opposition avec l’enseignement, les maximes et la pratique de l’Église. Elles ont beaucoup étonné et affligé le Saint-Père ; car si, dans certaines circonstances, la prudence exige de les tolérer comme un moindre mal, de telles doctrines ne peuvent jamais être présentées par un catholique comme un bien ou comme un état de choses désirable.

« Enfin, ce qui a mis le comble à l’amertume du Saint-Père, est l’Acte d’union proposé à tous ceux qui, malgré le meurtre de la Pologne, le démembrement de la Belgique et la conduite des gouvernements qui se disent libéraux, espèrent encore en la liberté du monde et veulent y travailler. … Sa Sainteté réprouve un tel acte pour le fond et pour la forme

« Voilà, monsieur, la communication que Sa Sainteté me charge de vous faire parvenir, etc.[43] »

Liberté et catholicisme sont donc deux mots qui s’excluent radicalement l’un l’autre. L’Église, par le principe de son institution, exige et doit exiger de l’homme une obéissance aveugle, absolue dans tous les ordres : obéissance dans l’ordre spirituel, puisque le salut en dépend ; obéissance dans l’ordre temporel, en tant que lié à l’ordre spirituel, puisque, si elle souffrait qu’on attaquât, à un degré et d’une manière quelconque, soit la foi nécessaire au salut, soit l’autorité qui l’enseigne, elle conniverait au plus grand crime qui puisse être conçu, le meurtre des âmes. De là aux mesures répressives, à l’Inquisition, à son code sanglant, la conséquence est rigoureuse.

Quelles que soient les anomalies apparentes, les faits exceptionnels dépendants de circonstances particulières et d’intérêts du moment, l’ineffaçable caractère du principe des institutions se manifeste toujours clairement dans l’ensemble de ses conséquences ; et ces conséquences, à l’égard de la Papauté, apparaissent à chaque page de l’histoire. Comme Bossuet l’a très-bien montré, la monarchie de l’Église a pour terme corrélatif la monarchie politique, et elle l’engendre naturellement ; d’où cette formule banale, mais profondément vraie : le trône et l’autel. Le roi et le prêtre trouvent dans cette union la garantie de leur autocratie. Ils ont senti que pour que l’homme soit enchaîné au trône, il faut qu’il le soit à l’autel, et que pour l’être à l’autel, il faut qu’il le soit au trône. Ame et corps, tout leur appartient ; l’écueil est le partage, et plus encore la puissance souveraine de la nature et de ses lois. Toutefois l’alliance ne cesse jamais de subsister au fond. Si le monarque spirituel, dans la plénitude de sa force et favorisé par les conjectures, tenta de se subordonner le monarque temporel, de le transformer en un simple instrument de son propre pouvoir, de renouveler enfin chez les nations chrétiennes l’antique théocratie des premiers âges, il n’en fut pas moins constamment l’allié fidèle des rois contre les peuples. Loin de venir en aide à ceux-ci lorsque l’excès de la souffrance les poussait à secouer le joug de la tyrannie, toujours à ses yeux le droit était du côté des tyrans, pour peu surtout qu’ils humiliassent leur orgueil à ses pieds, ou satisfissent sa cupidité. Longtemps même il fit des nations la monnaie courante d’un trafic exécrable.

Les exemples abondent. Quelques-uns seulement, au hasard.

Sur la promesse d’étendre à l’Irlande le payement annuel du denier de saint Pierre, le pape Adrien livre à Henri II ce malheureux pays, pour y répandre l’instruction et extirper les vices qui déshonoraient, disait-on, la vigne du Seigneur. Telle fut l’origine d’une oppression de sept siècles.

L’Angleterre arrache sa grande charte à un monstre couronné ; mais ce monstre se reconnaissait tributaire du pape : le pape prend sa défense, annule le traité qu’il avait juré, le délie de ses serments, et repousse sous sa dent le peuple qu’il dévorait.

Le mouvement d’où sortit, au prix de tant d’efforts, l’affranchissement des communes en France, fut-il à aucun degré secondé par cette Rome qui prêche également aux peuples l’obéissance, et aux rois, la justice ? — Les derniers serfs affranchis sous Louis XVI appartenaient au chapitre de Saint-Claude, dans le Jura.

Quand les communes flamandes, opprimées par leurs ducs, protestèrent les armes à la main contre la violation de leurs droits, trouvèrent-elles un appui dans les pontifes romains ? Intervinrent-ils, même après la défaite, pour arrêter les atroces vengeances de leurs oppresseurs ? — demandez-le à l’histoire.

Le pays de l’Europe le plus catholique, le plus soumis à Rome, ne perd-il pas toutes ses franchises à l’instant où se consomme l’union des deux pouvoirs, où la royauté de Philippe II s’allie à l’inquisition de Torquemada ? Mais au même instant commence aussi la décadence de ce grand peuple, l’extinction de l’industrie, de la science, des arts ; dans l’ordre intellectuel et moral, dans l’ordre même de la prospérité matérielle, quelque chose qui ressemble à la mort.

Après que, sur le don que le pape lui en fit, il eut conquis, asservi, dévasté l’Amérique, on vit renaître, en des proportions gigantesques, l’esclavage ancien ; des races entières y furent dévouées. L’Église réclama-t-elle ? Comment l’eût-elle pu, comment aurait-elle interdit l’esclavage dont elle proclame dogmatiquement la légitimité, soutenue par Bossuet même, qui déclare qu’on ne la peut nier sans ébranler toute la tradition ?

Dans la question de la liberté italienne, on doit distinguer la liberté intérieure de chaque État, et la liberté de l’Italie entière en tant que nation.

À Rome, où l’esprit de la Papauté doit apparaître le plus clairement, que voit-on ? Une tendance continuelle à absorber tout le gouvernement, toute la puissance municipale, à détruire peu à peu tout ce qui pouvait opposer quelque résistance au pouvoir absolu du pape, à constituer enfin, politiquement comme spirituellement, une monarchie théocratique sans contrôle, sans limites. Les antiques libertés de la Ville éternelle, réduites à la dérision de je ne sais quel Sénateur grotesque, vinrent s’éteindre sous sa toge de pourpre devenue le suaire du Peuple-roi. Le combat fut long, de Crescence à Portinari, mais finalement les pontifes vainquirent.

Durant leur séjour à Avignon, cloaque d’avarice et de luxure où s’écoulaient les immondices de tout le monde chrétien, qu’on se rappelle ce que firent leurs légats en Romagne. Je ne parle pas des violences, des cruautés, des vols, du mépris effronté de toute justice divine et humaine, mais de leur acharnement à poursuivre la liberté, à la détruire en chaque cité, de leur haine contre Florence surtout, centre glorieux de la démocratie. Ils préparaient de loin la voie à Charles-Quint et aux Médicis. Rome a-t-elle depuis lors dévié des siennes ? — Interrogez les ruines sanglantes sur lesquelles, en ce moment même, s’élève le trône pontifical.

Ennemis de la liberté dans leurs propres États, bien que forcés quelquefois de la tolérer, — comme à Bologne, où néanmoins, progressivement ruinée, elle avait fini par n’être plus qu’une vaine forme, — comment les papes s’en seraient-ils faits les promoteurs au dehors ?

Mais la destruction de la liberté en chaque État était la destruction de la liberté de l’Italie entière, de son indépendance et de son unité ; car elle ne pouvait ni devenir une, ni s’appartenir réellement qu’à la condition de s’organiser sur le principe de la souveraineté nationale, collective ou démocratique.

Le but constant des papes fut d’y étendre leur domination, d’y recréer à leur profit l’ancien Empire, sous la forme nouvelle de la théocratie chrétienne. Mais trop d’obstacles s’y opposaient, et, l’un des plus puissants, ils avaient eux-mêmes contribué à le susciter par la création du Saint-Empire romain, comme on le nommait, qui commença en Charlemagne, et passa de lui chez les Allemands. Les droits respectifs n’ayant point été et n’ayant pu être originairement définis, ils devinrent bientôt une cause permanente de discordes et de conflits. L’empereur, d’abord, s’attribua le pouvoir de confirmer, à la mort des pontifes, l’élection de leurs successeurs. Plus tard, les pontifes réclamèrent celui de confirmer l’élection de l’empereur. De part et d’autre on se disputait la souveraineté. Le pape serait-il, au temporel, dépendant de l’empereur ? l’empereur serait-il dépendant du pape ? Ce fut pour résoudre cette question, qui ne fut jamais résolue en droit, qu’une guerre de trois siècles désola les plus belles contrées de l’Europe.

Confinés au centre de l’Italie, les papes craignaient toujours d’y voir naître une puissance assez forte pour mettre en danger leurs possessions. D’où leur attention continuelle à prévenir la formation d’une pareille puissance, soit par l’exercice libre du pouvoir impérial, soit par la conquête étrangère, soit par la prépondérance d’un des nombreux États entre lesquels l’Italie était partagée. Nécessité dès lors d’entretenir parmi eux la division, d’exciter leurs défiances mutuelles, leur ambition même au besoin ; de nouer, à l’aide de traités menteurs, des ligues dissoutes par d’autres ligues, sitôt que le succès faisait présager un vainqueur. De là une politique versatile, de ruse et de fourberie, qui altéra profondément le sens moral des peuples, et bannit la justice, la loyauté, la sincérité, des transactions publiques : véritable origine de la diplomatie moderne, qui en a conservé tous les caractères.

Jamais les papes ne se départirent de ce système politique pratiquement athée, et qui fut une des sources de l’athéisme dogmatique si répandu au quinzième siècle, et hautement professé au Vatican même. Comme ils avaient jadis opposé aux Lombards Pepin et son fils, créé par eux empereur d’Occident, ils opposèrent à ses successeurs tout ce qui, république ou prince, aspirait à se soustraire à la domination impériale. Or la tendance à cet affranchissement était partout celle des communes, alors naissantes. Ils durent donc, quel qu’en fût le principe, favoriser ce mouvement dont l’effet immédiat leur était si utile. Mais lorsque, plus tard, la splendeur de quelques-unes des républiques qu’avait fondées l’esprit de liberté éveilla leur ombrageuse défiance, ils se firent leurs implacables ennemis, et dans toutes on les voit invariablement provoquer, seconder le passage de la démocratie à l’aristocratie, de l’aristocratie au pouvoir d’un seul, jusqu’à la finale destruction du régime populaire, que marqua la chute de Florence sous Charles-Quint.

Selon le même système d’équilibre, tantôt Rome appelle les Français, tantôt, inquiète de leurs succès, elle soulève contre eux les puissances italiennes ; sans autre vue dans ses alliances, dans ses actes publics ou secrets, que de maintenir, pour se conserver, le fractionnement de la Péninsule et d’en empêcher l’unité, impossible tant qu’elle possédera la portion de territoire qui la coupe comme en deux tronçons. Elle ne servit donc pas la liberté quoiqu’elle prêtât quelquefois son appui aux États libres : elle fut même, comme l’a très-bien vu Machiavel, la cause première et principale de la servitude, aujourd’hui parvenue à son terme, de la triste Italie, qui, dans l’état de morcellement contre nature où elle la retint, ne put jamais s’élever à l’existence nationale.

Qu’on nous permette ici deux courtes réflexions utiles peut-être, à l’Italie particulièrement. Il ressort de toute son histoire que le régime libre des petits États, où la population est à la fois et très-active et très-agglomérée, manque d’un contre-poids que nécessite la liberté individuelle, qui, à cause de la facilité de l’usurpation en ces sortes d’États, a pour effet de conduire par l’anarchie à la tyrannie : et ce contrepoids nécessaire n’est autre que la liberté générale, la liberté sociale organisée dans la sphère plus large de l’unité d’un grand peuple, où la liberté de tous, par l’opposition même des intérêts divers, est à la fois la garantie et la limite infranchissable de la liberté de chacun.

L’histoire de l’Italie montre encore, ce nous semble, que la supériorité relative d’un certain état intermédiaire de civilisation peut devenir un obstacle à la civilisation même, et une cause de ruine pour les peuples qui s’y arrêtent. Le système celtique du clan était certainement supérieur à l’organisation élémentaire de la gau chez les Germains. Mais ceux-ci, par cette raison même, furent mieux disposés à se former en corps de nation, et par la force de l’unité ils subjuguèrent l’un après l’autre, en Écosse, en Irlande, les clans divisés, tour à tour vaincus séparément, et souvent même par l’aide que leurs animosités mutuelles les portaient à prêter à l’ennemi commun. Ainsi l’Italie séduite par l’éclatante supériorité de sa civilisation, de ses institutions républicaines et municipales, ne comprit que la cité, y renferma son patriotisme, et ne s’éleva ni à l’idée, ni au sentiment de la nationalité. C’était se condamner à la mort, car la cité n’est qu’un élément de la nationalité, une des phases de son développement, et tout être qui cesse de se développer selon sa nature, qui arrête en soi le travail de la vie, y détruit la vie même.

Les Gibelins eux-mêmes, pour la plupart, ne voyaient dans le Pouvoir impérial qu’un moyen d’apaiser les dissensions intérieures, de garantir la sécurité de chaque État particulier, de réprimer l’ambition de Rome, que ses oppressions, ses corruptions, ses exactions avaient rendue l’objet d’une haine souvent partagée par les Guelfes mêmes, que ralliaient à elle les seuls intérêts politiques soit des princes, soit des factions dans les républiques. Au milieu des discordes où l’Italie était plongée, des effroyables maux qu’elles enfantaient sans cesse, nulle pensée d’unité nationale, je dis nulle pensée active, efficace, pratique. Les esprits portés vers la spéculation bâtissaient des systèmes, des théories abstraites, utiles seulement pour éclairer et développer l’idée du droit, pour ouvrir, même en se trompant sur leur direction, les voies où devait marcher la société future.

Le livre de Monarchiâ en offre un exemple. Il n’est pas douteux que le gibelinisme de Dante ne se liât étroitement à ses passions de parti, à sa position de proscrit, à l’impatient désir de rentrer dans sa ville ingrate et pourtant toujours chère. Mais, suffisants pour le vulgaire, ces motifs personnels n’auraient pu seuls légitimer aux yeux de Dante ses actes comme homme et comme citoyen. Il dut les rattacher à un principe plus haut, à l’idée éternelle du droit, à un type immuable de l’ordre conçu par l’intelligence affranchie des intérêts du temps. Son ouvrage de la Monarchie, publié durant le séjour de Henri VII en Italie, contient le résultat de ses méditations sur ce grave sujet, la théorie qu’il s’était formée, et que, pour l’appuyer d’un raisonnement plus rigoureux, il y expose selon la méthode scolastique.

Il serait trop long de le suivre à travers les détails d’une argumentation aride. En résumé, il établit que le développement du genre humain, dans l’ordre interne de l’intelligence et dans l’ordre extérieur de l’action, ou dans l’ordre spirituel et l’ordre temporel, dépendant de la tranquillité que maintient la justice, la paix universelle est le premier des biens ordonnés pour notre béatitude[44]. D’où il conclut que l’unité étant la condition nécessaire de la paix, Dieu a préposé un chef unique à chacun de ces ordres : à l’ordre spirituel, le Pape, dont la fonction est de gouverner souverainement les âmes ; à l’ordre temporel, l’Empereur, dont la fonction corrélative est de gouverner souverainement la société politique et civile, laquelle toutefois peut se partager, sous sa juridiction suprême, en divers États constitués sous différentes formes.

Le droit qui ramène le genre humain à l’unité en le soumettant à un seul chef, l’Empereur le possède comme héritier du Peuple romain, qui le possédait lui-même en vertu d’un décret divin immuable.

Ainsi Rome, reine et maîtresse de toutes les nations, est le siège des deux Pouvoirs destinés à régir le genre humain spirituellement et temporellement, et, en ce sens, le Centre du monde, au-dessus duquel ces deux Pouvoirs s’unissent en Dieu.

Le pouvoir spirituel, d’une nature supérieure, éclaire, dirige le pouvoir temporel, quant à la fin spirituelle de l’humanité, mais non quant à sa fin temporelle, qui n’est pas de son ressort, de sorte que ces deux pouvoirs sont réciproquement indépendants l’un de l’autre, chacun dans son ordre.

Telle est, en peu de mots, la théorie de Dante ; théorie, premièrement, destructive de la liberté, que Dante, au contraire, voulait affermir, et dont il voyait la garantie, du côté des Pontifes, dans leur exclusion de toute puissance temporelle, et du côté des Empereurs, dans la plénitude de leur puissance même, qui, ne pouvant plus s’accroître, ne leur laissait d’autre intérêt que celui de la justice et du bien général, en cela semblables au Tout-Puissant, qui ne peut vouloir rien que de bon et de juste. Il oubliait les passions humaines, et dans l’ordre même où elles règnent avec le plus d’empire. Il y a ici comme un reflet des idées orientales. Chaque monarque asiatique ne manque pas de s’attribuer, dans ses titres pompeux, celui de souverain de tous les autres monarques, usage que les Mogols introduisirent, après leur conquête, en Russie[45], où ce germe a tellement fructifié que, dans le catéchisme dont le tzar ordonne l’enseignement, il s’offre lui-même au culte de ses sujets, et, non content d’être à la fois leur pape et leur souverain, se fait encore leur dieu. Cette conséquence est si naturelle que, dans les discussions qui eurent lieu à Bologne entre quatre professeurs de jurisprudence de l’Université, au sujet de savoir si l’empereur était le Seigneur de toute la terre[46], au même sens que le Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs[47] de l’Apocalypse, deux d’entre eux, principalement Martin Goria, soutinrent l’affirmative avec tant de chaleur qu’ils faisaient, dit Ciampi[48], un dieu de l’empereur ; « sentiment qui eut, ajoute-t-il, un grand nombre de sectateurs, même dans les siècles suivants. »

Tous les anciens despotes se faisaient adorer.

L’empereur de la Chine, fils du Tien et son représentant sur la terre, y exerce, suivant la croyance des peuples, son pouvoir souverain de telle sorte qu’il est responsable de l’ordre des saisons, de la pluie et de la sécheresse, des bonnes et des mauvaises récoltes, etc.

Même principe et mêmes conséquences chez les nègres d’Angola. « Les rois de Loango sont, dit Battel, respectés comme des dieux. Ils prennent le titre de Jamba et de Pango, qui signifie dans la langue du pays : Dieu ou Divinité. Leurs sujets sont persuadés qu’ils ont le pouvoir de faire tomber la pluie du ciel. Ils s’assemblent au mois de décembre pour les avertir que c’est le temps où les terres en ont besoin ; ils les supplient de ne pas différer cette faveur, et chacun leur apporte un présent dans cette vue, » (Hist. gén. des Voyages, t. IV, p. 595.)

En second lieu, la théorie que nous examinons est irréalisable. Elle implique deux choses également impossibles : un pape et un monarque reconnus universellement sur la surface du monde entier. Et ce monarque fût-il reconnu, comment, à des distances si grandes, sans moyens de contrainte, ni souvent de communication, exercerait-il son pouvoir de gouvernement ? Comment, sous des climats si divers, tant de peuples différents de langage, d’idées, de mœurs, de coutumes, offrant tous les degrés du développement humain, depuis l’état sauvage jusqu’à la civilisation la plus avancée, pourraient-ils être régis selon des principes de droit politique et civil uniformes, organiser un tout, une société obéissant à une législation commune, si générale qu’elle fût ? On ne discute point de pareilles rêveries.

Mais, en restreignant même aux nations chrétiennes l’application du système adopté par Dante, qu’on se figure deux souverains indépendants, l’un dans l’ordre spirituel, l’autre dans l’ordre temporel, l’un maître des âmes, l’autre des corps, l’un commandant à la volonté dépendante des croyances, l’autre aux organes qui ne peuvent être mus que par cette volonté : qu’est-ce que cela, sinon l’affirmation simultanée des contradictoires, sinon le chaos absolu ? D’une part, une pensée et une volonté sans action, de l’autre, une action sans pensée et sans volonté qui appartiennent à l’être agissant. Car, en a-t-il qui lui soient propres ? déterminant lui-même alors celles qu’il juge de son ressort, il échappe au pouvoir spirituel, il devient, quant à soi, ce pouvoir même ; — lui est-il, au contraire, soumis dans la sphère de l’intelligence ? il n’est plus en ses mains qu’un instrument matériel, aveugle.

L’histoire confirme ici l’enseignement de la pure raison. Cette réciproque indépendance, laquelle brise l’unité sociale comme briserait l’unité humaine l’indépendance mutuelle du corps et de l’esprit, qu’a-t-elle produit alors qu’admise théoriquement, elle formait en Europe la base du droit public ? Une lutte violente pour reconstituer l’unité brisée, des guerres atroces, un débordement de fléaux pareils à ceux qu’amena l’invasion des Barbares. Tels furent les effets permanents de ce que l’on appelait la concorde du sacerdoce et de l’empire, espèce de pierre philosophale de la théologie, dont le gallicanisme, dans ses espérances aussi naïves qu’infatigables, n’a cessé de poursuivre la recherche.

À cette théorie les papes en opposaient une autre, admirablement résumée par Boniface VIII, en ces termes :

« La foi nous oblige de croire et de professer que la sainte Église catholique et apostolique est une… C’est pourquoi l’Église une et unique n’est qu’un seul corps ayant, non pas deux chefs, chose monstrueuse, mais un seul chef, savoir : le Christ et Pierre, vicaire du Christ, ainsi que le successeur de Pierre… Qu’il ait en sa puissance les deux glaives, l’un spirituel, l’autre temporel, c’est ce que l’Évangile nous apprend ; car les apôtres ayant dit : Voici deux glaives ici, c’est-à-dire dans l’Église, puisque c’étaient les Apôtres qui parlaient, le Seigneur ne leur répondit pas : C’est trop, mais : C’est assez. Certainement, celui qui nie que le glaive temporel soit en la puissance de Pierre méconnaît cette parole du Sauveur : Remets ton glaive dans le fourreau. Le glaive spirituel et le glaive matériel sont donc, l’un et l’autre, en la puissance de l’Église ; mais le second doit être employé pour l’Église, et le premier par l’Église. Celui-ci est dans la main du prêtre. Celui-là dans la main des rois et des soldats, mais sous la direction et la dépendance du prêtre. L’un de ces glaives doit être subordonné à l’autre, et l’autorité temporelle doit être soumise au pouvoir spirituel. Car, suivant l’Apôtre, toute puissance vient de Dieu. Celles qui existent sont ordonnées de Dieu ; or, elles ne seraient pas ordonnées, si un glaive n’était pas soumis à l’autre glaive, et, comme inférieur, ramené par lui à l’exécution de la volonté souveraine. Car… c’est une loi de la Divinité que ce qui est infime soit coordonné par des intermédiaires à ce qui est au-dessus de tout. Ainsi, en vertu des lois de l’univers, toutes choses ne sont pas ramenées à l’ordre immédiatement et de la même manière ; mais les choses basses par les choses moyennes, ce qui est inférieur par ce qui est supérieur. Or, la puissance spirituelle surpasse en noblesse et en dignité la puissance terrestre, et nous devons tenir cela pour aussi certain qu’il est clair que les choses spirituelles sont au-dessus des temporelles. C’est ce que font voir aussi non moins clairement l’oblation, la bénédiction et la sanctification des dîmes, l’institution de la puissance et les conditions nécessaires du gouvernement du monde. En effet, d’après le témoignage de la vérité même, il appartient à la puissance spirituelle d’instituer la puissance terrestre, et de la juger si elle n’est pas bonne… Si donc la puissance terrestre dévie, elle sera jugée par la puissance spirituelle. Si la puissance spirituelle d’un ordre inférieur dévie, elle sera jugée par son supérieur. Si c’est la puissance suprême, ce n’est pas l’homme qui peut la juger, mais Dieu seul… Or cette puissance qui, bien qu’elle ait été donnée à l’homme et qu’elle soit exercée par l’homme, est non pas humaine, mais plutôt divine, Pierre l’a reçue de la bouche divine elle-même, et Celui qu’il confessa l’a rendue, pour lui et ses successeurs, inébranlable comme la pierre… Donc, quiconque résiste à cette puissance ainsi ordonnée de Dieu, résiste à l’ordre même de Dieu, à moins que, comme le manichéen, il n’imagine deux principes, ce que nous jugeons être une erreur et une hérésie… Ainsi, toute créature doit être soumise au Pontife romain, et nous déclarons, définissons et prononçons que cette soumission est absolument de nécessité de salut[49]. »

Il le faut reconnaître, cette doctrine frappe par sa grandeur et sa simplicité ; elle est nette, liée dans toutes ses parties, et incontestable dans sa base. Car, en dehors de l’application qui la ramène et la circonscrit dans le cercle particulier de la théologie catholique, que dit le Pape ? Qu’il existe au sein de l’univers deux principes distincts : l’esprit et la matière, la raison et la force aveugle ; que l’un et l’autre de ces principes sont des conditions nécessaires de l’existence des choses, de l’existence de l’homme et de la société ; mais que, dans l’ordre de perfection qui détermine leurs rapports mutuels, l’esprit est au-dessus de la matière, la raison au-dessus de la force aveugle qu’elle doit diriger vers les fins conçues par l’intelligence, et qui lui est dès lors essentiellement subordonnée. Niez cela, supposez la force indépendante de la raison, vous établissez deux principes égaux réciproquement libres et qu’aucune loi n’ordonne entre eux : le principe matériel de la force aveugle ou le principe du mal, le principe spirituel de la raison ou le principe du bien ; vous affirmez le dualisme, vous êtes manichéens.

Nous ne pensons pas qu’on puisse se refuser à l’évidence de ces maximes : les énoncer, c’est les prouver. Jusque-là donc, nulle difficulté. Mais le Pape ne dit pas seulement que la force doit être subordonnée à la raison, lui obéir, être dirigée par elle ; il dit encore : La raison, c’est moi, et il doit le dire dans le système catholique, selon lequel la raison suprême, qui est Dieu, se manifeste, pour le salut du genre humain, par Jésus-Christ toujours présent à son Église dans la personne de Pierre et de ses successeurs, revêtus de son autorité infaillible. Dieu, donc, ayant parlé premièrement par la bouche du Christ, et continuant de parler par la bouche de Pierre et de ses successeurs, vicaires du Christ, la raison de Pierre, la raison du Pape est la raison du Christ, la raison de Dieu même. Ce qu’il enseigne doit donc être cru d’une foi divine ou absolue. Et comme la doctrine enseignée enveloppe de proche en proche tout ce qui peut être l’objet de la raison humaine, la raison humaine, tout entière aussi, vient s’absorber dans la raison dont le Pape est l’organe ; de sorte que, appliqué au catholicisme, le système exposé par Boniface VIII se résout dans cette proposition : Étant donné le genre humain, le Pape est l’esprit, la raison, — le reste est la matière, la force ; et conséquemment tous les hommes, quels qu’ils soient, doivent être régis par lui, et obéir aveuglément à ses volontés souveraines. Or cela, qu’est-ce, sinon la pure théocratie ? D’où ces deux conséquences : que les Papes durent nécessairement tendre à constituer la théocratie ; et que la théocratie, abstraitement conçue, implique chez l’homme la destruction de toute pensée, de toute volonté libre, conséquemment la destruction du principe moral même. Elle ravale la plus noble créature de Dieu à la condition de la brute irresponsable, au rang des animaux incapables de bien et de mal, de mérite et de démérite, puisqu’ils le sont de tout choix.

Tel est en effet le caractère que présentent dans l’histoire toutes les théocraties, qu’elles aient pour origine soit l’absorption du pouvoir temporel par le spirituel, soit, comme en Russie, l’absorption du pouvoir spirituel par le temporel. Dans les deux cas, elle est également la négation des lois de l’humanité et de la nature même de l’homme, une exécrable tentative de meurtre contre le genre humain, un défi jeté à Dieu qui a voulu et veut qu’il vive.

Qu’au Moyen âge les Papes eussent vaincu, où en serait l’Europe ? L’état de l’Espagne sous l’Inquisition n’en offre qu’une faible image ; car, là même, le partage du pouvoir imposait certaines bornes à celui du roi et à celui du prêtre. Mais qu’on les suppose réunis, il ne reste plus à la vie aucun refuge. Partout l’ignorance et le silence, l’apathie, la langueur, la décadence de la culture, l’extinction de l’industrie, nul autre but que l’assouvissement des appétits sensuels, le Pouvoir lui-même attiré au fond de la matière, et s’y putréfiant.

Qu’aujourd’hui la Russie vainquît, mêmes conséquences : dans une nuit sinistre, les mystères de l’enfer et l’orgie de la mort. Telle qu’un glacier qui glisse sur sa base, on la verrait s’étendre sur la terre dévastée, ténébreuse, muette, et y couvrir de son froid linceul les peuples râlant sous les ruines de la civilisation écroulée. Mais au Tzar-Dieu, comme au Pape-Dieu, il a été dit : Tu ne prévaudras point ! au-dessous de ton trône impie, moi, le seul Dieu, j’ai creusé ta fosse.

Si la théorie d’un pouvoir unique, à la fois spirituel et temporel, et celle de deux pouvoirs indépendants l’un de l’autre sont également inadmissibles, également funestes à l’humanité par leurs conséquences, quelle est donc la vraie théorie sociale ? et en est-il une ? Oui, sans doute, puisque l’homme a des lois. Mais, au lieu de la chercher dans ces lois, on n’a guère fait qu’ériger en doctrine leur violation même.

Observons d’abord que les deux systèmes dont nous venons de montrer la fausseté dangereuse reposent sur un principe commun. Supposant possible et nécessaire la possession de la vérité absolue, pour le salut de l’âme, et l’action permanente, par voie de commandement, de la justice absolue pour le salut du corps ou de la société extérieure, l’organe du juste et l’organe du vrai dans l’humanité doivent, dès lors, être élevés au-dessus de l’humanité même, laquelle n’admet rien d’absolu. Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel sont donc forcément conçus comme de purs instruments passifs, au moyen desquels Dieu gouverne immédiatement le genre humain. Or, quoi que suppose la théorie, ces pouvoirs sont, de fait, des hommes semblables aux autres hommes, doués comme eux d’une activité, d’une volonté propre, sujets aux mêmes erreurs, aux mêmes passions. D’où il suit, d’une part, qu’en tant qu’organes de Dieu, vérité infinie, justice infinie, une obéissance infinie aussi leur est due ; et que, d’une autre part, cette obéissance dans l’ordre de la pensée et dans l’ordre de l’action, devient l’obéissance à tout ce qu’ordonnent, en tant qu’hommes, ces organes supposés de Dieu. Car, si l’on établit que le devoir d’obéir comporte, à cet égard, une distinction, on se déclare soi-même pratiquement juge de cette distinction, juge dès lors de ce qui est de Dieu et de ce qui est de l’homme dans les choses commandées, juge de la vérité infinie, de la justice infinie, — et le système croule par sa base.

Que si, au contraire, on l’accepte avec ses conséquences nécessaires, il en résulte la consécration absolue, divine, de tout ce qui peut monter de plus monstrueux dans l’esprit et dans le cœur des hommes préposés aux peuples pour les conduire. Le principe commun à ces deux théories, en transformant l’ordre de la nature dans un ordre surnaturel, nie donc les conditions de la société humaine, et la détruit par une confusion des lois essentielles de l’Être infini et de celles de l’Être fini, laquelle aboutit logiquement à la déification de l’homme.

De plus, l’une d’elles brise son unité en établissant l’indépendance mutuelle de l’esprit et du corps, qui ne peuvent subsister qu’unis ; et l’autre, par une fausse vue d’unité, en s’efforçant d’absorber le corps dans l’esprit, ce qui serait l’abolition de la vie terrestre, tend, par l’invincible besoin de vivre, à l’absorption de l’esprit dans le corps.

Il s’en faut beaucoup que ces doctrines, d’une absurdité si funeste, aient cessé de régner ; elles sont, au contraire, encore aujourd’hui le fondement et la règle de la société chez les nations chrétiennes, et y produisent les mêmes effets qu’elles ont produits dans tous les temps. Cependant les peuples s’en sont lassés. Partout ils s’agitent pour sortir du cercle infernal de la double servitude où ils gémissent depuis tant de siècles, pour briser les portes de l’enceinte où rois et prêtres les ont, comme un vil bétail, tenus jusqu’ici parqués. Un secret instinct, puissant, irrésistible, les attire vers un monde nouveau, une société nouvelle. Que sera cette société ? que doit-elle être ? Essayons de répondre à cette question, considérée seulement à un point de vue général et philosophique.

Si l’on élimine l’hypothèse pleine de ténèbres et de contradictions, qui, transportant l’homme dans un ordre au-dessus de la nature, y place le principe immédiat de sa vie, soustraite dès lors à l’empire des lois naturelles, si on rentre dans celle-ci et qu’on s’y renferme, la lumière aussitôt reparaît.

Tout être est nécessairement un ; tout être fini intelligent, par cela même qu’il est fini, a des bornes nécessaires, ou se compose nécessairement d’esprit et de corps ; et, par cela même qu’il est un, l’esprit et le corps doivent être ramenés à cette unité, condition essentielle de son existence, à laquelle ils concourent également, quoique d’une manière diverse. Détruisez un de ces éléments, l’être entier est détruit ; il cesse d’exister individuellement dans le monde des réalités extérieures à Dieu ; il redevient une pure idée divine.

Mais si l’esprit et le corps s’impliquent réciproquement comme des conditions nécessaires de l’être intelligent fini, le corps, inférieur à l’esprit, lui est subordonné, et ses lois propres sont et doivent être subordonnées aux lois de l’esprit qui les dirige à ses fins supérieures.

Ainsi que l’homme individuel, le genre humain est un, puisque la nature humaine, dont il est l’expression, est une, et, dans son développement continu, il tend sans cesse à une plus parfaite unité par l’évolution continue aussi et simultanée de l’esprit et du corps, ou le perfectionnement progressif de la société dans l’ordre spirituel et l’ordre corporel.

Et comme l’ordre spirituel est au-dessus de l’ordre corporel, il existe entre eux une subordination nécessaire. L’esprit commande au corps, et dirige à ses propres fins son action aveugle.

Chaque société particulière représente la société du genre humain, dont elle forme un des éléments, comme elle-même a pour éléments les individus dont elle se compose. Soumise aux mêmes conditions d’être, elle subsiste en vertu des mêmes lois. Esprit et corps, le corps en elle est l’organisation politique, civile, économique, domaine du pouvoir temporel, distinct du pouvoir spirituel comme le corps est distinct de l’esprit, subordonné au pouvoir spirituel comme le corps est subordonné à l’esprit dans l’unité humaine, possible seulement par cette subordination.

Le pouvoir temporel, expression du corps dont il résume l’action, appartient radicalement à tout le corps, dont toutes les parties solidairement liées concourent toutes à la fin commune, ne forment toutes ensemble qu’une même unité, de laquelle on ne saurait exclure une seule partie sans qu’elles pussent toutes successivement être exclues au même titre, ce qui serait la destruction du corps même. Ainsi, dans le corps social, le pouvoir radical, ou comme on le nomme encore, la souveraineté est universelle, une et indivisible.

Le pouvoir spirituel, bien que lié au pouvoir temporel qu’il doit diriger, n’admet par sa nature aucune organisation analogue à celle dont le pouvoir temporel résume l’action ; de même que l’esprit, bien que lié au corps, ne peut être conçu sous un mode d’organisation corporelle. Ce qu’il est dans l’homme, il l’est également dans la société : quelque chose au-dessus des sens, la pensée, la raison finie et progressive, sujette à l’erreur, mais pénétrant toujours plus dans le vrai

Dans la société, donc, le pouvoir spirituel, étranger à l’organisation du corps social ou de l’État, en dehors d’elle, supérieur à elle, n’est que l’esprit, la raison libre de toute entrave : d’où, par la communication sans obstacle des pensées qui se modifient les unes les autres, naît une pensée commune, une volonté commune, dominant, dès qu’elle s’est formée, toutes les pensées, toutes les volontés particulières ; de sorte que, sans moyens de contrainte, sans juridiction politique ni civile, la raison libre, impersonnelle, incorporelle, constitue le Pouvoir spirituel dans lequel réside la suprême puissance de gouvernement ; — car gouverner, c’est réaliser au dehors une volonté correspondante à une pensée qui la détermine.

Et comme le faux s’évanouit d’autant plus promptement qu’il est soumis à un examen et plus général et plus libre, comme l’injuste n’est jamais qu’un intérêt particulier opposé à l’intérêt de tous, ce que tous pensent est toujours relativement ce qu’il y a de plus vrai ; ce que tous veulent, ce qu’il y a de plus juste.

Élargissez le cercle : représentez-vous les peuples divers coordonnés dans le genre humain, comme les individus dans chaque peuple, y soutenant les mêmes rapports, y remplissant les mêmes fonctions, l’humanité vous apparaîtra sous la forme que lui assignent ses lois naturelles, comme un seul être animé d’une seule vie dans son unité complexe, se développant selon tout ce qui est, selon sa double nature spirituelle et corporelle, et par un progrès continu, éternel, s’approchant toujours plus de Dieu, de l’Être infini, infiniment un, sans jamais cesser d’être à une distance infinie de lui.

Ainsi donc, les systèmes qui supposent le Pouvoir directement institué de Dieu et son représentant sur la terre, obligent à le concevoir sous une double notion qui se résout dans celle de la force pure et de la raison absolue. Or, séparées, la raison absolue et la force pure, simples abstractions de l’esprit, ne constituent aucun être, n’ont aucune existence réelle ; unies, l’idée de pouvoir se confond avec l’idée de Dieu, à la fois raison infinie et puissance infinie. Immédiatement soumise à ce pouvoir exercé par un homme, organe de la raison divine, instrument de la volonté ou de la puissance divine, la société humaine n’est plus qu’un assemblage d’êtres sans pensée, sans volonté, sans action propre, quelque chose au-dessous de la société des brutes, que dirige du moins l’instinct inhérent à chacune d’elles.

Réduit à ses termes les plus simples, tel est le droit qui a longtemps régi l’humanité et la régit encore. Il renferme, avec la négation de la liberté, la négation de l’homme intelligent et moral, de l’homme physique même, qui n’a pas en soi seul son principe de conservation ; et conséquemment sa tendance est une tendance directe à la mort. Mais l’homme veut vivre ; il a donc toujours résisté à ce droit impie, monstrueux, qui jamais n’a pu s’établir d’une manière complète et durable. La société, à l’époque présente, ne lutte pas seulement contre ses conséquences, elle l’attaque en soi, elle s’efforce d’en extirper jusqu’à la racine. Nul repos désormais qu’elle n’y ait substitué un autre droit, le droit fondé sur la nature, et par cela même le vrai droit divin. Il a pour caractère, pour expression la liberté, que détruit radicalement le droit contraire. Et qu’on ne l’oublie jamais, c’est la liberté, la liberté sans autres limites pour chacun que l’égale liberté d’autrui, qui résoudra tous les problèmes sociaux, constituera l’ordre véritable, ouvrira à chaque peuple, au genre humain, la voie par où l’impulsion spontanée de ses secrètes puissances le guidera, voyageur immortel, vers le terme inconnu de ses destinées mystérieuses. Que dans cette voie sacrée il rencontre des obstacles, que, pour le repousser au sein des misères et des ténèbres du passé, se dresse devant lui le génie du mal, qu’importe ?


Tu ne cede malis, sed contrà audentior ito.


VI


LA DIVINE COMÉDIE


Nous laissons aux critiques le soin de discuter si la Divine Comédie est ou n’est pas une épopée. La même question fut, comme on sait, agitée en Angleterre à l’occasion du Paradis perdu. À ceux qui lui refusaient le nom d’épopée, on répondit : Ce ne sera pas, si vous voulez, un poëme épique ; ce sera un poëme divin.

Nous n’examinerons pas non plus si Dante a emprunté, et à qui, le cadre et la forme de son poëme : les voyages allégoriques, les visions de l’autre monde étaient une donnée commune de son temps[50], mais son génie n’est qu’à lui.

Malgré les indications générales fournies par le Poëte lui-même pour l’interprétation de son œuvre, elle n’en reste pas moins enveloppée, dans quelques-unes de ses parties, d’une obscurité jusqu’à présent impénétrable, au jugement des plus habiles même, Perticari, Monti, Viviani, Dionisi, Ugo Foscolo. Après tant d’inutiles travaux, M. Rossetti a cru pouvoir répandre une lumière inattendue au sein de ces ténèbres. Malheureusement, le sien manque trop souvent d’ordre et de méthode, de réserve et de choix, de cette critique sévère sans laquelle les recherches les plus savantes, les plus curieuses, les plus variées, ne produisent qu’une sorte de vain éblouissement. On y rencontre trop souvent des rapprochements forcés, de longues suites d’inductions faiblement liées entre elles ; des conjectures au lieu de preuves ; des preuves qui n’en sont quelquefois que pour sa vive imagination. Cependant, si l’on peut justement le taxer d’exagération, son livre n’en contient pas moins des vérités, selon nous certaines, et propres à jeter un nouveau jour sur l’ouvrage du Poëte florentin. Il offre, ce nous semble, deux aspects principaux et comme deux poèmes entrelacés, unis et distincts : un poëme historique et politique, un poëme philosophique et religieux. Telle est même la complexité de cette composition sans modèle, que, dans chacun de ces poëmes, où, des deux sujets que l’auteur y traite, l’un sert de voile à l’autre, on doit encore distinguer plusieurs sens, ainsi que Dante lui-même en avertit dans son Épître dédicatoire à Can Grande, chef de la ligue gibeline.

« Pour comprendre les choses qui seront dites, il faut savoir que le sens de cet ouvrage n’est pas simple, qu’on peut dire plutôt qu’il a plusieurs sens : puisque autre est le sens qui se tire de la lettre, autre celui qui se tire des choses signifiées par la lettre. Le premier s’appelle littéral, le second allégorique et moral. Ceci entendu, il est manifeste que double doit être le sujet autour duquel courent les sens alternatifs. C’est pourquoi il faut d’abord considérer le sujet de cet ouvrage selon la lettre, puis le sujet conçu allégoriquement. Pris à la lettre, le sujet de tout l’ouvrage est donc simplement l’état des âmes après la mort ; car l’ouvrage tout entier traite de cela et tourne autour de cela. Mais si on le prend allégoriquement, on peut induire des mêmes paroles que, selon le sens allégorique, le poëte traite de cet enfer dans lequel, accomplissant comme des voyageurs notre pèlerinage, nous pouvons mériter et démériter. »

Deux sujets, donc : l’un dont la scène est hors de ce monde, l’autre dont la scène est ce monde même que Dante appelle enfer. Pourquoi enfer ? Est-ce à cause des maux, des désordres, des vices, triste apanage de l’humanité dans tous les lieux, dans tous les temps ? Mais, à côté des vices, il s’y trouve aussi des vertus ; à côté des désordres et des maux, un ordre maintenu par des lois divines, et les biens que cet ordre produit naturellement. Le séjour où l’homme peut mériter et démériter, le lieu d’où partent deux routes conduisant, l’une au ciel où les justes reçoivent leur récompense, l’autre à l’abîme où les coupables subissent leur châtiment, ce lieu intermédiaire sanctifié au milieu des temps par la vie et la mort du grand Rédempteur, ne saurait être nommé enfer, en un sens général. Autre est donc la pensée de Dante. À la sombre époque où il écrivait, au milieu des calamités, des crimes qu’enfantait la lutte acharnée des deux puissances qui se disputaient l’Empire, des ardentes passions des partis se combattant en chaque cité, il répète le cri universel des contemporains, « Les poëtes, dit Léon Hébreu, appelèrent l’Italie : Enfer[51]. » Pétrarque appelait Rome l’Enfer des vivants. C’étaient là des expressions reçues. Dans la bouche du Poëte gibelin, l’Enfer de ce monde c’est donc l’Italie, et Rome surtout, usurpatrice des droits que l’Empereur tenait de Dieu même, corrompue, corruptrice, « louve avide, insatiable[52],» comme la nommaient ses adversaires, qui voyaient en elle la grande Prostituée et la Babylone de l’Apocalypse. Mais le pouvoir redoutable dont elle était armée, et auquel l’auteur de la Monarchie n’échappa que par une prompte fuite, obligeait à d’extrêmes précautions dans les attaques contre elle. Il fallait, pour se dérober à ses implacables vengeances, prendre des voies détournées ; user d’un langage emblématique, à double sens ; cacher sa vraie pensée, inintelligible à quiconque s’arrêtait à la simple lettre. Et Dante lui-même n’en a-t-il pas averti ses lecteurs ?

« Vous qui avez l’intelligence saine, regardez la doctrine qui se cache sous le voile des vers étranges. »

Quelle doctrine ? Il laisse à chacun le soin de la découvrir. Mais ailleurs, mais plus tard, près de mourir au sein de l’exil, il explique clairement le but de son œuvre :

« Parcourant les sphères, les bords du Phlégéton et des lacs, j’ai chanté les droits de la monarchie, autant que l’ont voulu les destins[53]

Suivez, en effet, le Poëte à travers ces régions mystérieuses, partout apparaissent en opposition Rome et l’Empire, celui-ci type du bien, celle-là type du mal sur la terre, de sorte néanmoins que de ce contraste il ne ressorte rien d’hostile à l’autorité purement spirituelle des Pontifes romains, que Dante, en cela différent de beaucoup d’autres adversaires de la papauté à cette époque, respectait sincèrement. Mais nul plus que lui n’abhorrait la domination temporelle de Rome, destructive en ce qui constituait, selon lui, le droit fondamental, le droit divin de la société, ou le Pouvoir impérial, duquel dépendait la paix et la félicité du monde. Aussi, à ses yeux, le plus grand des crimes était-il d’attaquer ce Pouvoir nécessaire. Voilà pourquoi il place au fond des cercles infernaux Brutus et Cassius, meurtriers de César, et, en un autre de ces cercles, Boniface VIII et Clément V, tandis qu’il montre dans le ciel un trône préparé pour Henri VII, repoussé par eux de l’Italie, et mourant, empoisonné peut-être, au moment où ses armes paraissaient près d’assurer le triomphe de l’Empire. Il n’est pas jusqu’à l’excommunié Manfred, mort aussi en combattant pour la même cause, qui ne doive, après un temps passé dans le séjour où se purifient les âmes, siéger parmi les Bienheureux. En tout cela le but du Poëte, sa pensée intime, se manifestent clairement.

Mais si de ces généralités l’on descend aux détails, là on se perd. On est réduit à conjecturer sans données suffisantes, à fouiller sous les mots, à deviner ce qui se dérobe sous le voile d’images obscures, d’emblèmes équivoques et d’allusions énigmatiques ; et c’est qu’il fallait à la fois être entendu des uns et ne l’être pas des autres, parler un langage au moyen duquel le sens secret, compris seulement des initiés, fût comme recouvert d’un sens apparent qui ne pût blesser le Pouvoir dont on ne provoquait pas impunément les colères formidables, ou du moins qui ne fournît pas de prise à des accusations de ce genre de délits que punissaient les bûchers des inquisiteurs.

De là des ténèbres aujourd’hui, le plus souvent impénétrables. Assez peu importent, après tout, ces obscurités de détail, l’idée principale étant connue. On sait, en général, qu’un des sujets du poëme, le sujet politique, est tout ensemble une glorification de la monarchie impériale et une satire épique contre la Rome papale ; que faut-il de plus ? Ce qui pour nous reste un mystère l’était également pour les contemporains. Le sujet que le Poëte appelle « littéral » est loin lui-même d’offrir un sens simple. Jacopo di Dante, interprète, dit-il, de la pensée de son père[54], veut que l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis, ne soient que des figures représentant l’homme sur la terre, ou enseveli dans le vice, ou travaillant à s’en purifier, ou confirmé dans la vertu, par laquelle l’âme, en possession de la félicité, s’élève à une hauteur d’où il lui est permis de découvrir le souverain bien. Nous avons cité un passage remarquable du Convito, lequel s’applique autant à la Divina Commedia qu’aux autres poésies de Dante. Il y distingue trois sens : le sens que présente la lettre, le sens allégorique et le sens anagogique ; de sorte que, selon le sens allégorique, on doit par « le ciel » entendre « la science, » et par les cieux, les sciences, à raison de certaines similitudes qu’il explique, et ce sens se complique encore du sens anagogique : d’où des difficultés nouvelles, source inépuisable d’interprétations différentes, plus ou moins hasardées, plus ou moins arbitraires ; et d’où aussi ces bizarres singularités de langage, résultat du travail du Poëte pour trouver des images, rapprocher des mots qui convinssent également aux idées diverses à la fois présentes à son esprit, et dont l’effet trop fréquent est de joindre à l’obscurité de la pensée l’obscurité du style.

Quoi qu’il en soit, le poëme entier, sous ses nombreux aspects, politique, historique, philosophique, théologique, offre le tableau complet d’une époque, des doctrines reçues, de la science vraie ou erronée, du mouvement de l’esprit, des passions, des mœurs, de la vie enfin dans tous les ordres, et c’est avec raison qu’à ce point de vue la Divina Commedia a été appelée un poëme encyclopédique. Rien, chez les anciens comme chez les modernes, ne saurait y être comparé. En quoi rappelle-t-elle l’épopée antique, qui, dans un sujet purement national, n’est que la poésie de l’histoire, soit qu’elle raconte avec Homère les légendes héroïques de la Grèce, soit qu’avec Virgile elle célèbre les lointaines origines de Rome liées aux destins d’Énée ? D’un ordre différent et plus général, le Paradis perdu n’offre lui-même que le développement d’un fait, pour ainsi parler, dogmatique : la création de l’homme, poussé à sa perte par l’envie de Satan, sa désobéissance, la punition qui la suit de près, l’exil de l’Éden, les maux qui, sur une terre maudite, seront désormais son partage et celui de ses descendants, et, pour consoler tant de misère, la promesse d’une rédemption future. Qu’ont de commun ces poëmes, circonscrits en un sujet spécial, avec le poëme immense qui embrasse non-seulement les divers états de l’homme avant et après la chute, mais encore, par l’influx divin qui de cieux en cieux descend jusqu’à lui, l’évolution de ses facultés, de ses énergies de tous genres, ses lois individuelles et ses lois sociales, ses passions variées, ses vertus, ses vices, ses joies, ses douleurs ; et non-seulement l’homme dans la plénitude de sa propre nature, mais l’univers, mais la création et spirituelle et matérielle, mais l’œuvre entière de la Toute-Puissance, de la Sagesse suprême et de l’Éternel Amour ?

Dans cette vaste conception, Dante toutefois ne pouvait dépasser les limites où son siècle était enfermé. Son épopée est tout un monde, mais un monde correspondant au développement de la pensée et de la société en un point du temps et sur un point de la terre, le monde du Moyen âge. Si le sujet est universel, l’imperfection de la connaissance le ramène en une sphère aussi bornée que l’était, comparée à la science postérieure, celle qu’enveloppaient dans son étroit berceau les langes de l’École. En religion, en philosophie, l’autorité traçait autour de l’esprit un cercle infranchissable. Des origines du genre humain, de son état primordial, des premières idées qu’il se fit des choses, des premiers sentiments qu’elles éveillèrent en lui, des antiques civilisations, des religions primitives, que savait-on ? Rien. L’Asie presque entière, ses doctrines, ses arts, ses langues, ses monuments, n’étaient pas moins ignorés que la vieille Égypte, que les peuples du nord et de l’est de l’Europe, leurs idiomes, leurs mœurs, leurs croyances, leurs lois. On ne soupçonnait même pas l’existence de la moitié du globe habité. Le cercle embrassé par la vue déterminait l’étendue des cieux. La véritable astronomie, la physique, la chimie, l’anatomie, l’organogénie étaient à naître : il faut donc se reporter à l’époque de Dante pour comprendre la grandeur et la magnificence de son œuvre.

Nous avons expliqué les causes des obscurités qui s’y rencontrent, causes diverses auxquelles on pourrait ajouter encore les subtilités d’une métaphysique avec laquelle très-peu de lecteurs sont aujourd’hui familiarisés, et dont la langue même, pour être entendue, exige une étude spéciale et aride. Mais, en laissant à part le côté obscur, il reste ce qui appartient à la nature humaine dans tous les temps et dans tous les lieux, l’éternel domaine du poëte, et c’est là qu’on retrouve Dante tout entier, là qu’il prend sa place parmi ces hauts génies dont la gloire est celle de l’humanité même. Aucun n’est plus soi, aucun n’est doué d’une originalité plus puissante, aucun ne posséda jamais plus de force et de variété d’invention, aucun ne pénétra plus avant dans les secrets replis de l’âme et dans les abîmes du cœur, n’observa mieux et ne peignit avec plus de vérité la nature, ne fut à la fois plus riche et plus concis. Si l’on peut lui reprocher des métaphores moins hardies qu’étranges, des bizarreries que réprouve le goût, presque toujours, comme nous l’avons dit, elles proviennent des efforts qu’il fait pour cacher un sens sous un autre sens, pour éveiller par un seul mot des idées différentes et parfois disparates. Ces fautes contre le goût, qui ne se forme qu’après une longue culture chez les peuples dont la langue est fixée, sont d’ailleurs communes à tous les poëtes par qui commence une ère nouvelle. Ce sont, dans les œuvres de génie, les tâches dont parle Horace :


Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis
Offendar maculis.


Elles ressemblent à l’ombre de ces nuages légers qui passent sur des campagnes splendides.

Lorsque après l’hiver de la barbarie le printemps renaît, qu’aux rayons du soleil interne qui éclaire et réchauffe, et ranime les âmes engourdies dans de froides ombres, la poésie refleurit, ses premières fleurs ont un éclat et un parfum qu’on ne retrouve plus en celles qui s’épanouissent ensuite. Les productions de l’art, moins dépendantes de l’imitation et des règles convenues, offrent quelque chose de plus personnel, une originalité plus marquée, plus puissante. Dante en est un exemple frappant. Doublement créateur, il crée tout à la fois un poëme sans modèle et une langue magnifique dont il a gardé le secret ; car, quelle qu’en ait été l’influence sur le développement de la langue littéraire de l’Italie, elle a néanmoins conservé un caractère à part, qui la lui rend exclusivement propre. La netteté et la précision, je ne sais quoi de bref et de pittoresque, la distinguent particulièrement. Elle reflète, en quelque façon, le génie de Dante, nerveux, concis, ennemi de la phrase, abrégeant tout, faisant passer de son esprit dans les autres esprits, de son âme dans les autres âmes, idées, sentiments, images, par une sorte de directe communication presque indépendante des paroles.

Né dans une société toute formée, et artificiellement formée, il n’a ni le genre de simplicité, ni la naïveté des poëtes des premiers âges, mais, au contraire, quelque chose de combiné, de travaillé, et cependant, sous ce travail, un fond de naturel qui brille à travers ses singularités même. C’est qu’il ne cherche point l’effet, lequel naît de soi-même par l’expression vraie de ce que le Poëte a pensé, senti. Jamais rien de vague : ce qu’il peint, il le voit, et son style plein de relief est moins encore de la peinture que de la plastique.

Lorsque parut son œuvre, ce fut parmi ses contemporains un cri unanime d’étonnement et d’admiration. Puis des siècles se passent, durant lesquels peu à peu s’obscurcit cette grande renommée. Le sens du poëme était perdu, le goût rétréci et dépravé par l’influence d’une littérature non moins vide que factice. Au milieu du dix-huitième siècle, Voltaire écrivait à Bettinelli : « Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre. J’aime encore mieux pourtant, dans ce monstre, une cinquantaine de vers supérieurs à son siècle, que tous les vermisseaux appelés sonetti, qui naissent et qui meurent à milliers aujourd’hui dans l’Italie, de Milan jusqu’à Otrante[55]. »

Voltaire, qui ne savait guère mieux l’italien que le grec, a jugé Dante comme il a jugé Homère, sans les entendre et sans les connaître. Il n’eut, d’ailleurs, jamais le sentiment ni de la haute antiquité, ni de tout ce qui sortait du cercle dans lequel les modernes avaient renfermé l’art. Avec un goût délicat et sûr, il discernait certaines beautés. D’autres lui échappaient. La nature l’avait doué d’une vue nette, mais cette vue n’embrassait qu’un horizon borné.

L’enthousiasme pour Dante s’est renouvelé depuis, et comme un excès engendre un autre excès, on a voulu tout justifier, tout admirer dans son œuvre, faire de lui, non-seulement un des plus grands génies qui aient honoré l’humanité, mais encore un poète sans défauts, infaillible, inspiré, un prophète. Ce n’est pas là servir sa gloire, c’est fournir des armes à ceux qui seraient tentés de la rabaisser.

Un des reproches qu’on a faits à son poëme est l’ennui, dit-on, qu’on éprouve à le lire. Ce reproche, qu’au reste on adresse également aux anciens, n’est pas de tout point injuste. Mais, pour en apprécier la valeur véritable, il faut distinguer les époques. Ce qui ennuie aujourd’hui, les détails d’une science fausse, les subtiles argumentations sur les doctrines théologiques et philosophiques de l’École, rendent, sans aucun doute, cette partie du poëme fatigante et fastidieuse même. Mais elle était loin de produire le même effet au quatorzième siècle. Cette science était la science du temps, ces doctrines, fortement empreintes dans les esprits et dans la conscience, formaient l’élément principal de la vie de la société, et gouvernaient le monde. Voilà ce qu’il faudrait ne point oublier. Lucrèce en est-il moins un grand poëte, parce qu’il a rempli son poëme des arides doctrines d’une philosophie maintenant morte ? Et cette philosophie, dans Lucrèce, c’est tout le poëme ; tandis que celle de Dante et sa théologie, n’occupent, dans le sien, qu’une place incomparablement plus restreinte. Qui ne sait pas se transporter dans des sphères d’idées, de croyances, de mœurs, différentes de celles où le hasard l’a fait naître, ne vit que d’une vie imparfaite, perdue dans l’océan de la vie progressive, multiple, immense, de l’humanité.

Dante, au reste, a conçu son poëme comme ont été conçues toutes les épopées, et spécialement les plus anciennes. Celles de l’Inde, si riches en beautés de tout genre, ne sont-elles pas, au fond, des poëmes théologiques ? Que serait l’Iliade, si l’on en retranchait les dieux partout mêlés à la contexture de la fable ? Seulement la Grèce, au temps d’Homère, avait déjà rompu les liens qui entravaient le libre essor de l’esprit. Sa religion, dépourvue de dogmes abstraits, ne commandait aucunes croyances, et, dans son culte vaguement symbolique, ne parlait guère qu’aux sens et à l’imagination. Il en fut de même chez les Romains, à cet égard fils de la Grèce. Avec le christianisme, un changement profond s’opéra dans l’état religieux. La foi en des dogmes précis devint le fondement principal de la religion nouvelle : d’où l’importance que Dante, poëte chrétien, dut attacher à ces dogmes rigoureux, à cette foi nécessaire. Aujourd’hui que les esprits, entrevoyant d’autres conceptions obscures encore, mais vers lesquelles un secret instinct les attire, se détachent d’un système qu’a usé le progrès de la pensée et de la science, il a cessé d’avoir pour eux l’intérêt qu’il avait pour les générations antérieures. Mais, quelles que puissent être les doctrines destinées à le remplacer, elles seront, durant la période qu’elles caractériseront à leur tour, la source élevée de la poésie, dont la vie est la vie de l’esprit, et qui meurt sitôt qu’elle s’absorbe dans le monde matériel.

La Divine Comédie se divise en trois Cantiques, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Diverses de ton comme de sujet, on doit, pour s’en faire une idée exacte, considérer chacune d’elles en particulier.


VII


L’ENFER


Du sentiment naturel à l’homme d’une existence future, combiné avec celui du bien et du mal, du vice et de la vertu, et avec l’idée de justice, est née celle d’une dispensation de peines et de récompenses dans la vie qui succède à cette vie passagère. Nulle croyance plus universelle. Mais ce mode futur d’existence, qu’est-il ? Nous l’ignorons, car l’expérience seule pourrait nous en instruire, et l’expérience nous manque entièrement. Nous serons ; notre être véritable survivra aux organes auxquels il est présentement lié ; un invincible instinct nous l’apprend, mais il ne nous apprend que cela. Le comment nous échappe ; nous nous ne distinguons, nous ne découvrons rien à travers les ténèbres de la tombe.

Appuyée sur l’instinct, la raison en confirme l’enseignement ; elle établit une relation conçue par l’esprit entre la foi naturelle et ce que nous savons, ce que nous sentons de nous-mêmes. En nous sont des puissances diverses, susceptibles d’un développement indéfini. Quel que soit le développement actuel de notre intelligence, de notre amour, de notre vertu active, chacune de ces puissances peut se développer davantage ; nous pouvons toujours plus connaître, aimer, vouloir efficacement, par une évolution à laquelle on ne saurait assigner aucun terme. Donc, ou nous avons en nous des énergies stériles, des causes qui jamais ne produiront leur effet, d’où résulterait dans notre nature une contradiction radicale, ou notre nature implique, sous des conditions ultérieures ignorées de nous, un développement indéfini, une évolution sans terme assignable.

Mais l’homme, esprit et corps, a des lois physiques et des lois morales ; en violant ces lois, il porte en soi le désordre ; le désordre moral engendre le désordre physique, la maladie, et conséquemment la souffrance : nul péché, donc, qui ne traîne nécessairement après soi sa peine, et, dès lors, l’état immédiat de l’homme après la mort étant le même que celui où la mort l’a trouvé, le sentiment de cet état est sa punition ou sa récompense. Mais si la souffrance était éternelle, la maladie dont elle est la suite le serait aussi, par conséquent le mal moral, et ce mal éternel constituerait, en opposition au principe du bien, au bon Principe, le principe mauvais des systèmes dualistes. On serait forcé de le concevoir comme indépendant, comme subsistant de soi, ou d’admettre quelque chose de plus monstrueux encore, car s’il n’était pas de soi, s’il dépendait de la volonté divine, Dieu serait l’auteur direct du mal.

Dans toutes les phases de son évolution, il faut, pour que l’homme soit, qu’il se compose d’esprit et de corps. Si, dans l’une de ces phases, l’esprit seul subsistait, ce ne serait plus le même être, ce ne serait plus même un être, mais, hors du monde des êtres réels, une simple idée divine.

La perpétuité de la vie implique donc la continuité de l’être vivant, sous des conditions corporelles d’existence, il est vrai, diverses, mais néanmoins toujours en harmonie avec sa nature, et déterminées par elle. Ainsi, les conditions de la vie de l’enfant dans le sein de sa mère diffèrent profondément des conditions de la vie de l’homme en rapport immédiat, par ses sens et par son action, avec le monde extérieur où il se développe ; et cependant l’homme et l’enfant sont le même être, leur vie est la même vie, leurs lois sont les mêmes lois. Entre l’état présent et l’état futur, entre les deux phases d’existence dont ce qu’on appelle la mort est le lien, la différence, quoique plus grande, au moins en apparence, est de même ordre.

Ce qu’à l’origine suggère le pur instinct[56] se rapproche beaucoup plus des vues de la raison que les idées théologiques des âges postérieurs. Avant que la pensée abstraite ait créé, en dehors de la nature et de ses lois, un monde fantastique, l’homme se représente la vie future comme un prolongement de la vie présente, changée seulement en quelques-unes de ses conditions. Le corps devient une forme légère, aérienne, mais cependant sujette, en une vague mesure, aux mêmes besoins, mue par les mêmes penchants, les mêmes désirs, les mêmes affections. Le pauvre sauvage, au séjour des ombres, continue de poursuivre sur le bord des lacs, à travers les hautes herbes, le daim agile, le bison, l’élan : moins éloigné de la vérité, dans ses songes naïfs, que l’inspiré dont le cerveau ardent crée ce qui, en aucune manière, ne peut être. C’est ce qu’ont fait plus ou moins, et toujours avec des conséquences funestes, les religions sacerdotales. Étendant un voile noir sur les destinées humaines, elles ont obscurci les vraies notions des choses, environné une frêle créature encore au berceau de terreurs chimériques, faussé sa raison. Car, en ce qui touche les peines, dont nous devons ici principalement parler, est-il rien qui la choque davantage, par tous les genres d’impossibilités, et par ce qu’ils ont d’opposé à la véritable justice et à la bonté essentielle de l’Être infini, que ces supplices atroces, inventés bien plus pour gouverner les hommes par la crainte que pour satisfaire à l’instinct profond de la conscience, qui ne saurait admettre qu’un même sort attende, dans le monde mystérieux où tous entrent un jour, l’innocent et le coupable ? Le christianisme théologique s’est surtout complu dans ces doctrines sombres, a surtout pris à tâche d’effrayer, par ces images terribles, l’imagination des hommes, de les prosterner par la peur au pied du prêtre, et ce fut en effet toujours le ressort le plus puissant de son autorité, le fondement le plus assuré de sa domination sur les peuples.

L’enfer chrétien est à la fois le séjour des damnés et des démons qui les tourmentent. Ces êtres mauvais flottent dans la croyance comme je ne sais quels fantômes hideux d’une nature vague, indéfinie. Si la théologie fait d’eux de purs esprits, le peuple, à l’exemple de la Bible, leur prête, ainsi qu’aux anges fidèles, des formes sensibles, et naturellement des formes rapprochées de celles qu’il connaît. Par un mélange singulier d’idées, Dante les identifie avec les personnages de la Fable, les Gorgones, les Centaures, les Harpies. Dans ses cercles matériels, tous, comme les damnés, apparaissent avec une puissance de réalité égale à celle des corps véritables, et ce réalisme donne à ses tableaux un relief, à sa poésie une vigueur d’effet qu’on ne retrouve au même degré dans aucun poëte. Il croit à ce qu’il peint comme on croit à ce qu’on voit, à ce qu’on touche, et le lecteur partage sa croyance, tant cette forte imagination subjugue, entraîne, fascine : ut magus.

Au dedans de la terre s’ouvre un vaste cône, dont les affreuses spirales, demeures des réprouvés, viennent aboutir au centre où la divine Justice retient, enfoncé jusqu’à la poitrine dans la glace, le chef des anges rebelles, l’Empereur du Royaume douloureux. Tel est l’enfer que Dante décrit dans sa première cantique, suivant une donnée généralement admise au Moyen âge. Milton, en un sujet qui l’obligeait à s’en écarter, place le sien, hors de la création accomplie déjà, au sein du chaos, de l’abîme ténébreux. Il ne contient encore que les anges tombés, puisque son drame commence avant la chute de l’homme. Ses démons, d’une nature équivoque, intermédiaire, sans formes déterminées, ne représentent guère que les vices abstraits, excepté le vice spirituel, l’Orgueil, dont Satan est le type suprême. Cette conception, étroite dans ses détails, et monotone dans son ensemble[57], n’a rien de commun avec celle de Dante. Mais le caractère de Satan, la plus haute, la plus belle des premières créatures, cette superbe indomptable, cet altier défi jeté à la Toute-Puissance, cette sombre joie d’une éternelle révolte au sein d’un supplice éternel, jamais le génie humain n’a rien produit de plus grand.

Le Lucifer de Dante, agitant au centre du cône infernal ses larges ailes de chauve-souris, serrant dans ses trois gueules Brutus, Cassius, Judas, du reste purement passif, est certes bien au-dessous. Ce n’est pas que le poëte florentin n’ait compris, lui aussi, ce suprême caractère du mal, cet orgueil opiniâtre que rien ne peut courber, car il l’a peint dans Capanée, à sa manière, en quelques traits d’une énergie terrible. Traversant une campagne de sable embrasé, où les damnés gisent sous une pluie de feu, l’un d’eux surtout frappe ses regards.

« Maître, dit-il à Virgile, quel est ce grand qui a semblé n’avoir souci du brasier, et gît si fier et si dédaigneux, que la pluie ne paraît pas l’amollir ?

« Celui-là même, s’étant aperçu que de lui j’interrogeais mon guide, cria : — Quel je fus vivant, tel je suis mort.

« Quand Jupiter fatiguerait encore son forgeron, de qui, dans son courroux, il prit le foudre dont il me frappa le dernier jour ;

« Et quand, tour à tour, il fatiguerait les autres dans la noire forge du Mongibel, criant : Vulcain, à l’aide ! à l’aide !

« Comme il fit au combat de Phlégra, et que contre moi il rassemblerait et tous ses traits, et toute sa force, il n’aurait pas la joie de la vengeance[58] ! »

Voilà bien le Satan de Milton, se dressant sur le lac de feu pour braver encore celui qui l’y précipita. Mais là s’arrête la ressemblance. Les deux poëtes ont chacun, en des sujets divers, un but différent. La première cantique est surtout une satire, satire gigantesque, épique, comme nous l’avons nommée. Et c’est là ce qui explique certains contrastes étranges : le mélange de sérieux et de grotesque qui serait ailleurs si choquant. Dante a pu prendre tous les tons, parce que la satire les admet tous. Il a pu peindre le mal sous une de ses faces, laquelle n’en est pas la moins remarquable, par son côté bas, laid, ignoble, je dirais presque ridicule. Il a pu imiter les grands artistes du Moyen âge, qui sur les corniches de leurs magnifiques cathédrales, jetaient ici et là de hideuses figures de démons, et des emblèmes humains de ce que le vice abject a de plus rebutant.

La passion, la haine de parti préside le plus souvent au choix des personnes qu’il place dans son Enfer, ainsi qu’à la distribution des peines. La féconde invention qu’il y déploie le rend encore, par excellence, le poëte d’une époque où la chaire sacrée ne cessait de retentir de menaces et de voix d’épouvante. Dans ses ressentiments terribles, il dépasse tout ce que jamais conçut la vengeance. L’heure finale, ce serait trop attendre ; il damne les vivants, il arrache du corps l’âme maudite, et la précipite dans l’abîme ; à sa place il met un démon, et l’on voit ce corps aller, venir, manger, boire, agir comme auparavant. Les hommes croient converser avec un homme, l’homme qu’ils ont connu, et ils conversent avec un esprit infernal.

C’était en 1300 que le Poëte, au milieu du chemin de la vie, c’est-à-dire âgé de trente-cinq ans, parcourut en esprit les trois royaumes des morts. Perdu dans une forêt obscure, sauvage et âpre, il arrive au pied d’une colline qu’il s’efforce de gravir. Mais trois animaux, une panthère, un lion, une louve maigre et affamée, lui ferment le passage ; et déjà il redescendait là où le soleil se tait, dans les ténèbres du fond de la vallée, lorsqu’à lui se présente ou une ombre, ou un homme, il ne sait. Cette forme humaine, de qui un long silence avait éteint la voix, c’est Virgile, qu’envoie pour le secourir et pour le guider, une dame céleste, cette Béatrix, objet de son amour, à la fois être réel et idéalité mystique.

Il n’est pas douteux que sous ces images se cache une double allégorie, les deux sujets dont parle Dante dans son épître à Can Grande. Ainsi, la louve est certainement l’emblème de l’avarice en un sens général, et l’emblème de la Rome papale, qu’à diverses reprises, dans la suite, il caractérise par ce vice abject. Mais, comme nous l’avons expliqué, on chercherait vainement à dissiper les obscurités qui, sur ce point, enveloppent pour nous la pensée du Poëte. Il vaut mieux ne s’arrêter qu’à ce qui, dans son œuvre, éternellement vrai, montre la nature humaine telle qu’elle est, telle qu’elle fut, telle qu’elle sera toujours. Quelle étonnante variété de tableaux, quelle profondeur d’observation ! quelle vigueur de pinceau ! quel relief ! quelle vie ! Comme en quelques mots il sait dérouler tout un drame ou terrible ou tendre, susciter au fond de l’âme la complète vision de ce que n’a point exprimé la parole, ouvrir à l’œil interne des perspectives sans bornes !

Entrons avec lui dans le royaume sombre. Au-dessus des Limbes, séjour de ceux qui, avant Jésus-Christ, ayant vécu moralement bien, furent privés de la foi au Rédempteur à venir, est un lieu assigné pour demeure à cette race d’hommes dont le monde est plein, qui, par égoïsme ou par lâcheté, déserteurs du devoir, évitent de se commettre, cherchent un milieu entre le bien et le mal, sans autre souci que celui d’eux-mêmes, de leur repos, de leurs intérêts. Pour eux, rien de vrai, rien de faux, rien de juste, rien d’injuste, ou, après tout, que leur importe ? ces hommes abondaient au milieu des dissensions de l’Italie, comme ils abondent encore de nos jours ; car, quel est le temps où les égouts de nos tristes sociétés ne regorgent de cette boue ? Séparés des bons, des mauvais, hors de l’humanité, repoussés également du Ciel et de l’Enfer, où Dante placera-t-il ces malheureux qui ne furent jamais vivants ? que dira-t-il d’eux ? Écoutez :

«  Là, dans l’air sans astres, bruissaient des soupirs, des plaintes, de profonds gémissements, tels qu’au commencement j’en pleurai.

« Des cris divers, d’horribles langages, des paroles de douleur, des accents de colère, des voix hautes et rauques, et avec elles un bruit de mains,

« Faisaient un fracas qui, dans cet air à jamais ténébreux, sans cesse tournoie, comme le sable roulé par un tourbillon.

« Et moi, dont la tête était ceinte d’erreur, je dis : — Maître, qu’entends-je ? et quels sont ceux-là qui paraissent plongés si avant dans le deuil ?

« Et lui à moi : — Cet état misérable est celui des tristes âmes qui vécurent sans infamie ni louanges.

« Mêlées elles sont à la troupe abjecte de ces anges qui ne furent ni rebelles, ni fidèles à Dieu, mais furent pour soi.

« Le Ciel les rejette pour qu’ils n’altèrent point sa beauté ; et ne les reçoit pas le profond Enfer, parce que les damnés tireraient d’eux quelque gloire.

« Et moi : — Maître, quelle angoisse les fait se lamenter si fort ? il répondit : — Je te le dirai très-brièvement

« Ceux-ci n’ont point l’espérance de mourir, et leur aveugle vie est si basse, qu’ils envient tout autre sort.

« Aucune mémoire le monde ne laisse subsister d’eux ; la Justice et la Miséricorde les dédaignent. Ne discourons point d’eux, mais regarde et passe[59]. »

Quelle indignation, quelle colère pèserait sur ces damnés d’un poids égal à celui de ce mépris ?

Le touchant épisode de Francesca de Rimini, lequel a fourni à l’un de nos peintres le sujet d’une de ses plus belles œuvres, est dans toutes les mémoires. Tendresse, ingénuité, grâce ravissante, mélancolie des doux souvenirs, que ne s’y trouve-t-il point ? Les deux amants qu’emporte et roule dans son cercle éternel l’infernal ouragan, s’arrêtent à la prière de Dante, et Francesca lui fait le récit de leurs infortunes. Combien l’effet en est différent de ce qu’il serait si le Poete l’avait mis dans la bouche de celui qui jamais d’elle ne sera séparé. Un poëte vulgaire n’y eût pas manqué ; il aurait cru répandre ainsi sur l’amante silencieuse un certain charmé de modestie pudique : et au contraire, outre l’exquis sentiment de délicatesse passionnée par lequel elle semble se rendre propre une commune faiblesse, c’est en l’avouant elle-même qu’elle l’excuse, c’est par la vive expression de l’amour qui la fascine encore, qu’elle imprime à cet amour qui survit au corps, qui réside dans l’âme seule, je ne sais quel caractère chaste d’où naît la pitié douloureuse et tendre qu’inspirent ceux dont il fera, au fond d’une joie secrète, l’immortel tourment.

Rien ne contraste plus que cette scène et celle où apparaît, au dixième chant, la grande figure de Farinata. Chef des Gibelins à Florence, deux fois il en chassa les Guelfes, et fut enfin défait par eux à Monte-Aperto, près de l’Arbia. Dante peint en lui, avec la fierté aristocratique[60], l’inflexible orgueil, la haine opiniâtre de parti, la passion politique dominant, absorbant toutes les autres passions. Et comment les peint-il ? C’est ici qu’il faut admirer le génie du Poëte. Pas une réflexion ; quelques larges coups de pinceau, un bref dialogue dont chaque mot met à nu le fond de l’âme, et le tableau est complet. Mais de quelle manière, tout d’abord, il éveille l’attention et prépare l’effet ! Nous sommes dans une campagne lugubre, couverte de tombeaux rougis par le feu ; subitement de l’un d’eux sort une voix qui invite Dante à s’arrêter. Il s’effraye et se rapproche de Virgile :

« Que fais-tu ? lui dit celui-ci ; tourne-toi ! Vois là Farinata qui s’est levé : tu le verras tout entier de la ceinture en haut. »

Que doit être celui dont l’aspect émeut ainsi Virgile, le Guide qui, dépouillé de la mortalité, passe impassible à travers ces régions désolées ? Ne voit-on pas Farinata, séparé du vulgaire des morts, se lever comme une apparition formidable, gigantesque ?

Dante poursuit :

« J’avais déjà mes yeux fixés sur les siens ; et lui de la poitrine et du front se dressait, comme s’il eût eu l’enfer à grand mépris. »

L’ombre altière l’interroge sur les siens. Il les nomme.

« Cruellement, reprend l’ombre, ils furent ennemis et de moi et de mes aïeux ; aussi les chassai-je deux fois. »

La réponse non moins fière part comme un trait :

« S’ils furent chassés, de toutes parts ils revinrent et l’une et l’autre fois ; mais les vôtres n’apprirent jamais cet art. »

Ici la scène s’interrompt soudain, et tout à l’heure on verra l’effet de cette interruption par rapport au dessein principal du Poëte.

Lentement, timidement, une autre ombre s’est levée : c’est celle de Cavalcante de Cavalcanti, père de Guido Cavalcanti, ami de Dante. Il a reconnu la voix de celui-ci, et il espère que son fils l’accompagne. Trompé dans cette espérance, il s’écrie en pleurant :

« Si à travers cette sombre prison tu vas par grandeur d’âme, mon fils où est-il ? pourquoi pas avec toi ? »

Quelle louange, et comme elle sort naturellement d’un cœur paternel ! Ce père ne conçoit pas que, là où éclate la grandeur d’âme, son fils n’y soit point.

Sur un mot équivoque de Dante, il croit ce fils mort, jette un cri de douleur, et tombe à la renverse au fond du sépulcre embrasé.

Plus cette scène est touchante, plus elle fait ressortir le caractère de Farinata. Elle n’a point existé pour lui : il n’a rien vu, rien entendu, absorbé tout entier dans l’amer sentiment qu’ont réveillé en son âme superbe les paroles de Dante : mais les vôtres n’apprirent jamais cet art.

Et continuant le premier discours : « Qu’ils aient mal appris cet art, dit-il, cela me tourmente plus que cette couche. »

Voilà son enfer : près de ce supplice de l’orgueil, la tombe brûlante où il gît n’est rien.

Il faut lire le reste dans le poëme même ; il y faut voir avec quel art le Poëte, sans altérer le caractère de Farinata, en tempère l’âpreté, en montrant, dans l’homme de parti, dans le chef de faction, quelque chose de plus fort encore que la haine : le doux, le saint amour de la patrie. Dante lui a reproché le carnage qui rougit l’Arbia.

« Après avoir en soupirant secoué la tête : — À cela, dit-il, je ne fus pas seul, et ce n’eût pas certes été sans cause qu’avec les autres je m’y fusse porté ;

« Mais quand tous consentaient à détruire Florence, seul en face je la défendis. »

Si ce ne sont pas là des beautés égales à tout ce que la poésie offrit jamais de plus beau, qu’est-ce donc ?

Le grand gibelin toscan offre un de ces types primordiaux, d’où dérive ensuite une multitude d’imitations directes ou indirectes. Quelles que soient les nuances, les modifications secondaires, on l’y reconnaît toujours, et toujours il conserve je ne sais quoi de plus vaste, de plus profond, de plus puissant.

C’est de lui que Byron s’inspirait en peignant le Giaour et plusieurs autres de ses personnages. Ils procèdent de Farinata comme les rejetons naissent du pied de l’arbre ; même sève d’orgueil, de haine, de vengeance ; mais, de ces rejetons, aucun n’atteint la hauteur de la tige primitive.

Longin définissait le sublime, le son que rend une grande âme. Il semble que ce mot ait surtout été dit pour Dante. Mais l’âme du poëte ne doit pas rendre seulement un son ; elle doit vibrer au souffle des passions les plus opposées, des sentiments les plus divers, et dans sa divine harmonie, reproduire l’harmonie si variée de la nature et du cœur de l’homme. Par ce côté encore, Dante, autant qu’Homère, peut être nommé le poëte souverain. Tout le frappe, tout l’émeut, et, des plus petits aux plus grands objets, il se transforme pour tout peindre avec une égale vérité, une égale perfection. À l’étroit dans la nature même, il crée, il fait d’une vision fantastique quelque chose de réel et de vivant, entraînant la croyance à la suite de sa puissante imagination. Et dans ces poétiques créations, quelle originalité, quelle force d’invention propre, alors même que l’idée première, suggérée d’ailleurs, semble devoir le rendre imitateur ! Au treizième chant, il emprunte à Virgile celle d’arbustes animés par les ombres humaines : voilà tout ce qu’ils ont de commun. Le reste appartient uniquement à Dante. Il est arrivé à la seconde enceinte du septième cercle, où sont punis les suicides :

« Nous entrâmes dans un bois où nul sentier n’était tracé,

« Point de feuillage vert, mais de couleur sombre ; point de rameaux unis, mais noueux et tordus ; point de fruits, mais sur des épines des poisons.

« N’ont point de huiliers si épais et si âpres ces bêtes sauvages qui, entre Cecina et Corneto haïssent les lieux cultivés.

« Là font leurs nids les hideuses Harpies, qui chassèrent des Strophades les Troyens, avec la triste annonce du futur désastre.

« Elles ont de vastes ailes, et des cols et des visages humains, et des pieds armés de griffes, et des plumes à leur large ventre :

« Elles se lamentent sur les arbres étranges. »

Ce dernier trait si simple achève le tableau de cette immense désolation.

Là les désespérés qui loin d’eux rejetèrent leurs âmes[61], gémissent sous l’écorce des buissons, ou, tels que les bêtes des forêts, sont chassés par des meutes infernales. Pour satisfaire le désir de Dante, Virgile interroge l’un d’eux :

« Qu’il te plaise de nous dire comment l’âme est liée à ces arbres noueux, et, si tu le peux, dis-nous si quelqu’une jamais se dégage de tels membres. »

« Alors fortement souffla le tronc, puis le souffle se changea en cette voix : — Brièvement il vous sera répondu.

« Lorsque l’âme féroce quitte le corps dont elle s’est elle-même arrachée, Minos l’envoie à la septième bouche.

« Elle tombe dans la forêt, non en un lieu choisi, mais où le hasard la jette. Là, elle germe comme un grain d’épeautre.

« S’élevant, elle devient une tige et un arbre silvestre. Les Harpies, se repaissant de ses feuilles, ouvrent un passage à la douleur qu’elles lui font ressentir.

« Comme les autres nous viendrons rechercher nos dépouilles, mais cependant aucun ne les revêtira ; car il n’est pas juste que l’homme recouvre ce que lui-même il s’est ravi.

« Ici nous les traînerons, et dans la lugubre forêt nos corps seront suspendus, chacun au tronc de sa triste ombre. »

Ces corps éternellement suspendus devant leurs âmes éternellement séparées d’eux, ces débris d’une nature à jamais mutilée, cette mort dans la mort, n’est-ce pas là un spectacle étrange qui saisit l’imagination et l’enveloppe comme d’un crêpe funèbre ?

Tout d’un coup la scène change :

« Nous demeurions attentifs, croyant qu’il voulait dire encore autre chose, quand nous surprit un bruit

« Semblable au fracas des bêtes et des branches qu’entend celui qui voit venir le sanglier et la meute qui le suit.

« Et voilà, vers la gauche, deux damnés nus et déchirés, fuyant de telle vitesse, qu’à travers la forêt ils brisaient tout obstacle.

« Celui de devant : Accours, accours, ô mort ! Et l’autre, à qui trop il paraissait tarder : — Lappo, si prudentes ne furent pas

« Tes jambes aux joutes de Toppo[62]. Et puis, l’haleine lui manquant peut-être[63], de soi et d’un buisson il fit un seul groupe.

« Derrière eux la forêt était pleine de chiennes noires, affamées et courant comme des lévriers qu’on vient de détacher.

« Dans celui qui s’était tapi, elles enfoncèrent les dents et le déchirèrent pièce à pièce, puis emportèrent ces lambeaux palpitants. »

À ces sombres horreurs succèdent des sentiments qui reposent l’âme et l’attendrissent. Sur une berge à l’abri des flammes, Dante traverse une plaine où, en longue file, courent les pécheurs que frappent des traits de feu. Il est reconnu avec étonnement par son ancien maître, Brunetto Latini, qui d’en bas l’arrête par le pan de sa robe, et s’écrie : — O merveille[64] !

« Lorsque vers moi il étendit le bras, sur cette face grillée par le feu je fixai tellement mon regard, que le visage brûlé n’empêcha point

« Mon entendement de le reconnaître ; et, vers sa face abaissant la main, je répondis : — Êtes-vous ici, ser Brunetto ?

« Et lui : — O mon fils, ne te déplaise qu’un peu en arrière avec toi reste Brunetto Latini, et laisse aller la file.

« Je lui dis : — Autant que je peux, je vous en prie ; et si vous souhaitez qu’avec vous je m’asseye, je le ferai, s’il plaît à celui avec qui je vais.

« — O mon fils, dit-il, qui de ce troupeau s’arrête un instant, gît ensuite cent années sans se mouvoir sous le feu qui le frappe.

« Va donc, et je t’accompagnerai ; puis je rejoindrai ma bande qui va pleurant son dam éternel.

« Je n’osais descendre de la berge pour marcher près de lui, mais je tenais ma tête baissée comme un homme qui chemine humblement.

« Il commença : — Quelle fortune ou quel destin t’amène ici-bas avant le dernier jour ? »

Dante l’instruit en peu de mots de ce qu’il désire savoir ; après quoi Brunetto, rappelant ce que jadis il avait prédit de ses destinées glorieuses, l’encourage à poursuivre son voyage. Puis, l’avenir s’ouvrant à ses yeux, il lui annonce les rudes épreuves auxquelles mettra sa constance le peuple ingrat et méchant qui, à cause de son bien-faire, se fera son ennemi. Dante lui répond :

« Si exaucée eût été ma demande, vous ne seriez point encore banni de la vie humaine.

« Car dans ma mémoire est gravée, et mon cœur conserve votre chère et bonne et paternelle image, alors que, dans le monde, souvent

« Vous m’enseigniez comment l’homme s’éternise ; et combien j’en ai de gratitude, il convient que, pendant que je vis, ma langue le manifeste.

« Ce que de mes destins vous racontez, je l’écris et le réserve pour que l’interprète, avec un autre texte, une dame (Béatrice) qui le pourra si jusqu’à elle j’arrive.

« Sachez seulement ceci, que pourvu qu’aucun reproche ne me fasse ma conscience, quoi que veuille la fortune, je suis prêt. »

Cette reconnaissance du maître et du disciple, ces souvenirs d’une vie qui a fui à jamais, ce mutuel échange de vœux et de tendresses en un tel lieu, empruntent de ce lieu même je ne sais quel charme singulier de douceur et de tristesse. Et, à ce sujet, nous remarquons que Dante rarement montre les damnés en proie au désespoir, aux fureurs de la haine ; qu’il les représente, au contraire, liés encore aux vivants par leurs affections antérieures, de sorte que l’amour n’est point banni de l’enfer même. Si, lorsqu’il parle d’eux d’une manière générale, sa parole s’empreint de toutes les terreurs du dogme théologique, lorsque ensuite, durant son passage à travers ces régions désolées, il rencontre les personnes mêmes, converse avec elles, il oublie le dogme, il rentre dans l’ordre des sentiments que la nature inspire ; quelque mortelle que soit la chute, elle laisse subsister le caractère originel de l’être dégradé, mais non entièrement ; et sous le damné on retrouve encore l’homme. Qui aurait pu supporter, sans cela, l’affreux récit de tous ces supplices ? Il n’eût produit qu’une impression de dégoût et d’horreur, et le livre serait tombé des mains.

Non-seulement le Poëte exclut des sombres demeures qu’il dépeint l’idée du mal pur, non-seulement il a soin de réveiller partout celle de la vie humaine, telle à peu près qu’elle s’offre à nos yeux sur la terre, mais, avec un art merveilleux, quelquefois il s’incarne lui-même dans ses fictions, il les anime de son propre esprit et de l’esprit de son âge, que tourmentait la soif de connaître, qu’attirait vers les lieux où le soleil se couche, au delà des vastes mers, le vague pressentiment d’un monde inconnu, du monde où deux siècles après aborda Colomb. Ulysse, qu’il trouve dans le huitième bolge, lui raconte comment, après avoir quitté Circé, il commença ses courses errantes[65].

« Ni la douce pensée de mon fils, ni la piété envers mon vieux père, ni l’amour dû qui devait être la joie de Pénélope,

« Ne purent vaincre en moi l’ardeur d’acquérir la reconnaissance du monde, et des vices des hommes, et de leurs vertus.

« Mais sur la haute mer de toutes parts ouverte, je me lançai avec un seul vaisseau, et ce petit nombre de compagnons qui jamais ne m’abandonnèrent.

« L’un et l’autre rivage je vis, jusqu’à l’Espagne et jusqu’au Maroc, et l’île de Sardaigne, et les autres que baigne cette mer.

« Moi et mes compagnons nous étions vieux et appesantis quand nous arrivâmes à ce détroit resserré où Hercule posa ses bornes,

« Pour avertir l’homme de ne pas aller plus avant. Je laissai Séville à main droite ; à l’autre déjà Septa m’avait laissé.

« — O frères, dis-je, qui, à travers mille périls, êtes parvenus à l’occident, suivez le soleil, et à vos sens

« A qui reste si peu de veille, ne refusez pas l’expérience du monde sans habitants ;

« Pensez à ce que vous êtes ; point n’avez été faits pour vivre comme des brutes, mais pour rechercher la vertu et la connaissance.

« Par ces brèves paroles, j’excitai tellement mes compagnons à continuer leur route, qu’à peine ensuite aurais-je pu les retenir.

« La poupe tournée vers le levant, des rames nous fîmes des ailes pour follement voler, gagnant toujours à gauche.

« Déjà, la nuit, je voyais toutes les étoiles de l’autre pôle, et le nôtre si bas que point il ne s’élevait au-dessus de l’onde marine.

« Cinq fois la lune avait rallumé son flambeau, et autant de fois elle l’avait éteint depuis que nous étions entrés dans la haute mer,

« Quand nous apparut une montagne, obscure à cause de la distance, et qui me sembla plus élevée qu’aucune autre que j’eusse vue :

« Nous nous réjouîmes, et bientôt notre joie se changea en pleurs, de la nouvelle terre un tourbillon étant venu, qui par-devant frappa le vaisseau.

« Trois fois il le fit tournoyer avec toutes les eaux ; à la quatrième, il dressa la poupe en haut, et en bas il enfonça la proue, comme il plut à un autre,

« Jusqu’à ce que la mer se refermât sur nous. »

Pas un mot après ce dernier mot ; le chant finit soudain : on ne voit plus, on n’entend plus que le flot qui passe au-dessus du vaisseau englouti dans l’éternel silence de l’abîme.

La puissance souveraine de l’art dérive de ses rapports mystérieux avec ce quelque chose d’infini que recèle l’âme humaine. S’il ne pénètre à cette profondeur, il ne produit que des effets vulgaires, n’éveille aucun de ces longs échos, qui, comme les ondes d’un vaste océan, vont se perdre au loin dans l’espace immense. C’est beaucoup moins par ce qu’il exprime que le poëte est vraiment poëte, créateur[66], que par les pensées, les visions internes qu’il suscite. Et ces visions, diverses pour chacun selon sa nature, le caractère de son esprit, sa sphère propre d’idées, de sentiments, sont par cela même inépuisables. Quoi de plus simple que le récit d’Ulysse ? Et qui pourrait l’entendre sans émotion, sans voir flotter vaguement devant soi tout un monde, on ne sait quel monde, mais agrandi encore par le mélange des ombres. Plus les contours en sont indécis, plus il fascine l’imagination. Ce monde, au fond, ce n’est que l’homme même, son éternelle aspiration à un « au delà » sans terme, son mouvement éternel à travers les réalités passagères, vers ce que ne borne ni le temps ni l’espace, vers l’Être infini qui éternellement attire à soi toutes ses créatures. Près de lui, qu’est-ce que le reste ? Près de la joie de s’en approcher, qu’est-ce que les joies de cette vie terrestre, qu’est-ce que cette vie même ? De là l’insatiable besoin de lumière, de connaître toujours plus, pour aimer toujours plus, pouvoir et agir toujours plus ; de là, dans un travail sans repos, le mépris des obstacles, des fatigues, des souffrances, cette irrésistible impulsion qui force l’homme, jeté sur une mer inconnue, au milieu des écueils, des tempêtes, d’obéir à la voix qui lui crie : Va, suis le soleil !

De ces hautes régions où le Poëte, comme par quelques paroles magiques, vous a transportés, il redescend sur cette terre où, dans leurs passions insensées, s’agitent tristement les mortels misérables. Il est dans le cercle des damnés qui, enveloppés d’une flamme qui les cache à la vue, expient, sous ces vêtements de feu, la ruse maligne, l’imposture, la fourbe[67]. Tout à coup, une voix :

« Si récemment dans ce monde aveugle tu es tombé, de cette douce terre latine d’où j’ai apporté toute ma coulpe,

« Dis-moi si les Romagnols ont la paix ou la guerre ; car je fus des monts, là, entre Urbino et la montagne d’où sort le Tibre[68].

« — O âme là-dessous cachée ! répond Dante, la

« Romagne n’est ni ne fut jamais sans guerre dans le cœur de ses tyrans. »

Quelle tristesse dans ce seul mot ! et comme, du cœur de ces tyrans, on voit se déborder tous les maux sur cette contrée calamiteuse !

Après avoir avec plus de détails satisfait à la demande du damné, Dante, à son tour, lui en adresse une :

« Maintenant, je te prie de nous dire qui tu es ; ne sois pas plus dur que d’autres ne l’ont été, et que ton nom se conserve dans le monde ! »

Ici se déroule une des scènes les plus étranges, les plus terribles, les plus fantastiques. La haine du gibelin flétrit, à la fois, et le fourbe auquel il fait raconter ses honteux méfaits, et le pape qui le poussa dans l’infernal abîme. Il y a des moments où l’on croît entendre le sifflement du fer rouge appliqué sur le front du pontife prévaricateur.

Dante a cru complaire à Gui de Montefeltro en souhaitant que son nom se conserve dans le monde. Le réprouvé le détrompe, et, sans y songer, dévoile ainsi lui-même son supplice secret, le sentiment de sa turpitude.

« Si je croyais répondre à quelqu’un qui dût jamais retourner dans le monde, cette flamme cesserait de se mouvoir ;

« Mais puisque jamais, si ce qu’on dit est vrai, nul ne retourna vivant de ses profondeurs, sans crainte d’infamie je te réponds :

« Je fus homme d’armes, et puis cordelier, croyant, en me ceignant ainsi, expier mes fautes, et certes il en aurait été entièrement comme je le croyais,

« N’eût été le Grand-Prêtre[69], à qui mal en prenne, qui me replongea dans mes premiers méfaits : comment et pourquoi, je veux que tu l’entendes.

« Pendant que je fus la forme d’os et de chair que ma mère me donna, mes œuvres ne furent pas d’un lion, mais d’un renard ;

« Les sourdes pratiques et les voies couvertes je les sus toutes, tellement que le bruit en parvint jusqu’au bout de la terre.

« Quand je fus arrivé à ce point de mon âge où chacun devrait abaisser les voiles et serrer les cordages,

« Ce qui premièrement me plaisait, alors me pesa ; repentant et confès je me fis : et bien, hélas ! m’en serais-je trouvé, pauvre misérable !

« Le Prince des nouveaux Pharisiens avait la guerre près de Latran[70], et ni avec les Sarrasins ni avec les Juifs ;

« Étaient chrétiens tous ses ennemis, et aucun n’avait aidé à prendre Acre ou trafiqué dans la terre du Soudan.

« Ni l’office suprême, ni les ordres sacrés il ne regarda en soi, non plus qu’en moi le cordon qui jadis amaigrissait ceux qui s’en ceignaient.

« Mais comme Constantin manda Sylvestre d’au dedans du Siratti pour guérir sa lèpre, ainsi me manda-t-il, comme médecin,

« Pour guérir sa fièvre de superbe. Il me demanda conseil, et je me tus, ses paroles me paraissant ivres.

« Il reprit : — Que ton cœur ne craigne point ! dès à présent je t’absous ; enseigne-moi comment je jetterai bas Palestrina.

« Je puis, comme tu sais, ouvrir et fermer le ciel ; car doubles sont les clefs qui point ne furent chères à mon prédécesseur[71].

« Alors me poussèrent les graves arguments là où se taire me parut le pis, et je dis : — Père, puisque tu me laves

« De ce péché où je dois maintenant tomber, longue promesse et court effet[72] te fera triompher sur le haut siége.

« Ensuite, quand je fus mort, François me vint chercher ; mais un des anges noirs lui dit : — Ne l’enlève point, ne me fais pas tort ;

« En bas, parmi mes serfs il doit venir, parce qu’il donna le conseil frauduleux, depuis quoi je le tiens aux crins.

« Absous ne peut être qui ne se repent, et à la fois vouloir et se repentir ne se peut, à cause de la contradiction qui point ne le permet.

« O malheureux ! comme je tressaillis lorsqu’il me prit, disant : — Tu ne pensais pas que je fusse logicien ?

« Il me porta devant Minos ; et celui-ci, après avoir huit fois roulé sa queue autour de son dos endurci, et se l’être mordue de rage,

« Dit : — Ce pécheur est de ceux que le feu dérobe. Par quoi, là où tu vois, perdu suis-je, et ainsi vêtu, gémissant je vais. »

N’est-ce pas là tout un drame ? et comme l’action en est rapide ! et comme, dans sa rapidité, on est ému successivement des sentiments les plus divers ! Pas un trait qui ne réveille une longue suite de pensées, qui ne présente à l’imagination un tableau qu’elle développe et complète d’elle-même. Et quel naturel ! quelle vérité dans le retour que fait sur lui-même, sur l’irréparable passé, ce perdu, alors qu’il était la forme d’os et de chair que sa mère lui donna. Cette forme d’os et de chair, c’est tout l’homme. Quelle que soit sa superbe, il n’a que cela. Mais non : il a encore ce que, dans les illusions de ses jeunes années, il oublie, une âme. Plus tard, trop tard, il se souvient d’elle :

« Quand je fus arrivé à ce point de mon âge où chacun devrait abaisser les voiles et serrer les cordages,

« Ce qui, premièrement, me plaisait, alors me pesa ; repentant et confès je me fis : et bien, hélas ! m’en serais-je trouvé, pauvre misérable ! »

Cette réflexion, qui coupe son récit, et qui, tout d’un coup, ramène au dedans de soi ce pauvre misérable, ajoute encore à ses tourments celui d’un regret éternellement vain. Ce qu’il eût pu être aggravé le poids de ce qu’il est désormais pour toujours.

La voix de ce spectre a quelque chose de sépulcral qui fait frissonner comme celle du père d’Hamlet. Appelé par le grand Prêtre, qu’en passant il maudit, le voilà seul, face à face, avec ce Prince des nouveaux Pharisiens, qui l’a mandé pour guérir sa fièvre de superbe.

On croit voir apparaître l’Ange d’orgueil. La tentation commence. Ce que dit le Pontife, il ne le redit point. Que serait-ce auprès de ce mot : Je me tus, ses paroles me paraissant ivres ? Le Pape a remarqué ce silence d’étonnement et d’effroi ; il rassure le moine consterné, l’éblouit du pouvoir qui lui est commis, et l’absout d’avance du péché auquel il le pousse. Le malheureux hésite, pèse de part et d’autre les graves arguments, et enfin succombe. Il a raisonné avec sa conscience ; à sa mort l’Ange noir raisonne à son tour, et l’emporte en se raillant de lui : Tu ne pensais pas que je fusse logicien ?

« Par quoi, là où tu vois, perdu suis-je ; et ainsi vêtu, gémissant je vais. »

Ce lugubre je vais ne se prolonge-t-il pas dans les cavernes infernales comme un écho de l’éternité ?

Parvenus au fond du cône où la glace enchaîne à jamais Lucifer, Dante et Virgile, dépassant le centre de la terre, remontent péniblement le long d’un ruisseau dont le bruit les guide au milieu de l’obscurité, et retrouvent la lumière en arrivant à la surface de l’autre hémisphère, au-dessus duquel s’élève un mont que les eaux entourent de toutes parts : — Ce mont est le Purgatoire, et la deuxième Cantique commence.


VIII


PURGATOIRE


La permanence de l’être humain après le phénomène appelé mort, la diversité pour chacun de l’état qui la suit, selon qu’il a vécu moralement bien ou mal, ces deux croyances, inhérentes à notre nature, sont universelles ; mais dans le développement des idées qui y correspondent, la raison, abusée par de fausses analogies ou égarée par d’autres causes d’erreurs, a souvent altéré les simples enseignements de la conscience native. Ainsi, glissant, à son insu même, sur la pente d’un anthropomorphisme dangereux, elle s’est représenté le souverain Être distribuant les peines et les récompenses futures, comme sur la terre les juges les distribuent par une libre détermination de leur volonté propre, arbitrairement en ce sens que la peine et la faille n’ont entre elles aucun lien nécessaire, tandis qu’en réalité elles sont liées de la même manière que la cause et l’effet, dont l’intime relation résulte de leur essence et dépend d’elle, directement et uniquement. La peine sort de la faute comme la souffrance de la maladie, selon des lois premières, immuables, qui sont les lois mêmes de la vie.

On s’est également persuadé que la peine renfermait en soi une vertu expiatrice, — en d’autres termes, que la souffrance guérit la maladie, — ce qui a conduit à cette opinion exécrable que Dieu se complaît dans la peine ou dans la souffrance de l’être puni.

De là le zèle persécuteur, de là ce débordement de cruautés infernales au moyen desquelles, chez tant de peuples, une frénétique piété a cru satisfaire à la justice divine. La législation même, imbue de cette pensée funeste, en a étendu les conséquences aux délits de tous ordres et à leur châtiment, transformé en une sorte de culte expiatoire et de sacrifice humain.

D’une autre part, l’idée de l’absolu, née des abstraites spéculations de la métaphysique, se combinant avec celle du mal, on se figura qu’il existait des péchés inexpiables, éternels dès lors, et dès lors aussi entraînant après soi une punition éternelle. D’où, à l’égard de ces péchés infinis en durée, infinis par le caractère de celui qu’ils offensent, le dogme effroyable de l’éternité des peines :


______Sedet, æternumque sedebit
Infelix Theseus[73].


Ainsi, trois états de l’homme après la mort : l’état de béatitude éternelle pour les justes, l’état d’éternel châtiment pour les pécheurs fixés dans le mal, enfin, pour les pécheurs susceptibles de recouvrer la santé de l’âme, l’état de purification passagère.

Sur ce point, la doctrine chrétienne n’a rien qui la distingue des doctrines antérieures. On la retrouve tout entière dans Platon, et, chose remarquable, en des termes pareils à ceux de l’Évangile :

« La mort n’est, à ce qu’il me semble, que la séparation de l’âme et du corps… Après cette séparation, l’âme demeure telle qu’elle était auparavant ;

« elle conserve et sa nature et les affections qu’elle a contractées pendant cette vie. Quand donc les morts arrivent devant le Juge, il examine l’âme de chacun, sans avoir aucun égard au rang qu’il occupait sur la terre. Mais bien souvent, considérant l’âme du grand roi des Perses, ou d’un autre roi, ou de quelque autre homme puissant, il n’y découvre rien de sain ; au contraire, les parjures et les injustices dont elle s’est rendue coupable la couvrent comme d’autant de meurtrissures et de plaies ; elle est toute défigurée par l’orgueil et le mensonge ; il n’y a rien de droit en elle, parce qu’elle n’a point été nourrie de la vérité. Maîtresse de suivre ses penchants, elle s’est plongée dans la mollesse, la débauche, l’intempérance, dans des désordres de toute espèce, de sorte qu’elle regorge d’infamie : ce que voyant le Juge, il l’envoie ignominieusement dans la prison où elle doit subir les supplices qu’elle a mérités ; car il convient que celui qui est puni justement, le soit afin d’en tirer de l’avantage en devenant meilleur, ou pour servir d’exemple aux autres et les porter à se corriger par la crainte que son châtiment leur inspire[74]. Or, ceux que les dieux et les hommes punissent afin que leur punition leur soit utile, sont les malheureux qui ont commis des péchés guérissables : la douleur et les tourments leur procurent un bien réel, car on ne peut être autrement délivré de l’injustice. Mais pour ceux qui, ayant atteint les limites du mal, sont tout à fait incurables, ils servent d’exemples aux autres, sans qu’il leur en revienne aucune utilité, parce qu’ils ne sont pas susceptibles d’être guéris ; ils souffriront éternellement des supplices épouvantables… C’est pourquoi, méprisant les vains honneurs et ne regardant que la vérité, je m’efforce de vivre et de mourir en homme de bien ; et je vous y exhorte, ainsi que tous les autres, autant que je puis. Je vous rappelle à la vertu, je vous anime à ce saint combat, le plus grand, croyez-moi, que nous ayons à soutenir sur la terre. Combattez donc sans relâche, car vous ne pouvez plus vous être à vous-même d’aucun secours, lorsque, présent devant le Juge, vous attendez votre sentence tout tremblant et saisi de terreur[75]. Cette sentence rendue, le Juge ordonne aux justes de passer à la droite et de monter aux cieux ; il commande aux méchants de passer à la gauche et de descendre aux enfers[76]. »

Suivant Pythagore[77], les âmes de ceux qui, s’étant plongés dans les voluptés du corps et s’en étant rendus esclaves, ont violé le droit divin et humain, sont roulées autour de la terre, et ne reviennent au ciel qu’après avoir été ainsi emportées durant beaucoup de siècles. Virgile décrit, d’après la même doctrine, les peines que subissent ces âmes malades, jusqu’à ce qu’elles soient purifiées de leurs souillures[78]. Chez tous les peuples on retrouve des croyances analogues. Elles sont comme la voix de la conscience universelle, qui, unissant l’idée de souffrance à l’idée de désordre, et l’idée de pureté à celle de béatitude, a dû rendre, pour les pécheurs, la possession de celle-ci dépendante d’une purification préalable, comme la santé perdue ne se retrouve qu’après un temps de convalescence plus ou moins pénible.

L’opinion toute métaphysique de châtiments éternels, ou de l’éternité du mal, n’a pu naître, nous le répétons, qu’à des époques où le raisonnement abstrait, substitué aux natives inspirations de la conscience, altéra dans l’homme le sentiment de ses lois, véritables. Mais, parmi les aberrations où l’a jeté, à cet égard, une fausse théologie, il n’en est point de plus effrayantes que celles de quelques sectes chrétiennes qui, niant le Purgatoire ou un état de purification après la mort, n’admettent que l’Enfer, et, en cela, tirent une juste conséquence d’un autre point de leur doctrine, suivant laquelle l’homme est prédestiné de toute éternité au salut ou à la damnation, en vertu d’un décret immuable de la pure volonté divine. Ce décret absolu impliquant la nécessité non moins absolue de son accomplissement, il est clair qu’au moment où l’homme passe de cette vie dans l’autre, ses destinées sont fixées à jamais, et qu’il ne peut dès lors exister pour lui de demeure que le ciel éternel ou l’enfer éternel, sans que le choix entre l’un et l’autre ait pu, à aucun degré, être en sa puissance, dépendre de l’usage de son libre arbitre, que la même doctrine détruit radicalement, et avec lui le principe moral inséparable de la liberté. De tous les blasphèmes contre Dieu, il n’en est point que celui-ci ne surpasse en impiété.

Dante a conçu sa seconde Cantique d’après les idées catholiques conformes à celles de Platon. Mais il a dû développer ce sujet, l’orner de détails qui représentassent à l’imagination, et, en quelque manière, aux sens mêmes, ce que propose à la seule pensée le dogme théologique ; créer un monde, et le peupler d’êtres réels : — ut pictura poesis.

Du milieu des eaux, dans l’hémisphère opposé au nôtre s’élève une montagne de forme conique. Autour règnent des corniches, séjour des âmes qui doivent s’y purifier. Le paradis terrestre en occupe le sommet, et au bas, sur les premières rampes, ceux, en grand nombre, qui différèrent leur conversion jusqu’aux approches de la dernière heure, attendent, durant un temps plus ou moins long, selon que leur négligence a été plus ou moins coupable, qu’il leur soit permis de monter dans le véritable purgatoire, dont, plus haut, un ange garde l’entrée. Il se compose de sept corniches, chacune desquelles est consacrée à l’expiation d’un des sept péchés capitaux. La disposition en est, comme on voit, pareille à celle de l’enfer, mais en sens inverse. Des deux cônes, le sommet de l’un correspond à l’état de l’homme descendu le plus avant dans le mal, le sommet de l’autre à l’état de l’homme pleinement régénéré. Nous avons fait remarquer, déjà, que Dante se complaît dans ces correspondances symétriques.

Le ton de cette Cantique contraste profondément avec celui de la précédente. Il a quelque chose de doux et de triste comme le crépuscule, d’aérien comme le rêve. Les violents mouvements de l’âme se sont apaisés. Les peines matérielles y ressemblent à celles de l’enfer, et l’impression en est toute différente. Elles éveillent une tendre pitié, au lieu de la terreur et d’une âpre angoisse. L’âme souffrante, non-seulement les accepte parce qu’elle en reconnaît la justice, mais elle les désire parce qu’elle sait qu’elle guérira par elles, et que, dans la douleur passagère, elle pressent une joie qui ne passera jamais. De là je ne sais quoi de tranquille, de calme, de mélancolique et de serein. Otez de la vie présente l’incertitude, le doute, la crainte, laissez-y seulement avec ses misères l’espérance qui les adoucit, et une pleine foi d’atteindre le but que l’espérance nous montre, ce sera le Purgatoire tel que Dante le peint. Et c’est qu’au fond le Purgatoire, l’Enfer, le Ciel, au degré où nous pouvons en avoir et l’idée et le sentiment, ne sont que les divers états de l’homme sur la terre, le monde où nous vivons, mélangé de vertus et de vices, de jouissances et de souffrances, de lumières et de ténèbres, et qu’en réalité l’autre monde n’en est que l’extension dans une sphère plus élevée et plus large. Séparez du bien et du mal l’absolu impossible, il ne reste que ces choses, héritage commun des êtres imparfaits et indéfiniment perfectibles. Notre enfer, notre purgatoire, notre ciel, c’est nous-mêmes, selon l’état de l’âme, duquel dépend radicalement celui du corps, et, si bas que soit le point d’où elles partent, toutes âmes montent au ciel, toutes y arriveront avec plus ou moins de labeur, parce que Dieu les attire toutes à soi, que Dieu est amour, et que l’amour est plus fort que la mort.

En sortant du gouffre infernal, et le visage encore souillé par ses noires vapeurs, Dante, tout à coup, revoit la lumière :

« Une douce teinte de saphir oriental, qui, jusqu’au premier cercle, nuançait l’aspect serein de l’air pur,

« Rendit à mes yeux le plaisir, dès lors que je fus hors de la morte atmosphère qui m’avait contristé la vue et le cœur.

« La belle planète qui invite à aimer[79], voilait les Poissons qui la suivaient, et, par elle animé, tout l’orient souriait[80]. »

Le même sujet a inspiré à Milton les beaux vers par lesquels s’ouvre son troisième chant :

« Salut, lumière sacrée, fille du ciel, née la première, ou de l’Éternel rayon coéternel ! ne puis-je pas te nommer ainsi sans être blâmé ? Puisque Dieu est la lumière, et que, de toute éternité, il n’habita jamais que dans une lumière inaccessible, il habita donc en toi, brillante effusion d’une brillante essence incréée. Ou préfères-tu t’entendre appeler ruisseau du pur Éther ? Qui dira ta source ? Avant le soleil, avant les cieux, tu étais : et, à la voix de Dieu, tu couvris, comme d’un manteau, le monde s’élevant des eaux ténébreuses et profondes : conquête faite sur l’infini vide et sans forme.

« Maintenant je te visite de nouveau d’une aile plus hardie, échappé du lac Stygien, quoique longtemps retenu dans cet obscur séjour. Lorsque, dans mon vol, j’étais porté à travers les ténèbres extérieures et moyennes, j’ai chanté, avec des accords différents de ceux de la lyre d’Orphée, le Chaos et l’éternelle Nuit. Une muse céleste m’apprit à m’aventurer dans la noire descente et à la remonter, chose rare et pénible ! Sauvé, je te visite de nouveau, et je sens ta lampe vitale et souveraine. Mais toi, tu ne reviens point visiter ces yeux qui roulent en vain pour rencontrer ton rayon perçant, et ne trouvent pas d’aurore[81]. »

Cette apostrophe a certainement de la grandeur et de la majesté. Peut-être désirerait-on plus de mouvement, moins de pensées incidentes ; peut-être l’espèce de raisonnement par où elle commence est-il un peu froid. Mais comme, bientôt, le poëte se relève :

« Avant le soleil, avant les cieux, tu étais : et, à la voix de Dieu, tu couvris, comme d’un manteau, le monde s’élevant des eaux ténébreuses et profondes, conquête faite sur l’infini vide et sans forme. »

Le dernier trait, ce retour du pauvre aveugle sur lui-même, le regret de cette belle lumière refusée à ses yeux, qui roulent en vain pour rencontrer son rayon perçant, et ne trouvent point d’aurore ; ce sentiment si vrai, plein d’une mélancolie si profonde et si calme, touche, émeut comme tout ce qui sort spontanément du cœur de l’homme. Toutefois, en se tenant plus près de la nature telle qu’elle apparaît, quand fuient les ombres, à nos sens ravis, Dante, croyons-nous, dans la même peinture, l’emporte par l’image, la fraîcheur et l’éclat.

Au pied du mont, sur la rive, il rencontre un vieillard, digne, à le voir, de tant de révérence que plus à son père n’en doit aucun fils. Ce vieillard est Caton d’Utique, préposé à la garde du Purgatoire pour en repousser les damnés qui, fuyant l’éternelle prison, tenteraient d’y entrer.

Dante, ici, dominé par un sentiment plus fort qu’elle, paraît oublier la théologie et son dogme rigide, et il n’est pas, à beaucoup près, le seul qui, sur ce point, eût opposé à l’autorité la voix de la conscience. Saint Justin, au second siècle, d’autres, plus tard, alors qu’Aristote régnait souverainement dans l’École, ont cru au salut des anciens qui avaient observé fidèlement les préceptes de la loi naturelle. Or, les plus illustres de ses contemporains, et spécialement les poëtes, si admirés de Dante, s’accordent à montrer dans Caton le juste par excellence, et le type même de la vertu. Ce que Lucain dit de lui rappelle le mot de Cicéron : charitas generis humani, et révèle le progrès immense accompli dans l’idée morale :

« Nul excès, suivre la nature, vivre pour la patrie, se croire né non pour soi, mais pour le monde entier, telle était la règle, la loi inébranlable du sévère Caton[82]. »

Les barrières qu’élevait entre les peuples le principe égoïste, le sentiment étroit des nationalités et des races, s’abaissent devant le grand dogme de l’unité du genre humain proclamée avec les devoirs qu’elle impose. Combien, déjà, l’on était loin des temps où le même mot signifiait étranger et ennemi !

Se souvenant peut-être des vers magnifiques où Horace peint le monde entier soumis, hors l’âme indomptable de Caton[83], Dante voyait encore en cet héroïque Romain le martyr de la liberté qu’il aima plus que la vie même. Aussi est-ce au nom de cet amour immortel et sacré que Virgile prie l’austère vieillard d’être favorable à celui dont le ciel a voulu qu’il fût le guide à travers les royaumes des morts.

« Qu’il te plaise d’agréer sa venue : il va cherchant la liberté qui est si chère, comme sait celui qui pour elle la vie refuse.

« Tu le sais, pour elle ne te fut point amère la mort à Utique, où tu laissas le vêtement qui au grand jour sera si brillant[84]. »

Nulles paroles plus simples, et que de pensées, que de sentiments elles éveillent au fond de l’âme émue ! Hélas ! en tous les sens, que sommes-nous, que de pauvres misérables qui vont cherchant La liberté, la liberté de l’esprit asservi aux préjugés et à l’ignorance, la liberté du cœur esclave des passions, la liberté du corps livré aux caprices de maîtres insolents, la liberté dans tous les ordres, dans l’ordre intellectuel, l’ordre moral, l’ordre politique. Qu’est-ce que nos sociétés, qu’est-ce que le monde, sinon un noir sépulcre où la tyrannie, sous mille formes hideuses, nous enchaîne avec des ossements ?

Les deux voyageurs voient venir rapidement sur les eaux, guidée par un Ange resplendissant de lumière une légère nacelle pleine d’âmes qu’elle dépose sur la plage. L’une d’elle est Casella, musicien renommé alors, lequel, ami de Dante, avait mis en chant plusieurs de ses canzoni[85]. Tandis que, regardant autour comme celui qui examine des choses neuves, elles s’enquièrent du chemin qu’elles doivent suivre pour monter, et que Virgile leur répond : Nous sommes pèlerins comme vous, s’apercevant, à la respiration de celui qui l’accompagne, qu’il est encore vivant, elles sont prises d’un grand étonnement. La scène qui s’ouvre ici vous transporte dans un monde vaporeux, aérien, réel à la fois et fantastique, où, de la terre que l’âme a quittée, il ne subsiste que ses tendresses, ses liens mystérieux avec les autres âmes, et ses ravissantes harmonies. Laissons parler le Poëte :

« Je vis l’une d’elles s’avancer pour m’embrasser avec tant d’affection, qu’elle me mut à faire la même chose.

« Hélas ! ombres vaines, excepté d’aspect ! Trois fois autour d’elle j’étendis les bras, et trois fois je les ramenai sur ma poitrine.

« L’étonnement, je crois, se peignit en moi, sur quoi l’ombre sourit et se retira ; et moi, la suivant, au delà d’elle je passai.

« Souèvement elle me dit de cesser ; alors je la reconnus, et la priai que, pour me parler, elle s’arrêtât un peu.

« Elle me répondit : — Comme je t’aimai dans le corps mortel, dégagé de lui je t’aime ; à cause de cela je m’arrête ; mais toi, pourquoi vas-tu ?

« — Mon Casella, pour retourner de nouveau là d’où je suis venu, je fais ce voyage ; mais toi, pourquoi cette terre si désirable t’était-elle déniée ? »

Casella répond vaguement qu’il n’a pu se plaindre de ce juste délai ; puis Dante reprend :

« Si une loi nouvelle ne t’ôte point la mémoire ou l’usage de l’amoureux chant qui apaisait tous mes soucis,

« Qu’il te plaise d’en consoler un peu mon âme, qui, venant ici avec le corps, est si affaissée.

« — Amour, qui discours en mon âme[86], commença-t-il alors, si souèvement que la douce mélodie en moi résonne.

« Le Maître et moi, et la troupe qui l’accompagnait, étions si ravis que chacun paraissait avoir toute autre pensée en oubli.

« Attentifs à ses chants et absorbés en eux, nous allions, quand tout à coup le vieillard vénérable : — Qu’est-ce que cela, esprits lents ?

« Quelle négligence, quel tarder est-ce là ? Courez, au mont pour vous dépouiller de l’écorce qui empêche que de vous Dieu ne soit vu[87]. »

Pour peindre la puissance de l’harmonie, les Grecs, de tous les anciens peuples le plus sensible à l’art, imaginèrent le mythe d’Orphée. L’Enfer chrétien, soumis à une loi inexorable, absolue, éternelle, ne permettait pas au Poëte d’y introduire cette antique fiction. Mais, sous une autre forme, transporté dans le Purgatoire, l’effet principal en est le même, et la reconnaissance des deux amis au séjour des ombres, cette tendresse à la fois de la terre et hors de la terre, dans laquelle se confondent et la vie et la mort, y ajoute je ne sais quoi d’idéal et de mystique. Suspendues au chant de Casella, les âmes oublient tout, le lieu où elles sont, celui vers lequel tout à l’heure encore les hâtait le désir de se purifier pour voir Dieu ; et l’on ne s’en étonne point, et l’on se sent fasciné comme elles, comme elles absorbé dans la mélodie de ces vers ravissants :


Amor, che nella mente mi ragiona,
Comincio egli allor si dolcemente,
Che la dolcezza ancor dentro mi suona.


À la voix de Caton courroucé, les ombres sortent de leur extase, se dispersent et courent vers le mont. Arrivés au pied, Dante et son guide trouvent le rocher si roide, qu’en vain les jambes les plus agiles essayeraient de le franchir.

« Maintenant, dit le Maître en s’arrêtant, qui sait par où la côte s’abaisse, de sorte qu’on puisse monter sans ailes ?

« Et tandis qu’il tenait la tête inclinée, examinant en esprit le chemin, et que moi en haut je regardais autour du rocher,

« A main gauche m’apparut une troupe d’âmes qui s’avançaient vers nous, et il ne le paraissait, tant elles marchaient lentement.

« — Maître, dis-je, lève les yeux : voilà, là-bas, qui nous donnera conseil, si tu ne le peux de toi-même.

« Alors il me regarda, et d’un air assuré répondit — Allons vers eux, car doucement ils viennent ; et toi, cher fils, raffermis en toi l’espérance.

« Cette troupe était encore, je dis quand nous eûmes fait mille pas, à la distance d’un trait de pierre lancée par une main habile,

« Quand tous se rangèrent contre les dures parois de la haute rive, et restèrent immobiles, comme qui va doutant s’arrête pour observer.

« — O vous dont bonne a été la fin, esprits déjà élus ! commença Virgile, par cette paix que, je crois, vous attendez tous,

« Dites-nous où la montagne est telle que possible il soit de monter, car, perdre le temps, à qui plus sait plus il déplaît.

« Comme les brebis sortent de l’étable, une, puis deux, puis trois, et les autres se tiennent, toutes timides, l’œil et le museau à terre,

« Et ce que fait la première, les autres le font, se serrant derrière elle si elle s’arrête, simples et tranquilles, et le pourquoi elles ne le savent.

« Ainsi vis-je mouvoir, pour venir, la tête de ce troupeau alors fortuné, pudique de visage, modeste en sa démarche.

« Lorsque ceux-ci virent, à ma droite, la lumière rompue à terre par devant, de sorte que mon ombre atteignait la grotte,

« Elles s’arrêtèrent et se retirèrent un peu en arrière, et toutes les autres, qui venaient après, en firent autant[88]. »

Qui a vu les brebis sortir du bercail, les revoit dans les vers qu’on vient de lire. Ils offrent un exemple de l’admirable vérité des peintures de Dante, à qui, dans l’observation de la nature, aucun détail n’échappe, et qui les reproduit aussi fidèlement qu’un miroir réfléchit les objets. Jamais rien de faux, rien de vague, jamais non plus rien d’inutile ; pas un trait, pas une circonstance qui ne concoure à l’effet. Et remarquez quel calme, quelle tranquille lumière matinale ces images champêtres répandent sur des lieux cependant consacrés aux pleurs, et comme l’innocence de ces simples et douces et placides créatures se reflète sur les âmes encore malades, encore souffrantes, mais assurées désormais de posséder, au sein d’une éternelle paix, le bien immuable. Ce sont ces secrets rapports, qu’on sent, qu’on n’exprime point, tant les nuances en sont et délicates et fugitives, qui font le charme inépuisable des œuvres du vrai génie.

Mais le génie, comme la nature, sait aussi varier ses tableaux pour en rendre l’impression plus vive par les contrastes. Dante et Virgile se joignent à ces pèlerins du monde des ombres, qui s’offrent à les guider vers le passage qu’ils cherchent. L’un d’eux, en cheminant, demande à Dante s’il le vit jamais sur la terre : « Il était blond et beau, et de noble aspect ; « mais un coup avait divisé l’un des sourcils. » Dante n’ayant de lui aucun souvenir : « Maintenant, vois ! » reprit-il ; et il lui montra une blessure au haut de la poitrine. Puis, souriant, il dit : « Je suis Manfred. »

On connaît son histoire. Clément IV, poursuivant en lui un descendant de Frédéric II, après l’avoir excommunié, appela Charles d’Anjou pour le chasser du royaume de Naples, dont l’archevêque de Cosenza avait offert, au nom du Pape, l’investiture à ce prince ambitieux. Manfred périt dans la bataille livrée près de Bénévent. Son corps, selon les lois de l’Église, ne pouvant reposer en terre sainte, Charles ordonna de l’ensevelir au bout du pont de Bénévent. Chaque soldat jeta une pierre sur sa fosse. On appelait mora cette sorte d’amas de pierres, vague souvenir des anciens tumulus. Mais l’archevêque de Cosenza ne permit point que les os de Manfred restassent enfouis sous quelques pelletées de terre pontificale. Il les fit transporter près du fleuve Verde, avec l’appareil lugubre en usage à l’égard des excommuniés, en silence et les cierges éteints.

L’ombre continue :

« Après que mon corps eut été percé de deux coups mortels, pleurant je m’en allai vers celui qui volontiers pardonne.

« Horribles furent mes péchés ; mais de si grands bras a la Justice infinie, qu’elle y reçoit tout ce qui revient à elle.

« Si le Pasteur de Cosenza, qu’en chasse de moi envoya Clément, avait alors en Dieu bien lu cette page,

« Les os de mon corps seraient encore au bout du pont de Bénévent, sous la garde de la pesante mora.

« Maintenant les baigne la pluie et les roule le vent hors du royaume, le long du Verde, où il les transporta à lumière éteinte[89]. »

Manfred raconte et ne se plaint point : que lui importent, à présent, ces choses de la terre ? Mais le Poëte gibelin, par la pitié qu’inspire ce roi puissant la veille, et le lendemain privé même d’une fosse, a atteint son but ; il a flétri le persécuteur, il a rendu exécrable à tous sa vindicte atroce, sa haine qui ne pardonne point alors même que déjà Dieu a pardonné.

L’espace que les âmes en attente occupent dans le Purgatoire comprend plusieurs cercles, et les plus larges, puisqu’en s’élevant le mont se rétrécit. On pourrait, au premier abord, s’étonner de l’étendue de cet espace intermédiaire, et du nombre de ceux qui, plus ou moins longtemps, doivent y séjourner avant d’être admis dans le lieu où s’accomplira leur purification. Mais il y a là une pensée profonde. Qu’est-ce, en effet, que cette foule, sinon celle au milieu de qui nous vivons, légère, futile, sans attache réfléchie au mal, sans amour efficace du bien, la foule de ceux au sujet desquels, dans l’étonnement de sa grande âme, Bossuet s’écriait : « Quoi ! le charme des sens est-il si fort, que nous ne puissions rien prévoir ! » Oublieuse de l’avenir, ondoyante aux brises du présent, tout entière à ce qui est et passe, jamais à ce qui sera, elle s’ouvre, comme la fleur des champs, pour recueillir chaque gouttelette de rosée, chaque rayon de soleil, jusqu’à ce que l’hiver ou un soudain orage la détache de sa tige pour toujours. Cet état d’indolence morale, dont la paresse du corps est l’image et souvent l’effet, Dante l’a placé sous nos yeux avec cette vérité pittoresque qu’on ne se lasse point d’admirer dans toutes ses peintures si variées, si vivantes.

Virgile encourage son compagnon, las déjà de la route, car le mont est rude à monter ; et, ce travail accompli, il lui promet le repos de sa fatigue.

« Après qu’il eut dit cette parole, une voix tout près se fit ouïr : — Peut-être auparavant auras-tu besoin de t’asseoir.

« Au son de cette voix, nous nous retournâmes, et nous vîmes, à main gauche, un grand rocher que ni lui ni moi n’avions aperçu d’abord.

« Nous nous y traînâmes : là étaient des gens qui se tenaient à l’ombre derrière le rocher, comme par nonchalance on se pose.

« Et l’un d’eux, qui me paraissait las, était assis et embrassait ses genoux, la tête entre eux baissée.

« — O mon doux Seigneur, dis-je, regarde celui-là qui se montre plus indolent que si la paresse était sa sœur.

« Lors, prenant garde, vers nous il se tourna, levant les yeux seulement au-dessus de la cuisse, et dit : — Monte, toi qui es vaillant !...

« Je le reconnus alors, et la fatigue qui encore un peu hâtait ma respiration, ne m’empêcha point d’aller à lui ;

« Et quand je fus près, à peine souleva-t-il la tête, disant : — As-tu remarqué comme le soleil à gauche conduit son char ?

« Son lent mouvoir et ses courtes paroles amenèrent un peu de rire sur mes lèvres ; puis je commençai : — Belacqua, plus maintenant

« Je ne te plains[90] ; mais, dis-moi, pourquoi ici es-tu assis ? Attends-tu une escorte ? ou as-tu repris ta vieille habitude ?

« Et lui : — O frère, monter, qu’importe ? puisqu’aux peines ne me laisserait point aller l’oiseau[91] de Dieu qui garde l’huis.

« Il faut que hors de ce seuil s’accomplissent pour moi autant de révolutions célestes que ma vie eut de durée, parce que je différai jusqu’à la fin les bons soupirs[92]. »

N’est-il pas là, vivant sous vos yeux, ce type de la paresse, la tête nonchalamment baissée entre ses cuisses, et la soulevant à peine pour laisser tomber, avec une langueur apathique, quelques brèves paroles qui amènent le rire sur les lèvres. Voilà le côté ridicule du vice, comme le Poëte, dans l’Enfer, en a montré le côté bas, ignoble et grotesque. Mais cet aspect rebuterait bien vite, en un sujet si grave pour le fonds. Aussi, après avoir quelques moments fait sourire l’esprit, Dante se hâte de l’élever de nouveau dans l’ordre des sévères pensées, des émotions tendres et profondes.

Quelquefois, par un court récit, où se mêlent deux mondes, il transporte l’imagination en une sphère tout ensemble réelle et fantastique, pleine de tristesses étranges. Échappé du combat, un pauvre blessé[93] est venu expirer sur le bord d’un fleuve[94]. Le démon veut saisir son âme ; l’ange de Dieu la lui enlève. « De celui-ci, dit le démon, tu emportes ce qui est éternel, à cause d’une petite larme qui me la ravit ; mais autre chose ferai-je du reste. » Aussitôt la vallée se couvre de brouillards, l’air s’épaissit, on entend la pluie tombant du ciel noir, et, dans le lointain, le bruit des torrents qui se précipitent des montagnes. Le fleuve gonflé déborde, entraîne le corps glacé, le roule parmi les débris que ses eaux charrient, et l’ensevelit dans le limon au creux du ravin, où nul jamais ne saura qu’il repose[95]. Puis tout à coup, comme un vague rêve où les visions se succèdent soudain, une voix plaintive et quelques paroles mystérieuses qui font frissonner :

« Ah ! quand tu seras de retour dans le monde, et reposé de ton long voyage, souviens-toi de moi, qui suis la Pia ; Sienne me fit, me défit la Maremme : le sait celui qui auparavant m’avait, en m’épousant, a mis son anneau de gemme[96]. »

Dans sa fuite éternelle, le temps emporte rapidement la vie. Chaque heure, donc, est précieuse pour en atteindre le vrai but. Aussi Dante et son guide se hâtent-ils d’accomplir leur voyage symbolique ; ils arrivent en un lieu où le mont leur cache le soleil. Difficile est le chemin, et inconnu d’eux.

« Vois là, dit Virgile, une âme qui, retirée à l’écart, seule, toute seule, regarde vers nous ; elle nous enseignera la voie la plus courte.

« Nous vînmes à elle. O âme lombarde, qu’altière et dédaigneuse était ta contenance, et le mouvement de tes yeux digne et lent !

« Elle ne disait rien, mais nous laissait aller, regardant seulement, comme le lion lorsqu’il repose.

« Cependant Virgile s’approcha d’elle, la priant de nous montrer la plus facile montée. Elle ne répondit point à sa demande ;

« Mais elle s’enquit de notre pays et de notre vie ; et comme le doux Guide commençait : — Mantoue, l’ombre, tout enfoncée dans la solitude d’elle-même,

« Surgit vers lui, du lieu où elle était, disant : — O Mantouan, je suis Sordello, de ton pays ; et ils s’embrassèrent l’un l’autre[97]

La solitude de cette ombre retirée à l’écart, sa contenance altière, le lent mouvement de ses yeux, saisit d’abord l’imagination, et le tableau s’achève par ce trait :

« Elle ne disait rien, mais nous laissait aller, regardant seulement, comme le lion lorsqu’il repose. »

N’y a-t-il pas dans ce regard quelque chose qui fascine ? Et comme la grandeur formidable de cette apparition solitaire, muette, est pathétique, quand, au seul nom de Mantoue, l’ombre, soudain s’élançant vers Virgile, s’écrie :

« O Mantouan, je suis Sordello, de ton pays ; et ils s’embrassèrent l’un l’autre. »

Quoique dans un ordre de sentiments un peu différent, cette scène rappelle celle où Joseph, seul aussi en terre étrangère, plein encore des souvenirs du doux pays natal, des premières émotions, des premières tendresses de son cœur d’enfant sous la tente, se fait reconnaître de ses frères :

« Et il dit à ses frères : Je suis Joseph, que vous avez vendu pour l’Égypte… Et se penchant sur le cou de Benjamin, et l’embrassant, il pleura ; et lui pareillement se pencha sur le cou de Joseph en pleurant. Et Joseph baisa tous ses frères, et sur chacun d’eux il pleura[98]. »

Le récit de la Genèse vous transporte au milieu de la famille patriarcale et de ses affections. Dans le récit de Dante éclate un autre amour, plus général et non moins profond, l’amour de la patrie. Il déborde de l’âme du Poëte, et lui inspire quelques-uns de ses accents les plus passionnés.

« Hélas ! Italie, séjour de douleur, navire sans pilote dans une grande tempête, non maîtresse de provinces mais bouge infâme.

« Au seul doux nom de sa patrie, ainsi fut prompte cette noble âme à accueillir son citoyen :

« Et en toi maintenant jamais ne sont sans guerre tes vivants, et se dévorent l’un l’autre ceux qu’enferment un même mur et un même fossé.

« Cherche, malheureuse, sur les rivages que baignent tes mers, puis regarde, en ton sein, si de toi aucune partie jouit de la paix[99]. »

Peignant à grands traits les désordres auxquels elle est en proie, il en accuse l’empereur qui, retenu loin d’elle par l’avidité d’acquérir là-bas, l’abandonne aux factions que ne contient aucun frein. Dans une apostrophe véhémente, il mêle la prière, l’invective ; il adjure, il supplie, il montre au monarque infidèle sa Rome qui pleure, veuve, seule, et jour et nuit l’appelle : Mon César, pourquoi me délaisses-tu[100] ? »

Si désolés sont ses accents, si profondes ses angoisses, qu’on le prendrait lui-même pour une de ces âmes en peine qui peuplent les royaumes sombres.

Emportée comme la feuille que roule un tourbillon, sa pensée fiévreuse parcourt en tous sens l’Italie, et partout n’y voit que des tyrans. Alors, l’espérance défaillant en lui, il jette un cri vers Dieu, il lui demande si ses regards sont tournés ailleurs, ou si, dans l’abîme de ses conseils, tant de maux seraient la préparation de quelque bien entièrement hors de notre prévoyance. Puis, tout à coup, voilà que sa Florence lui apparaît. Avec un rire amer, il la félicite des biens dont elle jouit, justice, richesse, paix, intelligence, et dans la poitrine oppressée d’où sortent ces poignantes ironies, ces sarcasmes aigus comme la lame d’un poignard, on sent palpiter le cœur du citoyen, les regrets, les colères, les tendresses désolées du pauvre banni.

Ces passions de la terre dans le séjour des morts, en variant le ton du poëme, soutiennent l’intérêt et ramènent l’esprit à ce sujet caché sous la lettre, qui, dans la pensée de l’auteur, de l’homme de parti, du proscrit, était le principal, peut-être.

Poursuivant sa route, il arrive vers le soir au bord d’un vallon, où, dans l’attente de la patrie à laquelle elles aspirent, se reposent, en chantant des hymnes pieux, quelques âmes pèlerines. Rien n’égale la suavité, l’harmonie ravissante des vers où le Poëte, comparant ce qui se passe en ces âmes élues à ce que ressent loin des siens le voyageur, lorsqu’au déclin du jour peu à peu les objets se voilent, peint le calme mélancolique et doux des lieux, de l’heure, des souvenirs, des désirs qu’elle réveille.


Era già l’ora che volge il disio
A naviganti e intenerisce’l cuore,
Lo di c’han detto a’ dolci amici addio,
E che lo nuovo peregrin d’amore
Punge, se ode squilla di lontano,
Che paia il giorno pianger che si muore :


« Il était déjà l’heure qui des navigants attendrit le cœur, et tourne le désir vers le jour où ils dirent à leurs doux amis adieu,

« Et d’amour aiguillone le voyageur nouveau, si dans le lointain il entend la cloche qui semble pleurer le jour mourant[101]. »

Parvenus à la porte du Purgatoire, Dante et son guide y trouvent un ange ayant à la main une épée nue, et sous sa robe deux clefs, l’une d’argent, l’autre d’or. Que voulez-vous ? leur demande-t-il ; où est votre escorte ? » Sur la réponse de Virgile, il leur ouvre l’entrée, après avoir auparavant tracé sept P sur le front de Dante avec la pointe de l’épée. Ces P représentent les sept péchés mortels punis dans les sept cercles qu’il va traverser. À mesure qu’en montant il sort d’un de ces cercles, un des P disparaît de son front, de sorte que tous sont effacés lorsqu’il arrive au sommet du mont, où est situé le Paradis terrestre.

Dans le premier cercle, les orgueilleux se traînent sous de lourdes pierres dont le poids les courbe jusqu’à terre. À la vue de ces infortunés, le Poëte se demande avec étonnement de quoi l’âme peut se gonfler, au point que, dans sa folle admiration de lui-même, l’homme oublie entièrement sa condition réelle, ce qu’il est, ce qu’il sera, alors qu’après sa transformation il comparaîtra devant la justice inévitable et inexorable.

« O chrétiens superbes, malheureux, débiles, qui, infirmes de la vue de l’esprit, vous fiez aux pas rétrogrades,

« Ne savez-vous donc point que nous sommes des vers nés pour devenir l’angélique papillon qui, sans que rien l’en défende, vole devant la Justice ?

« De quoi gonflée votre âme en haut flotte-t-elle ? Qu’êtes-vous, que des ébauches d’insectes, semblables au ver en qui avorte la transformation[102] ? »

Toutes les fois que l’homme se regarde attentivement, ce vide l’effraye : l’être a fui de toutes parts. Qu’est-il donc ? Une ébauche de ver ? moins que cela. Une ombre ? moins que cela. Le rêve d’une ombre[103] ? moins que cela encore. « Oh ! que nous ne sommes rien ! » s’écrie Bossuet, laissant l’esprit chercher, au-dessous du rien même, un néant plus profond.

Le contraste de ce néant avec l’orgueil humain est surtout ce que Dante, aux lieux où cet orgueil reçoit son châtiment, s’attache à faire ressortir. Ces morts, au milieu desquels il chemine, s’étonnent de voir un vivant. L’un d’eux lui raconte ce qu’il fut dans le monde, et le sujet de sa punition.

« Pour écouter je baissai la tête, et l’un d’eux, non celui qui parlait, se tordit sous le poids qui le pressait ;

« Et il me vit, et me reconnut, et m’appelait, tenant avec fatigue les yeux fixés sur moi, en se traînant avec les autres tout courbé.

« — Oh ! lui dis-je, n’es-tu pas Oderisi, l’honneur d’Agobbio, et l’honneur de cet art qu’enluminure on appelle à Paris ?

« — Frère, dit-il, plus sourient les cartons que peint Franco de Bologne : maintenant l’honneur est tout sien, et mien seulement en partie.

« Point n’eus-je été aussi courtois tandis que je vécus, par le grand désir d’exceller où aspirait mon cœur.

« D’une telle superbe se paye ici la dette, et ici même ne serais-je point, n’était que, pouvant encore pécher, je me tournai vers Dieu.

« O vaine gloire du génie humain ! combien peu de temps verdit la cime, si ne surviennent des âges grossiers !

« Cimabué crut, dans la peinture, être maître du champ ; et aujourd’hui Giotto a pour lui le cri public, en sorte que la renommée de celui-là est obscurcie.

« Ainsi l’un des Guido a ravi à l’autre la gloire de la langue, et peut-être est né celui qui tous deux les chassera du nid.

« N’est autre chose la mondaine rumeur qu’un souffle de vent qui vient ores d’ici, ores de là, et change de nom en changeant de côté.

« Que vieux tu te dépouilles de la chair, ou que tu meures balbutiant encore : pappo et dindi[104], qu’importera pour ta renommée,

« Avant que soient mille ans ? durée plus courte, près de l’éternelle, qu’un mouvement des sourcils près du cercle qui, dans le ciel, le plus lentement tourne.

« Celui qui si peu de terrain gagne là devant moi, toute la Toscane retentit de son nom, et maintenant à peine le murmure-t-on à Sienne,

« Où il était seigneur quand fut brisée la rage florentine, superbe alors, Comme à présent vénale.

« Votre renommée ressemble à l’herbe dont la couleur vient et s’en va, et que flétrit celui par qui fraîche elle sort de la terre[105]. »

Oderisi ne dit point notre renommée, mais votre renommée. Qu’est-ce pour lui, maintenant, que la gloire terrestre, si fugitive, si vaine ? Dans le monde où il se purifie avant de monter vers Dieu ; le monde qu’il a quitté ne le touche plus ; il le voit ainsi que le verrait un habitant d’une autre sphère, sans passion et sans illusion, avec une pitié calme ; et ce calme, au milieu de souffrances désirées, aimées comme la condition nécessaire du bien infini qui les suivra, forme le caractère principal de l’état des âmes en cette région intermédiaire. Un seul mot a suffi pour marquer la séparation de deux modes de vie si étroitement liés, et si dissemblables. Tout à l’heure le Poëte le marquera, de nouveau, en quelques paroles aussi simples que touchantes.

Au-dessus du cercle des Superbes est celui des Envieux. Recouverts d’un grossier cilice, la paupière percée et cousue avec un fil de fer, ils s’appuient l’un contre l’autre et contre le rocher, « tellement tourmentés de l’horrible couture, que de pleurs ils baignent leurs joues. » Se tournant vers ces pieuses ombres, Dante leur dit :

« O âmes sûres de voir la lumière d’en haut, seul objet de votre désir !

« Que bientôt de votre conscience la grâce nettoie l’écume, de sorte qu’en elle descende limpide le fleuve de l’esprit !

« Dites-moi (ce me sera une faveur précieuse) si, parmi vous ici est une âme Latine : peut-être lui sera-t-il bon que je la connaisse. »

Une des ombres répond :

« O mon frère ! chacune d’elles est citoyenne d’une vraie cité ; mais tu veux dire qui dans l’Italie ait vécu pèlerine[106]. »

Si naturels sont ces derniers mots, que l’attention à peine s’y arrête ; et cependant l’on est, par eux, tout d’un coup transporté d’une vie dans une autre vie. De ces traits presque inaperçus résulte la vérité, d’où dépend l’effet général. Qui les cherche, ne les trouve jamais : le génie les inspire aux grands poëtes.

Le chant qui suit, presque entièrement historique et politique, montre avec quel soin Dante entrelace les deux sujets de son poëme. Une ombre, après avoir dépeint les vices divers des habitants du val d’Arno, annonce, en un langage mystérieusement vague, des désastres futurs, et à la corruption, à la bassesse des mœurs dégénérées, oppose le charme et la pureté des anciennes mœurs. La douleur qu’elle ressent de ce contraste l’empêche de continuer. « Va, dit-elle, Toscan ! car trop plus maintenant me délecte le pleurer que le parler, tant mon pays m’a serré le cœur[107]. » Les voyageurs reprennent leur route. Sur la rampe solitaire on voit le Toscan, tout à ce qu’il vient d’entendre, cheminer enseveli dans ses réflexions :

« Lorsque ayant avancé nous fûmes seuls, semblable au foudre lorsqu’il fend l’air, de devant nous vint une voix :

« Me tuera quiconque me rencontrera[108] ! — Et elle s’enfuit comme s’éloigne le tonnerre qui subitement déchire la nuée[109]. »

Le désert, le silence, puis soudain ce cri sinistre et cette fuite invisible ; qui ne tressaillerait ? Ne croit-on pas, là, tout près, sentir passer le fantôme du meurtre ?

Du cercle des Envieux, Dante monte en celui consacré au châtiment de la Colère. Ceux qu’y retient la divine justice sont plongés dans une fumée épaisse et âcre qui ne laisse rien voir, et ne permet pas même aux yeux de s’ouvrir. Le Poëte rencontre, parmi les ombres, celle d’un de ses amis. À l’occasion des maux de l’Italie, et de la corruption des temps qu’ils déplorent tous deux, l’ombre, à la prière de Dante, en explique la cause, et, pour cela, remonte jusqu’à celle du mal, qu’on ne doit point chercher dans l’influence des astres, bien que d’eux viennent les premiers mouvements, mais dans le libre vouloir de l’homme qu’éclaire une lumière intérieure, sans quoi point ne serait-ce justice de recueillir pour le bien la joie, pour le mal les pleurs. »

« Si donc, ajoute l’ombre, le monde présent dévie, en vous en est la cause, en vous doit-elle être cherchée ; et je vais te la découvrir.

« De la main de Celui qui en elle se complaît avant qu’elle soit, comme un petit enfant qui rit et pleure, et ne sait pourquoi,

« Simplette sort l’âme, qui ne sait rien, sinon que, mue par Celui qui l’a créée pour la joie, volontiers elle se tourne vers ce qui l’amuse.

« D’un léger bien d’abord elle sent la saveur, et, se trompant, elle court après, si un guide ou un frein n’infléchit son amour ;

« D’où il convient qu’il y ait des lois pour imposer un frein, et un roi, qui de la vraie cité discerne au moins la tour[110].

« Il y a des lois, mais qui les prend en mains ? personne ; parce que le Pasteur qui précède ruminer peut, mais n’a pas les ongles fendus[111]. »

« Ce pourquoi le peuple, qui voit son guide rechercher le seul bien dont il est avide[112], s’en repaît, et ne demande rien de plus.

« Bien peux-tu voir qu’être mal régi est la cause qui a rendu le monde criminel, et non la nature corrompue en vous.

« Rome, qui au bien ramena le monde, avait coûtume d’avoir deux soleils, qui montraient les deux routes, celle du monde et celle de Dieu.

« L’un a atteint l’autre, et l’épée est jointe à la crosse, et mal convient-il que par vive force ils aillent ensemble[113].

« Parce que, joints, l’un ne craint pas l’autre ; si tu ne me crois, regarde à l’épi, car toute plante se connaît par sa graine.

« O mon Marc, répond Dante, bien tu raisonnes ; et à présent je comprends pourquoi les fils de Lévi furent exclus de l’héritage[114]. »

L’auteur du livre de Monarchiâ reproduit ici sa doctrine de deux puissances, l’une spirituelle, l’autre temporelle, séparées de droit divin. Dans leur réunion entre les mains du Pape, il voit la cause des maux de sa patrie et de la corruption générale du monde. Ainsi se justifie ce que, plus tard, il disait de lui-même :


Jura Monarchiae, superos, Phlegetonta, dacusque
Lustrando, cecini, voluerunt fata quousque.


Cette question, agitée avec tant de chaleur au Moyen âge, durant la longue lutte des Pontifes et des Empereurs, est encore aujourd’hui la question principale pour la malheureuse Italie. L’empire n’existe plus ; les vents en ont dispersé la poussière ! Mais Rome a conservé son pouvoir temporel, incompatible avec l’unité et la liberté de la Péninsule ; et ce pouvoir, qui la mêle au mouvement du monde politique, réagit également, à des degrés divers, sur les destinées de tous les peuples catholiques, en faisant d’elle l’alliée naturelle des puissances dont le droit, supérieur au droit national, est radicalement absolu, dès lors, et supposé d’institution divine immédiate. Son autorité spirituelle qui, en lui soumettant la raison, la conscience, établit la servitude dans le fond même de l’âme, forme, ainsi que nous l’avons montré, un obstacle non moins invincible au progrès de l’humanité dans tous les ordres. Dante ne remonta point jusqu’à cette cause première des désordres dont il se plaignait ; pour la bien comprendre, il fallait un travail nouveau de la pensée et de nouvelles leçons de l’histoire. N’est-ce pas un sujet de méditation profonde que de voir, à six siècles de distance, comment se préparent, comment se développent les manifestations de la vie dans le genre humain, et les lois de sa croissance ?

La Paresse s’expie dans le cercle suivant, où une course rapide et sans repos emporte les pécheurs, que cette peine acceptée par l’amour rétablit en grâce avec Dieu. Une sorte d’exposition des doctrines de l’École sur la volonté et les causes qui la meuvent, sur le libre arbitre, la matière et les formes substantielles, interrompt le récit. Puis les voyageurs passent dans les cercles plus élevés, séjour de ceux que souillèrent l’Avarice, la Gourmandise et la Luxure. Près d’entrer dans le cercle des Avares, Dante est pris de sommeil, et, dans ce sommeil, il a la vision d’un être fantastique, emblème de ces trois vices.

« M’apparut en songe une femme bègue, aux yeux louches, courbée sur ses jambes torses, mutilée des mains, et de couleur blafarde.

« Je la regardais ; et comme le soleil ranime les froids membres engourdis par la nuit, ainsi mon regard délia sa langue,

« Puis, en peu d’instants, la redressa tout entière, et colora, comme le veut l’amour, son visage défait.

« Lorsque ainsi elle eut le parler libre, elle se mit à chanter, de telle sorte que je n’eusse pu qu’avec peine détourner d’elle mon attention.

« — Je suis, chantait-elle, je suis la douce sirène qui, au milieu de la mer, égare les mariniers, tant de m’ouïr le plaisir est grand.

« De sa route errante j’attirai Ulysse à mon chant : qui s’accointe avec moi rarement me quitte, si pleinement je le satisfais.

« Sa bouche n’était pas encore refermée, quand soudain près de moi apparut une femme sainte[115], pour la confusion de celle-là.

« — O Virgile, Virgile, qui est celle-ci ? vivement dis-je ; et lui venait, les yeux fixés seulement sur cette femme pudique :

« Il prit l’autre, et fendant ses vêtements, il la découvrit, et me montra le ventre : la puanteur qui s’en exhalait me réveilla[116]. »

Les pécheurs que renferme le cinquième cercle, liés et pris des pieds et des mains, sont étendus à terre, immobiles et la face en bas. L’un d’eux se fait connaître à Dante, il lui apprend qu’il est le pape Adrien V, dont l’âme tout avare fut misérable et séparée de Dieu, jusqu’à ce que, détrompé enfin des illusions de la vie terrestre, il s’enflamma d’amour pour l’autre vie. Dante s’agenouille par révérence, et, comme il commençait de parler, le pape s’étant aperçu à l’ouïe seulement de son acte respectueux :

« — Pourquoi, dit-il, ainsi te courbes-tu ? Et moi à lui : — Parce que m’en presse ma droite conscience, à cause de votre dignité.

« — Redresse tes jambes et lève-toi, frère ! répondit-il ; ne me trompe point : comme toi et comme les autres, d’une seule puissance je suis le serviteur[117]. »

Naguère l’orgueil des grandeurs humaines, à cette heure l’égalité de la tombe ; entre deux, quoi ? dans un instant insaisissable, un désir vide que rien n’a pu remplir.

« — Va maintenant, ajoute l’ombre, je ne veux pas que tu t’arrêtes davantage, car ta présence gêne le pleurer avec lequel je mûris ce que tu as dit. »

Ce mort a laissé sur la terre une famille illustre, riche, puissante : en quoi cela le touche-t-il ? De ceux qui furent ses proches, aucun ne lui est présentement de rien, aucun ne l’aidera, hors peut-être sa nièce Alagia ; bonne de soi, pourvu, dit-il, que l’exemple de notre maison ne la rende pas mauvaise.

« Elle seule m’est restée là[118]. »

Quelle tristesse dans ce mot simple, bref, qui termine le récit du pape, comme la vie se termine par la solitude et le vide !

La passion politique ressaisissant le Poëte, même en ces lieux calmes où viennent s’éteindre les bruits du monde, il évoque Hugues Capet pour mettre en sa bouche la satire de ses descendants, de cette mauvaise plante qui tellement de son ombre couvre la terre chrétienne, que rarement il s’y cueille un bon fruit[119]. Toujours, en effet, leur intervention dans les affaires de l’Italie fut fatale au parti gibelin ; depuis Charles d’Anjou, vainqueur de Manfred, jusqu’à cet autre Charles, qui s’empara de Florence, sans armée, seul avec la lance avec laquelle jouta Judas[120]. Jamais l’indignation n’eut de langage plus âpre, le mépris d’ironie plus amère. La parole, brûlante comme un fer rougi, court sur cette race maudite, exécrée par son auteur même. Le dégoût, l’horreur que lui inspirent les crimes des siens, éclatent en imprécations, jusqu’à ce qu’enfin de sa poitrine oppressée, haletante, sorte ce cri sublime, cri de haine sans doute, mais d’une haine sainte, de cette haine qui a sa racine dans un amour immense du juste et du bien :


O Signor mio quando sarô io lieto
A veder la vendetta, che nascosa
Fa dolce l’ira tua nel tuo segreto !

« O mon Seigneur ! quand joyeux verrai-je la vengeance cachée dont jouit en secret ta colère[121]. »

Au moment où Dante et son guide vont quitter le cercle des Avares, le mont tremble comme s’il s’écroulait, et de toutes parts retentit ce chant : Gloria in excelsis Deo ! Ce tremblement du mont annonce la délivrance d’une âme, et l’âme actuellement délivrée est celle de Stace, avec lequel, en conversant, ils poursuivent leur route.

« Mais tôt rompit le doux discourir un arbre qu’au ce milieu du sentier nous trouvâmes, chargé de pommes à l’odorat suaves et bonnes.

« Et comme le sapin de rameau en rameau se rétrécit en s’élevant, ainsi cet arbre en descendant, afin, je crois, que dessus nul ne monte.

« Du côté où le chemin était fermé, tombait du roc élevé une eau claire, qui se répandait d’en haut sur les feuilles[122]. »

Tandis que Dante, distrait par ces objets nouveaux, tenait les yeux fixés sur le vert feuillage,

« Tout à coup voilà des voix gémissant et chantant : Labia mea, Domine, de manière qu’à l’ouïr on ressentait plaisir et douleur.

« — O doux père, qu’est-ce que j’entends ? dis-je ;

« et lui : — Des ombres qui peut-être se vont dégageant du lien de leur dette.

« Comme des voyageurs pensifs, rencontrant en chemin des gens inconnus, vers eux se tournent sans s’arrêter,

« Ainsi derrière nous, revenant avec vitesse et nous dépassant, étonné je regardais une troupe d’âmes silencieuse et dévote.

« Toutes avaient les yeux ténébreux et caves, la face pâle, et le corps si décharné que sur les os la peau se collait[123]. »

Perpétuellement elles tournent dans le cercle où, tourmentées de la soif et de la faim, passant et repassant devant l’arbre chargé de fruit et arrosé d’une eau limpide, leur désir excité toujours, jamais satisfait, est la peine qui les purifie du péché de gourmandise.

Reconnu de Forese, un de ses amis mort depuis peu, Dante le reconnaît à son tour, malgré son visage défait, et sans cesser d’aller ils s’entretiennent ensemble : Forese lui nomme plusieurs ombres. L’une d’elles est Buonagiunta, un des rénovateurs de la poésie vulgaire, effacé bientôt par des poëtes plus récents, parmi lesquels il désigne Dante lui-même. Il veut savoir pourquoi ni lui ni Guittone n’atteignirent jamais ce doux style nouveau. Dante lui explique la cause : substituant la recherche de l’esprit aux expressions du cœur, ils manquèrent de naturel et de vérité.

« — Qui outre-passe pour plaire davantage, répond Buonagiunta, plus ne reconnaît la différence de l’un à l’autre style. Et, semblant satisfait, il se tut[124]. »

Notre dessein en rappelant cet épisode, singulier peut-être en un tel lieu, est de montrer combien Dante a su répandre la variété dans son poëme, qui embrasse toutes les connaissances, toutes les idées du siècle où il vécut, depuis les théories philosophiques et scientifiques, jusqu’aux principes de l’art et aux préceptes du goût.

Après cette digression vient une scène de tendresse entre les deux amis, pleins, là encore, du vif souvenir de la patrie, et attristés des maux qui la menacent. Forese en accuse surtout le chef des Noirs, Corso Donati, qui, plus tard, fuyant la fureur du peuple, tomba de cheval et périt, traîné par l’animal fougueux.

Cette mort future, prédite en la région des ombres, a, dans la peinture qu’en fait le Poëte, quelque chose du rêve, et n’en est que plus terrible. On est à la fois sur la terre, en enfer ; on voit passer comme deux fantômes la cavale et celui qu’elle traîne ; on entend le galop précipité de la bête, qui va toujours, toujours plus vite, emportant le damné vers la vallée où ne s’efface nulle coulpe. Là reste le corps hideusement broyé, et l’âme s’abîme dans le gouffre éternel.

« Comme les oiseaux qui hivernent vers le Nil, quelquefois se rassemblent en troupe, puis volent avec plus de hâte à la suite l’un de l’autre ;

« Ainsi toute la gent qui était là, se tournant hâta le pas, légère par maigreur et par vouloir.

« Et, comme celui qui est las de courir laisse aller ses compagnons, et doucement va, jusqu’à ce que la poitrine ait cessé de haleter,

« Ainsi Forese laissa partir le saint troupeau, et derrière moi il venait, disant : — Quand te reverrai-je ?

« — Je ne sais, lui répondis-je, combien j’ai à vivre ; mais ne sera, certes, si prompt, que par mon vouloir plus tôt je ne sois à la rive ;

« Car le lieu où pour vivre je fus mis, de jour en jour plus maigre de bien, paraît près d’une triste ruine.

« — Or, va, dit-il ; celui à qui le plus en est la faute, je le vois à la queue d’une bête, traîné vers la vallée où jamais ne s’efface la coulpe ;

« La bête à chaque pas va plus vite, et toujours plus vite, jusqu’à ce qu’elle le brise, et laisse le corps hideusement broyé[125]. »

Au-dessus de ce cercle est celui où les âmes, dans le feu et la soif, expient le péché de Luxure. Avant d’aller plus loin, il faut que Dante lui-même traverse le feu purificateur, et, comme saisi de crainte, il hésite ; Virgile l’encourage, en disant : « Mon fils, entre Béatrice et toi est ce mur[126]. » Puis, le précédant et priant Stace de le suivre, ils entrent dans la flamme qui brûle sans consumer.

« Quand je fus dedans, dit le Poëte, je me serais jeté dans du verre bouillant pour me rafraîchir, tant l’ardeur était là sans mesure[127]. »

Guidés par une voix qui chantait : Venez, bénis de mon Père[128], les voyageurs arrivent là où l’on montait. La voix les avertit de ne se point arrêter, mais de hâter le pas, tandis que l’Occident ne se noircit pas encore. Toutefois, malgré leur diligence atteints par la nuit, chacun d’eux se fait un lit d’un des degrés de l’escalier, taillé dans le roc, de sorte qu’entre les parois on ne découvre qu’un espace resserré du ciel. Pendant que, par cette étroite fente, il regarde les étoiles, « plus brillantes et plus grandes que d’ordinaire elles ne le paraissent, » Dante est pris de sommeil, et voit en songe une dame jeune et belle, cueillant dans une prairie des fleurs pour en faire une guirlande. Elle se nomme elle-même dans un chant plein de grâce et de douceur : c’est Lia, symbole de l’action, comme sa sœur Rachel l’est de la vie contemplative. Cependant le jour approche, et Dante se réveille.

« Déjà devant les lueurs de l’aube, d’autant plus douces aux voyageurs que moins loin ils sont de la patrie où ils reviennent,

« Fuyaient de tous côtés les ténèbres et avec elles mon sommeil ; pourquoi je me levai, voyant les grands Maîtres déjà debout.

« — Ce doux fruit, que, sur tant de rameaux, va cherchant le souci des mortels, aujourd’hui apaisera ta faim.

« Ces paroles m’adressa Virgile, et jamais don ne fit un plaisir égal.

« Tant désir sur désir il me vint d’être en haut, qu’à chaque pas ensuite, pour voler, je me sentais croître les ailes.

« Lorsque tout l’escalier, au-dessous de nous, eut été parcouru, et que nous fûmes sur la dernière marche, Virgile sur moi fixa ses yeux,

« Et dit : — Tu as vu, mon fils, le feu temporel et l’éternel, et tu es parvenu en un lieu où par moi-même plus rien je ne discerne.

« Par industrie et par art ici je t’ai amené ; prends maintenant ton bon plaisir pour guide ; tu es hors des routes escarpées, hors des voies étroites.

« Vois le ciel qui reluit devant toi ; vois l’herbe, les fleurs et les arbustes que cette terre produit d’elle-même.

« Tandis que vers toi viennent les beaux yeux dont les larmes me firent venir à toi, tu peux t’asseoir, et ensuite aller à travers ces campagnes.

« N’attends plus mon dire ni mon signe ; droit et sain est ton libre arbitre, et ce serait une faute que de ne pas agir suivant son jugement.

« Ce pourquoi, souverain de toi-même je te couronne et te mitre[129]. »

Dante a péniblement traversé deux mondes : le monde inférieur, où le crime sans remords engendre une souffrance stérile ; le monde intermédiaire, où la souffrance unie au repentir relève l’être déchu. De tous ses labeurs, quel sera le prix ? La liberté. Désormais souverain de lui-même, il est roi, pontife, il ne dépend que de soi dans ses actes comme dans ses pensées. Magnifique symbole de l’humanité, du but qu’assignent à son développement les éternelles lois de l’ordre éternel.

Ici se termine la mission de Virgile. Il a conduit Dante au sommet du mont, à l’entrée de la demeure primitive de l’homme, d’où l’exclut lui-même un irrévocable décret. Dante, du front de qui les sept P tracés par l’ange ont été effacés, peut maintenant y pénétrer seul, sans craindre de s’égarer.

« Désireux de reconnaître, au dedans et autour, la divine forêt épaisse et verdoyante qui aux yeux tempérait le jour nouveau,

« Sans plus attendre je laissai le sentier, et lentement, lentement je pris par la campagne qui allait s’élevant, et d’où s’exhalait une suave senteur.

« Un léger souffle, toujours le même, me frappait le front, pas plus qu’un doux vent,

« Par lequel les rameaux agités se courbaient tous du côté où le saint mont projette sa première ombre.

« Tant néanmoins ne s’inclinaient-ils, que les petits oiseaux cessassent d’exercer tous leurs arts sur les cimes ;

« Mais avec des chants de joie, ils recueillaient les premiers souffles entre les feuilles, qui tenaient le bourdon dans leurs concerts,

« Tel que celui qui se forme, de rameau en rameau, dans la forêt de pins, sur le rivage de Chiassi, quand le scirocco se déchaîne au dehors[130]. »

Près d’un ruisseau dont les petites ondes ployaient l’herbe croissante sur ses bords, il rencontre

« Une dame, qui seulette allait chantant, et cueillant, çà et là, des fleurs dont était diapré son chemin[131]. »

Cette dame est Mathilde, celle qui dota l’Église romaine de ses vastes possessions dans l’Italie centrale. De l’autre côté du ruisseau, Dante engage avec elle un entretien où se trouvent exposées, à propos de la terre telle qu’elle est, et telle qu’elle était avant le péché, les idées reçues alors en physique.

Cette campagne sainte, pleine de toutes semences, a en elle un fruit qui ne se cueille point ici, le fruit de l’arbre de vie. Elle est arrosée par les eaux d’une source qui se renouvelle d’elle-même, et se divise en deux fleuves appelés Léthé et Eunoé. Le premier possède une vertu qui ôte la mémoire du péché ; l’autre rend celle du bien qu’on a fait.

« Les antiques poëtes qui chantèrent l’âge d’or et ses félicités sur le Parnasse, songèrent peut-être de ce lieu.

« Innocente ici fut l’humaine racine ; ici un printemps perpétuel et toutes les sortes de fruits : ce fleuve est le Nectar dont tous parlent[132]. »

Cela dit : « chantant comme une femme éprise d’amour : Beati quorum tecta sunt peccata[133], »

« Elle se mut remontant le fleuve le long de la rive, et moi comme elle, dit le Poëte, à petits pas suivant ses petits pas ;

« Et entre les siens et les miens il n’en était pas cent, lorsque les bords également se courbèrent, de sorte que je marchai vers le Levant.

« Longtemps ainsi nous n’avions pas cheminé, quand la Dame vers moi se tourna, disant : — Mon frère, regarde et écoute !

« Et voilà que, soudain, traversa de toutes parts la grande forêt une lueur telle que je doutai si ce n’était pas un éclair.

« Mais comme l’éclair brille et s’éteint au même instant, et que cette lueur durait, resplendissant de plus en plus, en mon penser je disais : — Qu’est ceci ?

« Et dans l’air lumineux s’épandait une douce mélodie, d’où, pris d’un juste zèle, je gourmandai la hardiesse d’Ève, pensant

« Que là où obéissaient la terre et le ciel, une femmelette seule, et qui venait d’être créée, ne souffrit pas d’être enveloppée d’un voile,

« Sous lequel si, pieuse, elle était restée, je jouirais de ces ineffables délices, goûtées une première fois et bien d’autres fois.

« Tandis que, ravi, j’allais à travers tant de prémices du plaisir éternel, et désirant plus de joies encore,

« Devant nous l’air devint tel qu’un feu ardent, sous les verts rameaux ; et déjà comme un chant le doux son était entendu[134]. »



(complément de l’éditeur)


On vient de lire les dernières lignes tracées par la plume éloquente de Lamennais. Au seuil de la seconde Cantique et de la troisième, s’arrête, scellé pour jamais des mains de la mort, le plus magnifique commentaire que la Trilogie Dantesque ait dû à ses innombrables interprètes.

Fallait-il laisser inachevé, tel qu’il était resté dans les mains glacées du laborieux ouvrier, ce monument impérissable ? Et, si on voulait, non certes le parfaire, mais du moins en marquer jusqu’au bout le dessein primitif, en indiquer le plan, — comme font les adeptes dans l’art de Vitruve et de Palladio, quand ils restituent un édifice partiellement exhumé, — à quel successeur demander le complément d’un travail où s’est si fortement empreint le génie d’un maître ? Telles ont été les questions qui se posaient devant nous.

Nous aurions accepté la première des deux alternatives, si nous nous étions senti le droit d’espérer que notre respect pour l’œuvre magistrale ne nous serait reproché par personne comme une négligence coupable, un oubli de devoirs sacrés.

La seconde nous plaçait en face d’une tentative que, pour notre compte personnel, nous eussions regardée comme une espèce de sacrilège.

Un moyen terme s’est offert, qui, s’il n’est pas approuvé de tous, ne saurait en aucun cas mériter à l’éditeur des Œuvres posthumes de Lamennais, ni le reproche d’avoir négligé sa tâche, ni celui d’avoir trop présumé des droits que le choix d’un ami semblait lui donner.

Parmi les nombreux ouvrages consultés par Lamennais, est un volume anglais sur la Littérature de l’Italie depuis l’origine de la langue italienne jusqu’à la mort de Boccace[135]. L’auteur, M. Léonard-Francis Simpson, a essayé, lui aussi, une analyse détaillée du poëme de Dante. Son travail, bien moins étendu que celui de Lamennais, embrassé d’une vue moins haute, nourri d’une science bien moins variée, est cependant une œuvre consciencieuse et d’utile emploi.

Ainsi l’avait jugé Lamennais. Cette approbation nous est une garantie qu’en plaçant ici la portion de l’analyse anglaise qui nous conduit, pas à pas, jusqu’aux derniers chants de l’épopée italienne, nous ne commettons, envers la mémoire de notre illustre ami, aucune irrévérence que, vivant, il eût désapprouvée. Nous espérons également que M. Simpson voudra bien nous excuser de réunir ainsi, — non sans péril, mais non sans gloire pour lui, — un fragment de son livre à l’Introduction de Lamennais.

Le public enfin, juge en dernier ressort de nos intentions et de nos actes, devra comprendre et nos scrupules et le parti qu’ils nous ont fait adopter.

E. D. F.


LE PURGATOIRE
(suite)


... Le Poëte croit distinguer dans l’espace, au loin, sept arbres d’or, mais il constate que ce sont sept candélabres, à ce point resplendissants qu’ils semblent autant de lunes. Des personnages vêtus de blanc, sept arcs-en-ciel tracés sur l’azur, vingt-quatre vieillards du plus noble aspect couronnés de fleurs de lis, quatre animaux mystiques décorés de feuillages verts et dont chacun a six ailes couvertes d’yeux (symbole pour l’explication duquel Dante renvoie au livre d’Ezéchiel), escortent un char triomphal traîné par un griffon, à la fois oiseau et quadrupède. Le char de Phœbus est éclipsé par les splendeurs de celui-ci. Trois femmes dansent à sa droite, quatre s’ébattent à sa gauche :

« Trois dames venaient dansant en rond du côté de la roue droite ; l’une si rouge, que dans le feu à peine la discernerait-on ;

« L’autre, comme si les chairs et les os eussent été d’émeraude ; la troisième, semblable à la neige qui vient de tomber. »

« À gauche, quatre autres, vêtues de pourpre, menaient leur danse à la suite de l’une d’elles qui à la tête avait trois yeux. »

Suivent deux vénérables vieillards dont l’un porte une épée, puis quatre personnages d’humble apparence ; puis un vieillard seul (saint Jean) plongé dans un sommeil extatique[136].

Au sein d’un chœur éclatant, entonné par cent messagers d’amour qui chantent, en jonchant le sol de fleurs, leur hymne de joie, et parmi la pompe de ce magnifique cortége, apparaît enfin Béatrix appelée à guider le Poëte, du Paradis terrestre qu’il vient de dépeindre, au véritable Paradis, ciel des cieux, empyrée divin.

On a reconnu, sous ce langage figuré, le tableau tracé par Dante de l’Église et de ses formes essentielles. On a vu qu’il puisait à pleines mains dans les Révélations de saint Jean. Les sept candélabres représentent, ou les sept églises d’Asie, ou les sept grâces de l’Esprit saint. Les vingt-quatre vieillards sont les vingt-quatre livres de l’Ancien Testament ; on suppose que le char est le trône de saint Pierre ; les quatre animaux mystiques symbolisent les quatre évangélistes. La double nature du griffon est une allusion à la double nature de l’Homme-Dieu qui sauva le monde. Les trois nymphes de droite sont les vertus théologales ; les quatre de gauche, les vertus cardinales, marchant sous la direction de la Prudence. Suivent saint Luc et saint Paul, l’un sous le costume de médecin, l’autre armé d’une épée, pour montrer que la Clémence et la Justice doivent servir d’étais au trône de saint Pierre comme au trône de Dieu lui-même. Enfin viennent les grands docteurs de l’Église précédant Béatrix — ou la Théologie.

Cette dernière apparition et l’élan passionné que Dante ressent devant elle, les souvenirs de jeunesse que fait refleurir en lui l’aspect de cette forme adorée, constituent un des plus beaux fragments de tout le poëme.

« J’ai vu au point du jour l’orient tout rose, et le reste du ciel orné d’une douce sérénité,

« Et le soleil naître voilé d’ombres, de sorte que l’œil pouvait longtemps en soutenir l’éclat tempéré par les vapeurs.

« Ainsi dans une nuée de fleurs qui s’épanchaient des mains angéliques et retombaient en bas, dedans et dehors,

« Sous un voile blanc, couronnée d’olivier, m’apparaît une dame revêtue d’un vert manteau et d’une robe couleur de flamme vive.

« Et mon esprit qui depuis si longtemps déjà n’avait, tremblant, éprouvé la stupeur que me causait sa présence,

« Sans davantage la reconnaître des yeux, par une vertu occulte qui d’elle émana, de l’ancien amour sentit la grande puissance. »

Dante, alors, jette un regard en arrière, espérant revoir Virgile ; mais son Guide a soudainement disparu. Béatrix lui adresse des reproches de négligence qu’il faut interpréter dans un double sens : le premier, ayant trait à la théologie dont il a délaissé l’étude ; le second, à son premier amour dont il a outragé le souvenir en se mariant après la mort de celle qui en était l’objet ; Cependant, Béatrix pardonne. Cette dame (Mathilde) qu’il avait vue sur l’autre bord du courant mystique, l’immerge dans les eaux du Léthé, — car c’est bien le Léthé qui les séparait naguère, — et ce bain précieux lui ôte jusqu’à la ressouvenance du péché. Elle lui fait boire les eaux de l’Eunoé, dont le goût ravive en lui la mémoire du bien, qu’il avait perdue en se plongeant dans le fleuve d’oubli. Purifié, rajeuni grâce à ces eaux saintes,

« Je revins, dit-il, de la très-sainte onde, renouvelé comme des plantes qu’une vie nouvelle a revêtues d’un nouveau feuillage,

« Pur et préparé à monter aux étoiles. »

Donnant à entendre par là que la confession du péché, accompagnée d’un vrai repentir, peut seule conduire l’homme à la contemplation des choses célestes.


LE PARADIS


Du sommet du Purgatoire — sommet où se trouve le Paradis terrestre — pour arriver au Paradis céleste, le Poëte n’a besoin que d’un coup d’aile. En un instant il se trouve transporté dans cette fortunée région, divisée en dix cercles ou sphères. La Terre est immobile et forme le centre de l’univers, ce qui est, par parenthèse, en contradiction avec la description donnée par Dante, dans sa première Cantique, du centre de notre planète. Il visite d’abord les sept planètes (la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne). Le huitième cercle est formé par les étoiles fixes ; le neuvième est l’Empyrée ; le dixième est le séjour de Dieu[137].

Le Paradis de Dante est à la fois historique, philosophique, métaphysique, allégorique. On y constate une étude et une science profondes de l’astronomie et de la physique en général ; mais il faudrait un livre tout entier à remplir pour se risquer à en faire l’analyse.

Dante et Béatrix pénètrent dans la planète lunaire comme un rayon de lumière s’introduit dans une masse d’eau.

« Il me sembla que nous couvrait une nuée épaisse, dense et polie, telle qu’un diamant que le soleil frapperait.

« Au dedans de soi nous reçut la perle éternelle, comme l’eau, sans se diviser, reçoit un rayon de lumière. »

La Lune est le séjour de ceux qui, après avoir fait vœu de chasteté, se sont vus contraints à y renoncer. Béatrix explique les taches lunaires. Dante apprend aussi que, répartis en différentes sphères, les élus n’en jouissent pas moins, les uns et les autres, d’un bonheur identique. Il demande s’il est possible d’espérer la rupture des vœux solennels, Béatrix lui répond en ces termes :

« Que les mortels ne se jouent point du vœu : soyez fidèles, mais à ce faire non imprudents, comme fut Jephté en sa première promesse,

« A qui plus il convenait de dire : « J’ai mal fait, » « qu’en la gardant faire pis ; et aussi insensé tu trouveras le grand chef des Grecs,

« D’où Iphigénie pleura son beau visage, et sur soi fit pleurer et les fous et les sages, qui ouïrent parler d’un pareil culte.

« Soyez, chrétiens, plus pesants à vous mouvoir ; ne soyez point comme une plume à tout vent, et ne croyez pas que toute eau vous lave.

« Vous avez le Vieux et le Nouveau Testament, et le Pasteur de l’Église pour vous guider. Cela suffit à votre salut. »

Le Poète et sa sainte Amie pénètrent ensuite dans la planète Mercure, séjour de ceux qui, sur la terre, n’ont eu en vue que la renommée et l’honneur. Dante y écoute, de la bouche de Justinien, un rapide sommaire des hauts faits d’armes qui firent rayonner le nom des Césars, et ne néglige pas cette occasion de se montrer bon Gibelin en payant un large tribut d’éloges à l’Empereur, duquel dépendait, selon lui, la régénération italienne. Béatrix explique la Rédemption du monde par la mort du Sauveur. Ils montent ensuite au troisième ciel, la planète Vénus. Dans ces transitions d’un cercle à l’autre, le sourire et la physionomie de Béatrix deviennent de plus en plus radieux ; changement graduel qui s’explique en ce sens qu’une gloire et une force toujours accrue sont le partage de l’intellect humain adonné à l’étude des choses divines.

Vénus est le séjour des amants qui, d’abord coupables, ont finalement épuré la passion dont ils étaient consumés, et l’ont fait tourner au profit de la vertu. Par un caprice poétique assez étrange, Dante, dans tout ce chant, dévie de la théologie chrétienne qui semblait devoir être ici son unique source d’inspirations, et recourt, dans le choix de ses exemples, à la mythologie grecque.

Le Soleil que Dante, en vers sublimes, décrit ainsi : « Le plus grand ministre de la nature, qui de la vertu du ciel empreint le monde, et avec sa lumière nous mesure le temps, » est la quatrième planète, où le conduit Béatrix. Elle est le séjour des grands théologiens, flambeaux de l’Église : saint Thomas d’Aquin y raconte au Poëte l’histoire de saint François, et résout certains doutes que Dante avait conçus relativement à l’état de l’homme après sa mort.

Dans la planète Mars, ou le cinquième ciel, résident ceux qui ont vaillamment combattu pour la cause de la vraie Foi. Leurs corps lumineux dessinent une croix flamboyante, emblème de la crucifixion du Sauveur. Un de ces esprits, Cacciaguida, l’ancêtre de Dante, lui raconte son histoire, et compare Florence telle qu’il l’a connue à la Florence actuelle, expliquant son ancienne élévation et sa décadence présente par la pureté primitive et la corruption graduelle des mœurs privées et civiques. Cacciaguida prédit au Poëte qu’il sera banni, et lui annonce qu’il trouvera un refuge chez les seigneurs de la Scala. C’est par cette prophétie après coup que Dante paye sa dette de gratitude, et reconnaît l’hospitalité qu’il reçut, à Vérone, d’Alboïno et de Can Grande. Godefroy de Bouillon et d’autres guerriers illustres sont énumérés parmi les habitants de la planète Mars.

Un changement soudain dans la physionomie de Béatrix apprend à Dante qu’il vient d’entrer dans la planète Jupiter. Ici les corps lumineux répandent autour d’eux un éclat argenté ; ils dessinent la forme d’un aigle. Une des pupilles de cet aigle d’argent est l’esprit du roi David. D’autres souverains, renommés pour leur justice, habitent la même planète. Avec eux se discutent plusieurs points de la foi chrétienne ouverts à la controverse : par exemple, la possibilité du salut pour ceux qui n’ont pas eu la vraie foi ; l’inefficacité de la foi sans les œuvres, etc. L’avis solennel donné aux hommes, de ne pas chercher à sonder l’origine impénétrable des décrets divins, couronne ces recherches ardues.

Le septième ciel, ou la planète Saturne, est la résidence de ceux qui ont passé leur vie dans la retraite et la contemplation des vérités religieuses. Là, sur une échelle d’or si haute que son sommet se dérobe à la vue, montent et descendent incessamment les esprits glorieux.

« .... Parce qu’elle (la dernière sphère) n’est point dans le lieu et n’a point de pôles, et jusqu’à elle atteint notre échelle, d’où vient qu’à ta vue elle se dérobe. Le patriarche Jacob l’a vue jadis avancer jusque-là ses degrés chargés d’anges lumineux. »

Dante, ici, censure en termes acerbes la vie de luxe et d’indolence que mènent quelques pasteurs et quelques prélats ; — il lance une invective éloquente contre la corruption des ordres monastiques.

Le Poëte, encore guidé par Béatrix, s’élève dans le huitième ciel, celui des étoiles fixes. Une fois là, sa sainte Amie lui ordonne de jeter un regard au-dessous de lui, sur l’univers dont il embrasse l’ensemble. Placé sur la constellation des Gémeaux, Dante contemple les planètes qu’il a traversées, et sourit devant la petitesse de ce globe terrestre, ce petit point qui nous rend si orgueilleux. » C’est là un des passages du poëme où le souffle puissant du génie se fait le mieux sentir. C’est une grande conception que l’immensité de l’espace, telle que Dante l’a comprise et décrite. Son regard, de la terre qu’il abandonne, se reporte sur Béatrix, dont les yeux plus que jamais resplendissent[138].

« Vois, s’écrie ce Guide céleste, le cortège triomphal du Christ, ces légions d’âmes bienheureuses, et les Splendeurs animées qui entourent la Vierge-Mère. » Ces splendeurs éblouissent les yeux du Poëte. La joie qui rayonne sur le front de Béatrix possède un éclat dont aucune parole humaine ne saurait donner l’idée[139].

Divers points de foi sont encore discutés avec saint Pierre, saint Jacques et saint Jean. Saint Pierre ne manque pas de récriminer avec vigueur contre l’avidité des successeurs qui l’ont remplacé sur le trône pontifical.

Béatrix accompagne ensuite Dante dans le neuvième ciel, où l’Essence divine est encore dérobée à sa vue par les neuf hiérarchies angéliques. La céleste beauté dont resplendit Béatrix arrivée à cette région suprême, est décrite par Dante avec une ardeur qui montre assez à quel point son premier amour s’était profondément enraciné dans son âme. Ébloui par les magnificences qui l’entourent, le Poëte baigne ses paupières dans l’onde lumineuse d’un fleuve qui prend sa source au pied du trône de Dieu. Doué par là d’une force nouvelle, car « Une lumière est là-haut qui rend visible le Créateur à cette créature qui dans sa vue seule trouve sa paix, » il peut enfin contempler en face les gloires de l’Empyrée. Sur des millions de trônes, rangés en cercles infinis, sont assis les esprits bienheureux. Béatrix lui montre un trône vacant, lequel est préparé pour l’empereur Henri VII[140].

Puis elle le quitte pour aller prendre place sur un des trônes, et de là, du haut de sa gloire impérissable, elle laisse tomber sur lui un doux et bienveillant sourire. C’est le dernier qu’elle accorde à ce qui est terrestre. Et désormais son regard se fixe vers la source de l’éternelle clarté.

Saint Bernard montre alors au Poëte la Vierge Marie sur son trône, et les âmes des Bienheureux dont le nom est mentionné dans l’un ou l’autre des deux Testaments. Enfin, il est permis au Poëte de jeter un regard sur le plus grand des mystères, l’union hypostatique de la nature humaine et de l’être divin confondus en la personne du Christ. Il se trouve ainsi parvenu aux dernières limites du savoir que peut ambitionner l’intelligence humaine.

« Mais point n’auraient à cela suffi mes propres ailes, si mon esprit n’eût été frappé d’un éclair par lequel s’accomplit son désir. »




  1. Dolce color d’oriental zaffiro
      Che s’accoglieva net sereno aspetto,
      Det aer puro infino al primo giro,
    Agli occhi miei ricomincio diletto
      Tosto ch’ io usci’ fuor dell’ aura morta
      Che m’avea contristati gli occhi c’1 petto.

     Purgat., cant. I. 5 c 0.

  2. Cicer., de Legib.
  3. Parad., ch XVI, terc. 1 et 2.
  4. Ibid., terc. 15.
  5. Diminutif de Béatrice.
  6. Le 9 juin 1290.
  7. Boccac. Vita di Dante.
  8. Enf., ch. xv, terc. 28.
  9. Benvenuto da Imota, Comment. in Comœd. Dant.
  10. Francesco da Buti, Mem. della vita di Dante, § 8.
  11. Il y en avait six. C’étaient les magistrats suprêmes de la république.
  12. Tiraboschi, Stor. della Letter. ital., t. V, p. 418, donne le texte de ta sentence, écrite en latin.
  13. Parad., ch. XVIII, terc. 22.
  14. Cette phrase, ajoutée par l’Éditeur, est la traduction, aussi restreinte que possible, d’une note au crayon placée par Lamennais à la marge du paragraphe ci-dessus. Elle porte simplement : On le rappelle ; — son refus.
  15. Cours de littérat. française, t. I, p. 296.
  16. Vita di Dante.
  17. Simpson, The Literature of Italy, etc., p. 75.
  18. Poeta sovrano. C’est le titre que Dante donne à Homère. Enf., ch. iv, terc. 30.
  19. Une autre note au crayon semble attester que Lamennais avait en vue quelques détails relatifs à l’effet extraordinaire produit par la Divine Comédie. Elle renvoie et nous renvoyons le lecteur au Cours de littérature de M. Villemain (Moyen Age), tome Ier, p. 314, édit. Didier.
  20. Dante Alighieri, ou la poésie amoureuse. Paris, chez Amyot.
  21. Étude sur Dante, parmi les Etudes sur les premiers temps du christianisme et sur le moyen âge. Paris, 1847.
  22. Sullo spirito antipapale, che produsse la Riforma, e sulla secreta influenza ch’esercitô nella Letteratura d’Europa, e specialmente d’Italia, come risulta du molti suoi classici, massiinù da Dante, Petrarca, Boccaccio, Disquisizioni. Londres, 1832. — La Divina Commedia di Dante Alighieri, con comento analitico di Gabriele Rossetti. Londres, 1827.
  23. De vulgari eloquio.
  24. Traduction de M. Villemain.
  25. « Si aucuns demandoit pourquoi chi lisvres est écrit en rouman, pour chou que nous sommes ytalien, je diroie que ch’est pour chou que nous sommes en France, et pour chou que la parleure en est plus délitable et plus commune à toutes gens. » Brunetto Latini, en son livre intitulé le Trésor.
  26. Cours de littérature française, tom. I, p. 300.
  27. Traduction de M. Delécluse.
  28. Traduction de M. Delécluse.
  29. Convito, II, xiv.
  30. Il mondo non fu mai ne sarà si perfettamenle disposto, come allora, che alla voce d’un solo principe del Roman popolo e comandatore fu ordinato ... E perô pace universalo era per tutto, che mai più non fu ne sia : la nave della umana compagnia dirittamente per dolce cammino at debito porto correa. Convito, p. 167.
  31. Pino della Tosa et Ostagio di Polenta, suivant Boccace.
  32. Aussi le titre de « théologien » est-il le premier donné à Dante dans l’inscription inscrite sur son tombeau :
    Theologus Dantes, nullius dogmatis expers.
  33. Il gran maestro di color che sanno. (Inf. iv.)
  34. Paradis, ch. xxix, terc. 15.
  35. Paradiso, ch. xxx, terc. 13.
  36. Ibid.
  37. Essais, liv. II, ch. xii.
  38. Républ, liv. IV, ch. ii.
  39. Lorsque, retenu prisonnier dans le château de Carisbrook, il tenta de s’en évader, un astrologue fut consulté sur l’heure la plus favorable à cette évasion. — Johnson. Life of Butler.
  40. Ibid.
  41. L’ulè des Grecs.
  42. Tous les mots imprimés ici en italiques sont soulignes dans l’original.
  43. Affaires de Rome, p. 153 et suiv., éd. in-18.
  44. De Monarchiâ, lib. 1.
  45. Boris prétendit accoutumer la nation russe à le vénérer comme un dieu sur la terre, et lui-même il composa une formule de prière qui devait être récitée dans chaque famille aux heures des repas : « Pour le salut du corps et de l’âme de l’unique monarque chrétien de l’univers, que tous les autres souverains servent en esclaves, dont l’esprit est un abîme de sagesse, et le cœur rempli d’amour et de magnanimité. » Mérimée. Les faux Démétrius, p. 53.
  46. Orbis terrae Dominus.
  47. Rex regum, et Dominus dominantium. Apoc. XIX, 16.
  48. Diacorso premesso atte Rime di Messer Cino. Pisa, 1813.
  49. Bulle dogmatique de Boniface VIII, confirmée par Clément V, et insérée dans le Corps du droit canonique.
  50. On la retrouve jusque chez les Nègres de Juda « Ils mettent, dit Bonnau, l’enfer dans un lieu souterrain, où les méchants sont punis par le feu. Cette opinion avait été confirmée parmi eux depuis quelques années, par l’arrivée d’une vieille sorcière, qui faisait des récits fort étranges de l’enfer. Elle y avait vu, disait-elle, plusieurs personnes de sa connaissance, et, particulièrement, l’ancien ministre du roi, qui y était cruellement tourmenté. » Hist. génér. des Voyages, tome IV, page 301.
  51. Dial. d’Amor., p. 75. Venez. 1565.
  52. Sur l’avarice de la cour papale et ses dissolutions, on peut consulter, entre autres écrits du temps, les Epist. sin. titul. de Pétrarque. « Una salutis spes in auro est, dit-il : auro placatur Rex ferus ; auro immane momtrum vincitur, auro tristis janitor mollilur, auro cœlum panditur, auro Christus venditur. » Ep. 8. « Ubi Deus spernitur, adoratur nummus. » Ep. 2.

  53. « Jura Monarchiæ, superos, Phlegetonta, lacusque
    Lustrando, cocini, voluerunt fata quousque. »
  54. Jacopo di Dante. Manuscrit no 7765 de la Bibliothèque.
  55. Lettre du mois de mars 1761.
  56. L’opinion des Nègres est que la mort n’est qu’un passage, qui les conduit dans un pays éloigné, où ils doivent jouir de toutes sortes de plaisirs. Hist. génér. des Voyages, t. III, p. 616.
  57. Dans une note au crayon, placée en marge du texte de l’Introduction, Lamennais fait remarquer que « les démons de Milton se bornent à discourir. »
  58. Enfer, ch. xiv, terc. 16 et suiv.
  59. Enfer, ch. iii, terc. 8 et suiv.
  60. Quels furent les ancêtres ? C’est la première question qu’il adresse à Dante : et, à ce sujet, nous observerons que Dante n’avait nullement les sentiments démocratiques que quelques-uns lui ont prêtés. Il rappelle avec complaisance l’origine noble de ses aïeux, et affecte un profond dédain pour les familles sorties du peuple et pour le peuple lui-même. L’Empire impliquait une hiérarchie naturellement liée à l’esprit féodal.
  61. Qui, hicis perosi, projecêre animas. Virg.
  62. Lappo, de Sienne, au combat de Toppo, où tes Siennois furent défaits par les Arétins, se jeta en désespéré au milieu des ennemis, et se fit tuer.
  63. Comment l’haleine peut-elle manquer à une ombre ? C’est précisément pour cela, que cette circonstance, immédiatement, fait de Lappo un personnage vivant, et que, pour le lecteur comme pour Dante, la scène s’empreint d’un caractère saisissant de réalité, et devient si dramatique.
  64. Chant xv.
  65. Chant xxvi.
  66. Poiètès
  67. Chant xxvii.
  68. Monte-Feltro.
  69. Boniface VIII.
  70. Avec les Colonne qui habitaient près de Saint-Jean-de-Latran, et à qui appartenait la ville fortifiée de Palestrina, dans le voisinage de Rome.
  71. Célestin V, qui abdiqua la papauté.
  72. Beaucoup promettre et tenir peu.
  73. Æneid. lib. vi.
  74. Virgile met la même doctrine dans la bouche d’un des malheureux qu’il place en son enfer.

    « Discite justitiam moniti, et non temnere divos. »

    Æneid. lib. VI.
  75. Platon Gorgias. Oper., tom. IV, p. 166 et seq. edit. Bipont.
  76. De Republ. lib. X, Ibid., tom. VII, p. 323.
  77. Cicer. Somn. Scip., ch. ix, p. 22.

  78. Quin et, supreme quum lumine vita reliquit,
    Non tamen omne malum miseris nec funditùs omnes
    Corporeæ excedunt pestes ; penitùsque necesse est
    Multa diù concreta modis inolescere miris,
    Ergo exercentur pœnis, veterumque malorum
    Supplicia expendunt : aliæ panduntur inanes
    Suspensæ ad ventos : aliis sub gurgite vasto
    Infection eluitur scelus, aut exuritur igni :
    Quisque suos patimur manes. Exindè per amplum
    Mittimur Elysium, et pauci læta arva tenemus :
    Donec longa dies, perfecto temporis orbe
    Concretam exemit labem, purumque reliquit
    Æthereum sensum, atque auraï simplicis ignem.
    Has omnes, ubi mille rotam volvêre per annos,
    Lethæum ad fluvium deus evocat agmine magno,
    Scilicet immemores supera ut convexa revisant,
    Rursùs et incipiant in corpora velle reverti.

    Æneid. lib. VI.

    Il est curieux de comparer à cette description, ce que le même sujet a inspiré à un autre grand poète, Shakspeare. On trouvera peut-être qu’on peut hésiter, du moins quant à la force de l’impression produite, entre la sereine élégance du cygne de Mantoue, et l’énergie sauvage du barde anglais :

    Claudio. Death is a fearful thing !

    Isabella. And shamed life a hateful.

    Claddio. Ay, but to die, and go we know not where ;
    To lie in cold obstruction, and to rot ;
    This sensible warm motion to become
    A kneaded clod ; and the delighted spirit
    To bathe in fiery floods, or to reside
    In thrilling regions of thick-ribbed ice ;
    To be imprison’d in the viewless winds
    And blown with restless violence round about
    The pendent world ; or to be worse than worst
    Of those, that lawless and incertain thoughts
    Imagine bowling ! —’tis too horrible !

    Claudio. La mort est une affreuse chose !

    Isabella. Et la vie déshonorée, une haïssable.

    Claddio. Oui. Mais mourir, et aller nous ne savons où. Être là, couché dans un trou froid, et pourrir ; le corps chaud qui sent et se meut, devenir une motte de terre pétrie ; et l’esprit, tout à l’heure plein de joie, se baigner dans des flots de feu, ou habiter des régions hérissées d’épaisses côtes de glace ; être emprisonné dans des vents invisibles, et emporté avec une violence sans repos autour du monde suspendu ; ou bien être pis que le pire de ceux que nous montrent, hurlant, des pensers effrénés, de vagues rêves ! — C’est trop horrible !

    Measure for Measure, acte III.


  79. Vénus.
  80. Purgat., ch. I.
  81. Paradis perdu, ch. III, vers 1-24. Traduction de M. de Chateaubriand.

  82. Hi mores, hæc duri immota Catonis
    Secta fuit, servare modum, finemque tenere,
    Naturamque sequi, patriæque impendere vitam,
    Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo,…
    Justitiæ cultor, rigidi servator honesti :
    In commune bonus.

    Pharsat. lib. II.



  83. Audire magnos jam videor duces
    Non indecoro pulvere sordidos,
    Et cuncta terrarum subacta,
    Præter atrocem animum Catonis.

    Carm. lib. II od. 1.
  84. Purgat. ch. I, terc. 24 et 25.
  85. Iste Casetta fuit Florentinus, et optimus intonator cantitenarum, qui pluries intonavit cantilenas auctoris, et fuit optimus cantator, dit l’auteur des Postilles du manuscrit du Mont-Cassin.
  86. Amor che nella mente mi ragiona. La canzone qui commence ainsi est regardée comme une des plus belles du Dante.
  87. Purgat., ch. II, ter. 20 et suiv.
  88. Purgat., ch. III, ter. 18 et suiv.
  89. Purgat., ch. III, terc, 40 et suiv.
  90. Parce que son salut est désormais assuré.
  91. L’ange ailé.
  92. Purgat., ch. IV, terc. 33 et suiv.
  93. Buonconte, fils de Gui de Montefeltro.
  94. L’Archiano.
  95. Purgat., ch. V, terc. 32 et suiv.
  96. Ibid., terc. 44 et 45.
  97. Purgat., ch. VI, terc. 20 et suiv.
  98. Genès. XLV, 4, 14 et 15.
  99. Purgat., ch. VI, terc. 26-29.
  100. Purgat., ch. VI, terc. 58.
  101. Purgat., ch. VIII, terc. 1 et 2.
  102. Purgat., ch. x, terc 41-43.
  103. Skias onar. Pindare.
  104. Mots alors du langage de l’enfance, chez les Florentins.
  105. Purg., ch. XI, terc ; 25 et suiv.
  106. Purgat., ch. XIII, terc. 29-32.
  107. Purgat., ch. XIV, terc. 42.
  108. Dixitque Caïnus ad Dominum : Major est iniquitas mea quam ut veniam merear. Ecce ejicis me hodiè a facie terræ, et a facie tua abscondar, et ero vagus et profugus in terra : omnis igitur qui invenerit me, occidet me.
    Genes, IV, v. 13 et 14.

  109. Purgat., ch. XV, terc. 44, 45.
  110. Ce qu’il y a de plus capital et de plus éminent dans la société, la justice.
  111. Le « Pasteur qui précède » est le Pape, lequel possède le pouvoir spirituel, figuré, selon les interprètes de l’Écriture, le ruminer, mais non le pouvoir temporel, que figurent les ongles fendus.
  112. Les biens matériels.
  113. Que la violence les réunisse en une même main.
  114. Purgat., ch. XVI, terc. 28 et suiv.
  115. Autre personnage allégorique : la Prudence, ou la Philosophie morale.
  116. Purgat, ch. XIX, terc. 3-11.
  117. Purgat., ch XIX, terc. 43-45.
  118. Ibid., terc. 47 et 48.
  119. Purgat. ch. XX, terc. 15.
  120. Ibid., terc. 25.
  121. Purgat., ch. XX, terc. 32.
  122. Ibid., ch. XXII, terc. 44-46.
  123. Ibid., ch. XXIII, terc. 4-8.
  124. Purgat., ch. XXIV, terc. 21.
  125. Purgat., ch. XXIV, terc. 22-30.
  126. Purgat., ch. XVII, terc. 12.
  127. Ibid., terc. 17.
  128. Venite, benedicti Patris mei. — Matt, XXV, 34.
  129. Purgat., ch. XXVII, terc. 37-47.
  130. Purgat, ch. XXVIII, terc. 1-7.
  131. Ibid., terc. 14.
  132. Purgat., ch. XXVIII, terc. 47 et 48.
  133. Heureux ceux dont les péchés ont été couverts. — Ps. XXXI.
  134. Purgat., ch. XXIX, terc. 1-12.
  135. Nous traduisons littéralement le titre de ce volume, publié à Londres en 1851, chez l’éditeur Bentley.
  136. Le sommeil de l’Apocalypse.
  137. Le dénombrement de M. Simpson n’est pas tout à fait celui que d’autres commentateurs ont donné, et que voici : la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne, la Sphère des étoiles fixes, le Premier Mobile, l’Empyrée.
  138. Poscia rivolsi gli occhi agli occhi belli.
  139. Pareami, che ’l suo viso ardesse tutto
    E gli occhi avea di letizia si pieni,
    Che passar mi convien senza costrutto.

    _________(Paradiso, cant. XXIII, terz.22.)

  140. Dante compare l’Empyrée à une rose éternelle, du blanc le plus pur, dont les feuilles se disposent en cercle autour de ses pétales.