La Divine Comédie (Lamennais 1863)/L’Enfer/Chant 8

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 269-275).
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L’Enfer


CHANT HUITIÈME


1. Continuant, je dis que longtemps avant que nous fussions au pied de la tour, nos yeux se dirigèrent vers le sommet,

2. Attirés par deux petites flammes que nous y vîmes poser ; et à ce signal répondit une autre tour, si lointaine qu’à peine le regard pouvait la discerner.

3. Et moi, vers la mer de tout savoir 1 me tournant, je dis : — Que veut dire ce feu ? et que répond l’autre ? et qui sont ceux qui font ce signal ?

4. Et lui à moi : « Sur les ordes ondes, déjà tu peux découvrir ce qu’on attend, si point ne te le cachent les vapeurs du bourbier. »

5. Jamais corde ne lança, à travers les airs, de flèche aussi rapide qu’une petite nacelle

6. Que je vis venir vers nous sur cette eau, conduite par un seul nautonier, qui criait : « Te voilà donc arrivée, âme félonne ? »

7. « Phlégias, Phlégias 2, tu cries en vain cette fois, dit mon Seigneur ; tu ne nous auras que le temps de passer le marais. »

8. Comme celui qui reconnaît avoir été déçu, et qui s’en chagrine, tel devint Phlégias tout gonflé de colère.

9. Mon Guide descendit dans la barque, puis m’y fit entrer après lui, et lorsque je fus dedans, alors seulement elle parut chargée 3.

10. Dès que le Guide et moi nous fûmes dans la nef, l’antique proue va sillonnant l’eau plus profondément qu’elle ne le fait avec les autres.

11. Tandis que nous traversions le lac stagnant, devant moi se leva un damné tout couvert de fange, lequel dit : « Qui es-tu, toi qui viens avant l’heure 4 ? »

12. Et moi à lui : — Si je viens, je ne reste point. Mais toi, qui es-tu, qui t’es ainsi souillé ?… Il répondit : « Tu le vois, je suis un qui pleure. »

13. Et moi à lui : — Avec tes pleurs et avec ton deuil, esprit maudit, demeure ! je te reconnais, si bourbeux que tu sois.

14. Alors il étendit ses deux mains vers la barque ; ce pourquoi le Maître prudent le repoussa, disant : « Va là avec les autres chiens ! »

15. Puis, de ses bras me ceignant le col, il baisa mon visage, et dit : « Ame noble, bénie soit celle dont le sein te porta !

16. « Celui-ci fut dans le monde plein d’orgueil ; rien de bon n’orne sa mémoire : aussi son ombre est-elle ici furieuse.

17. « Combien là-haut s’estiment de grands rois, qui seront ici comme des porcs dans la bourbe, laissant de soi d’horribles mépris. »

18. Et moi : — Maître, très-désireux serais-je de le voir plonger dans cette boue, avant que nous ne sortions du lac.

19. Et lui à moi : « Tu ne verras point le rivage que tu ne sois satisfait ; il convient que tu jouisses de ce désir. »

20. Peu après je vis la gent fangeuse se ruer sur lui de telle furie, que j’en loue encore et en remercie Dieu.

21. Tous criaient ; « A Philippe Argenti 5 ! » et cet esprit florentin, dans sa rage, se déchirait lui-même avec les dents.

22. Là nous le laissâmes, et plus n’en parlerai. Mais des cris douloureux frappant mon oreille, je portai en avant un regard attentif.

23. Et le bon Maître dit : « Maintenant, mon fils, s’approche la cité nommée Dité, avec ses coupables citoyens entassés en foule. »

24. Et moi : — Maître, déjà clairement je vois dans la vallée leurs mosquées rouges comme si elles sortaient du feu.

25. Et lui me dit : « Le feu éternel qui les embrase au dedans les fait paraître rouges, comme tu le vois dans ce bas enfer. »

26. Nous arrivâmes dans les fossés profonds qui entourent cette ville désolée. Les murs me semblaient de fer.

27. Non sans de grands détours, nous vînmes en un endroit où le dur nocher nous cria : « Sortez, voici l’entrée ! »

28. Je vis sur les portes plus de mille de ceux que le ciel fit pleuvoir 6, lesquels avec colère disaient : « Qui est celui-ci, qui, sans être mort,

29. Va dans le royaume des morts ? » Et mon sage Maître fit signe de vouloir leur parler secrètement.

30. Alors un peu se calma leur grand courroux, et ils dirent : « Viens seul, et que s’en aille celui-là, qui fut si hardi que d’entrer dans ce royaume.

31. « Seul qu’il s’en retourne par la folle route 7 ; qu’il essaye s’il pourra : toi qui à travers cette contrée obscure l’as accompagné, tu demeureras ici. »

32. Pense, Lecteur, si je me déconfortai au son de ces paroles maudites, croyant ne m’en retourner jamais.

33. — O mon cher Guide, qui plus de sept fois m’as rendu la sécurité, et tiré d’autres périls menaçants,

34. Ne me laisse point, dis-je, en cette détresse ; et si l’aller plus avant m’est dénié, revenons vite ensemble sur nos pas.

35. Et ce Seigneur qui m’avait conduit, me dit : « Ne crains point : nul ne peut nous fermer le passage que nous a ouvert un si grand 8.

36. « Mais attends-moi ici, et conforte et nourris d’une bonne espérance ton esprit abattu ; je ne te laisserai pas dans le monde bas. »

37. Ainsi s’en va, et là m’abandonne le doux père ; et moi je demeure en suspens, le oui et le non se combattant dans ma tête.

38. Je ne pus ouïr ce qu’il leur dit ; mais il n’eut guère été avec eux, que tous coururent préparer la défense au dedans.

39. Nos adversaires fermèrent les portes devant mon Seigneur qui resta dehors, et revint vers moi à pas lents,

40. Les yeux à terre et le front morne, soupirant il disait : « Qui m’a refusé l’entrée des demeures douloureuses ? »

41. Et il me dit : « Quoique je me courrouce, ne t’effraye point : je vaincrai dans ce combat, quelle que soit au dedans la défense.

42. « Cette arrogance ne leur est pas nouvelle ; ils la montrèrent jadis à une porte moins secrète 9, dont la serrure est encore brisée.

43. « Au-dessus, tu as vu l’inscription de mort ; et déjà de l’autre côté, descend la pente, passant sans escorte à travers les cercles,

« Tel par qui la ville s’ouvrira. »


NOTES DU CHANT HUITIÈME


8-1. Virgile.

8-2. Furieux contre Apollon, qui avait violé sa fille, Phlégias brûla le temple de ce dieu, à Delphes, et fut pour cela condamné à l’Enfer où Dante feint qu’il est le nocher chargé de conduire les âmes mauvaises à la cité de Dité.

8-3. Parce que Dante seul avait un corps dont le poids faisait enfoncer la barque.

8-4. Avant d’être mort.

8-5. Homme riche et puissant, très-colère.

8-6. Plus de mille des esprits rebelles, qui, chassés de leur premier séjour, tombèrent du ciel, comme la pluie tombe des nuages.

8-7. Par la route où il est entré follement

8-8. Dieu même.

8-9. La première porte de l’Enfer, dont il est parlé au commencement du troisième chant, et dont le Christ força l’entrée, lors de sa descente dans les Limbes.