◄  Chant VII
Chant IX  ►
Chant huitième — Apparition du Christ — Aux régions de l’abîme

 
Les peuples rassemblés près de leur souverain
Couvrent d’un voile noir les trois tables d’airain.
Leur chef leur apparaît tel qu’il s’est vu lui-même.
Les soupirs révoltés de ce roi du blasphème,
Sont compris de leur haine, et tous ont applaudi
Au colosse croulant, par sa chute grandi.
Comme on voit s’éveiller, quand tombe le tonnerre,
D’autres foudres dormant dans le sein de la terre,
Les mots brûlants, tombés sur leur cœur ténébreux,
En ont fait bouillonner les poisons sulfureux.
Loin d’eux les voluptés de leur fête vulgaire,
Chaque rameau se change en étendard de guerre ;
Ils veulent, loin d’un camp assiégé par le feu,
Transporter le combat sous les tentes de Dieu.
Ils veulent aujourd’hui qu’Idaméel achève
La lutte que Satan commença par un rêve ;
La lutte que l’orgueil dans les cieux enfanta,
Que le Très-Haut permit, et que Milton chanta.

La révolte à présent plus terrible se lève ::
Elle s’est recrutée au flanc libéral d’Ève,
Et ses nouveaux soldats, placés aux premiers rangs,
Dépassent tous du front les anges vétérans.
Ils entourent leur chef d’un belliqueux murmure ;
Ses amours méprisés brûlent sous leur armure.
Ils veulent conquérir pour le roi des maudits,
La blonde Sémida, chantant au Paradis.
Leur sacrilège espoir vient déchirer les voiles
De ce front qui triomphe au-dessus des étoiles ;
Et, levant jusqu’à lui l’œil de l’impureté,
Souille en la contemplant sa céleste beauté.
Leur sacrilège espoir, vierge aimante et craintive,
Effeuille le lys blanc de ta pudeur native ;
Et déjà vers le ciel leur flétrissante main
S’étend, pour te traîner à l’infernal hymen.

Le cirque nourrissait jadis, beau de colère,
Un lion monstrueux élevé par Tibère :
Son regard, disait-on, jamais ne remarqua
La lionne aux poils roux des déserts de Barca,
Et ne s’alanguissait en flammes caressantes,
Que sous l’œil velouté des vierges innocentes.
Son élastique bond tient de l’aigle en son vol.
Comme un levier de fer, le muscle de son col
Prête une force immense à sa gueule écumante,
Lorsque pour ses combats il l’élargit fumante ;
De sa queue en fureur il déroule les nœuds,
Et le tonnerre habite en ses flancs caverneux.
Ses dents font à grand bruit crier les os. qu’il broie ;
Sous sa langue épineuse il sillonne sa proie.
Son œil étincelant illumine d’éclairs

Le nuage poudreux dont il remplit les airs ;
Et son sang amoureux, qu’un fiel ardent altère,
En rapide torrent change en lui chaque artère.
Un jour que, pour charmer cent mille spectateurs,
Il avait bu le sang de trois gladiateurs,
Et que vers l’empereur s’exhalait en hommage
De son sein haletant la vapeur du carnage,
La porte s’ouvre ; on jette en ce cirque odieux,
En lui disant : — Choisis des lions ou des dieux, —
Une sainte inspirée, une jeune fidèle
Qui nouait la pudeur de son voile autour d’elle,
Et dont le front encor rayonnait arrosé
Du baptême furtif dans le Jourdain puisé.
Le lion l’aperçoit, il tressaille, il se dresse ;
L’éclair de ses fureurs passe dans sa tendresse ;
Il bondit devant elle, et fier, les crins en feu,
Il s’offre pour amant, à l’épouse de Dieu.
A son étrange hymen son cri royal l’invite !!!
Comme un volcan qui bout sa poitrine s’agite ;
Puis sur la rouge arène il allonge son flanc,
Il semble se baigner dans le sable brûlant ;
Et l’œil sur la chrétienne, en triomphe il déploie
Sa crinière orageuse où son amour ondoie.
Et la sainte qui croit ne donner que son sang,
Qui ne soupçonne pas cet hymen rugissant,
S’avance vers le monstre et du geste l’attire ;
Le lion immobile adore la martyre.
Et quand Tibère enfin a dissipé l’erreur,
Ne voyant plus la mort, elle fuit de terreur.
Elle franchit le cirque en sa largeur immense ;
Sa voix, ses yeux, ses mains osent crier clémence,
Car le lion est là, sous le lin aux longs plis,

Baisant deux pieds charmants par la frayeur pâlis ;
Et, tout baigné de pleurs dont ; son amour s’augmente,
Posant, voluptueux, l’ongle sur son amante.
Et la foule romaine en tumulte applaudit…
Ainsi les bataillons du grand peuple maudit
Applaudissaient, croyant, dans l’impudique enceinte,
Aux bras d’Idaméel voir Sémida la sainte.

Mais voilà qu’un gardien du lac lourd et fumant,
D’une trombe entouré, comme d’un vêtement,
Et guidant, comme un char, la vague qui le porte,
Vient vers Idaméel du fond de la mer Morte.
« Je parcourais l’espace où mes sombres vaisseaux,
« Tels que des cormorans plongeant au sein des eaux,
« Entraînent avec eux les âmes submergées,
« Dont éternellement leurs poupes sont chargées.
« Sans jamais se lasser, sans jamais te trahir,
« Notre esprit de démon, s’usant à t’obéir,
« Surveillait, excitait les humides supplices
« Où l’éclair de tes yeux se baigne avec délices.
« Tout à coup sur le gouffre, océan de l’enfer,
« Qu’un ouragan sans fin bat d’une aile de fer,
« Brille un être inconnu. Mes ondes apaisées
« Se changent, quand il passe, en timides rosées ;
« Elles baisent ses pieds, et plus maître que moi,
« Adamastor paisible, il s’y promène en roi.
« Et son regard commande, et son sceptre réclame
« Tous nos flots, coursiers verts, dont chacun traîne une âme.
« Son image apparaît sur la mer des tourments,
« Comme un disque de lune au sein des lacs dormants.
« Mes écueils sous ses pieds ont perdu leurs naufrages,
« Le calme de son front attiédit mes orages !

« Accours, ou pour jamais, loin de son souverain,
« Achève d’expirer ton volcan sous-marin.
« Accours, et saluant ta victoire exemplaire,
« Que l’Océan qui dort s’enfle de ta colère ;
« Et que durant mille ans, comme un ours blanc noyé,
« Soit roulé dans mes flots l’inconnu foudroyé ! »

Il disait ; mais voilà que les gardiens funèbres,
Veillant au seuil plaintif des prisons de ténèbres,
S’approchent… « Roi du mal, un inconnu puissant
« Insulte à notre nuit d’où le maître est absent.
« Autour des durs cachots, comme un larron, il erre ;
« Il franchit sans l’ouvrir leur porte séculaire ;
« Puis montant, descendant les larges escaliers,
« Faussant entre leurs doigts les clefs des hauts geôliers,
« Il imprime en vainqueur sur les marches glacées,
« Ses sandales d’or pur, dans la flamme passées.
« S’il touche les anneaux que nous avons rivés,
« Sa main les élargit aux bras des réprouvés.
« Il s’incline vers tous, portant de l’un à l’autre
« Le rayonnant salut de son regard d’apôtre.
« Au plus noir de l’enceinte en vain nous l’attirons,
« Son baiser pacifique illumine les fronts.
« On le voit des damnés sonder la sépulture,
« Et replier la nuit qui leur sert de ceinture,
« Et parcourir muet l’espace illimité,
« Où le crime autour d’eux s’est fait obscurité.
« Quel est son nom ?… Vient-il t’arrêter dans ta course,
« Et tarir le génie infernal à sa source ?
« Vient-il, prenant les fers qu’il détache aujourd’hui,
« Se faire usurpateur des souffrances d’autrui ?
« Ce captif inconnu, sans nom et sans parole,

« Au milieu de tes fils joue un étrange rôle,
« Seigneur maître, et jamais ta triple royauté
« Ne t’éleva toi-même à tant d’autorité ! »

À peine ils achevaient… Les gardiens de l’arène,
Où chaque grain de sable est une tête humaine,
S’approchent à leur tour… « Roi, nos tigres grondants
« Laissent les criminels s’évader de leurs dents.
« Un être apprivoisant jusques aux vautours chauves,
« Et nommant par leur nom toutes nos bêtes fauves,
« A parcouru trois fois le grand cirque orageux
« Où l’enfer, de Titus vient imiter les jeux,
« Où le taureau s’irrite et, lançant sous la nue
« Avec l’ours monstrueux la jeune fille nue,
« S’embarrasse lui-même en des nœuds étouffants
« Au milieu d’un combat de dix mille éléphants.
« Quel est ce Daniel qui, troublant ton empire,
« Dans nos cages d’airain si librement respire,
« Ose enfoncer ses mains aux nids des stellions,
« Et s’accouder en paix sur le dos des lions ?
« Sa parole est un charme ; et lorsqu’il fait un signe,
« L’espérance aux enfers ouvre son vol de cygne.
« Il flatte les damnés que nos réseaux ont pris ;
« D’hymnes consolateurs entrecoupe leurs cris ;
« Il ramollit sur eux l’ongle de nos panthères,
« Ou prononçant tout bas des mots pleins de mystères,
« De leurs membres tordus détache, plis à plis,
« Tes dragons écaillés sous ses mains assouplis.
« Deux léopards jumeaux que l’abîme renomme,
« Qu’eût enviés Néron pour les plaisirs de Rome,
« Sont venus se jouer comme deux jeunes faons,
« Onduleux et craintifs, à ses pieds triomphants.

« Accours, Idaméel, viens venger ton outrage,
« Et de tes léopards démuseler la rage.
« De cet audacieux viens fustiger les torts,
« Viens redonner ton aine à tes alligators ! »

Soudain Idaméel s’adressant aux fantômes :
« Apparaître à la fois dans trois de mes royaumes !
« Dans trois de mes enfers combattre au même instant !
« Allez dire à ce roi que l’empereur l’attend.
« Son audace me plaît ; allez. » Et tous ensemble,
Les sinistres gardiens qu’un même effroi rassemble,
Partent, et ramenant l’être surnaturel,
S’étonnent d’accomplir l’ordre d’Idaméel.

Laissant des deux côtés de son pale visage,
Tomber de ses cheveux le pacifique ombrage,
L’étranger s’avançait, par trois démons conduit,
Ainsi qu’une blancheur sur les pas de la nuit.
Il s’avançait au sein du gouffre sans limite.
Élisée, éveillant la jeune Sunamite,
Sans doute dans ses traits avait l’expression
De ce front tout empreint de résurrection !
Ligne où les purs contours rendent l’esprit visible,
Miracle de la forme à l’art inaccessible,
Profil majestueux, primitive beauté,
Type saint dont Adam priva l’humanité.
D’une grâce sans nom son maintien se décore.
Sa taille, comme un pin tout baigné dans l’aurore,
S’élève et fait flotter, ineffable couleur,
De sa robe d’azur l’indécise pâleur !
Abîme de pitié, traversé d’espérance,
Quelquefois son regard voile sa transparence,


De peur de se trahir peut-être… ou d’aveugler
Par trop de rayons ceux qu’il venait consoler.
On devine à son pli, tracé dans la lumière,
Que la foi sur sa lèvre a gravé la prière.
Il tient, tel qu’un pasteur, un roseau dans sa main ;
Ses doigts ont un anneau comme en un jour d’hymen !
Autour de lui, de loin, et d’un vol unanime,
Comme autour d’un flambeau les spectres de l’abîme
Circulent, sans savoir s’ils doivent l’éviter,
Ou si dans ses lueurs l’enfer peut s’abriter !

« Tous mes sujets sur toi fixent un œil avide ;
« Vois au-dessous du mien ce trône resté vide,
« Dit le monarque ; vois, c’est celui d’où Satan
« Tomba pour se creuser un tombeau pénitent.
« Mesure sa hauteur avant d’y prendre place,
« Et compte tous les dards du serpent qui l’enlace. »
L’être inconnu s’approche, et puis monte à pas lents
Du trône délaissé les hauts degrés brûlants ;
Et sous son pied distrait écrase la couleuvre
Qui s’agitait déjà pour se remettre à l’œuvre.

Idaméel reprend… « Ton génie a des droits
« A siéger près du mien dans le conseil des rois.
« Le génie en tout temps, force qui se contemple,
« Dieu qui meurt étouffé s’il n’agrandit son temple,
« Veut d’illustres projets, et sans te faire affront,
« Nous en méditons un plus vaste que ton front.
« Nous allons, devant toi, le discuter encore ;
« Viens grossir d’un éclair l’orage près d’éclore. »

Le sphinx se lève, il veut ouvrir ce grand débat.

« Ton peuple, Idaméel, se prépare au combat ;
« Mais jusqu’où montera notre fier capitaine,
« Pour trouver un rival au niveau de sa haine ?
« Quel espace sans nom doit être parcouru ?
« De leur ciel dévasté les dieux ont disparu ;
« Et nous entraînerions vers la trompeuse voûte
« Le chaos avec nous, pour compagnon de route.
« On peut s’en rapporter à moi, contemporain
« Des plus vieux noms inscrits sur la pierre ou l’airain ;
« A moi qui, l’œil ouvert, loin de l’ombre où nous sommes,
« Ai gardé tous les dieux qui gardèrent les hommes ;
« Et dont l’ongle de fer sur sa base a rivé
« Chaque immortel d’un jour, par les siècles rêvé.
« J’ai demandé pour eux sur la rive thébaine
« L’aumône d’un autel à la frayeur humaine.
« De ses sables brûlants l’Égypte a vu surgir
« Ceux que j’ai fait parler, ceux que j’ai fait mugir,
« Et ceux que j’ai vêtus, devant leur mille apôtres,
« Quand les haillons divins passaient des uns aux autres.
« J’ai connu, j’ai pesé tous ces dieux mensongers ;
« Ma croupe de lion les a trouvés légers ;
« Mais la terre, leur mère, au bruit de leur doctrine,
« Sous l’Olympe étouffant qui pressait sa poitrine,
« Tressaillait de douleur, payant par cent combats
« Chaque dieu nouveau-né qu’elle berce en ses bras.
« On peut s’en rapporter à moi, sous mon portique,
« De tant de songes vains symbole énigmatique.
« Crocodiles, dragons, anubis, éléphants,
« Dieux à la mitre d’or, dieux vieillards, dieux enfants,
« Nourris de sang humain ou de sang de colombe,
« Dans des cieux différents trouvant la même tombe ;
« Grands rameaux qui changeaient de fruit tous les mille ans !

« Je les vis tous passer, et des temples croulants
« Le temps déracina les dieux comme les pierres ;
« Le même vent suffit contre ces deux poussières !
« Souvent, durant les nuits, ma croupe a secoué
« Leurs restes qui tombaient de leur ciel décloué ;
« Et j’ai souvent prêté mes propres bandelettes,
« Pour en envelopper leurs éternels squelettes.
« Quand l’homme gravissait son pénible chemin,
« Il inventa des dieux pour lui donner la main ;
« Mais les cerveaux mortels, en se brisant en foule,
« De tous les Jupiters ont emporté le moule.
« Il n’est rien demeuré… Te le dirai-je, roi ?
« Au matin de mes jours je rêvai comme loi ;
« Fatigué, tourmenté, sur mon rocher énorme,
« De l’énigme du monde et de ma triple forme,
« Je voulus la comprendre, et selon mon pouvoir,
« Distraire mes ennuis dans l’orgueil du savoir.
» Je partis, j’explorai l’univers… Ténériffe
« Élargit son volcan sous ma puissante griffe.
« Je lus aux flancs du globe, et nul germe de Dieu
« Ne frappa mes regards dans ces sillons de feu.
« D’un monde de géants l’étonnant ossuaire,
« Cinq étages vieillis de squelettes de pierre,
« C’est tout ce que je vis, et sur le grand secret,
« Ce monde de la mort comme elle fut muet.
« Je rentrai dans mon temple, et mille ans sur mes dalles
« Les prêtres d’Osiris usèrent leurs sandales.
« Rien… Le déluge vint, et mon œil regardait
« Si Dieu ne sortait pas du flot qui m’inondait ;
« Mais le flot ne servit, de l’Égypte aux deux pôles,
« Qu’à lustrer mes cheveux tombant sur mes épaules.
« Rien ne parut : je crus sans haine et sans amour,

« Pouvoir lire son nom sur le disque du jour ;
« Mais le jour ignorait de quel nom il se nomme,
« Et je vis le soleil rire du cœur de l’homme,
« Avec le moucheron né d’un souffle des airs,
« Avec Léviathan né du choc des deux mers.
« Et je vis, immobile au pied de ma colonne,
« Jérusalem mentir autant que Babylone ;
« Et lorsque j’entendis vagir le Christ naissant,
« Long rêve douloureux d’un monde vieillissant,
« Mon œil le reconnut sous ses mythes étranges,
« Et le sang d’Adonis teignait encor ses langes.
« Et mon savoir moqueur, en riant, compara
« L’agneau de Bethléem au taureau de Mithra ;
« Et je dis, soulevant le voile de Marie :
« C’est la mère d’Horus qui change de patrie.
« Dieu n’est point… Cesse donc d’ameuter les enfers.
« Contre ce nom rival, mort avec l’univers. »

Ainsi parle le sphinx… Idaméel réplique :
« Ton œil s’est affaibli sous le soleil d’Afrique,
« O sphinx ! s’il n’a jamais pu déchiffrer un nom
« Que chaque jour l’aurore enseignait à Memnon.
« Dieu, le grand ennemi, le tyran solitaire,
« West pas un rêve éclos des sommeils de la terre ;
« Tout l’espace était plein de ses créations ;
« Son souffle éternisait les générations ;
« Mais, semblable à l’idole adorée au Mexique,
« Qu’on nourrissait du cœur d’un enfant de cacique,
« Ce dieu fort et jaloux, sur sa proie acharné,
« Tordait le cœur saignant du monde nouveau-né.
« Oui, ce vautour du ciel en faisait sa pâture ;
« Son ongle s’y gravait de torture en torture,

« S’étonnant d’y trouver les vœux, l’orgueil, l’erreur,
« Dont il l’avait pétri dans un jour de fureur.
« Il nous tendait la coupe où la raison s’enivre ;
« Ensuite, d’un œil sombre, il nous regardait vivre,
« Et sous l’enchantement du festin préparé,
« Le piège s’entr’ouvrait formidable et doré.
« Et les enfants chéris de ce maître farouche,
« Balbutiant son nom qui leur brûlait la bouche,
« Découragés, vaincus, tout meurtris de leurs fers,
« De ses bras paternels passaient dans les enfers.
« Comme un gladiateur de la Gaule ou de Thrace,
« Qui venait sur l’arène expirer avec grâce,
« L’homme devait souffrir, calme et sans reculer,
« Et sourire à son sang en le voyant couler ;
« Il devait, sans trouver de voix qui lui réponde,
« Saluer en tombant le grand César du monde.
« O démence ! ô malheur ! sombre dérision !
« Pesant de toutes parts sur sa création,
« Dieu s’efforçait du haut de son trône insensible,
« En donnant l’existence, à la rendre impossible.
« Quand nos espoirs ouvraient leurs vols démesurés
« Vers le charme idéal des amours éthérés,
« Sa main nous ramenant sous l’immuable règle,
« Au rocher du réel clouait nos ailes d’aigle.
« Pour offrir le bonheur à l’homme combattu,
« Le crime était stérile, autant que la vertu.
« Nulle chance pour nous dans l’urne aléatoire !
« Nous portions comme un deuil le manteau de la gloire !
« Le but que nous touchions éteignait le désir ;
« Le fruit glaçait la main qui le venait saisir.
« Et comme Isis en proie au regret qui la navre,
« Nous consumions nos jours à chercher un cadavre.

« Nous préférions souvent, lassés d’un sort pareil,
« L’ombre du suicide à l’éclat du soleil ;
« Et comme un grand sarcasme, en un jour d’ironie,
« A la face de Dieu nous lancions notre vie.
« Double nature, nœuds étranges… l’infini
« Dans un hymen souffrant au néant réuni ;
« Adultère union, nuit qui rêve l’aurore ;
« Larve que l’on condamne à ne jamais éclore ;
« Tel fut l’homme !… ce roi qu’un seul souffle brisait.
« En nous par chaque sens la mort s’introduisait ;
« La vieillesse, présent de mépris, de colère,
« Étalait sur nos fronts son masque séculaire ;
« Le sommeil, cet Éden qu’on daignait nous laisser,
« Eut ses noirs chérubins venant le traverser,
« Et dont incessamment les lames flamboyantes
« Jetaient sur nos remords des lueurs effrayantes.
« Dieu mit dans notre cœur, à tous les vents livré,
« Le chaos d’où le monde avait été tiré.
« Ce sort était amer ; mais pour le rendre pire,
« Pour glacer notre lèvre à son dernier sourire,
« Pour faire circuler, déjà presque tari,
« Aux veines de la terre un sang plus appauvri,
« Christ parut dans le monde ; il acheva d’en faire
« Un sentier de rochers semblable à son Calvaire.
« Adieu les songes d’or, l’enthousiasme…. adieu
« Les immortels, rêvés pour consoler de Dieu !!!
« Adieu Vénus la blonde… Arrachant sa ceinture
« Des flancs décolorés de la triste nature,
« Elle s’enfuit ; et Christ, tout pâle à son autel,
« Étouffa nos plaisirs sous l’éponge de fiel ;
« Nourrit nos voluptés comme son agonie ;
« Sa doctrine reçut les larmes pour génie,

« Et de l’humanité grossissant les douleurs,
« Retourna le fumier de ce grand Job en pleurs.
« Comme on voit le naufrage aux lueurs du tonnerre,
« Sa clarté n’éclaira que les maux de la terre !
« Levons-nous, vengeons-nous du présent, du passé ;
« Achevons un combat par Satan commencé.
« Je l’ai vaincu lui-même ; et son trône en ruine,
« Marchepied pour atteindre à la cité divine,
« Présage à nos efforts un triomphe éclatant.
« Oui, je renverserai ce qu’ébranla Satan,
« Et l’enfer fera voir, à cette grande marque,
« Qu’il a changé de glaive en changeant de monarque. »

L’être encore sans nom se lève, et son accent
Des maudits subjugués couvre l’orgueil croissant ;
Et nul de son discours n’ose couper la trame :
Triple filet autour des révoltes de l’âme,
Dont chaque maille presse, afin de l’étouffer,
L’un des forfaits vivants dont il vient triompher.
« Tu dis : Il est un Dieu, mot puissant, mot sublime,
« Qui peut de ses clartés illuminer l’abîme !
« Contre l’athée impur tu lui sers de témoin ;
« Du cœur qui sait son nom, Dieu n’est jamais bien loin !
« Je te vois cependant sous sa main te débattre ;
« Moi, je veux le juger avant de le combattre.
« Suis-moi ; par la pensée escaladons son ciel ;
« Faisons de ton orgueil une tour de Babel,
« Et montons, et des temps franchissons la distance.
……………………………………………………………………….

« Jéhova seul était, il était l’existence,
« Jouissant de lui-même et de sa trinité,

« Et portant sans fléchir son poids d’éternité,
« Sans nul vide en son sein, plein de sa quiétude,
« De son immensité peuplant sa solitude.
« Il voulut cependant, par libéralité,
« Épancher les trésor de sa fertilité,
« Et laisser à longs flots s’écouler, comme une onde,
« Le trop plein du bonheur infini qui l’inonde :
« Et l’ange fut alors, l’ange éclos à la fois
« Des flammes de son cœur, des souffles de sa voix,
« Sa créature aimée et grande et forte et libre,
« Dont l’aile harmonieuse à sou unisson vibre ;
« L’ange !… Mais le plus beau de tous se révolta,
« L’amour devint l’orgueil, et le mal exista.
« On ôta du blé pur l’archangélique ivraie ;
« Et de son cœur blessé voulant fermer la plaie,
« Dieu lit l’homme… il fit l’homme orné de liberté,
« Don suprême, en qui l’être a sa réalité ;
« Don suprême, sans qui la parole est silence !
« Don, où le Créateur a mis sa ressemblance !
« Et qui dans chaque cœur de désirs combattu,
« Rend possible le mal pour créer la vertu ;
« Signe d’élection, magnifique symbole,
« Et des trésors divins la plus splendide obole.
« C’est le baiser du père, et l’homme nouveau-né,
« Le reçut sur son front de grâce couronné,
« Au moment où l’esprit, s’unissant à la fange,
« Dotait de sens mortels une forme de l’ange,
« La plaçant dans Éden, pour que son œil subtil
« Pût juger la patrie aux beautés de l’exil.
« Oh ! quelle aube du ciel prépara sa paupière
« A pouvoir contempler l’amour et la lumière !
« Quel ami lui parla pour la première fois,

« Afin d’harmoniser la prière à sa voix !
« Et vint lui dire : —En toi que ma puissance brille,
« J’ai créé l’univers, tu créeras la famille ;
» Et pour rendre à ton cœur l’Éden même plus doux,
« Je te donne un hymen dont l’archange est jaloux.
« Je te donne en bonheur tout ce que l’âme espère,
» Homme ! je te permets de m’appeler ton père !!
« Homme, ta conscience est l’instinct de ma loi,
« Reste dans l’innocence afin de vivre en moi ;
« Adore, prie, attends au sein de ton extase. :
« Le miel de la liqueur repose au fond du vase ! —
« L’homme n’écouta pas ; toujours le même orgueil !
« Et la concupiscence agrandit le cercueil ;
« Et le mal s’étendit sur tout ce qui respire ;
« La lèpre du monarque infecta son empire ;
« Tous deux étaient unis par un lien si fort,
« Que la création en prit un air de mort ;
« Et comme l’âme humaine en sa source altérée,
« L’autre image de Dieu resta défigurée.
« Et, que fit Jéhova ?… De tristesse voilé,
« Jeta-t-il au néant le monde maculé ?
« Non. L’on vous vit alors, paternelles entrailles,
« Baigner de pleurs divins le deuil des funérailles,
« Et vous rouvrant encor pour un enfantement,
« De votre charité sublime écoulement,
« Arracher votre fils unique de vous-même,
« En criant au pécheur : — Regarde si je t’aime !!! —
« Présent dont nul ne peut mesurer la valeur,
« L’homme s’était fait crime et Dieu se fit douleur,
« Lui tendant une main, excès d’amour étrange !
« Qu’il n’avait pas tendue à la chute de l’ange.
« L’homme s’était fait crime, et le Dieu de Sion

« Fit de sa croix un sceptre à l’expiation.
« Il vint, il éteignit, brisant l’arrêt sévère,
« Les foudres de Sina sous le sang du Calvaire ;
« Du gouffre aux feux impurs où Satan se perdit
« Le mal était monté, Jésus-Christ descendit.
« Il vint, sans que ce mal ou le dompte ou l’effraie,
« S’incarner en triomphe au fond de chaque plaie :
« Des fausses voluptés puissant contre-poison,
« Souffle épurant une âme à chaque exhalaison ;
« Aromate, sans qui tombaient en pourriture
« Les membres mutilés de l’humaine nature ;
« Feu sacré, feu vivant, que la grâce allumait,
« Prenant tous les tourments des cœurs qu’il consumait,
« Afin que, dévoré jusque dans ses racines,
« Le mal s’évaporât en souffrances divines,
« Afin que le Sauveur, dans son ascension,
« Imprimât son élan à la création ;
« Et que pour l’épurer, de parcelle en parcelle,
« Sa clarté rayonnât dans l’âme universelle !!! !

« Tu te plains de la vie, inextinguible feu ;
« Ta poussière se plaint d’avoir réfléchi Dieu !
« Tu viens lui reprocher, te posant en victime,
« Le désespoir, épi qui germait dans le crime ;
« Et quand dans son amour tu vivais abîmé,
« Tu lui dis en fureur : — Te ne m’as pas aimé !!! —
« Ces griefs dont l’enfer admire l’énergie,
« Job les énuméra dans sa grande élégie ;
« Et depuis sept mille ans, sophisme suborneur,
« On les a vus crouler sous la voix du Seigneur.
« Pourquoi renouveler cette inégale lutte ?
« L’esprit n’a blasphémé que du fond sa chute !

« Et toujours la vertu, calme en l’adversité,
« Ressemblait au bonheur par quelque grand côté !!!
« Le monde n’était pas ce que tu semblés croire,
« L’homme, ce dieu tombé, n’y manquait point de gloire,
« Et son premier Eden, dévasté sous ses pas,
« Gardait de beaux débris dont tu ne parles pas.
« Idaméel ! Pourquoi ce déni de louanges ?
« Sa ruine imposante étonnait les archanges !
« On lisait sa grandeur jusque dans ses revers ;
« Ses Newton lui levaient les plans de l’univers ;
« Ainsi que dans l’espace infini, sa conquête,’
« Les globes mesurés circulaient dans sa tête ;
« La foudre analysée en ses mains sommeillait ;
« Près du Verbe divin sa parole brillait.
« Féconde intelligence, abeille préparée
« Pour extraire le miel de la fleur incréée,
« Il retrempait son vol de clartés eu clartés.
« La terre avait pour lui ses immortalités.
« Il savait, il savait du Créateur suprême
« Ce qu’on en peut savoir sans être Dieu soi-même !
« A peine un dernier voile étendu sur les cieux
« Cachait leur sanctuaire à l’éclair de ses yeux ;
« Et ce voile, cette ombre entre eux et lui placée,
« Cette ombre inaccessible au vol de la pensée,
« N’avait pas de secrets lointains que ne surprît
« La foi, rayon du cœur plus vivant que l’esprit !
« La prière y montait, feu qui réconcilie.
« Chaque âme en oraison avait son char d’Élie !
« Mais tu n’eus pas le tien, et comme un dard vainqueur,
« Ta parole toujours blessa le Christ au cœur.
« Quoi ! tu ne compris pas la foi, chaste héritage ;
« Flambeau qui du péché combattait le nuage ?

« Quoi, tu ne sus, géant, sur ton front, en tout lieu,
« Qu’altérer pour l’enfer l’image de ton Dieu !!
« Quoi, tu ne compris pas cette croix solennelle,
« De la création clef de voûte éternelle,
« Arbre générateur des siècles respecté,
« Axe sanglant sur qui tournait l’humanité !
« Tu blasphèmes le Christ ! ce Dieu de la souffrance !
« Sais-tu quelque horizon plus beau que l’espérance ?
« Tu blasphèmes le Christ ; as-tu compté ses maux ?
« Sais-tu quels fouets brûlants ont mis à nu ses os ?
« Sais-tu que pour la main même qui le flagelle,
« Il sortait de ses chairs une vertu nouvelle,
« Et que son sang coula dans le cercle des jours,
« Une heure à Golgotha, sur l’univers toujours !!!
« Il passa par la nuit et par la tombe impure,
« D’Adam mort en Éden formidable figure ;
« Et dans ses bras vainqueurs vers le jour souleva
« L’homme réengendré du cœur de Jéhova !
« Lorsque tout s’écroulait de l’arène au lycée,
« Christ étaya le monde avec une pensée ;
« Rome alla dépouiller sa souillure aux déserts ;
« L’Olympe des Néron fut balayé des airs ;
« Et pour l’associer à son triple mystère,
« Le Thabor rayonnant transfigura la terre.
« Tout instinct social aurait été vaincu,
« Si trois siècles de plus Jupiter eût vécu.
« Et ce n’est pas en vain, dans les mêmes hommages,
« Que l’âme de Platon devança les rois mages ;
« Et ce n’est pas en vain que son œil inspiré
« Vit resplendir le Verbe au ternaire sacré :
« Le Verbe, effusion qui, lorsqu’on veut renaître,
« Nourrit de sucs vivants les racines de l’être ;

« Le Verbe, ardent flambeau, miroir jamais terni,
« Où chaque esprit borné se voit dans l’infini.
« Tu blasphèmes le Christ et les dons qu’il octroie !!!
« Des pleurs de Madeleine as-tu sondé la joie ?
« As-tu vu le larron sous les clous tressaillir,
« Et du fond d’un remords le Paradis jaillir ?
« Les vertus de l’enfant compter aux jours du père,
« Les blessures du cœur se fermer sous la haire,
« Et dans un air nouveau, pour ne plus se flétrir,
« Sur le fumier de Job les lys du ciel fleurir ?
« Tu blasphèmes le Christ !!! dieu de François de Paule,
« Qui portait au bercail l’agneau sur son épaule ;
« Et qui, comprenant seul les regrets et les pleurs,
« Gardait l’apothéose à toutes les douleurs :
« Du sceau de la pudeur marquant la jeune fille,
« Et des bras de la croix entourant la famille ;
« Ouvrant un autre Éden à la maternité,
« Donnant, comme un trésor, l’Église à la cité ;
« Sur les berceaux d’un jour aiusi que sur les tombes,
« De son doux Évangile envoyant les colombes,
« Il dépouillait l’erreur de ses voiles épais.
« D’un enfant de Jésus l’ange enviait la paix,
« Et nul chant n’égalait, à l’entour de son trône,
« Sur les harpes de Dieu les hymnes de l’aumône ;
« Et la goutte d’eau froide offerte en son saint nom,
« Devenait sous son œil un fleuve de pardon.
« Tu blasphèmes le Christ ! et du fond des tortures
« Tu dis : — Vois ce qu’il fit de nous, ses créatures ! —
« Tant qu’autour du soleil votre terre a marché,
« Le soleil rédempteur ne s’est jamais couché.
« Et même, Idaméel, quand tu saisis le glaive,
« Peut-être, à ton insu, dans ta nuit il se lève ;
»

Tout prêt à rallumer ses rayons éclatants,
« Peut-être il recommence où s’arrêta le temps ;
« Peut-être on va revoir cette lutte incessante,
« D’Éden à Josaphat jadis allant croissante !
« Seul miracle d’amour qui ne soit point écrit,
« Peut-être les enfers portent leur Jésus-Christ !!!
« Les pleurs de Sémida… » Mais se levant ensemble,
Tels que les monts sortis du globe en feu qui tremble,
Lorsqu’un volcan refait dans ses jeux surprenants
Les profils sinueux des larges continents,
Les princes, les grands chefs des gouffres de souffrance,
Aveuglés des rayons de la haute espérance,
Insultent l’orateur, dont la robe de lin
Portait dans ses plis bleus l’aube du jour sans fin.

Idaméel, lui seul, n’éclate point encore,
Semblable au noir taureau sculpté dans Madagore,
Que la main de l’artiste a fait calme et couché,
Mais dont le sein profond porte un obus caché.
« Qui donc es-tu ? réponds… tu gardes le silence !…
« Mets avec tes conseils ton nom dans la balance ;
« Ils sont nouveaux ! jamais sur le sol enflammé,
« Aux rameaux des enfers de tels fruits n’ont germé.
« Je crains que sous leurs poids l’arbre entier ne s’affaisse.
« Quel attentat manqué t’a donné la sagesse ?
« Que fais-tu parmi nous ? Le prophète se tait !!!
« Approchez tous, mes fils, par âge de forfait ;
« Examinez-le bien avec vos regards d’aigle ;
« Dites-nous de quel crime il agrandit son siècle !
« Son nom… » L’abîme alors ouvre sa profondeur,
Chaque cercle vomit un examinateur.

Caïn vient le premier, courbé sous la grande ire,
Ayant son droit d’aînesse au dévorant empire.
Caïn, ce laboureur du seigneur rejeté,
Dont le crime en deux parts scinda l’humanité,
Et qui dans ses sillons, pour sa récolte amère,
Perpétua le fruit qu’avait cueilli sa mère.
Hagard et vagabond, il cache dans son sein
Sous une peau d’hyène un bras droit d’assassin ;
Mais il ne peut cacher, et nul âge n’efface
Le signe que la main de Dieu mit à sa face.
Et regardant de près le prophète ou le roi :
« C’est Abel, cria-t-il, qui redescend vers moi,
« Lui, l’enfant préféré du ciel et de mon père,
« A ce titre deux fois attirant ma colère ;
« Lui, pasteur innocent, plus doux que ses agneaux,
« Dont la massue un jour a fracassé les os.
« C’est Abel qui d’en haut vient, ayant Dieu pour guide,
« M’absoudre de ma haine et de mon fratricide.
« C’est Abel ! .. » Et ce cri court d’échos en échos,
Voix, dans la nuit, pleurant de l’abîme au chaos.

Puis vient Sémiramis, parricide immortelle.
Le sphinx par habitude a tremblé devant elle.
Trois diadèmes noirs, d’emblèmes dépouillés,
Pendent confusément à ses cheveux souillés.
Elle vient, le front bas : ce n’est plus cette reine
Dont le monde pour vivre a respiré l’haleine,
Cette Sémiramis dont la virile main,
Poussant d’un geste altier les pas du genre humain,
Rejetant les fuseaux comme une ignominie,
Tendait sur l’univers les fils de son génie,
Alors que l’Orient, ainsi qu’un encensoir,

Lui jetait des parfums de l’aube jusqu’au soir ;
Alors qu’on nourrissait des miettes de ses tables,
Tout un troupeau de rois parqué dans ses étables,
Pour leur faire traîner l’or de son char vermeil ;
Alors que le plus grand de ses dieux, le soleil,
Venait lui-même, empreint aux poitrines des mages,
S’abaisser à ses pieds tout ruisselants d’hommages.
Son œil," plein maintenant de réprobations,
Répand autant de pleurs qu’autrefois de rayons.
Elle approche et s’écrie : « Oui, plus je le contemple,
« C’est Ninus ; demandez au gardien de son temple,
« Au sphinx qui nous écoute, il le reconnaîtra ;
« Car il était présent, quand l’Orient pleura ;
« Car il était présent, quand l’urne expiatoire
« Bien plus que du roi mort prit le deuil de ma gloire !
« Quand mon âme orageuse et lançant ses éclairs,
« Berceau tumultueux d’un nouvel univers,
« Crut que Sémiramis, du couchant à l’aurore,
<c Montant sur un cercueil, se grandissait encore ;
« Et que son large front, ceint d’un pouvoir nouveau,
« Des jugements du ciel dépassait le niveau.
« C’est Ninus, qui d’en haut vient, ayant Dieu pour guide,
« M’absoudre de ma gloire et de mon parricide.
« C’est Ninus ! .. » Et ce cri court d’échos eh échos,
Voix, dans la nuit, pleurant de l’abîme au chaos.

Robespierre à son tour, gravissant le rivage
De la mare de sang qu’il traverse à la nage,
Vient arrêter devant l’étonnant envoyé,
Son profil convulsif de chat-tigre effrayé ;
Robespierre !… tribun que la terreur évoque
Entre les fronts chargés des forfaits d’une, époque,

Propageant une idée à l’aide du bourreau,
Changeant le char des rois en rouge tombereau !
Robespierre !… artisan des publiques tempêtes,
Nain devenu colosse en abattant des têtes,
Et qui, pontife étrange, au terrestre séjour
Osa décréter Dieu mis à l’ordre du jour !
« C’est Louis, a-t-il dit… Sous nos sombres coupoles
« Laissez-moi recoller sa tête à ses épaules,
« Sa tête qu’il n’a plus et que le fer coupa ;
« Je la porte eu mes mains depuis qu’elle tomba.
« La nuit, sur mon chevet de pierre je la place,
« Et ma lèvre frissonne à son baiser de glace ;
« A son baiser d’amour, à ce signe clément,
« Dont le roi des enfers a fait mon châtiment.
« Car j’ai versé jadis, sous la hideuse lame,
« Plus de sang qu’il n’en faut pour submerger une âme.
« Escorté par la mort, des cités aux hameaux,
« J’ai trop de l’arbre humain émondé les rameaux.
« C’est Louis, qui d’en haut vient, ayant Dieu pour guide,
« M’absoudre de mon nom et de mon régicide.
« C’est Louis !… » Et ce cri court d’échos en échos,
Voix, dans la nuit, pleurant de l’abîme au chaos.

Idaméel se lasse et dit : — « Elle est étrange,
« Cette voix du remords où ton nom trois fois change !
« Louis, Ninus, Abel… triple étranger, suis-nous
« Vers un dernier témoin, le mieux instruit de tous ! »

*


Un mont, dressant plus haut que les plus hautes cimes
Ses rocs entrecoupés de volcans et d’abîmes,

Pesait sur Lucifer, orageuse prison,
Ayant de toutes parts la nuit pour horizon :
Désert immense et nu, solitude de pierre,
Telle qu’il la fallait à Satan solitaire.
Il était là, ce roi de son trône arraché,
Comme dans un cercueil dans ses remords couché ;
Vieilli de lassitude et rongé d’anathème ;
Exilé de sa pourpre et non pas de lui-même ;
Ne voyant, n’entendant, ne respirant que soi ;
Se créant un enfer à part pour être roi !
Enfer plus sombre encor que la nuit éternelle,
Creusé par sa pensée et sans bornes comme elle ;
Enfer assez peuplé par un seul habitant,
Tout vide de bûchers, mais tout plein de Satan.
Il remonte en esprit, dans cette ombre profonde,
Le cours de ses destins où se noya le monde.
Le flot lourd du passé bat son front caverneux ;
L’hydre des souvenirs le presse de ses nœuds ;
L’hydre des souvenirs, se levant tout entière,
Hérisse d’aiguillons son dur chevet de pierre.
Embrassant d’un regard tous les maux qu’il porta,
Ces fruits toujours vivants dont pas un n’avorta,
Au fond du désespoir sa chute se consomme ;
Vaincu par le Très-Haut, par lui-même, par l’homme,
Captif et gémissant dans l’oubli de la mort,
Sans combler de ses pleurs le gouffre du remord,
Sans apaiser cette âme où tant d’horreur habite,
Ce cœur où des tourments l’éternité palpite.

Jamais Idaméel, depuis qu’en se jouant
Il avait couché là le réprouvé géant,
De son rival tombé ne vint visiter l’ombre :

L’orgueil l’en séparait, et la montagne sombre
Pesant sur le vaincu de toute sa hauteur,
Avait toujours été sous les pieds du vainqueur.
Mais voici qu’il descend vers l’archange : rebelle,
Et par son nom céleste avec mépris l’appelle :
« Lucifer !… Lucifer !… viens, regarde, et dis-moi
« Si cet être aux cent noms en possède un pour toi ?
« Le connais-tu ! »
                                       
Satan se relève et soupire,
Et semble en se dressant reconquérir l’empire ;
Et de ce mouvement, jusqu’au faîte ébranlé,
Le mont, comme un homme ivre, a longtemps chancelé,
Sur ses rocs décharnés conservant avec crainte
Des membres du vieux roi l’indélébile empreinte.
Oh ! du sein de Satan quel sanglot s’élança,
Quand le triple étranger jusqu’à lui s’avança,
Apportant avec soi son atmosphère blanche,
Ainsi qu’une aube au loin qui dans les cieux s’épanche ;
Et calme et l’œil levé sur le front ; du géant,
Comme l’astre des nuits sur le sombre Océan.
0 Lucifer ! ô roi de l’ombre et du blasphème !
Tu contemples enfin un autre que toi-même ;
Quel regard !!! oh ! combien il éclaire ta nuit,
Et qu’il emporte haut ton âme qui le suit !
Tu te traînes aux pieds de l’envoyé sublime !
Adorant la poussière où sa trace s’imprime,
Et sous ses pas vainqueurs, dans un muet effroi,
Dépliant tes remords comme un tapis de roi,
Tu viens de tes flancs nus lui montrer la blessure,
Tu viens toucher ses mains, ses bras, sa chevelure.
Pour ta foi qui grandit de moment en moment,

Un nouvel éclair sort de chaque attouchement ;
Une sueur de sang sur tes membres ruisselle.
Père des habitants que l’abîme recèle,
Tu veux sentir le cœur de ce fils nouveau-né,
Que des siècles de pleurs peut-être t’ont donné.
Mais de ce cœur puissant, tel qu’un coup de tonnerre,
Le premier battement te couche sur la terre ;
Tu tombes plein du nom que le remords t’apprit,
Criant aux réprouvés : — MES FILS, C’EST JESUS-CHRIST !

Quand des pâtres enfants tendent des réseaux frêles
Qui doivent affliger le nid des tourterelles,
Et sous le firmament et la feuille des bois
Dépeupler le printemps de ses plus jeunes voix,
Si quelque aiglon, perdu loin des rocs de son aire,
Dont le vol est encore inconnu du tonnerre,
Embarrasse son aile entre les fils légers
De ces liens honteux à sa race étrangers,
Tous les pâtres ont fui sa première bataille.
Captifs dans leur terreur plus que lui dans la maille,
Ils ont déjà cru voir ce roi de l’horizon
En débris, dans les airs, disperser sa prison.
Tel recule l’enfer ;… mais son roi fier et calme,
Du combat engagé voyant grandir la palme,
Le regard sur Jésus, le pied sur Lucifer :
« L’ennui du Paradis te jette en notre enfer !
« Tu pourras te distraire à parcourir nos voies,
« L’abîme a plus de maux que le ciel n’a de joies !
« Tu les connaîtras tous, je dois t’en prévenir ;
« Et ton père, ô Jésus, nous apprit à punir. »

Jésus lui répondit…. « Frappe d’une main sûre,

« J’épancherai mes dons de blessure en blessure.
« Écoute, Idaméel : Sur ton globe natal,
« Un mont cachait à tous ses veines de métal ;
« Et les hommes passaient à ses pieds, sans connaître
« De ses rocs méprisés quels trésors devaient naître.
« Or, il advint qu’un jour l’orage descendit,
« De tonnerres armé, sur ce roc qu’il fendit.
« La tempête exploita cette mine ignorée.
« Pour enrichir la foule, en tumulte attirée,
« Sous le feu des éclairs la veine ruissela ;
« A chaque coup de foudre un fleuve d’or coula. »

« — Mais, dit Idaméel, la foudre que je porte,
« Peut consumer le mont et tout son or.
— N’importe.
« La palme des tourments rayonne, et je suis prêt…
« Privé de nourriture, un reptile expirait :
« Une génisse passe et vient livrer, féconde,
« Tous les flots onctueux de sa mamelle blonde
« Au reptile vaincu par la faim qui le mord,
« Et couché pour mourir dans un tronc d’arbre mort.
« Le serpent les aspire, et, nourrisson sauvage,
« Torture en ses replis les sources du breuvage ;
« Et le lait qui s’échappe, et frais et parfumé,
« A grossi les poisons du monstre ranimé.
« Chaque flot innocent du trésor qui ruisselle,
« Aux fureurs de son œil ajoute une étincelle ;
« La génisse déjà semble s’épouvanter
« De ce fils d’un moment qu’elle osait allaiter ;
« Et lui, de tous ses dards a dressé la colère ;
« De son premier baiser il a blessé sa mère,

« Sa mère qui s’enfuit, emportant à son flanc
« Les orbes ennemis du nourrisson sifflant.
« Il boit l’ingratitude au sang dont il s’inonde ;
« A sa victime en pleurs nouant sa chaîne immonde,
« Et d’un reste de vie ardent à triompher,
« Pour arrêter sa course, il vient de l’étouffer.
« Et la triste génisse, en son amour trompée,
« De son propre bienfait expire enveloppée.
« Ainsi je viens donner la nourriture ; ainsi
« Tu me verras tomber, si je succombe aussi.

« —Bien ! » reprend le monarque ; et son regard appelle,
Et son regard revêt d’une armure nouvelle
Dix puissances du mal, ministres éprouvés,
Fantômes vétérans, aux grands jours réservés.
Il livre Jésus-Christ à ces chefs du supplice ;
Puis, craignant que des cieux quelque ardente milice
Ne hasarde son vol jusqu’au gouffre enflammé,
Où son rival divin s’est lui-même enfermé,
Vers le chaos lointain qui bat leurs tours altières,
Il court de ses états surveiller leurs frontières.
Son pied d’airain résonne aux larges escaliers.
La révolte et la mort, ses spectres familiers,
A ce roi voyageur servent d’impure escorte ;
Après le tourbillon dont le souffle l’emporte
Ils s’élancent, perdus sur les rocs écumeux,
Dans la sauvage horreur des horizons brumeux.
Tantôt, par les degrés d’une tombe en spirale,
Ils s’élèvent tous deux dans l’ombre sépulcrale ;
Pour aller raviver les cendres d’un volcan,
Tantôt, comme un coursier, ils pressent l’ouragan ;
Tantôt leur vol dormeur semble couver l’orage.


Leur cri fait reculer la course du nuage,
Et leurs jeux vagabonds à travers le chaos,
Du désordre éternel alimentent les flots.

Ainsi, sous le soleil, deux vertes demoiselles,
Oui découpent ses feux aux gazes de leurs ailes,
En des cercles joyeux se poursuivent longtemps ;
De glaïeul en glaïeul font le tour du printemps ;
Cherchent la perle humide où leur trompe s’abreuve ;
Suivent le long réseau des lotus bleus du fleuve
Sans crainte de ternir, comme le papillon,
Leur corselet changeant trempé de vermillon ;
S’enivrent de clartés, de parfums, de murmures,
S’endorment sur les eaux sans mouiller leurs parures,
Ou dans de frais détours, de platanes voilés,
Se suspendent ensemble aux bourgeons étoilés.
Sur leur dos frémissant les sept couleurs se montrent,
Dans un rayon du jour leurs baisers se rencontrent,
Et les tièdes zéphirs jusqu’au soir ont bercé
Les amours voltigeants du couple entrelacé.