La Divine Comédie (Lamennais 1863)/L’Enfer/Chant 20

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 360-367).
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L’Enfer


CHANT VINGTIÈME


1. Il convient que mes vers racontent un nouveau supplice, et qu’il soit le sujet du vingtième chant de la première Cantique consacrée aux submergés.

2. J’étais déjà tout disposé pour regarder le fond, maintenant à découvert, que baignaient des pleurs d’angoisse,

3. Quand, par la ronde enceinte, des gens [1] je vis venir en silence et versant des larmes, du même pas que les processions en ce monde.

4. Lorsque plus bas sur eux ma vue descendit, chacun d’eux me parut étrangement transposé du menton au commencement du buste.

5. Ayant le visage tourné vers les reins, il leur fallait aller en arrière, parce qu’ils ne pouvaient voir par devant.

6. Peut-être en est-il que la force de la paralysie ait ainsi totalement retournés ; mais je n’en ai point vu, et je ne crois pas qu’il y en ait.

7. Si Dieu permet, lecteur, que de cette lecture tu retires du fruit, pense toi-même si d’un œil sec

8. Je pus voir de près notre image tellement déformée, que, des yeux coulant le long du dos, les pleurs baignaient la croupe.

9. Certes, appuyé contre un fragment du dur rocher, tant je pleurais que mon Guide me dit : « Es-tu, toi aussi, comme les autres insensés ?

10. « Ici vit la pitié, lorsque bien elle est morte [2]. Qui plus coupable est que celui qu’émeut de compassion le jugement divin ?

11. « Dresse, dresse la tête, et vois celui pour qui s’ouvrit la terre aux yeux des Thébains, de sorte que tous criaient : Où vas-tu, Amphiaraüs [3] ?

12. « Pourquoi laisses-tu la guerre ?… Et, de ruine en ruine, sans s’arrêter, il tomba jusqu’à Minos, qui se saisit de tous.

13. « Vois comme son dos est devenu sa poitrine : parce que trop en avant il voulut voir, il regarde en arrière et marche à reculons.

14. « Vois Tirésias [4], qui changea de semblance, lorsque, ses membres se transformant, d’homme il devint femme :

15. « Et il lui fallut de nouveau frapper de sa verge les deux serpents entrelacés, avant de recouvrer les plumes du mâle.

16. « Celui qui s’adosse à son ventre [5] est Arons [6], lequel, dans les monts de Luni, où sarcle le Carrarois qui habite au-dessous,

17. « Eut pour demeure la grotte creusée dans les blancs marbres, d’où, sans que rien lui coupât la vue, il pouvait observer les étoiles et la mer.

18. « Et celle-là qui, de ses tresses dénouées, recouvre son sein que tu ne vois pas, et qui, au-dessous, a toute la peau velue,

19. « Fut Manto [7], qui erra par beaucoup de pays, puis s’arrêta là où je naquis : ce pourquoi il me plaît que tu m’écoutes un peu.

20. « Après que son père eut quitté la vie, et que serve fut devenue la cité de Bacchus [8], elle s’en alla longtemps par le monde.

21. « Là-haut, dans la belle Italie, s’étend, au pied des Alpes, un lac qui borne l’Allemagne, au-dessus du Tyrol, et a nom Benaco.

22. « Par mille sources et plus, je crois, est baigné le pays entre Garda et Val Camonica, et l’Apennin, des eaux qui dorment dans ce lac.

23. « Là, au milieu [9], est un endroit où le pasteur de Trente, et celui de Brescia, et celui de Vérone, pourraient bénir [10], s’ils suivaient ce chemin.

24. « Peschiera, beau et fort rempart pour faire face aux Brescians et aux Bergamasques, est sise au lieu où autour la rive descend le plus.

25. « Là, il faut que tout ce que le Benaco ne peut contenir prenne son cours à travers les vertes prairies.

26. « Dès que l’eau commence à couler, non plus Benaco, mais Mincio elle s’appelle, jusqu’à Governo, où elle tombe dans le Pô.

27. « Elle n’a encore que peu couru, lorsqu’elle trouve une plaine basse où elle s’épand, et dont elle fait un marécage, et alors en été elle devient dangereuse [11].

28. « Par ces lieux passant, la vierge sauvage [12] vit, au milieu de la bourbe, un endroit sans culture et nu d’habitants.

29. « Là, fuyant tout commerce humain, elle s’arrêta avec ses serviteurs, pour exercer son art, et y vécut, et y laissa son corps inanimé.

30. « Ensuite les hommes épars à l’entour se rassemblèrent en ce lieu, fort par le marais qui l’environnait de toutes parts ;

31. « Et, sur ces os de mort, bâtirent une ville, qu’à cause de celle qui la première avait choisi le lieu, sans autre scrutin, ils appelèrent Mantoue.

32, « Plus nombreux autrefois en furent les habitants, avant que la folie de Casalodi n’eût été trompée par Pinamonte [13].

33. « Ainsi t’avertis-je, afin que, si jamais tu entends donner à ma patrie une autre origine, aucun mensonge n’altère la vérité. »

34. Et moi : — Maître, tes discours me sont si certains et tellement s’emparent de ma foi, que les autres me seraient des charbons éteints [14].

35. Mais, parmi la gent qui s’avance, dis-moi si tu vois quelqu’un digne de note, car à cela seul mon esprit vise.

36. Lors il me dit : « Celui dont la barbe descend sur ses brunes épaules, quand la Grèce tellement se dépeupla de mâles

37. « Qu’à peine restèrent ceux au berceau [15], fut augure, et, avec Calchas, donna en Aulide le signal de couper le premier câble.

38. « Il eut nom Euripile, et ainsi le chante ma haute Tragédie [16] : tu le sais bien, toi qui la sais tout entière.

39. « Cet autre si fluet fut Michel Scotto [17], qui vraiment sut les fraudes magiques.

40. « Vois Guido Bonatti [18], vois Asdente [19], qui maintenant voudrait ne s’être mêlé que de cuir et de ligneul ; mais tard il se repent.

41. « Vois les malheureuses qui laissèrent l’aiguille, la navette et le fuseau, et se firent devineresses ; elles composèrent des charmes avec des herbes et des images.

42. « Mais viens ! déjà Caïn et les épines [20] occupent les confins des deux hémisphères, et se couchent dans l’onde au-dessous de Séville,

43. « Et hier, déjà, la lune était ronde : bien dois-tu te souvenir qu’une fois elle ne te nuisit point dans la forêt profonde. »

Ainsi me parlait-il, pendant que nous allions.




NOTES DU CHANT VINGTIÈME


20-1. Devins.

20-2. Ici la pitié est de n’en avoir aucune ; parce que, avoir compassion de ceux que punit la Justice divine, ce serait un crime contre cette Justice même.

20-3. Un des sept rois qui assiégèrent Thèbes. Il était devin, et, prévoyant qu’il mourrait dans cette guerre, il se cacha en un lieu connu de sa femme seule. Mais, corrompue par le don d’un joyau que lui offrit Argia, femme de Polynice, elle découvrit la retraite de son mari, qui fut conduit à l’armée. Pendant qu’il combattait, la terre s’ouvrit sous lui, et il tomba jusqu’aux Enfers.

20-4. Autre devin, natif de Thèbes. Ayant, d’une verge qu’il avait en main, frappé deux serpents, il devint femme. Sept ans après, ayant rencontré les mêmes serpents, il les frappa de nouveau, et redevint homme.

20-5. Au ventre de Tirésias.

20-6. Devin toscan, qui habitait les monts Luni, au-dessus de Carrare.

20-7. Devineresse thébaine, fille de Tirésias. Après la mort de son père, elle erra en beaucoup de pays, pour fuir la tyrannie de Créonte. Elle eut du fleuve Tiberinus, qui s’était épris d’elle, un fils appelé Œnus, lequel fonda la ville que, du nom de sa mère, il nomma Mantova, ou Mantoue.

20-8. Thèbes, où était né Bacchus.

20-9. Au milieu du rivage qui borde le lac.

20-10. C’est-à-dire où les évêques de Trente, de Brescia et de Vérone ont juridiction.

20-11. À cause des exhalaisons du marais.

20-12. Ou, selon quelques-uns, cruelle, parce qu’elle troublait les ombres des morts, et, dans ses conjurations, se souillait de sang humain.

20-13. Pinamonte de’ Buonacossi, de Mantoue, persuada au comte Alberto Casalodi, seigneur de cette ville, de reléguer dans les châteaux voisins plusieurs gentilshommes qui faisaient obstacle à sa propre ambition. Cela fait, Pinamonte, ayant usurpé par la faveur du peuple la seigneurie du comte Alberto, fit mettre à mort une partie des nobles, et bannit les autres.

20-14. « Ne feraient pas sur mon esprit plus d’impression que, sur ma vue, des charbons éteints. »

20-15. Lorsque tous les Grecs en état de porter les armes partirent pour le siège de Troie.

20-16. Voyez Énéide, liv. II, v. 114 et suivants.

20-17. Michel Scotto exerçait l’art de la divination au temps de l’empereur Frédéric II.

20-18. Astrologue de Forli, cher au comte de Montefeltro.

20-19. Savetier de Parme, autre astrologue.

20-20. La lune. Suivant la croyance vulgaire, les taches de cette planète indiquent Caïn qui lève avec une fourche un fagot d’épines.