La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Introduction/Considérations générales

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 1-22).
Introduction


I


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES


Le poëme de Dante est toute une époque. Il peint merveilleusement l’état de la société et de l’esprit humain, du treizième au quatorzième siècle, dans le pays sans aucun doute le plus avancé, alors qu’après un long sommeil agité de rêves terribles, le monde se réveillant semblait pressentir, au milieu des ténèbres déjà moins épaisses, ses lointaines destinées, et que l’Italie, aidée par d’heureuses circonstances, commençait à se dégager des liens de la barbarie.

Le chaos se débrouillait ; Des signes précurseurs annonçaient le lever d’une autre ère, inconnue encore, mais pleine d’espérance. Pour emprunter cette image à Dante, l’horizon se colorait d’une douce teinte de saphir oriental, à mesure qu’on sortait de l’air mort, de l’enfer dont l’aspect avait si longtemps contristé les yeux et le cœur[1].

Mais, pour bien comprendre cet âge intermédiaire entre deux civilisations, ses caractères complexes, le bizarre mélange des éléments divers qui y affluent de sources différentes, et s’y combinent d’une manière souvent si étrange, les causes du mouvement et sa direction, les contradictions apparentes au sein d’une unité réelle de tendance et de vie interne, il faut, secouant les préjugés qui enveloppent l’histoire et en faussent le sens, examiner, dans son origine et ses phases successives, la transformation qui, au prix de tant de labeurs et de douleurs, a produit enfin le monde présent.

On se représente communément les siècles qui précédèrent la chute finale de l’empire romain, comme une époque de dissolution complète de la société tombant pièce à pièce et s’ensevelissant sous les débris des anciennes croyances, des anciennes institutions et des anciennes mœurs. Rapportant à cette époque des destructions accomplies plus tard, et par d’autres causes, et jamais entièrement, on s’imagine que tout périt avec l’État, qu’avec lui disparut tout ce qu’avait produit la civilisation antérieure, et que, sur la terre dévastée, il ne resta que des ruines inertes et des ossements arides. Il fallait, croit-on, pour que de ces ruines sortît une autre société, une société vivante, que le christianisme, balayant la poussière de ce passé, enfantât lui seul, par sa propre vertu, un ordre politique et moral nouveau, et que des peuples jeunes, pleins de sève et de vigueur, vinssent du nord de l’Europe et des steppes de l’Asie ranimer, par l’infusion d’un sang plus pur, le vieux corps social pourri de corruption.

Tel est le point de vue sous lequel on considère généralement l’immense révolution qui s’opéra chez les nations occidentales, à partir du quatrième siècle. Il n’est certes pas, à plusieurs égards, dépourvu de vérité. Le christianisme provoqua une puissante réaction morale contre le matérialisme sensuel qui, des villas des patriciens et de l’antre où gîtaient les Césars, avait envahi Rome, et, de proche en proche, les provinces les plus éloignées. Le germe de cette réaction était, il est vrai, partout, avant même la fin de la république, car rien dans le monde ne se fait sans préparation ; mais le christianisme développa ce germe, et en unissant les hommes disposés à se séparer ouvertement du désordre presque universel, en formant d’eux une société, il imprima une forte et salutaire impulsion à l’humanité. Cette organisation active, née d’une foi ardente, d’un secret et profond instinct de vie, fut une des choses qui, quelle que fût son incontestable grandeur, manquèrent au stoïcisme, resté à l’état de doctrine individuelle, et par là même socialement stérile.

Il est également vrai que les peuples sous la main desquels s’écroula l’empire, exempts de la mollesse romaine, avaient en eux une énergie, une plénitude de vie organique qui contrastaient au plus haut point avec l’affaissement, l’épuisement des races destinées à devenir leur conquête.

De quelque côté que se portassent les regards, ils n’apercevaient que des signes trop certains de décadence. Le pouvoir absolu d’un seul au milieu d’une servitude sans bornes ; l’amour effréné des jouissances ; l’accumulation des richesses en un centre unique, où elles corrompirent à la fois le gouvernement et le peuple ; l’appauvrissement des provinces en proie aux exactions des proconsuls et des agents du fisc, écrasées par l’impôt, dévorées par l’usure ; la corruption du luxe et celle de la misère ; le relâchement des liens de famille et des liens sociaux ; l’extinction de l’esprit militaire dans les populations énervées ; les armes devenues un métier sordide ; la défense de l’État abandonnée à des mercenaires, souvent même à des étrangers, appui toujours douteux du prince qui les achète, et qu’ils vendent à leur tour : — toutes ces causes ensemble avaient précipité l’empire sur une pente funeste, impossible à remonter, car il en est des corps politiques comme des corps naturels, qui ont leurs phases déterminées de croissance et de déclin, et jamais ne repassent sur les voies parcourues.

Cependant, si malade que fût la société, elle renfermait encore des éléments précieux de civilisation, héritage des siècles antérieurs. Les progrès de la philosophie, de Thalès aux Alexandrins, avaient élargi la sphère de la pensée ; la science, telle qu’alors elle pouvait exister, les lettres, les arts, subsistaient dans leurs monuments, et si le génie s’était éteint, l’enseignement du moins perpétuait la connaissance des principes, des règles, des procédés techniques, en même temps que les besoins de la vie maintenaient la pratique de l’agriculture, des métiers, de la navigation, du commerce favorisé par des routes dont on admire encore les restes magnifiques. Et, chose remarquable, tandis que les mœurs s’altéraient, la morale conçue par l’esprit, sentie par la conscience, s’était élevée et purifiée, comme on le voit dans Sénèque, dans Épictète et dans Marc-Aurèle, et avant eux dans Cicéron, qui, par ce seul mot prononcé pour la première fois, charitas generis humani, avait révélé tout un monde nouveau, au développement duquel nous assistons en ce moment même. Le droit constitué scientifiquement, et qui, bien qu’il pût être partiellement obscurci, ne pouvait désormais périr, donnait un fondement immuable à la société civile. On avait découvert dans une loi éternelle, invariable, la source divine[2] de toutes les lois. Des maximes, non changeantes comme celles d’origine humaine, en devaient régler l’application, et, autant que possible, opposaient une barrière à l’arbitraire du juge. Oppressive, il est vrai, par les vices des hommes, mais liée au droit par le principe de son institution, une administration régulière et savante dans ses formes ordonnait l’État, en reliait les parties diverses, et devint plus tard un germe de renaissance pour la civilisation ensevelie dans les ténèbres du Moyen âge.

Ce fut dans cette société que le christianisme s’implanta. Il ne créa point une nouvelle morale, car la morale, condition nécessaire de l’existence sociale, est de tous les lieux et de tous les temps ; mais la rappelant à sa source, qui est Dieu conçu dans son unité infinie et ses attributs essentiels, il la promulgua, non comme une philosophie, mais comme une loi souveraine, absolue, fondée sur l’égalité et la fraternité humaines, d’où devait sortir un jour l’affranchissement universel par un progrès lent sans doute, mais invinciblement continu. Au-dessus de la justice qui constitue le droit, de l’équité qui l’harmonise avec les actes libres, il plaça l’amour, sommaire de la loi et sa perfection ; et l’esprit d’amour est son caractère propre, le caractère de la phase qu’il marque dans l’évolution de l’humanité.

Toutefois, dans le sein même de ce mouvement régénérateur, deux choses se produisirent et durent se produire simultanément, un dogme correspondant à une croyance obligatoire, un sacerdoce hiérarchique, conservateur de ce dogme et juge des questions qui s’y rapportaient, législateur du culte et de la discipline, c’est-à-dire, pouvoir à la fois spirituel et temporel de la société qui se formait : d’où plusieurs conséquences. Le corps sacerdotal, nécessairement composé d’hommes, ne pouvait échapper aux conditions de l’humanité. Il dut tendre à croître en puissance et aussi en richesses. Telle est la pente inévitable de notre infirmité. Le dogme, soustrait à l’examen et au jugement de la raison, imposé par voie de commandement, était le principe de la puissance ; le dogme dut donc prendre aux yeux du sacerdoce, et par lui aux yeux des fidèles, une importance de plus en plus grande : bientôt la morale lui fut subordonnée : la foi devint le principal, le suprême moyen de salut. Mais aussi les disputes, les divisions, les schismes, la haine persécutrice, entrèrent dans la nouvelle société et la déchirèrent. L’ambition des hautes dignités, trop souvent le prix des brigues et de la violence, compliqua le désordre, et les richesses devenues un aliment de luxe, les convoitises mondaines et sensuelles, engendrèrent dans le clergé une corruption contre laquelle tonnent les Pères, et dont saint Paul lui-même signale avec une douloureuse anxiété les premiers germes.

Le monde romain en était là lorsque les barbares apparurent. Leurs invasions durèrent six siècles. Se poussant les uns les autres et recouvrant le sol comme une marée toujours montante, ils inondèrent l’Asie et l’Europe, des frontières de la Seine au détroit d’Hercule : déluge d’hommes pire que celui des flots.

Tacite, opposant les mœurs des Germains aux mœurs romaines, loue ce peuple de sa chasteté. Il s’en faut que tous les barbares méritassent la même louange. Leur caractère général ressemblait beaucoup à celui des tribus que nous nommons sauvages : mêmes qualités, mêmes vices. Mais tous, sans exception, dès qu’ils se furent mêlés aux populations envahies, ajoutèrent à leurs vices les vices de celles-ci, sans leur communiquer aucune des qualités qui tenaient à leur barbarie même. Ils introduisirent parmi elles de nouveaux éléments politiques et civils, mais aucune vertu, quoi qu’on en ait dit. On les suivait de ruines en ruines à la lueur du glaive et de l’incendie. Le monde se crut près de sa fin. Les destructions matérielles, toujours réparables, ne furent que le moindre des fléaux. Tout périt ensemble, propriété, lois, institutions, éducation, sciences, arts, métiers, langue même. Il fit nuit sur la terre. Et dans cette nuit, que voit-on ? Tout ce que la violence sans frein, la cruauté, la perfidie, le mépris calculé des engagements et des serments peuvent enfanter de crimes, des mœurs à la fois grossières et dissolues, différentes seulement de celles qu’elles remplaçaient en ce que rien n’en voilait la hideuse monstruosité.

Quelquefois appelés par les évêques afin de les opposer à des sectes ennemies, les barbares sentirent que cette alliance leur serait un puissant moyen d’affermir leur conquête. Indifférents à toute doctrine, faiblement attachés aux cultes vagues qu’ils apportaient du fond de leurs forêts, ils adoptèrent sans peine la religion des vaincus. D’instruction, point : qu’en eussent-ils fait, également incapables d’écouter et de comprendre ? Le chef converti, c’est-à-dire déclarant qu’il changeait de dieu, les autres suivaient son exemple : on menait ces brutes au baptême, comme des troupeaux à l’abreuvoir. Tels ils étaient auparavant, tels ils restaient, féroces, fourbes, cupides, sensuels. La société entière se transforma à leur image. Plus d’études, plus de pensée hors du cercle des choses matérielles ; à peine dans les masses quelques traces de l’instinct moral. Cette sorte de conscience, même inhérente à la nature humaine au plus bas degré de son développement, menaçait de s’éteindre dans la superstition entretenue par un clergé non moins ignorant, non moins corrompu que le peuple. Nous peignons l’état général en négligeant les exceptions, qui se rencontrent à toutes les époques et n’en caractérisent aucune.

Un homme d’une grande âme et d’un haut génie, Charlemagne, entreprit de tirer la société de cet abîme, de régulariser les rapports politiques et civils, d’organiser la justice publique, de relever l’instruction, de renouveler enfin la civilisation dont la barbarie avait presque effacé les derniers vestiges. Mais le temps n’était pas venu, et les moyens manquaient. Les causes destructives étaient loin d’ailleurs d’avoir épuisé leur action. Cette œuvre toute personnelle meurt avec celui qui l’avait conçue. Le mal reprend son cours, et à travers des discordes sanglantes, d’effroyables dévastations, une sorte d’agonie convulsive, la dissolution atteint son terme extrême, l’anarchie féodale, qui achève de se constituer au commencement de la troisième race. L’histoire ne présente aucune époque aussi calamiteuse. Ce fut le règne de la force brutale entre les mains de milliers de tyrans absolus chacun dans son domaine, en guerre perpétuelle les uns contre les autres, opprimant, dévorant de concert un peuple livré sans défense à leurs passions fougueuses que ne contenait aucune loi, que ne tempérait chez la plupart aucun sentiment de justice, aucune idée de devoir, réel ; car le serf, le manant, le vilain, étaient hors de l’humanité pour ces chrétiens, comme ils se nommaient. Si quelquefois, près de la tombe, la conscience semblait se réveiller, un couvent bâti, des legs aux églises, des dons aux prêtres, dont l’insatiable avidité pressurait le peuple de mille manières dans les villes comme dans les campagnes, apaisaient les remords de la peur.

Plus tard, l’établissement des républiques italiennes où se réveilla l’esprit de liberté, les luttes des papes et des souverains, les interminables disputes sur les limites de leur pouvoir respectif, ramenèrent à l’étude du droit. Ce fut le premier lien par lequel les sociétés nouvelles, plongées dans le double abîme de l’ignorance et des abus de la force sans règle, se rattachèrent à la civilisation antique, et en renouèrent les traditions. Elles renaquirent encore, lentement, confusément ; dans l’ordre moral, par l’influence des écrits de quelques anciens, Cicéron, Boëce, à la portée, il est vrai, d’un petit nombre ; et dans l’ordre intellectuel par l’introduction, vers l’époque des croisades, au sein des universités qui se fondaient sur le modèle des écoles d’Athènes, des monuments de la philosophie grecque traduits par les Arabes. Ce fut l’origine de la scolastique, par qui se développa et en qui se concentra toute la science du Moyen âge. D’autres sources de savoir et de progrès s’ouvrirent pour l’Italie, en communication directe avec l’Orient, d’où, en des temps reculés déjà, des colonies d’artistes, fuyant les persécutions des iconoclastes, lui avaient apporté les principes et les procédés de l’art byzantin, que transforma postérieurement le génie national. Au douzième et au treizième siècle, une sourde fermentation agitait les esprits, ardents à chercher de tous côtés des voies nouvelles. Les manuscrits tirés de la poussière nourrirent le goût des lettres, ranimé par la lecture des anciens poëtes, de Virgile surtout, objet d’une sorte de culte enthousiaste. Après la prise de Constantinople, les lumières refluent dans l’Occident, qui salue de ses acclamations les grands noms de la Grèce, Homère, Sophocle, Démosthène, Platon. La poésie revêt des formes plus savantes, plus variées. La philosophie brise les liens de l’école ; des vides abstractions où elle se perdait, elle redescend au sein de la nature, qu’elle étudie dans ses phénomènes, dont elle s’efforce, par la libre pensée, de découvrir les lois. Ainsi s’ouvre l’ère d’émancipation qu’on a nommée la Renaissance. Le mouvement se propage avec une rapidité croissante, et au seizième siècle il envahit tout. La société, sortant des marais où elle croupissait depuis de si longs âges, avait retrouvé son lit, et s’y précipitait avec une force irrésistible. Les institutions subissaient partout des réformes fondées sur une notion plus élevée du droit ; la sphère des idées s’élargissait ; la morale publique s’épurait ; la législation moins barbare protégeait mieux et les personnes et les propriétés ; les classes tendaient à se rapprocher ; le peuple, en voie d’affranchissement, voyait peu à peu sa misère s’alléger ; les mœurs se polissaient ; les arts jetaient un éclat inouï ; la science, dont la part devait être si grande dans la transformation du monde, naissait. Comme au lever du soleil les froides ombres, le Moyen âge s’évanouissait.

L’esprit de l’Évangile, l’esprit d’amour, n’était pas, certes, étranger à ce prodigieux mouvement, qu’uni au sentiment de la justice et du droit plus parfaitement conçu, il caractérise même de nos jours dans l’ordre le plus élevé et le plus fécond en bienfaits pour l’humanité. Mais si l’on excepte l’influence qu’eut la scolastique sur la métaphysique pure, à laquelle elle ouvrit quelques perspectives nouvelles, en même temps qu’elle servit à développer, en les exerçant, les forces logiques de l’esprit humain, le christianisme théologique, le christianisme organisé dans l’institution extérieure de l’Église, n’a été pour rien dans cette vaste révolution. Au contraire, à mesure qu’elle s’opère la foi s’affaiblit, et plus qu’ailleurs au centre même de la hiérarchie, autour du trône pontifical sur lequel, au nom du Christ, sacré roi comme dans le prétoire de Pilate, siège effrontément l’athéisme.

Des mœurs analogues offrent aux yeux de tous, après la négation de la foi, la négation de la morale même. Les mystères orgiaques de la Rome païenne reparaissent dans la Rome papale. À la licence se joint l’ambition, une ambition que n’arrête aucune loi divine ni humaine. Des crimes inouïs épouvantent la terre. Pour remplir un trésor que la guerre, le luxe, les profusions d’une débauche effrénée vident sans cesse, on fatigue la patience des peuples et leur superstition, tant de fois mise à l’épreuve. Une réaction éclate. Successeur de Wiclef et de Jean Huss, Luther sépare de Rome la moitié de la chrétienté. Les bûchers s’allument, on y jette à milliers les rebelles. Mais on ne brûle pas la pensée, on n’étouffe pas la conscience dans les flammes. Le protestantisme survit à la persécution, se propage et grandit par elle. Inconséquent par ce qu’il retient d’une doctrine liée dans toutes ses parties, il contient en soi, bien que voilé, le principe immortel de la souveraineté de la raison ; et ce principe, qui est sa vie secrète, sauve l’esprit humain de la servitude où il se serait pétrifié sous l’écrasante pression d’une autorité qui, exigeant de lui une soumission aveugle, une obéissance absolue, et de proche en proche s’étendant à tout, aurait éteint ses puissances actives.

Redevenu libre, au moins d’une liberté relative, il porte de tous côtés ses investigations, examine, discute, juge. La critique du dogme et des monuments sur lesquels il s’appuie, de plus en plus hardie, suit le progrès de la science, et, chose plus grave encore, la conscience se détache d’une partie des croyances enseignées comme fondamentales, et qui la heurtent violemment : le péché qu’on nomme originel, sa transmission avec les conséquences relatives à l’état futur de l’immense majorité des hommes, les peines éternelles, la sombre maxime : hors de l’Église point de salut, et les dogmes connexes. La vieille institution ne se soutient plus guère que par le secours que lui prête, pour son propre intérêt, la puissance politique et civile, c’est-à-dire par la coaction sous différentes formes et à divers degrés, et par son côté pharisaïque et superstitieux, les cérémonies, les pratiques matérielles ; en un mot, au dehors par ce qui frappe les sens, et au dedans par la peur, le grand ressort au moyen duquel, chez tous les peuples, dans tous les temps, on agit sur les classes ignorantes, et surtout sur la femme, naturellement attirée en outre vers les choses mystérieuses, vers ce qui offre un vague aliment à l’imagination, faculté dominante en elle.

Il est à remarquer aussi que, dès l’origine, la science de la nature inquiéta l’Église, qui, n’en ayant point le principe générateur, d’un tout autre ordre que ses dogmes abstraits, n’en pouvait non plus avoir la direction. C’était une puissance nouvelle qui naissait, puissance redoutable qui dominait la sienne par les côtés où elles se touchaient, et contre laquelle nulle défense, comme l’Église l’éprouva bientôt sur la première question débattue entre elles, l’astronomie biblique qu’elle soutint vainement contre l’astronomie de calcul et d’observation. Est venue ensuite la géologie, sur les progrès de laquelle il a fallu régler par des modifications successives l’interprétation de la Genèse. Une question d’une plus haute gravité encore, dans ses rapports avec la doctrine de l’Église, est pendante au même tribunal. Il n’existe qu’une nature, qu’une espèce humaine, nul doute ; mais l’espèce humaine a-t-elle eu un seul ou plusieurs centres de formation ? En d’autres termes, y a-t-il dans l’humanité des races primitivement diverses, ou provient-elle d’un couple unique ? Il est évident que c’est la science qui prononcera sur cette question, et cette question est le fondement de toute la théologie dogmatique.

Ainsi, pour nous résumer, vers la fin de la période que caractérise l’anthropomorphisme païen, qui, né dans la Grèce, avait succédé aux religions de la nature, le christianisme évangélique provoqua chez des peuples énervés, en qui la vie des sens étouffait la vie supérieure, une salutaire réaction morale, et prépara de loin un état plus parfait qu’aucun de ceux qui avaient précédé, par le principe d’égalité et de fraternité humaines, et par l’esprit d’amour qu’il répandit dans le monde. Mais le christianisme théologique, le christianisme soumis à l’autorité hiérarchique et constitué par elle, ne contribua en aucune manière au progrès social, et par les discordes, les persécutions acharnées, les guerres atroces qu’il engendra, par les prétentions ambitieuses du corps sacerdotal, l’avarice de ses membres, leur tendance constante à la domination, fut au contraire une source de désordres nouveaux et de calamités nouvelles.

Les barbares n’apportèrent chez les nations qu’ils envahirent aucun élément civilisateur, aucun principe d’organisation supérieure et durable. À leurs vices natifs, la cruauté, la ruse, la perfidie, la cupidité, vices communs de tous les sauvages, ils joignirent les vices des populations subjuguées, qu’ils plongèrent dans un abîme sans fond de misère, d’ignorance, de grossièreté brutale, de férocité, d’anarchie, dont le régime féodal offre le terme extrême.

La société qui sortit de ces ruines, péniblement formée à cause des résistances qu’elle rencontrait de toutes parts, fut le produit lent d’un travail spontané, dépendant des lois immuables de la nature humaine, et dont le fruit se développe à mesure que reparaissent les anciennes lumières, que l’ancienne tradition se renoue, que la civilisation antique, filtrant à travers les décombres, reprend son cours, modifié par ce que le temps toujours amène avec soi ; et à chacune des phases de cette évolution vitale, on voit décliner les institutions fondées par les races conquérantes, s’affaiblir la puissance du corps sacerdotal et la foi en ses dogmes imposés en vertu d’une autorité au-dessus de la raison, et réputée infaillible.

Voilà ce que montre l’histoire, expression fidèle des lois supérieures qui président aux destins de l’humanité, et qui la conduisent invinciblement vers sa fin nécessaire et divine.

Dans le mouvement général, l’Italie, comme nous l’avons dit, devança les autres nations. La Renaissance date pour elle, au Midi, du règne de Frédéric II ; au Nord, de la ligue lombarde. Celle-ci marque l’origine de l’affranchissement politique et civil, par la conception d’un droit également opposé au droit féodal de la force, et au droit divin, tel que le proclame la hiérarchie. Du principe nommé depuis la souveraineté du peuple naissent les républiques italiennes. La liberté est semée, elle germera. Quelle que soit désormais la durée du combat entre le despotisme et la liberté, quelles qu’en soient les vicissitudes, les peuples s’appartiendront, ils cesseront d’être la propriété d’un seul et de sa race.

L’époque de Frédéric, quoiqu’il ait succombé dans sa lutte contre la papauté, n’en fut pas moins une époque de renouvellement, féconde en résultats immenses. Elle coïncide avec la naissance de ces grandes écoles de jurisconsultes dont les efforts persévérants parvinrent à ruiner la théocratie, et à fonder sur ses débris l’indépendance du pouvoir civil. La même époque vit naître la langue vulgaire, la langue vivante, opposée à la langue morte de la Rome papale, et signe aussi d’affranchissement. De là le réveil de la pensée, de l’esprit d’examen, de discussion, de recherche. Le commerce établit entre l’Orient et l’Occident des relations qui étendent le cercle des idées, adoucissent les mœurs en atténuant les préjugés, développent le goût des arts ; d’où les merveilles de l’architecture à Florence, à Pise, à Venise, la rénovation de la peinture par Cimabué et Giotto, bientôt suivis de ces artistes incomparables qui jamais depuis n’ont été égalés ; les progrès de la musique qui aboutissent, après l’invention de l’harmonie et les chefs-d’œuvre de Palestrina, à la révolution totale due au génie de Monteverde.

Dante occupe à peu près le milieu de cette grande époque pleine de sève et de vie, mais, et par cela même, agitée de violentes commotions. La guerre était partout, entre le pape et les empereurs, entre le pouvoir clérical et le pouvoir laïque, entre la tyrannie féodale, personnifiée dans quelques monstres, et l’esprit de liberté fermentant au sein des populations, entre les républiques rivales, entre les partis dans chaque république. On marchait vers l’avenir sur un champ de bataille avec toutes les passions du combat, mais avec une foi merveilleuse et une ardeur que ne décourageaient aucune souffrance, aucun sacrifice. Où allait-on ? Nul ne le savait. Je ne sais quoi d’inconnu attirait en avant les peuples fascinés par une sorte d’inspiration divine. Ces temps d’espérance, d’action instinctive sont, après tout, les grands, les beaux jours de l’humanité. Aussi restent-ils ineffaçables dans la mémoire des hommes, qui, de siècle en siècle, le regard fixé sur les monuments qu’ils nous ont laissés, contemplent avec admiration ces œuvres gigantesques.

La Divine Comédie est une de ces œuvres. Elle vint, pour ainsi dire, résumer tout le Moyen âge avant qu’il s’enfonçât dans les abîmes des temps écoulés. Quelque chose de lugubre enveloppe la fantastique apparition. Il y a là des cris désolés, des pleurs, d’indicibles mélancolies, et la joie même est pleine de tristesse ; on croirait assister à une pompe funèbre, entendre autour d’un cercueil le service des morts dans une vieille cathédrale en deuil. Et toutefois un souffle de vie, le souffle qui doit renouveler sous une forme plus parfaite ce qui s’éteint, passe sous les voûtes et traverse les nefs de l’immense édifice, où, comme dans le sein d’une femme près d’enfanter, on sent un secret tressaillement. Ce poëme est à la fois une tombe et un berceau : la tombe magnifique d’un monde qui s’en va, le berceau d’un monde près d’éclore ; un portique entre deux temples, le temple du passé et le temple de l’avenir. Le passé y dépose ses croyances, ses idées, sa science, comme les Égyptiens déposaient leurs rois et leurs dieux symboliques dans les sépulcres de Thèbes et de Memphis. L’avenir y apporte ses aspirations, ses germes enveloppés dans les langes d’une langue naissante et d’une splendide poésie, enfant mystérieux qui puise à deux mamelles le lait dont ses lèvres s’abreuvent, la tradition sacrée, la fiction profane, Moïse et saint Paul, Homère et Virgile. Ce regard tourné vers la Grèce et Rome annonce déjà Pétrarque et Boccace, et les autres qui suivront, en même temps que la soif de lumière, l’ardent désir de pénétrer le secret de l’univers, de sa constitution, de ses lois, présage Galilée. La nuit est encore sur la terre, mais les lueurs de l’aube commencent à poindre à l’horizon.

Ces considérations sur l’ensemble des faits principaux que présente l’histoire durant la longue période qui, de la fin de la république romaine, s’étend jusqu’à nos jours, nous ont paru nécessaires pour que l’on comprît bien le caractère de l’œuvre de Dante, lié à celui de l’époque où elle se produisit. Mais elle a aussi d’étroits rapports avec la nature intime du poëte, ses opinions, ses passions personnelles et les événements de sa vie. C’est pourquoi, avant d’examiner plus en détail la Divine Comédie, nous dirons ce qu’on sait de l’auteur.


  1. Dolce color d’oriental zaffiro
      Che s’accoglieva net sereno aspetto,
      Det aer puro infino al primo giro,
    Agli occhi miei ricomincio diletto
      Tosto ch’ io usci’ fuor dell’ aura morta
      Che m’avea contristati gli occhi c’1 petto.

     Purgat., cant. I. 5 c 0.

  2. Cicer., de Legib.