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Chant neuvième — Le Drame

 

SÉMIDA.

(Assise sous un palmier du Paradis.)


« O ma viole ! pourquoi, ma douce viole aimante,
Vous taire sur mon cœur, de tristesse dormante ?
J’appelle en vain votre âme, et l’hymne commencé
Expire en votre sein comme un cygne Liesse !
De lilas couronnée, et si jeune, et bénie,
Pourquoi me refuser vos baisers d’harmonie
Et vous cacher ainsi sous mes cheveux ?


LA VIOLE CÉLESTE.


Pourquoi ?
Regardez Madeleine aussi triste que moi.
Christ est absent, et moi, comme la fleur des plaines
En l’absence du jour je retiens mes haleines.
Et je le redemande, et j’espère, et j’attends,
Et j’attends, pour chanter, la vie et le printemps.
Et veuve, et de lilas tristement couronnée,
Je referme en pleurant l’âme qu’il m’a donnée.


Ne m’interrogez plus sous vos doigts frémissants :
Pourquoi loin de l’autel vouloir brûler l’encens ?
Poëte abandonné des souffles du génie,
Ne voyant plus l’amour j’ai perdu l’harmonie.
Et mes fils lumineux, des anges applaudis,
Ont cessé de chanter aux fleurs du Paradis ;
Et je ne verse plus dans leur coupe irisée
De mes notes du ciel la suave rosée.
Sous votre chevelure, aux regards des élus,
Sémida, cachez-moi, ne m’interrogez plus ;
Ne m’interrogez plus, allez à Madeleine,
Et sous les amandiers parlez-lui de sa peine.



SÉMIDA.


Madeleine-Marie, aux grands yeux bleus et doux,
Je viens, je vous regarde et je suis avec vous.
Sous vos paupières d’or, chastement abaissées,
Comme un nid d’oiseaux blancs se cachent vos pensées.
Dites-moi, dites-moi votre rêve ; et s’il est,
Pour votre âme amoureuse, aussi doux que le lait,
Je veux vous saluer sur votre front de sainte
D’un baiser à travers vos voiles d’hyacinthe ;
Si, comme l’ébénier, il est triste, ma sœur,
Je veux vous saluer d’un baiser sur le cœur. »

*


Madeleine écoutant souleva sa paupière ;
Et leurs âmes alors, échangeant leur lumière,
Se virent des pensers pareils en ce moment,
Pareils, comme en leurs yeux le bleu du firmament ;
Et sous les amandiers, sous leur blancheur fleurie,


A tous leurs entretiens, du Dieu né de Marie
Mêlèrent le doux nom, comme à ses beaux présents
La reine de Saba mêlait toujours l’encens.


SÉMIDA.


« Depuis le triste jour où longtemps nous pleurâmes,
Me reposant en lui comme les autres âmes,
Je pense à Christ, ma sœur, et le demande aux cieux.
Est-ce pour me punir qu’il se cache à mes yeux ?


MADELEINE.


Où donc êtes-vous, Christ, notre souffle adorable ?


SÉMIDA.


La fleur de l’amandier vous cherche ainsi que nous.


MADELEINE.


Les échos endormis au fond des bois d’érable
S’éveillent en disant : — Christ, où donc êtes-vous ? —


SÉMIDA.


Si pour le retrouver, sœur, nous partions ensemble,
Le demandant tout bas à ce qui lui ressemble ;
Aux lys blancs de sa mère, à l’agneau caressant,
A l’humble nictantès dans la nuit fleurissant,
Comme sa douce grâce au fond d’une âme sombre ?
Si nous le demandions à l’air, au jour, à l’ombre,
Au loxia qui passe, au doux printemps de mai,
Comme vous, autrefois, avec sœur Salomé ?


MADELEINE.


Non, le ciel est trop vaste ; et parmi ses aurores,

Dans ses bois de palmiers, sous ses frais mélodores,
Nous nous égarerions ; levons-nous, car voilà
Eve qui vient donnant la main à Méhala.
A-t-elle vu celui que notre cœur demande ?
De son front maternel l’auréole est plus grande
Que la nôtre : elle sait ce que nous ignorons.


EVE.


Je vous aime, et mes mains se posent sur vos fronts.
Je passais ; une voix m’a dit sous le palmiste :
— Avez-vous vu mon fils, ma sœur, mon âme est triste ? —
Enfants, c’était la reine, oh ! tombons à genoux ;
Car la mère du Christ le cherche comme nous.


MÉHALA.


Quel silence de deuil loin des pas du Messie !!!
On entendrait, mes sœurs les feuilles de l’ixie
Se fermer au soleil, et de l’alexanor
Aux fleurs du balsamier se poser l’aile d’or.
L’archange Gabriel a dénoué l’écharpe
Qui retient sur son cœur les soupirs de sa harpe.
L’hymne éternel se tait dans les feux du matin.
Oh ! j’ai peur du silence ; un souvenir lointain
Se réveille, et s’entend dans mon âme agitée,
Comme l’alexanor ou l’ixie attristée.


EVE.


Enfant, pourquoi pâlir sous tes longs cils soyeux ?
Quand la paix est en nous, le silence est joyeux.


MÉHALA.


Que ma douleur fut grande au jour du fratricide !!

 

MADELEINE.


Que ma douleur fut grande au jour du déicide !!


MÉHALA.


Hélas ! hélas ! l’amour se cache à ses élus !
A la paix de nos cœurs. l’Éden ne suffit plus.


MADELEINE.


Où donc êtes-vous, Christ, notre souffle adorable ?


SÉMIDA.


La fleur de l’amandier vous cherche ainsi que nous.


EVE ET MÉHALA.


Les échos endormis au fond des bois d’érable
S’éveillent en disant : Christ, où donc êtes-vous ?


SÉMIDA, à Eve.


Mère, pour le chercher si nous partions ensemble,
Le demandant tout bas à ce qui lui ressemble ?


EVE.


Oui, mes filles, venez, venez…


MADELEINE.

          
Moi, j’attendrai.
Le parfum de ses pieds dort sous ma chevelure,
Et de mon cœur d’amante embaume la blessure ;
Je rêverai de lui sous cet arbre sacré.



COMPLAINTE DE MADELEINE.


Mes sœurs, cherchez sans voiles,
A travers les étoiles,
Mon soleil éclatant.
La goutte de rosée,
Sur la mousse posée,
Ainsi que moi l’attend.

Je laisse passer l’heure,
Ma place est la meilleure,
Dans le firmament bleu.
A ramer inhabile,
Ma nef est immobile,
Sur l’océan de Dieu.

Sans pensée indécise,
Près de sa tombe assise,
Autrefois j’attendis :
Il viendra, car il m’aime,
Ressuscitant de même
Dans son beau Paradis.

Sur sa tige pliante,
La superbe hélianthe.
Parfume l’air du soir :
Pour embaumer l’espace,
Où le bien-aimé passe,
Mon âme est l’encensoir.


Pour lui seul ma pensée,
Mollement cadencée,
Vole, concert flottant ;
Partez, je me résigne,
Et mon cœur est un cygne
Qui l’appelle en chantant !

Je suis de sa famille,
Comme la grenadille
Fleur de la passion.
Son amour seul m’enflamme ;
Pour faire éclore une âme,
Il n’en faut qu’un rayon. »

*


Telles, sous l’amandier, les notes amoureuses
Volaient comme l’abeille.
……………………………………………………………….
Or, les trois bienheureuses
Saluèrent, avant leur voyage de l’air,
Le palais de Marie, orient de l’Éther.
Leur soif mystérieuse aux coupes d’argyrose
Des sucs du nialeb boit les teintes de rose ;
Et doublant son parfum, leur lèvre, en l’effleurant,
Couronna de rayons le breuvage odorant.
Autour du front rêveur des trois tristes amies,
Emblème de leur crainte, un réseau de ketmies
Noua leur chevelure, et leur pied innocent
Quitta de ses rubis l’éclat phosphorescent,
Pour un jour ; car, selon les célestes usages,


La parure des saints, durant les longs voyages,
Dit leur pensée, afin que l’archange et la fleur
Bénissent leur recherche et les suivent du cœur.
La mère des humains au milieu des deux saintes,
Comme un aster superbe entre deux hyacinthes,
S’élevait, et pourtant leur bel Age vermeil,
L’âge du Paradis, sur leur front est pareil.
Elles partent volant, volant sans avoir d’ailes,
Et l’ange Éloïm vole, invisible, après elles.

N’avez-vous jamais vu de leur nid, dans les bois,
Trois hermines sortir pour la première fois ?
Au soleil du matin, sur la plaine embrasée,
Leurs cercles ondoyants évitent la rosée,
N’osent du clair ruisseau traverser la vapeur ;
Une fleur qui les touche en passant leur fait peur.
Elles rêvent partout une tache… l’hermine,
Sous sa robe de lys que le jour illumine,
De sa belle parure adore la fraîcheur,
Et donne quelquefois sa vie à sa blancheur.
Et plus timide encore part, sous trois auréoles,
Le groupe éblouissant des belles célicoles.

Et leur vol, d’orbe en orbe, errait depuis trois jours.
Où donc est-il celui qu’elles cherchent toujours ?
Et sous leurs pieds bénis le parfum des arômes
Disait : — De fleur en fleur traversez sept royaumes,
Pour retrouver le roi de l’éternel printemps. —
Et l’Éther leur ouvrait tous ses palais flottants.
Les frontons de rubis, les murs de saphyrines
Portaient ces mots… PALAIS DES SAINTES PELERINES.
L’agami leur parlait sous son bouclier d’or,


Et l’on savait leur nom dans les nids du coldor.
Et le roi des oiseaux de l’Éden, en hommage,
Accordait à leur voix sa lyre de plumage ;
Et, fleur impératrice aux jardins de l’éther,
Surpassant en rayons le disque de l’aster,
L’hélianthe splendide ouvrait sur la colline
Les gerbes de soleils qu’à leurs pieds elle incline.
Mais sans voir ni la fleur, ni l’étoile germer,
Sans rencontrer d’amour qu’elles veuillent aimer,
Elles demandent Christ au séraphin qui veille.
Tel, cherchant l’arbre d’or dé merveille en merveille,
Ce fameux arbre d’or que les rois d’Ispahan
Permettent au soleil de voir une fois l’an ;
Le voyageur admis dans les salles amhrées,
Traversant, dédaigneux, les richesses sacrées,
Ne veut apercevoir ni l’urne de saphir
Qu’un griffon pour Xercès déroba dans Ophir,
Ni les jardins aux fleurs d’améthiste, qu’arrose
Un jet d’eau tout empreint de l’essence de rose ;
Ni le jaguar d’argent, de perles tacheté,
Ni le paon dont la queue, à son extrémité,
Ouvre cent diamants énormes, et couronne
De ce bel arc-en-ciel le dais brillant du trône :
Il cherche l’arbre d’or, et vainement a lui
De palais en palais tout ce qui n’est pas lui.


MÉHALA.


« Du dernier Paradis nous franchissons l’enceinte,
Mes sœurs, et sous nos pas la grenadille sainte
A cessé de fleurir, et les anges voilés
Ne cueillent plus ici les épis étoiles.
Nous trouverions à peine aux rameaux des aurones

Assez de boutons d’or pour tresser trois couronnes !
Ici n’est point caché notre amoureux trésor,
Jésus de Nazareth.


SÉMIDA.


Nous ne l’avons encor
Demandé qu’aux sept cieux, ma sœur, dans sa famille.
Penchons nos fronts plus bas, l’air ne peut les ternir.


EVE, à Méhala.


Avec tes grands yeux noirs, dis, que vois-tu, ma fille ?


MÉHALA.


Plus noire que mes yeux je vois la nuit venir.


EVE.



Regarde encor.

MÉHALA.



Je vois un cygne en deuil qui vole ;
Et son plumage obscur des cygnes blancs l’isole.


EVE, à Sémida.


Toi, que vois-tu, ma fille, avec tes grands yeux bleus ?


SÉMIDA.


Je vois un cygne aussi qui de blancheur m’inonde,
Il m’entoure, en chantant, de son vol onduleux.
Je vois deux chérubins dont la parure est blonde.


MÉHALA.


Oui, je les vois passer ; mais détournons nos pas,

Puisque les chérubins ici ne parlent pas.
Ils n’ont pas même dit : — Soyez persévérantes !
Ou béni les chemins que nous suivons errantes.


SÉMIDA.


Non, mais ils ont laissé leur trace de rayons
Devant nous, et voilà leurs bénédictions.
Les sentiers lumineux pour nous n’ont rien d’étrange :
La sainte peut aller aux lieux d’où revient l’ange.


EVE.


La femme doit trembler, enfant, je te le dis,
A chaque pas nouveau fait hors du Paradis !
Christ n’est point ici…


SÉMIDA.


                                        Non ; mais, si loin parvenues,
Essayons en priant ces routes inconnues,
O ma mère ! en priant ; qui sait, qui peut savoir
A quelle œuvre d’amour nous conduirait l’espoir ?
Peut-être en avançant dans la sphère isolée,
Nous entendrons, de loin, quelque plainte voilée,
Et nous l’enfermerons dans notre sein aimant,
Pour la porter ensemble au roi du firmament.


EVE.


Que dis-tu, que dis-tu ? C’est un crime peut-être.


SÉMIDA.


Reporter dans son nid l’oiseau qui vient de naître ;
Rendre sa perle à l’onde ; à son rameau doré,
Sans blesser ses couleurs, l’astiale pourpré ;

Sa goutte de rosée à la fleur demi-close,
Ou le soupir à Dieu, n’est-ce pas même chose ?


EVE.


Mais ces soupirs, l’Éden ne les écoute plus !


SÉMIDA.


Nous les ajouterions aux hymnes des élus.
Oh ! qu’un seul souvenir rend la prière tendre !
Oh ! n’est-il pas des voix que tu voudrais entendre !


MÉHALA.


Ma sœur ! ma sœur !!!


SÉMIDA.


                                           Des voix qui manquent dans le ciel ?


MÉHALA.


Oui, celle d’un époux.


EVE.


                                       D’un fils.


SÉMIDA.


                                                             D’Idaméel ! »

*


Elles parlaient encor, et leur essor profane
Fuit du beau Paradis les murs de cymophane.
Des horizons divins le reflet transparent
Ne vient plus qu’à demi dorer leur front errant.

Chaque pas est marqué par l’adieu d’une étoile.
A peine on voit, ainsi qu’une veuve au long voile,
Quelque pâle comète, astre au vol incertain,
Passer entre les cieux et le chaos lointain.


MÉHALA.


« J’ai froid !… du jour, de l’air, les anges, la patrie !
Allons prier, ma mère, au palais de Marie.
Viens.


SÉMIDA.


               Entends loin de nous une voix t’appeler,
Ma mère, viens toujours, viens, allons consoler !


MÉHALA.


Moi, je veux retourner où le Seigneur habite. »

*


Et du côté des cieux son vol la précipite.
Loin d’Eve et Sémida qui, dans un air moins bleu,
S’éloignent, en priant, des ouvrages de Dieu ;
Et qui ne savent pas si sur leur front modeste
Reste assez de blaucheur pour la maison céleste.


EVE.


« Je n’entends, sous nos pieds, aucun gémissement.


SÉMIDA.


Non, nous sommes encor trop près du firmament.



EVE.


Pourrons-nous remonter, ma fille, à la lumière ?


SÉMIDA.


Nous laissons après nous un sillon de prière.


EVE.


Abel !!!


SÉMIDA.


                  Ce n’est pas lui qui souffre.


EVE.


                                                                  Abel !


SÉMIDA.


                                                                                 Non, non,
Tes rêves de pitié sont pleins d’un autre nom.
Viens.


EVE.


               Je veux retourner où le Seigneur habite. »

*


Et du côté des cieux son vol la précipite.
Et Sémida descend ; elle descend toujours.
L’ange qui sur la terre avait gardé ses jours,
L’accompagne invisible ; et d’une lueur vaine,
Une comète errante, ainsi qu’une âme en peine,
Effleure l’imprudente en son vol hasar

deux,
Et l’astre et Sémida se regardent tous deux.

SÉMIDA.


« O toi ! des mains de Dieu lointaine créature,
Où vas-tu, soleil sombre, avec ta chevelure !


ÉLOÏM, se dévoilant.


Et toi, ma jeune étoile, à la nuit souriant,
Pourquoi donc brilles-tu si loin de l’Orient
Et si près du chaos, que ta blanche auréole
En est pâle à ton front ?


SÉMIDA.


                                         Mon ange avec moi vole,
Je ne suis donc pas seule, ô bel ange gardien !
Sous tes ailes de feu tu me cacheras bien.


ÉLOÏM.


Je viens te sauver, toi qu’un songe m’a ravie,
Sémida, te sauver, car j’ai gardé ta vie
Et ta paix dans le ciel, bandeau de diamant,
Trempé d’extase sainte et de ravissement.
Tous tes trésors de joie, innocente merveille,
Pour te les conserver, enfant, je prie et veille.
Le bon ange, vois-tu, prie et veille sans fin,
Quand Dieu lui dit : « Cette âme est à toi, séraphin,
« A toi… sous tes regards qu’elle s’épanouisse,
« Que ta création moi-même m’éblouisse !
« Garde cette colombe ainsi qu’un oiseleur ;
« Mets une perle au fond de cette belle fleur,
« Une perle visible, et sous tes mains modestes
« Que cet arbre émondé n’ait que des fruits célestes !

« Chaque nouvel éclat à cette âme ajoute
« Luira sur nos soleils et te sera compté.
« Prends en moi des rayons pour toutes ses pensées.
« Écartant de son sein les ombres insensées
« Qu’elle imite ta voix pour apprendre à parler,
« Et contemple à genoux ton vol pour s’envoler !
« N’adorant, ne voyant que ce que tu regardes,
« Qu’on lise sur ton front que c’est toi qui la gardes !
« Qu’elle sente toujours, s’ils voulaient l’enchaîner,
« Entre elle et ses désirs ton aile frissonner !
« Prépare-lui, de loin, sa moisson d’asphodèle,
« Sois l’horizon de Dieu calme et pur autour d’elle ;
« Et même, s’il le faut, protége-la, jaloux,
« Veillant d’amour ainsi que l’œil d’un jeune époux.
« Pour l’enfant sois le jour ; deviens un pâle cierge
« Pour la veuve ; un doux rêve au lit blanc de la vierge ;
« Pour l’humble fiancée, à sa main gauche encor
« Étincelant d’espoir, sois le chaste anneau d’or,
« Et du sein de sa mère au sein qui l’a créée,
« Ange, rapporte l’âme entre tes mains livrée !! »
Oh ! combien de ces fleurs toutes pleines de miel,
Ont fleuri, sous mes yeux, pour l’abeille du ciel !
Combien mon aile heureuse et forte et qui flamboie,
Porta d’âmes en pleurs dans l’éternelle joie !
Et toutes à présent parent mon beau jardin.
Toi seule, Sémida, tu languis dans l’Éden,
Et tu fuis, imprudente ?


SÉMIDA.


                                         O mon ange, pardonne !
Pardonne.

 
 

ÉLOÏM.


                       Que veux-tu qu’Éloïm ne le donne ?


SÉMIDA.


Si je te le disais, serais-tu désarmé ?
Tu sais combien il souffre et combien je l’aimai.
Moi, sur terre autrefois son amante gardienne,
Aurore de sa nuit comme toi de la mienne,
Rose, du bien-aimé parfumant le sommeil,
Moi, créée à la fois son ombre et son soleil !!!


ÉLOÏM.


Tais-toi, les cieux pourraient t’entendre…


SÉMIDA.


                                                                      Oh ! dans l’espace
Cherchons Idaméel avec l’astre qui passe.
Viens toi-même, ange saint, ineffable témoin,
Et nous lui parlerons d’en haut et de bien loin.


ÉLOÏM.


Non, il est dans la mort.


SÉMIDA.


                                          La vie est sous ton aile.


ÉLOÏM.


Eve a fui vers les cieux.


SÉMIDA.


                                          Tu n’as pas fui, comme elle.


 

ÉLOÏM.


Dans un même trépas vous seriez réunis.


SÉMIDA.


Il ne peut pas monter jusqu’aux astres bénis.


ÉLOÏM.


Non, mais tu peux descendre : il éteindrait ton âme.


SÉMIDA.


Crois-tu la sainte plus fragile que la femme ?
Plutôt que d’offenser le Dieu qu’il faut chérir,
Autrefois dans tes bras je volai pour mourir.
Viens, la comète en feu, dans son vol, nous emporte. »



Et la vierge, infidèle à la voix qui l’exhorte,
Descend seule… Éloïm jette un cri déchirant,
La bénit du regard et remonte en pleurant,
Abandonnant ensemble à leur course effarée
Et l’errante comète et la vierge égarée.

Un voyageur qui part pour l’Éther, au printemps,
Charge de grands oiseaux, apprivoisés longtemps,
(Aérien fardeau semblable à ses voyages)
L’esquif prêt à voguer sur la mer des nuages.
Il part ; le peuple ailé regarde, et le ramier,
En voyant fuir son nid étonné le premier,
N’ose égarer plus loin l’essor involontaire ::
Son aile en frissonnant redemande la terre,

Il s’élance et, fuyant l’esquif triomphateur,
De ce vol gigantesque abdique la hauteur.
L’homme monte, et bientôt sur la route inconnue,
Le cygne intimidé redescend vers la nue.
Et l’homme monte, et seul avec le voyageur,
Vers ses Alpes de loin tournant son œil plongeur,
L’aigle enfin s’épouvante ainsi que la colombe ;
Car le ciel noir, sur lui, s’ouvre comme une tombe !
Noble fils du soleil qu’il croyait éternel,
Il ne reconnaît plus le blason paternel,
Ce soleil blanc et froid dont le front sans couronne,
Comme l’astre des nuits d’étoiles s’environne ;
Et son regard, devant le flambeau des hivers,
Interrompt tout à coup son hommage d’éclairs.
Il ne sait où poser ses ardentes prunelles ;
L’air trop subtil lui fait un fardeau de ses ailes,
Et vers ses monts lointains son vol jaloux a fui
Son terrestre rival bien plus aigle que lui !
Et l’homme monte encor : sa poussière suprême
N’avait jamais si haut cherché son diadème.
Il dote la science, explore avec amour
Ce ciel de nuit, trouvé vers les sources du jour ;
Il pèse l’air de glace où son esquif s’élance,
Sans s’informer s’il met sa mort dans la balance ;
Et son génie, ainsi qu’un astre à son réveil,
Brûlant de tous les feux qu’a perdus le soleil,
Affrontant de son vol les périls volontaires,
Enlève un sceau de plus du livre des mystères.
Ainsi dans un autre air Sémida se baignait,
Après avoir vu fuir ceux qu’elle accompagnait ;
Mais aux bords de l’abîme, incertaine, perdue,
Au lieu d’être montée, elle était descendue.


*

 
Cependant, chef guerrier qui visite son camp,
Tel qu’un rocher que lance un souffle de volcan,
Idaméel montait vers les plages fumeuses
Où flottent du chaos les enseignes brumeuses.
Son œil surveille au loin les mobiles remparts ;
Il rassemble sous lui leurs tonnerres épais ;
Et dans ses fortes mains, plus haut que les nuages,
Il aime à soulever le sceptre des orages.
Il aime à voir venir leurs vagues à grand bruit,
Baigner ses pieds puissants plus glacés que leur nuit.
Il aime à promener dans leur lutte profonde
Son âme, autre chaos, d’où pouvait naître un monde.
Mais, tandis que ce roi, troublé dans son orgueil,
Se comparait lui-même à son royaume en deuil,
Une plainte passa, dans les vents absorbée,
Comme aux flots d’un torrent la jeune fleur tombée ;
Plus douce que les sons vaporeux du kinnor,
Dont les cheveux d’un sylphe ont touché les fils d’or.



CHANT DE SÉMIDA.


« Lorsqu’il m’appelait son amante,
Les anges m’appelaient sa sœur :
Il doit me reconnaître à cette plainte aimante,
Si ma voix, dans le ciel, a gardé sa douceur.

Deux souffles de l’Éden, dans mon vol, m’ont suivie :
Le premier pour baiser ses yeux avec langueur,

L’autre pour arroser de vie
Le rameau fané sur son cœur.

Je porte trois présents à ses pieds, en hommages ;
Dans mon sein renfermés trois souvenirs de lui,
Attendant comme les rois mages
Qu’en mon ciel son étoile ait lui.

Les heures de l’exil pour nous deux étaient douces ;
Les lys ne mouraient pas quand il les regardait,
Ni sous le palmier, dans les mousses,
Les colombes qu’il me gardait.

Dans son génie ardent se perdait ma pensée,
Comme un songe s’enfuit vers l’Orient vermeil ;
Comme une goutte de rosée
Quitte la fleur pour le soleil.

Je veux te faire reine avec mon diadème,
Disait-il ; j’ai pour toi sauvé l’astre des jours…
Ensuite il me disait : — Je t’aime ! —
Je mourus, pour l’aimer toujours.

En vain dans chaque lys de la sainte corbeille,
Pour moi le Paradis a mis un rêve d’or :
Mon cœur, non semblable à l’abeille,
Dans un seul calice s’endort.

Lorsqu’il m’appelait son amante,
Les anges m’appelaient sa sœur :
Il doit me reconnaître à cette plainte aimante,
Si ma voix, dans le ciel, a gardé sa douceur. »

 

*


Ce chant ne tombait pas dans la nuit sans aurore,
Comme un chant de poète au fond d’un cœur sonore ;
Mais vague, mais brisé, mais presque inentendu
D’Idaméel, au sein du noir chaos perdu.

Un jeune colibri, pour changer de délice,
D’un nictantès, le soir, vient baiser le calice ;
Et de son nid d’azur par la nuit séparé,
Il s’endort dans la fleur dont il s’est enivré,
Dans la fleur inconnue, et dont les couleurs sombres,
Étrangères au jour, s’entr’ouvrent pour les ombres.
Et d’un souffle jaloux le nocturne zéphir
Dans son lit de parfums berce l’oiseau-saphir.
Imprudent, voici »l’aube, et toi, tu dors encore
Au calice où jamais n’a regardé l’aurore !
Il se ferme en silence, et de la fleur en deuil
Un rayon de soleil vient te faire un cercueil.
Et laissant sa couvée aux rameaux du palmiste,
Prolongeant son voyage à chaque fleur plus triste,
Ton amante t’appelle, et du baume au santal
Parcourt tous les parfums du ciel oriental ;
Et pour les lys de feu désertant la ketmie,
Arrive enfin auprès de la plante ennemie :
« Pourquoi quitter un nid qui tressaillait d’amour ?
« Pourquoi chercher les fleurs qui n’aiment pas le jour ?
« Oh ! combien j’ai pleuré, dit-elle, en mes alarmes ;
« L’œil d’un oiseau peut-il contenir tant, de larmes ?
« Méchant, dans ce cercueil pourquoi te renfermer ?
« Les jours d’un colibri sont si courts pour aimer !

« Ton vol est enchaîné, ma plainte faible et vaine
« A travers ta prison vers toi descend à peine.
« Et l’ombre qui te voile, ô mon sylphide amant !
« De ta brillante aigrette éteint le diamant.
« Et tristes comme moi, l’aster et l’amaranthe
« Se penchant, tout le jour, vers ta tombe odorante,
« Imploreront la nuit qui doit te la rouvrir.
« Ma voix t’empêchera d’achever de mourir,
« Et je t’emporterai sur mon aile pourprée
« Que ma longue douleur aura décolorée ;
« Et nous remonterons vers le palmier en pleurs
« Où nos petits aimés dorment dans d’autres fleurs !!!
« Espère… » Et jusqu’au soir voltige, désolée,
Autour du nictantès la jeune amante ailée.

Telle, volant autour de la nuit sans fanaux,
Autour de son amant prisonnier du chaos,
Sémida gémissait…. Idaméel s’étonne
De ces soupirs portés par l’ouragan qui tonne.
« Quel être près de moi prend l’accent du malheur,
« Sans que j’aie imposé sa tache de douleur,
« Et des afflictions vient boire le calice,
« Sans qu’à ma soif ici ma main le lui remplisse ? »
Il dit, et vers la voix qui soupire et qui fuit
Monte comme une trombe au sommet de la nuit.
Devant les régions où pour son sein coupable
L’atmosphère du mal n’a plus d’air respirable,
Il s’arrête, et plus fier, semble, roi de ses flots,
Poser en s’arrêtant la borne du chaos.

Comme dans le sommeil on croit voir, loin des grèves,
Un beau cygne sortir du lac changeant des rêves,

Idaméel t’a vue, ô fille du Seigneur,
Te pencher sur son front pour contempler son cœur.
Il doute de lui-même… et le chaos respire
Le baume caressant de ton chaste sourire,
Et tressaille d’amour, et ses souffles errants
Ont pris tous les parfums de tes pieds transparents.


SÉMIDA.

(Après un long silence.)

« C’est moi, la bienheureuse et ta sœur affligée.
L’auréole du ciel à tes yeux m’a changée ;
Idaméel se tait, et peut-être aujourd’hui
Ne me reconnaît plus, quand je descendis pour lui ?


IDAMÉEL.


Je te reconnais… oui… ma blessure cachée
Se rouvre et s’élargit, par ton souffle touchée ;
Et je te reconnais, fille de Dieu… C’est toi
Qui fis d’un monde à naître une hostie à ta foi ;
Qui, pour fuir mon amour t’exilas de la vie.


SÉMIDA.


L’amour était sans fin, si tu m’avais suivie.


IDAMÉEL.


Te suivre sur les pas d’Éloïm… jeune amant,
Dans tes bras autrefois tombé du firmament !
Voir tes cheveux si beaux dont j’adorais les tresses,
Épancher sur son cœur leurs flottantes caresses,
Et, comptant tes soupirs de femme à son autel,
Voir comment une vierge épouse un immortel !
Que fait-il, ce rival à l’aile grande et forte,


Quand si près de ma nuit ta comète t’apporte ?
Il va venir peut-être, et moi je l’attendrai ;
Parce que tu l’aimas, je l’anéantirai.


SÉMIDA.


Ce n’est pas mon amant, c’est mon ange.


IDAMÉEL.


                                                                    Mensonges !
Pièges profanateurs où se prenaient mes songes !!
Ta mort me réveilla, je n’aime plus enfin.
Amante agenouillée aux pieds d’un séraphin,
J’ai de ma royauté séparé ton naufrage ;
Au creuset des enfers j’ai passé ton image.
De tous mes souvenirs l’or le plus épuré,
Mes regrets, mes transports, il n’est rien demeuré !!!
O femmes ! sous nos pas embûche si profonde,
Flot le plus orageux de l’océan du monde,
Pour vous livrer son sort qu’il faut être insensé !
Le désespoir habite où la femme a passé.
Artisans de malheur entre tout ce qu’on aime,
De la déception votre charme est l’emblème,
Et votre doux regard, sur nos fronts arrêté,
Est déjà le rayon de l’infidélité.
A tout rêve nouveau vous vous laissez conduire ;
Autant que le démon l’ange peut vous séduire.
Vos regrets n’ont qu’une heure. On voit briller les pleurs
Moins longtemps à vos yeux que la rosée aux fleurs ;
En vain à consoler la pitié vous invite,
Près des grands devoûments vos pieds froids passent vite !
Sœurs de l’ingratitude et reines de l’oubli,
Vos cœurs dans la constance ont toujours défailli !

Le mien est un tombeau, je n’aime plus…


SÉMIDA.


                                                                      Je t’aime.


IDAMÉEL.


Et qu’as-tu fait pour moi sous le soleil lui-même,
Sous le soleil mourant qui, pour se ranimer,
Ne te demandait rien que de vivre et d’aimer ?
Qu’as-tu fait pour l’amant qui t’avait encensée,
Et qui posait sur toi l’œuvre de sa pensée ?
Après m’avoir séduit, après avoir voulu
Interrompre ma course à travers l’absolu ;
Après avoir voulu, décevante ironie,
En jetant ton écharpe, entraver le génie,
Craintive et me cherchant, me fuyant tour à tour,
Ta mystique frayeur a dégradé l’amour.
Bien plus coupable qu’Eve, oh ! sa dernière fille,
Éteignant par ta mort le jour et la famille,
Sans flamme et sans bonheur ton sein a refusé
De rajeunir en lui le vieux monde épuisé !
Et l’on te vit jeter, perdant la race humaine,
L’univers au néant, ton amant à la haine ;
A la haine implacable, et je m’en suis fait roi :
Cette royauté-là peut se passer de toi.
Je règne, Sémida, sans rival, sans partage ;
Je règne plus que Dieu, car je hais davantage ;
Et ne changerais pas mon empire agité
Contre le lourd sommeil de son éternité !


SÉMIDA.


Et c’est moi, moi, ta sœur, moi, qui t’ai fait descendre

A ce trône du mal que je ne puis comprendre !
Mais tu m’as adorée à la clarté du jour,
L’enfer ne suffît pas pour ôter tant d’amour !
Et tu m’aimes encore et je viens te l’apprendre.
Que je sente tes yeux sur les miens se répandre !
Regarde-moi, je suis bien la même, et je veux
Pour te voiler d’amour dénouer mes cheveux.
J’ai raconté ma peine aux étoiles craintives
Du palais bleu du jour, comme moi fugitives.
Au bonheur de te voir j’ai voulu m’exposer :
On peut toucher les fers qu’on espère briser.

IDAMÉEL.


Sémida !! Sémida !!!


SÉMIDA.


                                  Oui, ma persévérance
Cultive, pour l’enfer, la fleur de l’espérance.
Abbadonna sortit en pleurs de ta prison,
Et toute âme qui pleure atteint notre horizon !
Et tes larmes seront le second diadème
Dont tu te pareras pour la vierge qui t’aime.
Tu ressusciteras, de haine désarmé,
Car un germe de vie en ta mort fut semé ;
Car la langue angélique, harmonie et mystère,
Ne veut plus me nommer l’épouse solitaire ;
Car je mets sur ton front, ô mon Idaméel,
La paix et le pardon, ces deux baisers du ciel !


IDAMÉEL.


Comme un fleuve de lait sur ma douleur ruisselle
Ton regard caressant et ta douce voix, celle
Qui, gémissant le soir sous les rocs de l’Arar,


Savait des mots d’amour dans une langue à part ;
Mais elle me trompait, la voix enchanteresse,
Formant de ses soupirs une hymne d’allégresse ;
Elle peut me tromper encore aujourd’hui…


SÉMIDA.


                                                                       Non !


IDAMÉEL.


Alors viens à mes pieds demander ton pardon ;
Je croirai ton amour, te voyant descendue
Jusqu’à moi, Sémida, ma Sémida perdue !
Je voulais autrefois, roi du monde et du temps,
Pour joyau sur ton front arrêter le printemps ;
Et je veux aujourd’hui, mon immortelle amante,
Sentir veiller mon cœur sous ta tête dormante.
Avant que loin de moi ton rêve t’égarât,
J’étais Dieu sur la terre afin qu’on t’adorât ;
Afin que ta beauté fut reine, et que timide
Le lys à tes baisers offrît sa perle humide ;
Que tout reçût de toi jeunesse, enchantement,
Que tout fût ta parure ou ton rayonnement.
Aujourd’hui ton regard étoile peut suffire
A nous verser le jour qui manque à mon empire :
Viens, et laisse au chaos ton beau voile argenté,
Pour que son front lui-même ait sa part de clarté.


SÉMIDA.


Je suis trop descendue, hélas !


IDAMÉEL.


Pitié sublime !
Sans voir le criminel, descends vers la victime !

Tes pieds d’ange essayant les sentiers douloureux
Te porteront ici vers les cœurs malheureux,
Comme autrefois, alors que nous marchions ensemble,
L’un à l’autre attachés, car la pitié rassemble.
Oh ! viens, viens, Sémida ; ce n’est plus un bandeau
De reine qui t’attend, mais un pieux fardeau
A charger pesamment tes épaules de sainte,
A consacrer encor ta robe d’hyacinthe.
Viens, tu sanctifieras nos sombres repentirs :
Nous sommes des damnés, nous serons des martyrs !
Viens sceller le pardon sur mon sein, viens, je t’aime.


SÉMIDA.


Si tu m’aimes en Dieu, viens me chercher toi-même.
Il me doit ce miracle… Un seul élan de foi !
En t’élevant à lui, tu monteras vers moi.


IDAMÉEL.


Mon royaume éternel est au gouffre où j’habite.


SÉMIDA.


Au royaume de l’âme il n’est pas de limite.
L’Éden, où je t’attends, ne peut-il t’éblouir ?


IDAMÉEL.


Je vois un ciel plus beau dans tes regards bleuir.


SÉMIDA.


Entends gémir les sons de la lyre étoilée.


IDAMÉEL.


J’entends l’hymne qu’épanche en pleurs ta voix ailée.



SÉMIDA.


Les filles du Seigneur, même pour consoler,
Ne peuvent du saint lieu plus d’un jour s’exiler.
Pour adorer, je dois monter avec l’aurore.


IDAMÉEL.


Tu dois descendre, enfant, où c’est toi qu’on adore.


SÉMIDA.


Non, mais je te regarde et je tombe à genoux,
Et je te tends les bras pour que ton vol soit doux.
Je t’enseigne à prier…


IDAMÉEL.


                                     Fuis, fuis, tu n’es pas elle,
Puisque si loin de moi tu refermes ton aile.
Tu n’es pas elle, non, tu n’es qu’un rêve, éclos
D’un sommeil orageux trouvé dans le chaos ;
Mes désirs ont tissu le voile de ta tête,
Tu n’as que les couleurs du songe qui t’a faite,
Et tu n’as pas de cœur, et ton souffle léger
D’un accord de mon âme est l’écho mensonger.
Belle ombre couronnée, ô souvenir, ô rêve,
Portant le plus doux nom des jeunes filles d’Eve !
Fantôme insaisissable, et sur mon front brûlant
Entre le jour et moi dans l’espace volant ;
Enfant des longs amours d’un cœur mélancolique,
Pourquoi me poursuis-tu de ton œil angélique ?


SÉMIDA.


Un seul remords qu’à Dieu je puisse présenter !


IDAMÉEL.


Je ne veux rien de lui que de pouvoir monter.
Beau fantôme, il me doit tes vœux, ton esclavage,
La réparation de mille ans de veuvage !
Il me doit le sommeil d’une vierge aux cils d’or
Pour ma couche de fer où l’humanité dort.
Oui, j’irai le combattre, et par ma seule force
Entre l’ange et la femme apporter le divorce !!


SÉMIDA.


Oh ! Dieu !!!…


IDAMÉEL.


                           Je suis le Dieu par tes cris attesté !
L’autre au fond de ton cœur tombe de vétusté ;
Tu ramasses en vain, avec ta foi peu sûre,
La poussière du Dieu pour fermer ta blessure ;
Elle grandit toujours, et saigne abondamment,
A réjouir les yeux de ton fidèle amant.
Tu m’aimes, Sémida, tu te penches, tu tombes…


SÉMIDA.


Je regarde en pleurant la largeur de vos tombes !
Idaméel…


IDAMÉEL.


                   Ton cœur te jette dans mes bras,
Sans les ailes du cœur on ne remonte pas.
De mes joyaux de feu sois à jamais parée :
Des mystiques langueurs sois à jamais sevrée.
Idaméel et toi sont unis… Je t’obtiens :

Par les droits de l’abîme enfin tu m’appartiens…
Du réseau des enfers ma volonté t’enlace !


SEMIDA.

Éloïm ! Éloïm !


IDAMEEL.

                             C’est moi qui le remplace,
C’est moi seul…


SÉMIDA.


O Jésus, ô divin rédempteur !
Rends à mon vol mourant sa première hauteur !


IDAMÉEL.


Jésus !… c’est un ami que mon enfer te garde ;
Tu veux revoir Jésus ! ., tiens, le voilà… regarde.. »



Il dit, et d’un seul geste et sans s’y replonger,
Entr’ouvrant le chaos comme un rideau léger,
Fait voir l’enfer, où Christ dans son humble puissance
Passe aux feux éternels sa robe d’innocence.


IDAMÉEL.


« Regarde, est-ce bien lui ?


SÉMIDA.


                                              Oh ! Christ sauveur !!


IDAMÉEL.


                                                                                   Suis-moi.

Laisseras-tu ses pieds sans un baiser de toi ?
Viens… la rédemption de l’abîme s’opère !!!


SÉMIDA.



Je vole vers le fils.


LE CHRIST, du fond des enfers.

                                  Remonte vers le père.
Dis-lui que tu m’as vu dans l’ombre agonisant,
Au plus profond du cœur allant puiser mon sang
Pour sa justice… Fuis, fuis, j’ai repris mes armes,
Raconte quel combat se livre pour tes larmes.
Je ravirai son peuple à ton royal époux,
Tu n’en pleurais qu’un seul, je les sauverai tous.
Mais écoute ma voix, fuis, vierge téméraire,
Ne viens pas de ton voile agrandir mon suaire.
. J’ai payé ton salut, ne viens pas m’apporter
Une seconde fois ton âme à racheter.
Ne viens pas joindre encore à ma tache absolue
Tout ce que pèserait le rachat d’une élue.
Crois-tu l’homme et l’archange un fardeau trop léger ?
Mon sillon de douleurs ne peut plus s’allonger.
J’ai promis, j’ai donné cette moisson amère ;
Je ne puis rien pour toi, quand tu serais ma mère !!!
Remonte, Sémida !!! »



                                            Mais il était trop tard ;
L’imprudente trop près du flamboyant regard
Avait baissé son vol ; et superbe, inflexible,
Armant de plus d’éclairs ce regard invincible,

L’impie ose enchaîner tes efforts innocents,
Jeune vierge ! aux soupirs chastes comme un encens ;
Vase de pureté tout embaumé de rose,
Et brisé sur l’autel où ta blancheur repose.

Autrefois dans la nuit, sur les monts d’Israël,
Un tigre a vu brûler l’holocauste éternel ;
Il s’approche en silence, il se dresse, il s’allonge ;
Son œil ardent comme eux, dans les feux sacrés plonge
Jusqu’à l’agneau fumant qu’il n’ose pas toucher.
D’un bond profanateur il franchit le bûcher ;
Il s’éloigne, il revient, mâche la proie absente ;
Effleure les brandons de sa griffe puissante ;
Et la douleur alors, pour la première fois,
Par delà les vieux monts jette sa forte voix.
Dans un cercle hurlant il enferme sa proie,
Et sa robe royale autour des feux ondoie ;
Et les reflets changeants de leur vive clarté
Illuminent de près sa sauvage beauté.
Ouverte aux vents du soir, sa narine plus grande
Hume, avec volupté, les vapeurs de l’offrande.
Il se décide enfin, s’élance, et sans effroi
Sur l’agneau flamboyant s’abat… Le monstre-roi
Dépouille l’autel, fuit vers sa caverne sombre.
De l’holocauste saint la chair gémit dans l’ombre.
S’étonnant d’un repas pour sa faim étranger,
A la table de Dieu le tigre vient manger ;
Déchire la victime, et, dans son antre immonde,
Appauvrit d’un agneau les prières du monde ;
Et du bûcher encor luisent les feux ardents
Sur les flocons de laine attachés à ses dents.
Tel, entraînant la vierge, et sur sa robe pure


Du mal, dont il est l’ange, imprimant la morsure,
L’orgueilleux, en espoir, s’applaudit triomphant
De priver le Seigneur de son plus bel enfant.

Mais, tout à coup, du fond de la nuit sépulcrale
Voilà qu’une lueur, d’abord lointaine et pâle,
Surgit, et, sillonnant le gouffre nuageux,
Bientôt, forme terrible, ouvre un vol orageux.
Ses deux ailes au loin, comme les fortes rames
Qui font bondir la mer aux flancs armés des prâmes,
Battent les flots sans nom de ce vague océan ;
Fendent les tourbillons, franchissent d’un élan
L’espace que la terre en son orbe enchaînée,
Peut, autour du soleil, franchir dans une année.
C’est Satan, non point tel que l’aperçut Milton,
Alors que, s’évadant des feux du Phlegéton,
Aux bornes de la nuit que ce fleuve traverse,
Des portes de l’abîme il soulevait la herse ;
Alors qu’il apportait, ténébreux tentateur,
A travers l’ouragan, l’œuvre du malfaiteur ;
Nageait, rampait, volait de nuage en nuage ;
Ainsi qu’une comète égarait son voyage ;
Et semblait, balayant tant d’éléments confus,
Ajouter au chaos un désordre de plus.
C’est Satan, sur son front, au lieu de diadème,
Portant du repentir la majesté suprême ;
Et contre Idaméel, qui sourit de mépris,
De son éternité rassemblant les débris.


SATAN.

« Écoute ton captif, Idaméel, écoute.
Du fond de mon cercueil je surveillais ta route ;

Et moi qui me repens, je puis, sans être roi,
Faire, hors de l’abîme, un pas de plus que toi.
Renonce à ton espoir, rends cette fille d’Eve
Aux souffles éthérés dont le vol la soulève.
Tu vis, pour échapper à ta profane ardeur,
Des ombres de la mort se voiler sa pudeur ;
Pourquoi renouveler, dans la nuit où nous sommes,
L’épreuve dont elle a triomphé chez les hommes ?
Laisse, plus haut que toi, luire son front serein,
N’enchaîne pas son âme à tes ailes d’airain,
Et ne profane plus d’un amour adultère
Les beaux lys de ses pieds que ton regard altère.
Son retour bien-aimé dans un autre horizon
Réjouira le seuil de la sainte maison,
Et, veillant de bien loin sur sa parure blanche,
Pour lui donner la main l’ombre de Dieu se penche.


IDAMÉEL, sans cesser de regarder Sémida.

Tu redresses encor un front deux fois frappé,
Comme un pin que la foudre aurait mal écharpé.
As-tu rompu ton ban ? est-ce Satan qui passe ?
Je croyais pour ramper qu’il fallait moins d’espace,
Esclave ; je croyais que dans notre défi
A courber ta hauteur mon souffle avait suffi ;
Je croyais Lucifer tout brisé de la lutte,
Et que l’oubli des morts avait scellé sa chute !
Ne force pas ici, pour finir l’entretien,
Le poids de mon regard à tomber sur le tien.
Fuis ; tu n’es pas heureux aux chances de la guerre ;
La révolte, Satan, ne te réussit guère !
Fuis, accepte l’oubli que ton roi t’accorda.
Tu veux rendre au Seigneur l’élan de Sémida ?

Sous les berceaux d’Eden ton œil, plein d’autres flammes,
Veillait moins prudemment sur la pudeur des femmes,
Quand tu venais, serpent cauteleux et vermeil,
De deux enfants de Dieu séduire le sommeil ;
De leurs rêves fleuris leur assigner le terme,
Et leur cueillir un fruit ayant l’enfer pour germe.
Crois-tu donc que Satan, maître en l’art de flatter,
Soit le seul tentateur qui se fasse écouter,
Et qu’on s’arme au hasard d’un prestige inutile
Si l’on n’a revêtu la forme d’un reptile ?
Esclave, cette femme est à moi. »


                                                          Mais Satan
Sur le dos montueux du chaos haletant,
Pose un pied formidable, un moment s’y balance,
Plus haut que son rival dans un autre air s’élance ;
Ses ailes, déployant au nom de Jéhova
Cette nuit que la foudre en leurs longs plis grava,
Cachent la vierge aux yeux qui se posaient sur elle ;
Sémida monte et fuit…

                                          Ainsi la tourterelle
Qui voit briller sous l’herbe un œil de diamant,
Invitée à mourir quitte le firmament.
Le lézard, séducteur à la crête pourprée,
Fait reluire au soleil sa robe diaprée ;
Il enchante sa proie, et l’œil fascinateur
Voit du vol tournoyant décroître la hauteur.
A travers les rameaux où dort son nid de mousse,
La victime descend, descend plaintive et douce,


Avec le collier bleu, semblable à ses amours,
Que, si près de son cœur, elle garde toujours,
Et ne pouvant briser la chaîne d’étincelles,
Sent palpiter la mort au frisson de ses ailes.
Mais si quelque autre oiseau passe, et coupe en passant
Du charme empoisonné le rayon caressant,
La tourterelle enfin s’échappe, libre et forte,
Redemande la vie au souffle qui l’emporte ;
Et dans l’Èther aimé, loin des marais brumeux,
Purifiant son vol des regards venimeux,
Recommence, en chantant, la fête éblouissante
Que donne le printemps à sa joie innocente.

*


Dans son funèbre espoir Idaméel trompé,
Se replonge aux enfers d’ombres enveloppé ;
Et de cent nœuds d’airain charge, dans la nuit noire,
Lucifer renversé du haut de sa victoire.
Superbe, il redemande à l’orageux séjour,
A son sceptre brûlant l’oubli de son amour.
Il convoque ses chefs. Leurs majestés vassales
Aux sons tartaréens des trompes colossales,
Viennent vers le monarque… il veut les consulter
Sur les nouveaux tourments qu’il lui faut inventer :
Car depuis que le Christ souffre dans son domaine,
L’infini des douleurs est trop peu pour sa haine !!!